La radicalité politique du Théâtre de l’opprimé

Le théâtre de l’opprimé, plus souvent pensé sous la forme du théâtre-forum, est devenu l’un des passages obligés des mouvements sociaux, et même, au-delà, des happening soi-disant participatifs sous l’égide des entreprises ou des subventions publiques. À l’opposé de ses objectifs initiaux, nés du théâtre populaire brésilien et de ses apories, le théâtre de l’opprimé a été éreinté par des formes qui tiennent davantage de la communion (militante) ou du travail social. Dans cet article polémique, Sophie Coudray retrace la généalogie du théâtre de l’opprimé et relativise la place qu’a fini par y prendre le « forum », ces représentations publiques où les spectateurs sont invités à intervenir dans une scène d’oppression jouée par les acteurs. La poétique de l’opprimé est en grande partie hostile à la forme spectaculaire ; c’est une poétique de l’atelier, de l’expérimentation, du processus plutôt que du produit achevé, exposable, commercialisable. Boal propose une méthode générale de transmission des techniques théâtrales à l’usage des subalternes, pour se réapproprier le temps de la pensée et l’espace d’expression des corps. Là réside toute la radicalité de ce théâtre : refuser le spectacle pour s’exercer à la politique.

Brecht dialecticien. De l’art de lire Me Ti

Loin de considérer Me Ti comme un écrit périphérique de Bertolt Brecht, Werner Mittenzwei revient dans ce texte de 1975 sur la place qu’occupe cette œuvre singulière dans le parcours du dramaturge allemand. Me Ti s’inscrit en effet pleinement dans la démarche brechtienne de création de nouvelles manières d’écrire, mais également dans ses réflexions sur la place du lecteur (ou du spectateur). Mittenzwei revient ainsi non seulement sur l’importance de ce philosophe chinois sur le travail de Brecht, mais également sur les influences contemporaines de ce dernier et s’emploie à historiciser ses réflexions esthétiques et politiques. À mi-chemin entre les écrits théoriques et artistiques de Brecht, Me Ti apparaît ainsi comme une œuvre centrale dans le parcours de Brecht.

« Brecht et Lukács ». Analyse d’une divergence d’opinions

Les auteurs se réclamant du socialisme sont-ils condamnés à emprunter la voie du réalisme ? Encore faut-il s’entendre sur la définition et les principes d’une telle esthétique, érigée par Georg Lukács au rang de dogme. Au cours des années 1930, une controverse divise le milieu artistique et littéraire, dont les revues spécialisées se font l’écho. Principalement polarisée entre Georg Lukács et Bertolt Brecht mais incluant aussi des personnalités telles qu’Ernst Bloch ou encore le compositeur Hanns Eisler, la querelle divise auteurs et théoriciens sur des questions esthétiques soulevées par la production littéraire de l’époque. Au-delà des désaccords formulés sur ce qui constitue ou non l’avant-garde littéraire d’un régime, le débat met au jour des questions essentielles quant à la relation dialectique que forme et contenu, fiction et réel doivent entretenir, mais aussi propres au rôle de l’écrivain dans la société.

L’artiste comme producteur

Au cours des années 1960-1970, le monde théâtral est tiraillé entre la perpétuation de l’héritage que constitue le théâtre populaire et le tournant que représente Mai 1968 dans le champ artistique. Éditeur et critique marxiste, Émile Copfermann s’est alors employé à définir le statut de l’artiste et de l’œuvre d’art au sein de la société capitaliste, en partant du principe constitutif que si l’artiste est un créateur, il est avant tout un producteur. Contre l’institution culturelle française, mais aussi en opposition avec les positions politiques défendues par le P.C.F., il s’emploie à poser les fondements de ce qui pourrait constituer un véritable théâtre populaire révolutionnaire.

L’artiste à l’époque de la production

Dans cet article de 1975, Jean Jourdheuil analyse différents aspects de l’art dramatique à l’aune d’une réflexion sur le statut de l’artiste comme producteur au sein de la société. Du montage comme procédé théâtral aux personnages populaires, des usages de Brecht à l’institution du théâtre comme appareil d’État, Jean Jourdheuil pointe du doigt quelques impensés politiques du théâtre : comment produire le rêve d’un monde nouveau sans le figer dans des représentations stéréotypées ?

