Capitalisme et forme

« Ce qui semblait stable et solide part en fumée, tout ce qui était sacré est profané » : selon Marx, l’avènement du capitalisme, son dynamisme économique, la circulation abstraite des marchandises, ont déstabilisé les hiérarchies morales, religieuses et esthétiques établies. Pour autant, il est notoire que le capital a historiquement coexisté avec les figures de l’autorité, de la discipline et du conservatisme. Ce paradoxe est, pour Terry Eagleton, constitutif de toute l’écriture romanesque. Le roman est le lieu où peuvent se combiner l’héroïsme et la banalité, l’explosion du désir et sa répression, l’exaltation du crime comme de la vertu. À travers Goethe, Balzac, Zola, Mann et bien d’autres, Eagleton offre dans ce texte, devenu classique, un condensé saisissant de ce que les romans ont à dire sur l’inconscient capitaliste.

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Les classes dominantes ont toujours cherché à effacer de la mémoire historique le sang et la misère dans lesquels elles sont nées. Comme nous le rappelle Pascal avec une franchise décapante dans ses Pensées : « Il ne faut pas qu’il [l’homme] sente la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin1. » Kant lui aussi se méfiait des spéculations sur les origines du pouvoir politique, y voyant une menace pour l’État2. Le problème n’est pas seulement que ces origines aient été sanglantes et arbitraires ; il s’agit aussi du scandale de l’origine en tant que tel, car ce qui est né peut aussi mourir. Dans son Traité de la nature humaine Hume écrit qu’à l’origine de chaque nation nous trouvons rébellion et usurpation ; seul le temps « réconcilie [les hommes] avec n’importe quelle autorité qui leur semble alors juste et raisonnable3. » En résumé, la légitimité politique se fonde sur une mémoire évanouie et une sensibilité atténuée, et les crimes nous accompagnent comme de vieux amis. Ainsi en Grande-Bretagne, en France, en Irlande et ailleurs, le révisionnisme historiographique de l’époque bourgeoise tardive a fini par reformuler l’héroïsme de la révolution en une pragmatique du pouvoir, dans une cérémonie d’oubli de soi qui ne va pas sans présenter un caractère névrotique.

En Angleterre, le grand apologiste de cette doctrine de l’hégémonie politique en tant qu’amnésie miséricordieuse est Edmund Burke. Aux fondements rationnels et à la légitimité des principes premiers défendus par les radicaux, il oppose la doctrine selon laquelle tout ce qui croît est juste. La scène primitive des sources du pouvoir ne supporte pas le regard, et Burke considère la tentative de les dévoiler comme une sorte d’obscénité. L’Irlandais qu’il était connaissait suffisamment la coutume, la tradition, l’économie morale, les allégeances tribales et les droits ancestraux pour présenter ces valeurs à l’État britannique comme rempart contre la quête impie des origines légitimes menée par les métaphysiciens révolutionnaires. En la personne de cet éblouissant orateur parlementaire sorti d’une hedge school du comté de Cork, l’Irlande, qui était depuis longtemps l’objet de la violence britannique, puisait dans son propre patrimoine prémoderne pour fournir à ses maîtres impériaux la justification de leurs pillages la plus complexe et la plus convaincante dont ils pouvaient disposer. Ce qui était une habitude avec l’Écossais Hume devient hégémonique avec son compatriote irlandais.

Pour Burke, comme pour Freud et le Dickens tardif, les origines sont toujours criminelles. Il est aussi désireux de les effacer que le plus zélé déconstructionniste. Mais cela pose un problème à l’idéologie bourgeoise du progrès, puisque mesurer le progrès implique un regard rétrospectif, lequel suppose lui même de contempler la source depuis laquelle il se déploie. La condition idéale étant alors d’avoir été toujours-déjà été en progression, dans un état de mouvement perpétuel dépourvu de source ou telos. Mais c’est éviter un péril pour en courir un autre, puisque ce mouvement perpétuel est dangereusement proche de la temporalité distinctive de la modernité pour laquelle le traditionaliste Burke n’a que peu d’affects. C’est cette soif insatiable de nouveauté que détecte Franco Moretti dans le style narratif de Balzac avec son « besoin de pure narration – sans commencement ni fin4… » La différence essentielle est que pour Burke le progrès traîne avec lui le fardeau de restriction du passé au lieu de le faire voler en éclats. Le pur passage du temps est une sorte de fondation ou d’argument d’auto-légitimité qui façonnera ensuite le présent et le futur. Mais ce qui fonde ce passé ne peut être qu’un autre passé, de sorte que l’histoire est autant dépourvue d’autorité ici qu’elle ne l’est pour des modernistes comme Thomas Paine. Paine retourne aux origines – aux principes rationnels qui devraient régir la communauté politique – afin de contester l’État, alors que Burke refuse d’y retourner pour le préserver.

