[Guide de lecture] Le marxisme analytique

Le marxisme analytique a profondément marqué les sciences sociales critiques anglophones. L’exigence constante de formuler des arguments clairs, précis, de discuter le libéralisme en appliquant le principe de charité, d’en finir avec tout bullshit jargonnant ont assuré à cette branche de la théorie un succès certain, en philosophie éthique, en sociologie ou en économie politique. Souvent méprisé en France pour son prétendu « réformisme » ou son aversion à la dialectique, le marxisme analytique est pourtant un interlocuteur stimulant, une discipline intellectuelle à laquelle il est nécessaire de se plier ou, a minima, de se confronter. Dans ce guide de lecture, Fabien Tarrit déploie les enjeux de ce courant dans tous les domaines : comment reconstruire une théorie des classes qui soit cohérente ? peut-on maintenir la théorie de l’histoire issue de Marx ? à quelle condition la théorie de la valeur est-elle défendable ? qu’est-ce qu’une théorie marxiste de la justice ? Ces questions, toutes essentielles, indiquent bien la contribution qui peut être celle du marxisme analytique : offrir l’opportunité inestimable de clarifier les présupposés de la critique émancipatrice.

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C’est au cours des années 1980 que le marxisme analytique (avec pour principaux auteurs Gerald A. Cohen, Jon Elster, John Roemer, Erik O. Wright, Robert Brenner, Adam Przeworski, Philippe Van Parijs) a connu l’apogée de sa visibilité, même si les débats que ce courant de pensée a ouverts se sont poursuivis et se poursuivent encore. En cherchant à reconstruire le marxisme sur des fondements méthodologiques extérieurs au marxisme, les auteurs de ce courant ont initié la possibilité d’une nouvelle interprétation du marxisme, leur objet étant le marxisme avant d’être le monde matériel.

  1. Une école de pensée

Un certain nombre d’ouvrages et d’articles rendent compte des fondements du marxisme analytique. Les contributions regroupées dans John Roemer ed., Foundations of Analytical Marxism, Cambridge University Press, 1994 reposent sur l’hypothèse que le marxisme « classique » est incompatible avec la science sociale contemporaine, et que la théorie des jeux peut jouer un rôle décisif. Le marxisme est envisagé comme un ensemble d’idées, dont les théories économiques sont jugées fausses. C’est pour cette raison que le rapport entre économie et éthique est développé, avec l’accent sur l’importance normative du concept d’exploitation. Un ensemble des contributions marxistes analytiques sont regroupées dans l’ouvrage collectif de Bernard Chavance, Marx en perspective (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985). Il regroupe certaines des présentations d’une réunion du groupe de Septembre ayant eu lieu à Paris. Dans « What is Analytical Marxism? » (Socialist Review, 19(4), 1989 : 37-56), Erik O. Wright présente une synthèse du marxisme analytique. Il met l’accent sur les aspects méthodologiques en prenant soin de se distinguer du marxisme traditionnel. Dans Analytical Marxism (Thousand Oaks, Sage Publications, 1994), Thomas Mayer présente le marxisme analytique, de façon explicitement favorable, en portant un accent sur la méthode. Une des rares publications en français est celle de Jean-Pierre Dumasy et Gilles Rasselet (« Aperçus sur les développements contemporains de la théorie économique marxiste aux Etats-Unis », Revue française d’histoire des idées politiques, 9, 1999 : 77-122), elle met l’accent sur le rapport à Althusser et sur certains débats internes, en particulier celui entre Cohen et Roemer. Une synthèse du marxisme analytique apparaît notamment dans deux de mes contributions (Fabien Tarrit, « A Brief, History, Scope and Peculiarities of “Analytical Marxism” », Review of Radical Political Economics. 38(4), 2006 : 596-618 et Le marxisme analytique : une lecture critique, Syllepses, 2014) et dans une contribution de Roberto Veneziani, « Analytical Marxism », Journal of Economic Surveys, 26.4, 2012 : 649-673. Pour une brève synthèse des débats, et pour un dépassement des oppositions internes : Bill Martin « How Marxism Became Analytic », Journal of Philosophy, 86.11, 1989, 659-666.

