Intersection, articulation : l’algèbre féministe

Deux innovations théoriques majeures ont récemment marqué le féminisme marxiste à l’échelle internationale. D’une part, il s’agit du renouveau du féminisme de la reproduction sociale. D’autre part, il s’agit de la redécouverte par les féministes antiracistes de la méthodologie socio-historique d’E. P. Thompson, pour laquelle l’expérience collective est l’unité de tous les moments de la vie sociale. Jonathan Martineau se saisit de ces concepts pour approfondir l’idée d’une théorie féministe unitaire. Contre toutes les tentatives de réifier les oppressions, de séparer patriarcat et capitalisme en système distincts, de sous-estimer l’importance de la racialisation, Martineau montre qu’il est possible de penser une théorie féministe dans laquelle le capitalisme produit des différenciations tant de genre que de race.

Repenser l’oppression des femmes

L’oppression des femmes pourrait n’être ni le résultat du « patriarcat » ni dans l’intérêt fondamental du capitalisme. C’est le présupposé qu’avancent Brenner et Ramas, ainsi que la cible de leur puissante critique, Michèle Barrett. Pour cette dernière, l’oppression des femmes est le produit d’une idéologie bourgeoise, façonnant la subjectivité des classes populaires et favorisant la division salariale entre hommes et femmes. Pour Brenner et Ramas, cette explication ne tient pas la route. Mais il faut faire un détour pour expliquer l’oppression des femmes : comprendre comment la reproduction biologique et le travail industriel ont dégradé le rapport de force entre hommes et femmes au bénéfice des premiers. Le défi théorique de l’oppression des femmes nécessite une réponse dialectique, aux antipodes du fonctionnalisme. Une telle approche permet d’identifier l’État-providence et le combat pour la socialisation du soin aux personnes dépendantes comme le nœud du problème et, dès lors, du combat féministe.

Marxisme et féminisme, une dissonance épistémologique

On le sait, marxisme et féminisme se sont souvent affrontés dans le milieu militant. La prétention marxienne de considérer que l’histoire « se résume à l’histoire de lutte de classes » a semblé contradictoire avec les matériaux nouveaux qu’apportait la recherche féministe ainsi qu’avec les exigences portées par le mouvement. Ici, Abigail Bakan délimite certaines raisons à ce conflit : il s’agit en premier lieu de la résistance d’un marxisme arc-bouté sur une notion éthérée des classes, sur une lecture unilinéaire de l’histoire, ainsi que sur des routines militantes virilistes et anti-intellectualistes. Au-delà des grandes questions théoriques qui font débat, les analyses marxistes devront rompre avec les obstacles épistémologiques qui ont empêché l’émergence d’un marxisme authentiquement féministe.

« Mères porteuses » et marchandisation des tissus organiques : une bioéconomie mondialisée

Avec la mondialisation néolibérale, la production d’ovocytes ou de tissu fœtal par l’organisme serait-il devenu un travail ? C’est ce que défendent plusieurs anthropologues, dont Kevin Floyd discute ici l’hypothèse centrale : la reproduction biologique serait désormais assimilable au travail gratuit réalisé par les femmes dans la sphère domestique, ou au travail générant de la valeur dans les industries du sexe ou du « care ». Floyd relève ici les mérites d’une telle analyse, tout en proposant une autre lecture : considérer la sur-exploitation des femmes à travers le « mode biomédical de reproduction » comme une accumulation par dépossession, une expropriation financiarisée du matériel biologique féminin.

Le travail du sexe contre le travail

Pour certains et certaines, reconnaître le travail sexuel comme un travail est une démarche libérale, homogène à la marchandisation des corps. À l’encontre de cette idée fausse, Morgane Merteuil propose d’examiner le travail sexuel comme une dimension du travail de reproduction de la force de travail, et reconstitue les liens qui unissent la production capitaliste, l’exploitation du travail salarié et l’oppression des femmes. Elle démontre que la lutte des travailleuses du sexe est un puissant levier pour remettre en cause le travail dans son ensemble, et que la répression du travail du sexe n’est rien d’autre qu’un instrument de la domination de classe, de la division internationale (raciste) du travail et du stigmate de pute qui nourrit le patriarcat.

Femmes noires et communisme : mettre fin à une omission

Ce texte, paru dans l’organe théorique du Parti communiste américain en 1949, est une contribution pionnière sur la triple oppression dont les femmes noires sont la cible en tant que femmes, en tant que noires et en tant que travailleuses. Claudia Jones, alors jeune cadre du parti, y montre comment cette oppression se cristallise non seulement sur le marché du travail, mais aussi dans les organisations du mouvement ouvrier et au sein du mouvement féministe. Dénonçant l’incapacité des progressistes à reconnaître l’expérience de luttes accumulée par les femmes noires au cours de leur histoire, elle appelle les révolutionnaires à faire de l’antiracisme une priorité stratégique et organisationnelle.

Politiques sexuelles et besoins sociaux : pour un féminisme marxiste

Dans le sillage des études et des mouvements queer, les identités sexuelles n’ont jamais autant fait l’épreuve d’une attention et d’une élaboration critique. Il est désormais d’usage de critiquer un mouvement gay et lesbien mainstream, de débattre ou de chercher à élargir les coalitions lesbiennes, gay, bi, trans (LGBT), ou encore de proposer une refondation queer des politiques sexuelles. Rosemary Hennessy propose ici de s’appuyer sur l’approche marxiste des besoins sociaux pour reconceptualiser les liens entre identités et rapports sociaux. Elle fait l’hypothèse d’une refondation marxiste et féministe des politiques sexuelles, appuyé sur la pluralité et l’étendue des besoins réprimés par le capitalisme.

Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet. Mouvements sociaux et crise politique dans l’Europe médiévale

L’histoire est un champ de bataille, c’est aussi le cas au Moyen Ầge. Grèves de loyers et de taxes, hérésies communistes, libération sexuelle et luttes des femmes pour le contrôle des naissances, telles sont les aventures méconnues des pauvres et des prolétaires en Europe entre le XIIe et le XVe siècle. Dans ce premier chapitre de « Caliban et la sorcière », publié en exclusivité avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde, Silvia Federici fait le récit de ces révoltes antiféodales, et de la contre-révolution aux origines du patriarcat moderne. La sortie de cet ouvrage féministe majeur est prévue pour juin 2014.

La « vie quotidienne » : une analyse féministe

Dans cet article issu d’une intervention au colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014), Simona de Simoni propose de mobiliser la catégorie de « vie quotidienne » dans une perspective féministe : envisagé sous l’angle des théories de la reproduction sociale et des revendications qu’elles ont pu alimenter (notamment celle du salaire domestique), le quotidien apparaît non seulement comme un espace de valorisation capitaliste, mais aussi comme un enjeu stratégique pour les luttes anticapitalistes et antisexistes contemporaines.

Comprendre la violence sexiste à l’ère du néolibéralisme

Dans cet article, Tithi Bhattacharya se propose d’historiciser et donner une compréhension d’ensemble à la progression des crimes sexistes dans le monde depuis la crise économique. Mettant à profit les intuitions et les hypothèses du féminisme marxiste, elle expose les liens complexes entre l’idéologie de la tradition, les difficultés d’accès au produit social et les stratégies du capital à l’ère du néolibéralisme.