Stabilité bourgeoise et désordre capitaliste

La question des origines révolutionnaires est particulièrement embarrassante pour la bourgeoisie. La classe moyenne n’est-elle pas de toutes les classes la plus pacifique, la plus sagement domestiquée, vouée en vertu même de ses intérêts matériels à la stabilité, la prévisibilité et la constance, plus à même d’être qualifiée de placide et bovine que de prédatrice et immorale ? Comment peut-elle alors concilier ces idéaux avec son émergence véritablement sanglante sur la scène historique ? Et comment peut-elle concilier sa quête de stabilité avec le fait que sa révolution, à la différence des autres, n’est jamais réellement achevée – que la classe capitaliste, comme le rappelle Marx, est une force intrinsèquement transgressive, perpétuellement troublante, démystifiante, perturbante, dissolvante ? N’est-ce pas un paradoxe déroutant que cette image d’une classe dirigeante en révolution permanente ? Que devons-nous faire d’un ordre qui est une transgression perpétuelle, une normativité aberrante définie par l’arbitraire, un Soi authentique toujours divisé ou en avance sur lui-même, un présent qui constitue un effacement du passé déjà creusé par le futur, une stabilité qui n’est rien d’autre qu’un désordre sans cesse renégocié ? Que faire en effet d’une forme de vie dans laquelle la transgression est non seulement permise mais obligatoire – obligation qui, entre autres choses, menace de vider toute transgression de sa jouissance ou du plaisir interdit, et contribue à générer l’idée freudienne que c’est en premier lieu la Loi qui nous invite astucieusement à franchir les limites ?

Ce n’est certainement pas un hasard si cette découverte profondément désenchantée de la collusion entre la loi [law] et le désir est l’accomplissement intellectuel d’une forme de civilisation où l’appétit effréné gouverne le quotidien. S’entravant mutuellement, les opérations anarchiques du capitalisme menacent de saper le régime politique, éthique et juridique dont elles dépendent ; mais inversement, les puissances créatives du capitalisme sont entravées par ce même régime. Quelle que soit le sens par lequel nous considérons l’impasse, nous devons composer avec le fait – aussi inacceptable pour le libérationisme naïf que pour le post-structuralisme vulgaire – que le fantasme, le désir et la perturbation font en quelque sorte partie de l’ordre existant. Et si cet ordre est structurellement autodestructeur et plongé dans un tumulte perpétuel, comment cela affecte-t-il l’idée même de rébellion contre lui ? Toujours est-il que durant les deux dernières décennies, dans le champ de la théorie culturelle, on a vu un post-structuralisme qui continue de s’accrocher avec nostalgie à la subversion du désir, tout en admettant sceptiquement son compromis définitif et sa nature complice, cédé le terrain à un postmodernisme pour lequel non seulement le fantasme fait véritablement partie intégrante de la réalité sociale actuelle, mais rend cette réalité d’autant plus attrayante.

Dans de telles conditions, l’esthétique revêt un charme évident. En effet, puisque la curieuse importance de l’esthétique dans la philosophie européenne moderne ne saurait être expliquée par un quelconque dévouement désintéressé à l’art chez la bourgeoisie, elle pourrait être envisagée comme un moyen de reformuler certains problèmes idéologiques pressants, parmi lesquels la notion d’autonomie et la relation entre forme et contenu. Concernant cette dernière, le problème est que la forme ne peut plus être vue comme immanente dans un ordre social anarchique ; mais si elle ne l’est pas, si des formes politiques, éthiques et juridiques sont manifestement trop « formalistes », extérieures au turbulent objet socio-économique, alors elles vont rapidement perdre toute crédibilité. Si la forme n’est plus métaphysiquement immanente aux relations sociales, et si elle ne peut pas simplement être présentée comme artificielle dans un geste moderniste auto-ironique, alors on peut soit rejeter la forme en tant que falsification intrinsèque (une doctrine commune aux camps par ailleurs opposés des puritains et des libertaires), ou alors rêver d’un ordre dans lequel la forme est tout simplement l’articulation complexe des parties constitutives de l’objet. Le microcosme de cet ordre est l’œuvre d’art. Cela satisfait la nostalgie organiciste des métaphysiciens tout en sécularisant résolument l’art, l’arrachant à la sphère sublunaire de quelque royaume néo-platonicien. Mais cela permet aussi à la forme de surgir logiquement de la dynamique de son contenu, ce qui est rarement le cas dans le monde divisé de la société bourgeoise. L’œuvre d’art, ou peut-être tout simplement le symbole, rassemble des flux dans le calme, tout en préservant leur vitalité, résolvant ainsi le conflit entre la dynamique capitaliste et la stabilité bourgeoise. Une contradiction factuelle est convertie en valeur spirituelle. Un humanisme rationnel apparaît à la fois contre le formalisme vide de sens et le libertarianisme informe.