  1. Une reconstruction méthodologique

C’est contre la spécificité méthodologique du marxisme que s’est développé le marxisme analytique. Dans « Philosophical Foundations of Analytical Marxism » (Science and Society, 58 (4), 1994-1995 : 34-52), Graheme Kirkpatrick discuste cette coupure avec l’épistémologie marxiste, et la priorité accordée à la logique de la formulation sur l’unité dialectique du marxisme.

La méthode unanimement rejetée est la dialectique, largement qualifiée de foutaise. G.A. Cohen développe ce concept dans « Deeper into Bullshit » In Sarah BUSS et Lee OVERTON ed., Contours of Agency: Essays on Themes from Harry Frakfurt, MIT Press, 2002 : 322-339. La cible est explicitement l’althussérisme, accuse de manque de rigueur intellectuelle. Précisément, la figure de Louis Althusser est centrale dans le débat interne du marxisme analytique. Dans « Althusser’s Marxism » (Economy and Society, vol. 10, n°3, août 1981, pp. 243-283), Andrew Levine, très lié au marxisme analytique même s’il n’a jamais participé en tant que tel au Groupe de septembre, discute l’influence d’Althusser parmi les marxistes anglo-saxons. Tout en rejetant la continuité entre Marx et Engels, il estime que le renversement hégélien ne suffit pas, qu’il faut remplacer l’intégralité du système hégélien, sans quoi la scientificité du marxisme ne serait autre qu’un axe de foi.

Dans Reconstructing Marxism: Essays on Explanation and the Theory of History, Verso, 1992, Erik Olin Wright, Andrew Levine et Elliott Sober proposent une analyse marxiste analytique du marxisme analytique comme post-marxisme opposé à un néo-hégélianisme. Alan Carling adopte un point de vue plus explicite en spécifiant la particularité du marxisme anallytique dans « Analytical and Essential Marxism », Political Studies, 45, 768-783, 1997.

La rupture avec l’hégélianisme est présente de manière explicite et radicale par G.A. Cohen dans « L’influence de Hegel sur Marx. Le motif obstétrique dans la conception marxiste de la révolution » in Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche, Hermann, 2009 (2000), pp. 121-161.

  1. A l’origine du marxisme analytique : une réconciliation improbable entre marxisme et philosophie analytique (Cohen)

L’élément déclencheur de la formation du marxisme analytique fut la publication en 1978 par G.A. Cohen de Karl Marx’s Theory of History: a Defence (Oxford University Press), qui présente, de manière tout-à-fait explicite et revendiquée, le marxisme analytique avec les outils de la philosophie analytique. Il a donné à un nombre relativement important de commentaires.

Dans le champ analytique certaines critiques portent sur la place jugée insuffisante que Cohen laisse à l’action humaine. Dans une recension intitulée « Productive Forces and the Forces of Change » (The philosophical review, 90.1, 1981 : 91-117), Richard Miller rejette la priorité que Cohen accorde aux forces productives en donnant une forte autonomie aux rapports de production. Dans une recension parue dans The Journal of Philosophy (79.5, 1982 : 253-273), Joshua Cohen soulève le problème du développement bloqué, et reproche à Cohen de minimiser l’aspect subjectif de la lutte de classes. L’interprétation de Cohen est de la sorte accusée de déterminisme technologique (Suchting Wal « “Productive Forces” and “Relations of Production” in Marx », Analyse und Kritik, 4.2, 1982 : 159-181; Milton Fisk « The Concept of Primacy in Historical Explanation », Analyse und Kritik, 4.2, 1982 : 182-196 ; Christopher Bertram, « International Competition as a Remedy for Some Problems in Historical Materialism », New Left Review, 183, 1990 : 116-128 ; Paul Wetherly et Alan carling « Historical Materialism – An analytical outline of historical materialism » in Paul Wetherly ed. Marx’s Theory of History, Avebury 1992 : 31-64; David A Duquette. « A Critique of the Technological Interpretation of Historical Materialism », Philosophy of the Social Sciences, 22.2, 1992 : 157-186; Paula Keele Casal « On Societal and Global Historical Materialism » in Christopher Bertram, Andrew Chitty ed. Has History Ended? Fukuyama, Marx, Modernity, Aldershot, 1994 : 87-111).

