Pour ou contre l’abolition des prisons

Face à la criminalisation toujours plus importante de la contestation sociale, il est urgent d’affronter politiquement la question des prisons. Faut-il les réformer ou bien les abolir? Si la première option est aveugle au rôle structurel que joue l’incarcération dans la gestion capitaliste et raciste des populations excédentaires, la seconde semble quant à elle utopique. Dans la revue Jacobin, ce débat a donné la parole au social-démocrate Roger Lancaster, pour qui la réforme des prisons devrait apparaître comme une finalité commune au mouvement. Dans ce texte, Richard Seymour revient sur cette controverse, et pointe les contradictions du réformisme carcéral, en interrogeant ce à quoi nous sommes spontanément « attachés » à travers l’idée de l’enfermement : l’idée d’un châtiment, d’une humiliation à la hauteur du tort subi. Réfutant cette « loi du talion » moderne, Seymour évoque les alternatives possibles à l’enfermement, mais aussi le risque constant que nos luttes anticarcérales finissent par être intégrées à l’ordre dominant et à sa gestion capitaliste des populations surnuméraires.

Romano Alquati : de l’opéraïsme aux écrits inédits des années 1990

Les trajectoires militantes les plus connues de l’opéraïsme, celles de Negri et de Tronti, ont représenté deux projets radicaux de refonte de l’enquête militante : pour le premier, à travers les collectifs de l’Autonomie ouvrière, et pour le deuxième à partir de l’appareil du parti communiste. Une autre hypothèse a cherché à frayer ses voies dans les ténèbres de la défaite et du long hiver néolibéral : celle de Romano Alquati. Dans cet article, Gianluca Pittavino propose une reconstruction de la pensée alquatienne, du point de vue de celles et ceux, à l’intérieur du mouvement social, qui ont gardé un rapport actif à cet horizon théorique. Centré sur l’enquête comme « corecherche », Alquati a proposé une figure militante de type nouveau, transversale aux syndicats, partis, collectifs ; cette figure se doit de traquer, dans chaque recoin de la domination industrielle sur le travail vivant, les ressources, les savoirs, les émotions, que le capital n’a pas encore réussi à « avaler ». Sans se perdre dans certaines outrances liées à l’hypothèse du « capitalisme cognitif », Alquati a su penser la transformation en cours de la civilisation industrielle, et fournit des outils puissants pour travailler, lutter contre un système toujours plus proche de la barbarie.

Le rôle de la prison dans la lutte des classes : entretien avec Ruth W. Gilmore

La prison est désormais une réalité massive pour les subalternes des métropoles occidentales. Dans cet entretien mené par Clément Petitjean, Ruth W. Gilmore propose une analyse saisissante des mutations de l’emprisonnement aux États-Unis. En s’appuyant sur les concepts de la géographie marxiste, elle montre que l’essor des établissements pénitenciers en Californie répond à la crise conjointe du capitalisme et de l’État social ; déconstruisant tous les amortisseurs sociaux de l’après-guerre, les politiques publiques ont fait de la prison l’unique institution de prise en charge et de gestion des populations excédentaires. Sans se contenter de dresser un tableau glaçant des rapports de classe tels qu’ils existent aujourd’hui, Gilmore donne à voir la fécondité et l’inventivité des luttes anticarcérales. Forte de son expérience militante, elle montre ce que veut concrètement dire l’abolitionnisme carcéral : une pratique de désobéissance, sur tous les fronts, capable d’enrayer la terrible industrie carcérale.

Violence et exploitation dans le capitalisme historique : entretien avec Heide Gerstenberger

Nombre de théories marxistes envisagent l’État capitaliste sous le paradigme du contrat. L’échange marchand généralisé aurait remplacé la violence directe des puissants par des rapports de domination impersonnels, seulement médiatisés par des différences de revenu et par la contrainte du marché du travail. Dans cette perspective, la violence serait devenue essentiellement sociale ou économique, plutôt que directement politique. L’historienne Heide Gerstenberger s’oppose nettement à ce diagnostic : pour elle, il s’agit d’une généralisation excessive, qui s’appuie seulement sur un capitalisme domestiqué ; il ne saurait décrire l’essence même des rapports politiques prévalant sous le capitalisme. Dans cet entretien avec Benjamin Bürbaumer, elle déploie les articulations profondes entre rapports capitalistes et violence politique directe. Elle montre avec force qu’une lecture non-eurocentrée de l’histoire moderne implique de considérer la persistance du travail forcé sur la longue durée. Le capitalisme n’a pu se défaire, en certains lieux, de ses pratiques illibérales que sous la pression populaire ; ce qui indique, à l’heure de la mondialisation et de nouvelles servilités légales qui l’accompagnent, la tâche à l’ordre du jour.