Le discours esthétique est totalement dévolu à la cicatrisation d’une fissure entre la forme et le contenu, qui est endémique à l’ordre bourgeois en tant que tel et se manifeste notamment dans l’écart entre l’inertie de sa sphère morale et culturelle et le mouvement de son monde matériel. Il est toujours possible de réconcilier les deux en considérant la forme, ou la limite, comme la condition essentielle d’une dynamique potentiellement infinie. William Blake par exemple envisage clairement la forme gravée à la fois comme une amélioration et comme une émasculation du flux d’énergie éternelle, tandis que Fichte considère les objets comme une sorte de résistance éphémère face à laquelle le sujet recule et, ce faisant, découvre ses propres pouvoirs inépuisables. Pour Nietzsche et Foucault, le pouvoir produit un contre-pouvoir auquel il peut s’imposer, comme un homme doutant de sa virilité qui chercherait désespérément un partenaire de bras de fer. Si la forme est interne à la force, comme la bride qui incite à l’action, un certain nombre de difficultés peut être résolu.

Pourtant, l’esprit n’assimile pas facilement l’idée d’une forme de vie qui semble, dans la pratique, déconstruire la distinction entre l’ordre et la subversion qu’il s’efforce de maintenir en théorie, et qui le conduirait donc à percevoir dans les luttes de ses adversaires politiques une version parodique grotesque de lui-même. Il ne peut échapper à certaines leçons enseignées par ces adversaires, la plus évidente étant que si l’ordre peut faire sa révolution, alors ceux qui contestent cet ordre en sont également capables. Plus exactement, un gouvernement bourgeois maintient constamment dans les esprits de ses subalternes la plasticité inhérente du monde, ce qui n’est pas entièrement son intention. Mais le message sous-jacent est que la révolution anticapitaliste, si le système qu’elle combat est si perpétuellement rétif, doit être accomplie au nom d’une vie aussi tranquille que passionnante. Les gens d’âge mûr, tout comme les jeunes, ont leurs propres idées pour contribuer à la théorie révolutionnaire. Un matérialisme authentique rappelle sobrement à l’humanité aussi bien ses limites en tant que créature, frêle et vulnérable espèce vivante, que ses capacités d’imagination développées qui s’étendent bien au-delà du présent. Il faut lutter contre le terrible hybris du capitalisme et ses contraintes frictionnelles, ce qui était sans aucun doute ce que Walter Benjamin avait en tête quand il comparait la révolution socialiste à un train, non pas lancé à toute vitesse, mais en phase d’arrêt d’urgence. Brecht exprimait la même idée quand il faisait observer que c’est le capitalisme qui est radical, non le communisme. Après le capitalisme, la connexion intuitive entre la dynamique et la révolution devra être à nouveau examinée.