Certains prennent sa défense (Hugh Collins « Base and Superstructure », in Collins Marxism and Law, Oxford, Oxford University Press, 1982 : 77-93; William Shaw « Historical Materialism and the Development Thesis », Philosophy of the Social Sciences, 16, 1986 : 197-210; Alan Carling « Analytical Marxism and Historical Materialism: The Debate on Social Evolution », Science and Society, 57.1, 1993 : 31-65).

Des critiques ont également été formulées dans le champ marxiste. Ellen Meiskins Wood (« The Separation of Economic and Political in Capitalism », New Left Review, n°127, 1981 : 66-95) reproche à Cohen sa fragmentation du marxisme. Derek Sayer (The Violence of Abstraction: The Analytic Foundations of Historical Materialism, Oxford, Basil Blackwell) defend l’unité organique du marxisme contre la relecture de Cohen. Paul Warren (« Explaining Historical Development: A Marxian Critique of Cohen’s Historical Materialism », Clio, 20.3, 1991 : 253-271) l’accuse d’individualisme abstrait. Murray E.G. Smith (« The Value Abstraction and the Dialectic of Social Development », Science and Society, 56.3, 1992, pp. 261-290) qualifie Cohen de fonctionnaliste de choix rationnel.

Cohen a propose une réponse groupée à ces deux séries de critiques dans « Reply to four critics » (Analyse und Kritik, 5.2, 1983 : 195-222).

Aussi, il a servi d’impulsion au marxisme analytique qui s’est développé à partir de ce débat (Philippe Van Parijs « From Contradiction to Catastrophe », New Left Review, 115, 1979 : 87-96 ; Jon Elster, « Un marxisme anglais. À propos d’une nouvelle interprétation du matérialisme historique », Annales Économie Sociétés Civilisations, 36.5, 1981 : 745-757 ; Gerald A. Cohen, Will Kymlicka « Human Nature and Social Change in the Marxist Conception of History », The Journal of Philosophy, vol. 85, n°4, avril 1988 : 171-191.

L’interprétation de Cohen a donné lieu à deux débats structuants pour le marxisme anaytique : sur l’explication fonctionnelle et sur la transition historique.

La discussion a porté sur l’explication fonctionnelle que Cohen privilégie pour articuler les catégories du matérialisme historique. Ce débat fut un des éléments structurants du marxisme analytique puisque nombre des auteurs ayant contribué ont intégré le groupe de septembre, un des premiers d’entre eux étant Jon Elster (« Cohen on Marx’s theory of history », Political Studies, 28.1, 1980 : 121-128), à qui répond Cohen dans le même numéro (« Functional Explanation: Reply to Elster », 129-135). Le débat, qui porte sur l’opposition entre explication fonctionnelle et individualisme méthodologique se poursuit entre les deux auteurs (Elster, « Marxism, Functionalism and Game Theory: The Case for Methodological Individualism », Theory and Society, 11.3, 1982 : 453-482 ; Cohen, « Functional Explanation, Consequence Explanation and Marxism », Inquiry, 25, 1982 : 27-56 ; Elster « Further Thoughts on Marxism, Functionalism and Game Theory » in Chavance, Marx en perspective 1985 : 627-648). Certains parmi ceux qui allaient intégrer le groupe du marxisme analytique ont également contribué (Andrew Levine, Erik O. Wright, « Rationality and Class Struggle », New Left Review, 123, 1980 : 47-68 ; Philippe Van Parijs, « Functional Marxism Rehabilited: a Comment on Elster », Theory and Society, 11.4, 1982 : 497-511; Philippe Van Parijs, Philippe « Marxism’s Central Puzzle » in Terence Ball, James Farr ed. After Marx, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 : 88-104.

