L’imaginaire colonisé. Rencontre entre Heiner Müller et Harun Farocki

Un échange entre deux figures de l’esthétique émancipatrice : Heiner Müller et Harun Farocki. De Brecht à Godard, de Fantasia au cinéma est-allemand, le dramaturge et le cinéaste s’interrogent sur le statut de l’image à l’aube des années 1980, sur les possibilités du théâtre et l’avenir du cinéma occidental. Comment échapper au simulacre, à la prolifération des images comme substitut à une expérience réelle ? D’une certaine manière, Müller et Farocki nous invitent à réfléchir sur le sens actuel de l’allégorie, sa capacité à totaliser l’expérience historique ou à la rendre inintelligible.

Camarade prisonnier !

Lorsqu’il reçoit le « Booker Prize » en 1972 pour son grand roman « G », John Berger décide de partager la moitié du gain avec le « Black Panthers Party » afin de « retourner ce prix contre lui-même ». Un geste éminemment politique qui témoigne d’un engagement radical et jamais renié en faveur de l’émancipation. Écrivain, critique d’art et peintre, John Berger a construit une œuvre dans laquelle les modalités esthétiques et sensibles de l’égalité réfléchissent la nécessité historique du combat pour la libération de l’humanité. Ce qu’exprime admirablement ce texte, « Camarade prisonnier ! » véritable réquisitoire contre la mutilation de la vie et réflexion sur la domination du capital dont la figure carcérale en fournirait l’allégorie.

Misère dans la philosophie marxiste : Moishe Postone lecteur du Capital

Aux yeux d’une certaine lecture de Marx, toute l’histoire du marxisme n’aurait été qu’un malentendu sur le projet politique et l’analyse marxiennes. Le « marxisme traditionnel » n’aurait trouvé en Marx qu’une critique des inégalités, de la propriété privée et de l’anarchie du marché, ouvrant la porte aux dérives staliniennes et réformistes. Chez le plus éminent représentant de ces nouvelles interprétations, Moishe Postone, le capital devient l’unique sujet du présent historique, un système autonomisé face auquel nous serions réduits à l’attente d’une libération que nul ne saurait provoquer. La lutte des classes n’est ici plus d’aucun recours, incapable de s’attaquer au cœur du système. Jacques Bidet révèle aussi bien les limites que l’attrait de cette analyse unilatérale et impuissante : Postone s’appuie sur l’échec des tentatives émancipatrices du XXe siècle pour tracer un horizon impressionniste, par la manipulation habile des concepts marxiens et l’occultation du réel historique. 

La théorie du système-monde et la transition au capitalisme : perspectives historique et théorique

Bon nombre d’historiens ont insisté sur le rôle de la mondialisation dans le développement du capitalisme, allant parfois jusqu’à assimiler capitalisme et marché mondial. Mais assimiler capitalisme et commerce, comme le fait par exemple Immanuel Wallerstein, conduit à négliger l’importance des rapports de classe et des luttes dans l’évolution historique. Comme le souligne Robert Brenner, dans cet article, le capitalisme commence et se déploie à travers une série de techniques, de rapports de pouvoir, d’innovations qui transforment le contrôle sur les producteurs. La singularité du capitalisme, c’est de déposséder absolument les travailleurs de tout autre moyen de subsistance que le marché et de révolutionner les techniques existantes. Par ces commentaires critiques, Brenner propose une lecture alternative des trajectoires de l’économie-monde et en éclaire, implicitement, les dynamiques réellement antisystémiques.

Horizons marxistes en anthropologie : entretien avec Maurice Godelier

De Marx à l’anthropologie économique, des rapports de production aux métamorphoses de la parenté, Maurice Godelier est un auteur prolifique et son œuvre représente une authentique contribution matérialiste aux sciences sociales. Dans une première partie de cet entretien, Godelier revient sur les épisodes qui ont scandé sa trajectoire marxiste en anthropologie au gré des rencontres, avec Braudel, Levi-Strauss, Eleanor Leacock et bien d’autres. Dans une seconde partie, Maurice Godelier présente le résultat théorique de ses recherches. Il expose les limites mais aussi l’actualité des concepts issus du marxisme, la nécessité de penser les médiations plurielles et complexes entre des rapports de production donnés et des sociétés humaines, et l’importance d’une pensée matérialiste de la croyance.

Le genre dans les sociétés égalitaires

Comment expliquer l’oppression des femmes, et sa diffusion à travers le monde et les sociétés ? Poser cette question, c’est s’opposer au récit mythique selon lequel les femmes auraient été de tout temps et en tous lieux opprimées. Et en effet, cette hypothèse d’une universalité du sexisme prend racine dans un grand nombre de discours scientifiques ou pseudo-scientifiques, dans une partie de l’anthropologie et de la sociobiologie. Dans ce texte, Eleanor Leacock, anthropologue féministe, met en lumière les soubassements eurocentriques et sexistes de telles conceptions. Elle décrit une organisation sociale égalitaire dans les sociétés indigènes d’Amérique du Nord auxquelles les chercheurs étaient aveugles ou bien qui avaient été bouleversées par l’impérialisme occidental et l’émergence du commerce. À partir de ce récit, elle propose quelques pistes pour penser l’émergence historique de l’oppression des femmes d’un point de vue matérialiste.

Sur les situationnistes. Entretien inédit d’Henri Lefebvre avec Kristin Ross

La « critique de la vie quotidienne » d’Henri Lefebvre a nourri les situationnistes au cours d’une amitié qui a duré « environ quatre à cinq ans » Dans cet entretien inédit réalisé par Kristin Ross en 1983, Henri Lefebvre raconte comment s’est noué ce rapport, autour de quelles thématiques : de nouvelles manières d’arpenter la ville, la nécessité de transformer l’urbain, et la Commune de Paris comme fête. Entre Amsterdam, Strasbourg, Navarrenx et Paris, du groupe CoBrA à Mai 68, Lefebvre retrace la grande fresque du moment « situ », de ses audaces et de ses sectarismes. Entre récit de rupture et témoignage bienveillant, Lefebvre revient sur une séquence d’innovations théoriques, artistiques, militantes qui ont bouleversé la théorie et la pratique révolutionnaires.

Lire Lénine. Entretien avec Lars Lih

Aujourd’hui encore, il est difficile de lire Lénine indépendamment de sa caricature « léniniste ». Selon un certain schématisme, Lénine fut l’inventeur tantôt d’un « parti de type nouveau », tantôt d’une forme d’organisation quasi-militaire, centralisée et hiérarchisée. Lars Lih balaye d’un revers de main ces déformations historiques : ces représentations sont en effet le fruit d’une lecture ignorante d’un texte comme Que faire ? dont l’auteur rétablit ici le sens. Armé d’une connaissance de première main des débats du bolchévisme, Lars Lih redonne à la révolution russe et à la IIIe Internationale leur dimension collective et retrace leur source commune : la pensée politique de Kautsky, la pratique politique de la social-démocratie révolutionnaire allemande. Par cette attention philologique, l’auteur de Lénine. Une biographie aux Prairies ordinaires (2015) réouvre les perspectives communistes occultées par les dogmes du mouvement ouvrier historique.