Épopées de la vie commerciale

Comme devra l’être, par ailleurs, la distinction tout aussi plausible entre la routine et l’exceptionnel. En fait, le démantèlement de cette opposition, connu sous le nom de roman, représente l’une des réalisations culturelles les plus étonnantes de la bourgeoisie. En défendant le genre nouveau qu’était le roman historique, Walter Scott espérait combiner romantisme et réalisme, l’armée flamboyante, le drame politique et religieux du passé écossais sectaire, avec l’équilibre moins attrayant de l’ère Williamite. Dans la politique du genre littéraire, la romance est jacobite alors que le récit quotidien est hanovrien. La romance opère dans le merveilleux, le roman dans la banalité, si bien qu’en tissant ces deux formes narratives en une seule, Scott peut forger un genre littéraire à la fois authentique au tumulte révolutionnaire et à l’atmosphère quotidienne de l’époque bourgeoise naissante. Toutefois, l’entrelacement n’est pas complet. Avec Scott, il ne s’agit pas de deux couches synchrones de l’histoire – les dimensions sage et turbulente de la modernité bourgeoise – mais d’un décalage chronologique décisif entre elles. C’est le contraste entre elles, et non leur connivence, qui est questionné. Nous passons de la sublimité primitive, pré-moderne, des Highlands, à la fois nobles et barbares, à la naissance ambiguë et insipide de la civilité, de la normalité et de la modération symbolisée par les Lumières des Lowlands et le règlement Williamite. On retrouve une chronologie sensiblement similaire dans le Bildungsroman [le « roman de formation » – NdT] de Tom Jones à Wilhelm Meister, puisque nous passons d’un règlement originaire à une période de conflit et de dislocation, puis à un état de stabilité final.

Ce qui est vrai pour Scott l’est dans un certaine mesure pour Stendhal, dont les personnages nobles sont pris dans le conflit entre l’idéalisme révolutionnaire du passé napoléonien et le pouvoir politique dégradé du présent. La différence essentielle est que pour Scott la perte du passé est bienvenue, alors que dans la fiction désabusée de Stendhal, elle est clairement tragique. Toutefois, Stendhal remarque que sur ce point la classe politique, avec ses intrigues de cour et ses valeurs militaires, peut toujours alimenter la romance. Au temps de l’Éducation sentimentale de Flaubert, la révolution politique et la vie quotidienne ne se croisaient que de manière contingente, d’une façon qui les dévaluait toutes les deux. C’est seulement avec Balzac, dont la Comédie humaine traite moins de l’idéalisme politique que des conditions sociales et économiques de la bourgeoisie, que l’épopée et le quotidien se combinent pleinement. Balzac a perçu ce qu’était réellement, dans un entrelacement d’héroïsme, de mélodrame et de monstruosité, l’existence banale de la bourgeoisie – comment les motivations les plus sordides et frivoles pouvaient encore, au stade de son émergence, générer des drames épiques captivants d’énergie et d’ambition.

Ce n’est pas simplement que ces banquiers, ces grands avocats et ces courtisans de la haute devaient emprunter leurs prestigieux costumes héroïques à l’Antiquité, comme Marx l’observera pour leur progéniture dans Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte. Au contraire, pour Balzac, tout le pathos du bourgeois héroïque doit être enregistré – et du temps de Gustave Flaubert, il sera plus ou moins tout ce qui est enregistré. Ces créatures rapaces et inépuisables avec leurs appétits grotesques et gargantuesques, leurs personnalités protéiformes et mortifères, leurs capacités à améliorer la vie, sont la substance de l’épopée. Mais aucune épopée classique n’a jamais imaginé que l’on pourrait tirer du commerce cette sorte de prodigieuse vitalité, cette destructivité tragique, ces personnages titanesques et cette vision panoramique qui relèvent normalement de questions martiales, mythologiques et politiques. Les Romantiques se sont trompés en pensant que le pouvoir et la gloire avaient disparu avec la modernité. Ils se sont simplement déplacés dans la société civile, et seront avec le modernisme conduits à s’installer à l’intérieur du sujet humain. Avec Ulysses, l’épopée bourgeoise devient une parodie d’épopée, même si l’inclination pointilleuse de Joyce au lieu commun (il disait avoir une mentalité d’épicier) préserve encore le souvenir ému de la chose réelle. Avant cela toutefois, Au Bonheur des dames de Zola avait réussi à arracher un dernier morceau de la mythologie héroïque du capitalisme de la fin du dix-neuvième siècle – non pas, bien sûr, des contraintes ennuyeuses de la production, mais du monde émergent de la consommation à grande échelle, avec ses grands magasins érotisés, majestueux, et son carnaval de délices sensuels.