Ce débat a ainsi permis de voir l’émergence d’une distinction au sein des marxistes analytiques entre des auteurs post-althussériens (dont Cohen, Wright) qui proposent une défense analytique de Marx et des auteurs post-positivistes qui proposent une critique analytique de Marx.

L’interprétation de Cohen a donné lieu à un second débat interne avec Robert Brenner sur la question de la transition. Alors que Robert Brenner (« Structures sociales et développement agricole dans l’Europe pré-industrielle » in BÉAUR Gérard La terre et les hommes – France et Grande-Bretagne, XVIIe-XVIIIe siècle, Hachette, Paris, 1998 [1976], pp. 187-214) propose un modèle alternatif avec le capitalisme comme effet émergent, c’est-à-dire comme conséquence non intentionnelle d’actes intentionnels, il reproche à Cohen de présenter une explication smithienne de la croissance économique (« La base sociale du développement économique », Actuel Marx, 7, 1990 [1986] : 65-93), il estime que la rationalité, et donc le développement des forces productives, est conditionnée par des rapports de production spécifiques (« Marx’s First Model of the Transition to Capitalism » in Chavance Marx en perspective 1985 : 203-230). Cela a occasionné de nombreuses publications, notamment David Laibman « Modes of Production and Theories of Transition », Science and Society, 48.3, 1984 : 257-294; Alan Carling « Marx, Cohen and Brenner: Functionalism vs. Rational Choice in the Marxist Theory of History » in Paul Wetherly ed., Marx’s Theory of History: The Contemporary Debate, Avebury, 1992 : 161-179. ; Dimitris Milonakis « Prelude to the Genesis of Capitalism: The Dynamics of the Feudal Mode of Production », Science and Society, 57.4, 1993-1994 : 390-419; Claudio J. Katz « Debating the Dynamics of Feudalism: Challenges for Historical Materialism », Science and Society, 58.2, 1994 : 195-204 ; Fabien Tarrit, « La transition du féodalisme au capitalisme interprétée par le marxisme analytique », Économie et sociétés, 47.6, 2013 : 961-999).

La défense de Cohen ne survit pas à cette série de débats, puisqu’il a rapidement modifié certaines de ses hypothèses centrales, dans un certain nombre d’articles regroupés à la fois dans History, Labour and Freedom: Themes from Marx (Oxford Clarendon Press, 1988) et dans la version élargie de in Karl Marx’s Theory of History: A Defence. Cette évolution est présentée dans Fabien Tarrit « Gerald A. Cohen (1941-2009) et le marxisme : apports et prise de distance », Revue de philosophie économique. 14.2, 2013 : 3-41. Il s’agit à la fois d’une fragmentation conceptuelle de l’œuvre de Marx (« Reconsidering Historical Materialism », Nomos, 26, 1983 : 227-252) et du matérialisme historique (« Restricted and Inclusive Historical Materialism » Irish Philosophical Journal, 1, 1984 : 3-31), et d’un affaiblissement de la théorie sur des fondements empiriques, avec notamment la disparition de l’URSS (« The future of a disillusion », New Left Review, 190, 1991 : 5-20 ; « Marxism after the Collapse of the Soviet Union », The Journal of Ethics, 3.2 : 99-104) mais aussi des éléments relevant de la mutation des classes sociales et des questions environnementales.