Théâtre et révolution

En 1971 les éditions François Maspero publient Théâtre et révolution, un ouvrage regroupant vingt-deux articles publiés par Anatole Vassilievitch Lounatcharsky. Émile Copfermann, directeur éditorial chez Maspero mais aussi critique de théâtre en rédige la préface. Revenant sur sa trajectoire politique et les divergences l’ayant opposé notamment à Lénine, Émile Copfermann s’emploie à retracer le parcours de celui qui deviendra après la révolution de 1917 Commissaire du peuple à l’Instruction publique. Contribuant à définir ce que pourrait être une « culture prolétarienne » – qui ne renierait pas pour autant les œuvres du passé –, Lounatcharsky prend position dans le débat artistique, soutenant une partie des artistes avant-gardistes tout en s’opposant fermement au formalisme « issu de la décomposition de la culture bourgeoise ».

Othello au pays des soviets : sur Paul Robeson

Paul Robeson (1898-1976), chanteur et acteur africain-américain, première « star » noire de l’époque des industries culturelles, a tout au long de sa carrière tenté de lier pratique artistique et engagement politique ‒ à la croisée des luttes noires-anticoloniales et des combats ouvriers. Dans ce texte, Matthieu Renault se propose de revenir sur la trajectoire de cette figure majeure du théâtre, du cinéma et de la musique en interrogeant la portée esthético-politique d’une œuvre polymorphe qui a toujours considéré l’engagement en faveur des politiques d’émancipation comme l’une de ses visées centrales : celle d’une utopie concrète se manifestant au cœur même du matériau artistique.

Raymond Williams dialogue avec The New Left Review : le théâtre comme laboratoire

Raymond Williams n’a pas toujours été marxiste. Son évolution est souvent difficile à saisir, entre ses essais critiques des années 1950 sur le théâtre et ses travaux pionniers des études culturelles. Dans cet entretien de 1979, la New Left Review interroge Williams sur son premier grand texte, Drama, from Ibsen to Eliot, pour mesurer la distance parcourue. Face à des contradicteurs bien informés et intransigeants, Williams défend coûte que coûte la pertinence de ses premières approches. Il en conserve une attention constante pour le langage, le décor, les choix d’expression verbale, c’est-à-dire la mise en forme d’une expérience collective. L’art dramatique se révèle être un laboratoire pour la pensée émancipatrice, en posant le problème des multiples strates de la sensibilité, et de la tragédie moderne comme expérience historique de la défaite.

Sur le théâtre populaire en Amérique latine. Entretien avec Augusto Boal

Si le « théâtre forum » est aujourd’hui une pratique largement connue, investie pour tous types d’objectifs, militants, associatifs, voire récupérée par certaines pratiques managériales, son inventeur, Augusto Boal, était un militant révolutionnaire. Dans l’entretien à venir, issue d’un chapitre inédit de Jeux pour acteurs et non-acteurs, Boal revient sur la trajectoire du théâtre populaire et révolutionnaire en Amérique latine, ainsi que ses liens avec les procédés et méthodes d’avant-garde ou européennes. Il défend une figure de l’artiste comme entité collective, non spécialisée, capable de s’adapter aux réalités sociales et d’inventer les procédés d’un théâtre émancipé.

L’imaginaire colonisé. Rencontre entre Heiner Müller et Harun Farocki

Un échange entre deux figures de l’esthétique émancipatrice : Heiner Müller et Harun Farocki. De Brecht à Godard, de Fantasia au cinéma est-allemand, le dramaturge et le cinéaste s’interrogent sur le statut de l’image à l’aube des années 1980, sur les possibilités du théâtre et l’avenir du cinéma occidental. Comment échapper au simulacre, à la prolifération des images comme substitut à une expérience réelle ? D’une certaine manière, Müller et Farocki nous invitent à réfléchir sur le sens actuel de l’allégorie, sa capacité à totaliser l’expérience historique ou à la rendre inintelligible.