Déguisement et représentation

Cependant, Balzac mis à part, le projet d’héroïsation d’une classe commerçante obstinément mondaine ne se fait pas sans difficultés. Il y a très certainement des exceptions notables comme dans le Buddenbrooks de Thomas Mann ; mais en général il semble impossible de valoriser l’entrepreneur autrement qu’en le montrant comme ce qu’il n’est pas – comme un naufragé sur une île déserte (Robinson Crusoé), un mage-philosophe (le Faust de Goethe), un officier militaire ou un capitaine d’industrie (Carlyle), un aristocrate fringuant (Disraeli), une héroïne Amazone (la Shirley de Charlotte Brontë), un démon tourmenté (l’Achab de Melville), un méchant de scène (le Dombey ou le Bounderby de Dickens) ou comme une sorte d’intellectuel qu’on ne voit jamais vraiment au travail, comme Charles Gould dans le Nostromo de Conrad, Gerald Crich dans les Femmes amoureuses de Lawrence, et Arnheim dans L’Homme sans qualités de Musil. Pour représenter ces personnages, on est forcé de les dépeindre suivant des modes figuratifs étrangers à leurs propres époques et lieux, puisant dans la pastorale, la mythologie, l’antiquité, le féodalisme, l’aristocratie, etc. Il y a effectivement quelque chose d’épique au sujet du capitalisme, mais quelque chose d’ignoble aussi, ainsi la culture littéraire oscille sur ce thème avec difficulté entre le bathos et l’hyperbole. Pour la lutte héroïque du capitalisme contre la Nature, par exemple, vous pouvez transposer l’entrepreneur de son bureau ou de son usine vers quelque domaine austère ou plus élémentaire, un océan comme chez Melville ou une jungle comme chez Conrad ; mais cela menace alors de saper tout le projet.

Il existe d’autres problèmes de représentation. D’une part, la société capitaliste est avant tout caractérisée par la présence sur la scène historique d’un nouveau type de protagoniste, les masses, dont Zola est le champion littéraire principal. Mais une culture individualiste n’est pas habitué à faire le portrait de figures collectives et le roman réaliste éprouve beaucoup de peine à dépeindre ce formidable nouvel agent (déjà présent mais invisible chez Baudelaire, tel un bourdonnement de fond, comme l’a montré Benjamin) sans retomber dans la vieille imagerie éculée de la foule insensée, de l’océan ballotté par la tempête ou de l’éruption volcanique. D’autre part, le principe fondateur de la société bourgeoise – la liberté – est par définition indéterminé, et passe donc à travers le filet de la représentation. La bourgeoisie est iconoclaste par nature, puisque présenter une image déterminée de la liberté serait en même temps lui porter un coup mortel. Pour le culte littéraire du personnage, il n’y a pas de manière adéquate de figurer l’ineffable unicité de l’individu, qui doit rester aussi insaisissable que le royaume nouménal de Kant. Chez Dickens, cette unicité est apparaît comme excentricité ; mais comme il appartient à l’excentricité de se répéter compulsivement, les particularités mêmes de la vie humaine finissent par fournir une taxonomie assez ordonnée de caractère. Le modernisme est le point à partir duquel l’indéterminé commence à infiltrer la forme aussi bien que le contenu : la seule voie pour refléter la liberté passe par une forme qui, étant elle même à peine déterminée, risque de s’évaporer complètement, un peu comme la syntaxe très fine de Henry James semble constamment sur le point de s’effondrer sous le poids des matériaux avec lesquels il travaille.

L’ordre bourgeois est stable parce qu’il est solidement fondé ; mais le principe de liberté dans lequel il est ancré est une sorte de pure négation ou d’indétermination sublimée, ce qui revient à dire que l’ordre n’est en réalité pas fondé du tout. En ce sens, la solidité bourgeoise se révèle aussi être en contradiction avec l’entreprise capitaliste. Les membres de cette société sont appelés à être à la fois de pieux fondationnalistes et des auto-inventeurs bénévoles, métaphysiciens dans la théorie et pragmatiques dans la pratique. L’individu chez Stendhal est un individu performatif dont l’artifice même et l’opportunisme mettent en cause l’existence enracinée et satisfaite que la classe moyenne continue néanmoins de rechercher avec nostalgie. Chez Dickens, les deux formes de subjectivité – performative et essentialiste – coexistent, partagées entre la populace et la bourgeoisie vertueuse. Même lorsque le monde de la modernité tardive est le plus complètement réifié et réglementé, nous sommes toujours censés croire que le déterminé est une négation de l’essence même de l’humanité bourgeoise. Mais le roman de la bourgeoisie tardive suggère autre chose. S’il ne peut plus être héroïque, ce n’est pas faute de guerres ni de révolutions, c’est soit parce que celles-ci ne peuvent plus nourrir la fiction, soit parce que l’individu ne peut plus modeler sa propre destinée. Si Ulysses est une épopée, elle est une épopée sans agents.