  1. Une reconstruction de la théorie économique marxienne par Roemer

C’est en appuyant sur les travaux de Michio Morishima, (Marx’s Economics: A Dual Theory of Value and Growth, Cambridge University Press, 1973) et sur la méthode de Cohen que John Roemer a développé un interprétation analytique de la théorie économique de Marx (Analytical Foundations of Marxian Economic Theory, Cambridge University Press, 1981), avec une critique radicale de la théorie de la valeur travail et de loi de la baisse tendancielle du taux de profit. La réfutation de la théorie de la valeur travail est largement partagée par les marxistes analytiques (Jon Elster « The Labor Theory of Value: A Reinterpretation of Marxist Economics », Marxist Perspectives, 3, 1978 : 70-101 ; Gerald A. Cohen « The Labour Theory of Value and the Concept of Exploitation », Philosophy and Public Affairs, 8.4, 1979 : 338-360), au même titre que la critique de la loi de baisse tendancielle du taux de profit (Philippe Van Parijs « The Falling-Rate-of-Profit Theory of Crisis. A Rational Reconstruction by Way of Obituary », Review of Radical Political Economics, 12.1, 1980 : 1-16).

Roemer a poursuivi en reformulant la théorie de l’exploitation sur des fondements indépendants de la théorie de la valeur travail (A General Theory of Exploitation and Class, Cambridge, Cambridge University Press, 1982). Sa interprétation, qu’il a largement développée (« New Directions in the Marxian Theory of Class and Exploitation », Politics and Society, 11.3, 1982 : 253-287 ; « Should Marxists Be Interested in Exploitation? », Philosophy and Public Affairs, 14.1, 1985 : 30-65) a donné lieu à de nombreux débats parmi les marxistes analytiques (notamment Jon Elster, « Roemer versus Roemer: a comment on “New Directions in the Marxian Theory of Exploitation” », Politics and Society, 11.3, 1982 : 363-373), et lui a rapidement valu d’être qualifié son approche de néoclassique (W.H. Locke Anderson, Frank W. Thompson, « Neo-classical Marxism », Science and Society, 52.2, 1988 : 215-228) et réductrice (Tony Smith « Roemer on Marx’s theory of exploitation: Shortcomings of a Non-Dialectical Approach », Science and Society, 53.3, 1989 : 327-340 ; André Hervier, « Le concept d’exploitation à la croisée des chemins : Marx et Roemer », Economie et société, 24, 1995 : 98-118).

  1. Les classes sociales de Wright

Alors que les premières contributions décisives du marxisme analytique ont consisté en des relectures des théories de l’histoire et de l’économie (au même titre que les deux découvertes majeures de Marx sont le matérialisme historique et la plus-value), d’autres auteurs ont largement participé au débat, notamment sur la question des classes sociales. La contribution marxiste analytique sur les classes sociales est présentée dans Fabien Tarrit « Marxisme analytique et classes sociales » in Jean-Marie Harribey, Matthieu Montalban ed. Pouvoir et crise du capital, Le Bord de l’eau, 2012 : 79-92. Le principal contributeur au sein du courant est Erik O. Wright, qui propose une reconceptualisation des classes sociales visant à prendre en compte leur mutation (Classes, Verso, 1985, mais également Class, Crisis and the State, New Left Books, 1978). Il précise le caractère marxiste de son approche dans « What is Marxist and what is Neo in Neo-Marxist Class Analysis? » in Chavance 1985 : 231-250. Il est salué par ses co-marxistes analytiques, en particulier Philippe Van Parijs, « A Revolution in Class Theory », Politics and Society, 15.4, 1986 : 453-482. Wright reconnaît que sa théorie s’éloigne de celle de Marx sous certains aspects (« Reflections on Classes », Berkeley Journal of Sociology, 32, 1987 : 19-49; « Exploitation, Identity and Class Structure: A Reply to my Critics » in Wright ed. The Debate on Classes 1989, pp. 191-211 ; et surtout Interrogating Inequality: Essays on Class Analysis, Socialism and Marxism, Verso, 1994).

