Les chronotopes d’Allan Sekula : le capitalisme inégal et combiné

Allan Sekula était l’un des plus importants photographes, cinéastes et essayistes marxistes contemporains. Son travail a consisté à représenter la part enfouie du capitalisme contemporain : à l’heure du triomphe apparent de l’immatériel, de la vitesse et de la désindustrialisation, Sekula mettait en exergue l’infrastructure logistique (containers, ports industriels) et humaine des échanges mondiaux. Dans ce texte issu de Ship of Fools / The Docker’s Museum, Steve Edwards revient sur la trajectoire esthétique de Sekula, en pointant une ambiguïté au coeur de sa démarche. Alors que certains essais de Sekula semblent confiner la réalité du capitalisme à celle du taylorisme et de la grande industrie, dans une autre partie de son travail, la plus stimulante aux yeux d’Edwards, Sekula est parvenu à inventer une « poétique du développement inégal », c’est-à-dire une représentation visuelle des espaces et des formes de travail hétérogènes du capitalisme tardif.

Raymond Williams dialogue avec The New Left Review : le théâtre comme laboratoire

Raymond Williams n’a pas toujours été marxiste. Son évolution est souvent difficile à saisir, entre ses essais critiques des années 1950 sur le théâtre et ses travaux pionniers des études culturelles. Dans cet entretien de 1979, la New Left Review interroge Williams sur son premier grand texte, Drama, from Ibsen to Eliot, pour mesurer la distance parcourue. Face à des contradicteurs bien informés et intransigeants, Williams défend coûte que coûte la pertinence de ses premières approches. Il en conserve une attention constante pour le langage, le décor, les choix d’expression verbale, c’est-à-dire la mise en forme d’une expérience collective. L’art dramatique se révèle être un laboratoire pour la pensée émancipatrice, en posant le problème des multiples strates de la sensibilité, et de la tragédie moderne comme expérience historique de la défaite.

La Neue Marx-Lektüre : critique de l’économie et de la société

À partir du milieu des années 1960, une nouvelle interprétation de la critique de l’économie politique marxienne a vu le jour en RFA sous le nom de Neue Marx-Lektüre («nouvelle lecture de Marx»). À l’écart du marxisme traditionnel et influencée par Adorno, une nouvelle génération de théoriciens, parmi lesquels Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt et Alfred Schmidt, ont entrepris de relire Le Capital et ses manuscrits préparatoires avec pour ambition d’en réactiver la dimension authentiquement critique. Dans cet article, Riccardo Bellofiore et Tommaso Redolfi Riva s’attachent à revenir sur le moment d’élaboration d’un tel paradigme et en exposent le motif central : celui de l’abstraction et de la forme-valeur comme domination sociale.

Marx et les limites du capitalisme : relire le « fragment sur les machines »

Il est courant de lire que dans le « fragment sur les machines » issu des Grundrisse, Marx aurait annoncé le triomphe du travail immatériel et la fin de la société industrielle. Dans cette optique, l’exploitation et la résistance ne se jouent plus au sein du travail salarié, mais à travers les capacités affectives, communicationnelles et cognitives des individus. Riccardo Bellofiore et Massimiliano Tomba retracent ici la généalogie de cette interprétation, de Bordiga à Negri en passant par Panzieri, Tronti et Virno. Bellofiore et Tomba proposent une lecture alternative du fameux « fragment », fidèle au premier opéraïsme mais opposée à sa postérité autonomiste: Marx analyse une contradiction entre d’une part l’extension des marchés et des besoins sociaux, et d’autre part l’impératif d’exploiter la force de travail. En d’autres termes, le travail vivant et le travail exploité coexistent toujours, et constituent l’antagonisme irréductible du capitalisme.

Droit et État

Qu’est-ce que l’État ? Comment se constitue-t-il et quelles fonctions remplit-il dans la société ? C’est à ces questions qu’entreprend de répondre Evgeny Pašukanis dans cet extrait de son ouvrage classique de 1924, La théorie générale du droit et le marxisme. Pour Pašukanis l’État ne se réduit ni à l’ensemble des normes juridiques dont il assure la validité, ni à un simple instrument aux mains des classes dominantes, encore moins à l’expression d’une quelconque volonté générale. Il représente bien plutôt la forme spécifique que prend le pouvoir de la bourgeoisie dans une société marchande, où les rapports de classe prennent la forme de rapports privés entre individus supposés libres et égaux.

Le paradoxe du réformisme

La différence entre réforme et révolution n’est pas une question de programme. En réalité, le réformisme est incapable d’obtenir des réformes par son seul concours. Dans cette formation (1993) à destination des cadres de son organisation, Solidarity, Robert Brenner détaille les raisons sociologiques de ce paradoxe, et en formule les conséquences stratégiques aux États-Unis. Le réformisme est l’idéologie spontanée d’une couche sociale bien précise : les permanents syndicaux et les politiciens sociaux-démocrates. Pour Brenner, la social-démocratie est une « forme de vie » à part entière dont les ressorts ne dépendent pas des défaites ou des victoires de la lutte des classes, mais de la négociation syndicale ou des résultats électoraux. Il en résulte que les révolutionnaires n’ont pas à combattre des « programmes » réformistes, mais une orientation au sein de la lutte qui rend inévitable la défense de l’ordre établi.

L’usine nostalgique

La fin des années 1970 a été un moment de rupture et de reconfiguration historique de grande ampleur : l’après-Mai 68 et la recomposition du champ politique qui l’accompagne – avec pour horizon la décomposition du gauchisme. Dans le champ intellectuel, une certaine sociologie des classes populaires prenait le pas sur un marxisme en crise. Dans ce texte de 1980 issu de la revue-collectif Les révoltes logiques, Jacques Rancière invite à repenser le nouage entre pratique et savoir militant, à l’aune de ce retournement du marxisme en sociologie. Dans ce mouvement, Rancière lance déjà son attaque contre Bourdieu et trouve quelques ressources dans l’opéraïsme pour penser le déclin de la figure ouvrière traditionnelle et l’émergence d’une nouvelle forme d’antagonisme.