« Ne copiez pas sur les yeux » disait Vertov

Impossible de se référer au cinéma soviétique sans voir évoquer le nom de Dziga Vertov et mentionner son légendaire Homme à la caméra. Malheureusement, Vertov est aujourd’hui réduit à cette figure de musées. Son travail est le plus souvent convoqué comme un témoignage d’une avant garde anticipant les formes plus modernes du cinéma documentaire ou encore de l’art vidéo. Dans ce texte de 1972, Jean-Paul Fargier polémiquait déjà contre ces tentatives d’annexer Vertov au panthéon du cinéma d’Art. À l’époque, Vertov était au cœur de toutes les tentatives issues de la gauche révolutionnaire de réinventer le cinéma. À travers une ample historicisation de la recherche vertoviennne, Fargier en montre la radicalité et son caractère indissociable des tâches de la révolution. Par un véritable tour de force, il propose une lecture parallèle de l’économie soviétique du cinéma. Précieux témoignage de la critique impitoyable des années 1970, ce texte marque aussi la fécondité de revues comme Cinéthique dans l’élaboration du projet esthétique émancipateur.

Le savant et le militant. Rationalité, Islam et décolonisation chez Maxime Rodinson

Intellectuel hors-norme Maxime Rodinson est surtout connu pour sa magistrale étude Islam et capitalisme (1966) et a également eu une intense activité militante, notamment au sein du Parti Communiste Français, dont il fit partie de 1937 à 1958. Dans cet article, Selim Nadi revient sur les rapports entre activité scientifique et engagement politique chez Rodinson à travers son analyse des possibilités tactiques et stratégiques qu’offrait l’Islam dans les luttes anticoloniales. De la lutte de libération nationale algérienne au dialogue de Rodinson avec Edward Said, en passant par la Révolution iranienne de 1979, cet article se propose de revenir sur les défis auxquels a dû faire face Rodinson dans son effort pour penser et accompagner les processus révolutionnaires dans les pays musulmans.

Langages en révolution : problèmes de linguistique soviétique

On considère souvent que le marxisme, focalisé qu’il est sur les rapports économiques, n’a rien d’intéressant à dire sur le langage. Dans cet article issu d’une intervention au colloque Penser l’émancipation, Juliette Farjat rappelle au contraire combien fut riche la réflexion marxiste sur le langage. Revenant sur les débats linguistiques occasionnés par la révolution d’octobre, elle montre que le langage doit à la fois être conçu comme l’instrument et comme l’objet de la transformation révolutionnaire de la société. Car si la langue exprime l’ensemble des oppressions que vise à dépasser la révolution, elle est aussi le medium dans lequel se constitue le sujet révolutionnaire.

« En tant que juifs antisionistes » – Lettre d’Abraham Serfaty à Emmanuel Lévyne

L’antisionisme est sans doute la tradition politique émancipatrice la plus caricaturée et la plus stigmatisée de nos jours, y compris sous un langage prétendument révolutionnaire. Dans ce texte extrêmement dense paru en 1970, Abraham Serfaty engageait un dialogue avec Emmanuel Lévyne, kabbaliste antisioniste de renom. Contrairement aux idées reçues, Serfaty montre que la perspective d’une Palestine démocratique et laïque, sur les frontières de 1948, n’implique en rien le reniement des traditions culturelles et religieuses, qu’elles soient juives ou musulmanes. Au contraire, fier de son héritage judéo-arabe, Serfaty souligne combien la révolution socialiste au Moyen-Orient nécessite une réappropriation des héritages messianiques, cultuels et éthiques communs aux « peuples du Livre ». Aux antipodes d’un marxisme-léninisme étriqué, Serfaty voit dans la lutte palestinienne un épanouissement possible de valeurs communautaires et religieuses, qui pourraient réenchanter un mouvement ouvrier occidental embourbé dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Cette contribution inestimable est un témoignage saisissant des tentatives communistes arabes de penser une théologie de la libération, qui combine résistance à l’impérialisme et hégémonie multiconfessionnelle.