Son approche est vivement critiquée, par des auteurs se revendiquant de la tradition marxiste, pour être ahistorique (Gugliermo Carchedi « Classes and Class Analysis », Capital and Class, 29, 1986 : 239-252), positiviste (Michael Burawoy « The Limits of Wright’s Analytical Marxism », Berkeley Journal of Sociology, 32, 1987 : 51-72), poppérien (Uwe Becker « Class Theory: Still the Axis of Critical Social Scientific Analysis? », Politics and Society, 17.1, 1989 : 127-155), et plus généralement pour être anti-marxiste, sur les traces de John Roemer (Paul Kamolnick, Classes: A Marxist Critique, , General Hall, 1988). Dans), Wright reconnaît une réelle prise de distance avec le marxisme

  1. Elster et le marxisme de choix rationnel

Le courant a connu une évolution significative avec la publication par Jon Elster de Karl Marx, une interprétation analytique (PUF, 1989 [1985]), dont le titre original est bien plus évocateur (Making Sense of Marx). L’exercice auquel se livre l’auteur consiste à critiquer chacun des éléments de la théorie marxiste. Il parvient à la conclusion que la quasi-totalité de l’œuvre de Marx ne résiste pas à l’épreuve de la critique. Il prolonge son approche (dans « Marxisme et individualisme méthodologique » in Birnbaum ed. Sur l’individualisme, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1986 : 60-76), où il énonce que seul l’individualisme méthodologique peut sauver le marxisme. Il a de la sorte impulsé le marxisme de choix rationnel (Alan Carling « Rational choice Marxism », New Left Review, 160, 1986, 24-62 ; John Roemer, « “Rational Choice” Marxism: Some Issues of Method and Substance » in Roemer ed. Analytical Marxism, 1986 : 191-201; Adam Przeworski, « Marxism and Rational Choice », Politics and Society, 14.4, 1985 : 379-409 ; Levine, Andrew, Elliott Sober, Erik O. Wright, « Marxism and Methodological Individualism », New Left Review, 152, 1987 : 67-84), qui a abouti notamment à une défense du réformisme à partir du marxisme (Adam Przeworski, Capitalism and Social Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1985). Avec « Stumbling into Revolution: Analytical Marxism, Rationality and Collective Action » (Poznan Studies in the philosophy of the sciences and the humanities, vol. 60, 1998, pp. 277-297), Christopher Bertram et Alan Carling proposent de construire un modèle marxiste analytique visant à tester la possibilité d’une révolution sociale. Une synthèse de ces travaux a été publiée par John Roemer (Free to Lose: An Introduction to Marxist Economic Philosophy, Cambridge, Harvard University Press).

Reste que le livre d’Elster a été largement critiqué par la tradition marxiste pour être une offensive contre le marxisme (Ronald A. Kieve « From Necessary Illusion to Rational Choice? A critique of neo-Marxist Rational Choice Theory », Theory and Society, 15.4, 1986 : 557-582; Ernest Mandel « How to Make No Sense of Marx » in Robert Ware, Kai Nielsen Analyzing Marxism – New Essays on Analytical Marxism, University of Calgary Press, 1989 : 105-132; Ellen Meiskins Wood « Rational Choice Marxism: Is the Game Worth the Candle? », New Left Review, 177, 1989 : 41-88; E.K. Hunt « Analytical Marxism » in Bruce Roberts, Susan Feiner, Radical Economics, Kluwer Academic Publishers, 1992, 91-107).

