De l’aliénation ou les vicissitudes de la jouissance

La catégorie d’aliénation est souvent tenue pour allant de soi chez Marx. Pourtant, comme le montre Nicole-Édith Thévenin dans ce texte, même le jeune Marx propose un concept d’aliénation largement ambivalent. Dans la continuité d’Althusser, Thévenin propose une relecture critique du concept, qui divise sa portée entre une acception dominante, perméable au réformisme, et une conception révolutionnaire. S’appuyant sur Lacan et la critique marxiste du droit, elle montre que l’aliénation n’appelle pas, pour les sujets, à une reconquête des produits de leur travail, mais à briser les rapports marchands et juridiques qui les chevillent à la jouissance capitaliste.

L’artiste à l’époque de la production

Dans cet article de 1975, Jean Jourdheuil analyse différents aspects de l’art dramatique à l’aune d’une réflexion sur le statut de l’artiste comme producteur au sein de la société. Du montage comme procédé théâtral aux personnages populaires, des usages de Brecht à l’institution du théâtre comme appareil d’État, Jean Jourdheuil pointe du doigt quelques impensés politiques du théâtre : comment produire le rêve d’un monde nouveau sans le figer dans des représentations stéréotypées ?

Peut-on critiquer le capitalisme en régime capitaliste ?

À quelle condition peut-on tenir un discours critique dans le monde capitaliste ? C’est la question que pose Bolívar Echeverría dans cette allocution faite en 2007 à Caracas. Pour y répondre, il rappelle d’abord la difficulté de tout discours critique : les strates multiples de colonisation du monde vécu par le capital et ses agents. En outre, il montre qu’un discours critique n’existe que sur le même mode que le projet d’émancipation collective en tant que tel : celui d’une réappropriation des moyens de production de pensée, qu’ils soient médiatiques ou conceptuels. Ainsi, la pensée critique est nécessairement une critique immanente ; elle réoriente la pensée dominante, la retourne, pour la mettre au service d’une critique radicale de la modernité capitaliste non seulement comme mode de production, mais comme mode de vie et comme civilisation.

Introduction à Giacomo Debenedetti

Giacomo Debenedetti a été l’un des plus prolifiques et des plus importants critiques littéraires italiens. Membre du parti communiste, il y détonnait par son affection pour la littérature moderniste du XXe siècle : Joyce, Beckett, Montale, ou encore le Nouveau roman. Gabriele Pedullà en présente le travail, les enjeux théoriques et politiques, et la singularité de son marxisme attaché à la défaillance existentielle et ses échos à Walter Benjamin.

La théorie marxiste et les origines de la Première Guerre mondiale

En France pour son centenaire, la bataille de Verdun revient sur le devant de la scène. Dans ce contexte, les discours sur les origines de la Grande guerre se divisent en deux tendances : une explication géopolitique qui met en avant la responsabilité partagée de tous les belligérants, et une explication sociologique selon laquelle l’Allemagne est la coupable principale. Alexander Anievas entend dépasser cette aporie à l’aide de la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky. Contrairement à la focalisation marxiste traditionnelle qui pense la lutte de classe et l’impérialisme dans les limites d’un mode de production relativement homogène, ce texte propose une explication solide des origines de la guerre à travers la nature entremêlée des processus socio-historiques de formation de classe et d’État.

Le container et l’algorithme : la logistique dans le capitalisme global

La mondialisation capitaliste est souvent envisagée comme une extension considérable des échanges à l’échelle mondiale, accompagnée par une importante dérégulation et liberté de circulation des capitaux et des marchandises. Cette nouvelle séquence a un envers technologique aujourd’hui incontournable : le développement des industries logistiques. Ainsi, quand on parle de « capitalisme de l’information », il ne faut pas seulement se figurer la prégnance du « travail immatériel », mais aussi tout un réseau d’infrastructures, coordonnées de façon complexe, qui articulent production, circulation et consommation en temps réel. Dans ce texte, Moritz Altenried présente ces nouveaux dispositifs, et livre une image du capitalisme aux antipodes du fantasme d’une production dématérialisée, d’un avenir sans travail et sans travailleurs. Si la logistique moderne a été un puissant moyen d’écraser le monde du travail, elle est peut-être aussi un terrain crucial des luttes d’aujourd’hui et de demain.

L’ethos baroque

Depuis Marx, on pense indissociablement la modernité capitaliste comme une contradiction vivante : un progrès indéniable de la coopération humaine et de la maîtrise de la nature, mais aussi un retournement contre l’humanité de ses propres créations (marché, valeur, capital, impérialisme) qui en font une structure d’oppression. Pour Bolívar Echeverría, cette aliénation se traduit par des ethos, des formations culturelles, des formes de vie, des œuvres d’art, qui donnent sens au désordre du monde. Dans ce texte, il propose de lire l’ethos baroque comme l’un des quatre rapports possibles à la modernité. Echeverría propose de lire ce mouvement culturel de façon résolument anti-eurocentrique : comme le résultat d’une hybridation entre l’utopie des missions jésuites en Amérique latine coloniale et des cultures indigènes. Brossant l’histoire à rebrousse-poil, Echeverría retrace l’excès baroque dans une tentative impossible, évanescente, de transcender la barbarie coloniale par la création d’un autre rapport au monde.

« Administrer la sauvagerie » : généalogie de l’organisation État islamique

Suite aux meurtres de masse du 13 novembre 2015, la gauche anticapitaliste s’est globalement reconnue dans le mot d’ordre « leurs guerres, nos morts ». L’idée était d’imputer la responsabilité de la montée du djihadisme aux interventions occidentales. Pour Adam Hanieh, si cette spirale réactionnaire entre l’intervention impérialiste et l’ascension de l’État islamique est bien à l’œuvre, elle ne résume pas la situation au Moyen-Orient. Pour Hanieh, il faut revenir sur le projet, les motivations et la stratégie de l’ÉI pour en saisir la terrible rationalité – mais aussi les élans utopiques. Ce n’est qu’en saisissant ces logiques que l’on peut apprécier sa capacité d’attraction auprès des déshérités, son insertion dans les intrigues impérialistes locales et la possibilité d’une relève internationaliste.

Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie

Alexandra Kollontaï (1872-1952) est la plus célèbre théoricienne et militante féministe bolchévique. Dans ce texte, extrait d’une brochure publié en 1920, à l’époque où elle forme avec Alexandre Chliapnikov l’Opposition ouvrière au sein du Parti communiste, Kollontaï retrace une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu’à 1908, année du premier Congrès pan-russe des femmes. Conférant un rôle décisif à la révolution de 1905, elle poursuit à travers cet essai historiographique un objectif théorique et politique clair : montrer que l’émancipation des femmes du prolétariat est inatteignable par les voies du « féminisme » (bourgeois) et qu’émancipation ouvrière et émancipation féminine, sans se confondre, sont organiquement liées.