  1. Marxisme analytique et justice sociale

La théorie de Marx ayant été largement affaiblie par les débats du marxisme analytique, et les auteurs se sont largement tournés vers les théories de la justice, ce qui est décrit dans plusieurs contributions : Sean Sayers, « Analytical Marxism and Morality » in Robert Ware, Kai Nielsen Analyzing Marxism – New Essays on Analytical Marxism, University of Calgary Press, 1989 : 81-104 ; Lesley Jacobs, « The second wave of analytical Marxism », Philosophy of the Social Sciences, 26.2, 1996 : 279-292 ; AlxCallinicos « Reviews of Cohen, Dworkin, Roemer », Historical Materialism, 9.1, 2001 : 169-195). De même que pour naissance du marxisme analytique, Cohen est à la pointe de cette évolution avec « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, 99.1-2, 1988-1989 : 906-944 puis de Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, Paris, Hermann, 2000 [2009].

Nombre de critiques ont noté cette évolution (Roberts, Marcus, « Analytical Marxism – An Ex-Paradigm? The Odyssey of G.A. Cohen », Radical Philosophy, 82, 1997 : 17; Jacob Stevens « G.A. Cohen’s Revolution in Morals », New Left Review Second Series, 7, 2001 : 145-150 ; T.M. Wilkinson « Equality and the Moral Revolution », Imprints: a journal of analytical socialism, 5.3, 2001, 272-282). Son co-marxiste analytique John Roemer en fait état avec bienveillance (« Thoughts on G.A. Cohen’s Final Testament », Analyse und Kritik, 37.1-2, 2015 : 97-112).

Cohen s’est d’abord confronté au concept libertarien de propriété de soi, d’abord sous l’angle indirect de la liberté (« The Structure of Proletariat Unfreedom », Philosophy and Public Affairs, 12.1, 1983 : 3-34 ; « Marx and Locke on Land and Labour », Proceedings of the British Academy, 71, 1985 Lectures and Memoirs, 357-388; « La liberté et l’égalité sont-elles compatibles ? », Actuel Marx, 7, 1990 [1989] : 29-42), puis en se confrontant directement aux textes libertariens de Nozick (« Marxism and Contemporary Political Philosophy, or: Why Nozick Exercises some Marxists more than he does any Egalitarian Liberals? », Canadian Journal of Philosophy, suppl. 16, 1990 : 363-387). L’essentiel de sa contribution dans ce champ est regroupé dans Self-Ownership, Freedom and Equality (Cambridge University Press, 1995). Philippe Van Parijs s’est également confronté à cette problématique (« Nozick and Marxism socialist responses to the libertarian challenge », Revue internationale de philosophie, 37.146, 1983 : 337-362). On peut trouver une synthèse de ce débat dans Fabien Tarrit « État social, propriété commune et propriété de soi » in Pierre Crétois, Thomas Boccon-Gibod ed. État social, propriété publique et biens communs, Bord de l’eau, 2015.

Cohen s’est également inscrit inscrit dans le débat égalitariste qui a fait suite à la publication de Théorie de la justice par John Rawls, avec « Incentives, Inequality and Community » (Tanner Lectures on Human Values, 13, 1992 : 261-329) puis, en réponse au débat lancé par Amartya Sen, avec « Equality of What? On Welfare, Goods and Capabilities » (Recherches économiques de Louvain, 56.3-4, 1990 : 357-382) et « Amartya Sen’s Unequal World » (New Left Review, 203, 1994 : 117-129). Il s’inscrit pleinement dans le débat égalitariste avec « Where the action is: on the site of redistributive justice » (Philosophy and Public Affairs, 26.1, 1997 : pp. 3-30), où il précise sa critique de la théorie de Rawls, qu’il élabore plus encore dans Rescuing Justice and Equality (, Harvard University Press, 2008), dont un extrait est traduit en français (« Sauver la justice et l’égalité ? », Raisons politiques, 33, 2009 : 103-125).

John Roemer a également développé une approche en termes de justice, avec notamment « Are Socialist Ethics Consistent with Efficiency? » (Philosophical Forum, 14.3-4, 1983 : 369-388) et « Equality of resources implies equality of welfare » (Quarterly Journal of Economics, 101, 1986 : 751-784). Son approche est présentée de manière plus élaborée dans Theories of Distributive Justice (Cambridge, Harvard University Press, 1996). Il aboutit à une défense du socialisme de marché, qu’il défend dans A Future for Socialism (Harvard University Press, 1994), dans Equal Shares. Making Market Socialism Work, un ouvrage collectif co-dirigé avec Erik O. Wright (Verso, 1996). Il résume sa position dans « Socialism’s Future: An Interview » (Imprints: a journal of analytical socialism, 3.1, 1998 : 4-24). Il est en ce sens rejoint par Cohen dans Pourquoi pas le socialisme ? (Herne, Paris 2010 [2009])

Le tournant normatif chez Philippe Van Parijs prend la forme d’une défense de l’allocation universelle, notamment dans Arguing for Basic Income: ethical foundations for a radical reform (Verso, 1992) et dans Real Freedom for All: What (if anything) Can Justify Capitalism? (Oxford University Press, 1995).

La préférence de Jon Elster pour l’individualisme méthodologique l’incite à se tourner vers des questions psychologiques dans Psychologie politique (Paris, Minuit, 1990).

  1. Critique générale

Les critiques du courant sont nombreuses, notamment pour utiliser une méthode analytique irréconciliable avec la dialectique de Marx (Sean Sayers, « Marxism and the Dialectical Method: A Critique of G.A. Cohen », Radical Philosophy, 36, 1984 : 4-13), pour déformation, diffamation, mise hors contexte, incohérence, mépris (Joseph McCarney, « A new Marxist Paradigm? », Radical Philosophy, 43, 1986 : 29-31), pour positivisme anti-dialectique (Sean Sayers « The Marx Problem Book », Times Literary Supplement, 25 avril 1986, p. 437), pour poppérisme (Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif 1995). Alex Callinicos propose dans Making History: Agency, Structure and Change in Social Theory (Polity Press, Cambridge, 1987) une critique générale du marxisme analytique qu’il qualifie de une variante du socialisme utopique, ce qu’il résume dans son « Introduction au marxisme analytique », Actuel Marx, 7, 1990 : 15-28 et dans « Theory, History and Committment: An Interview », Imprints: a journal of analytical socialism, 6.1, 2002 : 3-27. Wal Suchting propose une critique radicale contre la méthode marxiste analytique dans « Reconstructing Marxism » (Science and Society, 57.2, 1993 : 133-159). Marcus Roberts propose une critique systématique, principalement axée sur Cohen, dans Analytical Marxism: A Critique (Verso, 1996). Elle conduit des partisans du marxisme analytique à défendre ce courant, en particulier Christopher Bertram (« Review of Roberts’ Analytical Marxism: a critique », Historical Materialism, 3, 1998 : 234-241), Alan Carling (« A question of attitude: Marcus Roberts on Analytical Marxism », Res Publica, 4.2, 1998 : 211-228) et Thomas Mayer (« Review of Roberts’ Analytical Marxism: a Critique », Imprints: a journal of analytical socialism, 3.1, 1998). Ce dernier avait auparavant proposé une défense du marxisme analytique comme étant l’approche la plus intéressante du marxisme contemporain (« In defense of Analytical Marxism », Science and Society, 53.4, 1989-1990 : 416-441).

Les marxistes analytiques eux-mêmes ont un recul sur leur propre développement. À ce titre on pourra lire Erik O. Wright, « Falling into Marxism, Choosing to Stay » in Alan Sica et Stephen P. Turner ed., A Disobedient Generation: Social Theorists in the Sixties, Sage Publications, 2005 : 325-349 ou Gerald A. Cohen, « Introduction to the 2000 Edition: Reflections on Analytical Marxism » in Karl Marx’s Theory of History: A Defence, Expanded Edition, Oxford University Press, 2000 : xvii-xxviii. Si le marxisme analytique a aujourd’hui dépéri en tant que courant de pensée, la question reste ouverte de savoir s’il est possible de faire du marxisme analytique de qualité.

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Fabien Tarrit