Prétendre que l’ordre bourgeois est toujours secrètement révolutionnaire revient à suggérer qu’il est à la fois policier et criminel, Holmes et Moriarty – ou plutôt, comme le Satan de Milton au tout début de l’époque bourgeoise en Angleterre, qu’il est à la fois le petit prince pompeux et le rebelle fougueux. Et cela signifie que les valeurs intemporelles cultivées dans les domaines éthique, juridique, domestique et culturel sont en contradiction avec les formes de vie protéiformes, diffuses et provisoires engendrées par le marché. Une ambivalence fatale sous-tend cet ordre à la Jekyll et Mr Hyde qui démantèle l’antithèse métaphysique entre le Bien et le Mal dans la réalité, plutôt que simplement en théorie. (On peut nuancer ce démantèlement avec, disons, le purgatoire de Dante, qui n’est pas une zone ambiguë entre le bien et le mal mais un monde avec ses frontières bien tracées, ses protocoles et ses règles d’admission.) À l’époque moderne, les tendances les plus naïves du Romantisme reformulent simplement le couple Bien/Mal en termes de dynamisme/immobilisme ; mais au sein d’un ordre social où le dynamisme est non seulement souvent destructeur, mais généralement du côté de la stabilité – c’est-à-dire que les forces productives doivent être développées de manière à maintenir le cadre des rapports sociaux existants – c’est manifestement insuffisant. (Dickens par exemple est à la fois alarmé et fasciné par la dynamique, comme le suggère son célèbre passage sur les chemins de fer dans Dombey et Fils.)

Un pacte avec le crime

Dans la réalité, la situation est plus complexe. En un sens, dans une stratégie de division et de reniement, la bourgeoisie projette ses propres qualités transgressives, « démoniaques », sur un autre monstre, tombant dès lors dans la plus plate et la plus monotone vertu, et se heurtant au passage à un problème culturel majeur. Comment la “bonne vie” peut-elle séduire l’imagination quand la bourgeoisie a défini la vertu non pas, en termes aristotélicien ou thomiste, comme énergie, capacité vitale, plénitude de la vie, mais par la prudence, l’abstinence, l’épargne, la frugalité, la chasteté et l’auto-discipline ? Comment le diable ne pourrait-il pas avoir de meilleurs arguments ? S’il s’agit d’un problème moral autant que culturel, c’est en partie parce qu’il semble y avoir quelque chose de fondamentalement transgressif dans l’art lui-même. L’essence de l’imagination est d’aller au-delà de l’évidence, de sorte qu’il y a quelque chose d’étrangement déceptif dans des romans comme Clarissa ou Mansfield Park qui profèrent les vertus les plus tranquilles et les plus convenables. Si Samuel Richardson était vraiment en accord avec la sainte Clarissa, il n’aurait pas pu imaginer la libertine Lovelace et n’aurait donc pas pu écrire le roman. Mais à moins que le Mal ne devienne irrésistiblement réel, la vertu qui lui résiste reste elle même irréelle. La production même de l’art va donc à l’encontre des prétentions du produit. Le bourgeois honnête peut rejeter l’artiste comme un dangereux transgresseur, mais la virulence avec laquelle il le fait, contrairement au puritain dénonçant la pornographie, trahit le fait qu’une partie de ce qu’il rejette ici est une intolérable image de lui-même.

À un moment donné de la société moderne naissante, le crime et l’infamie sont devenus glamours, et la canaille du roman picaresque en est venu à refléter non plus seulement le désir réprimé du citoyen, mais une bonne part de son activité réelle. Une éthique statique et sévère engendre son contraire sans foi ni loi, tout comme Oliver Twist engendre Fagin, ou Little Nell le malfaisant Quilp. Mais à un autre niveau, cette antithèse ne fait que révéler notre propre secret coupable, à savoir que de Macheath et Moll Flanders à John Gabriel Borkman, le véritable anarchiste est l’homme d’affaires. Vautrin, le banquier de la pègre chez Balzac, est l’un des exemples les plus extravagants de cette identité ; le Merdle de Dickens en est un autre. Entre le bourgeois et le bohémien, le citoyen et le criminel, la loi et la transgression, il existe une complicité secrète ainsi qu’un authentique antagonisme ; et c’est très certainement l’une des raisons pour lesquelles la littérature moderne européenne est parsemée de rencontres ambiguës entre ces deux morales. Othello et Iago, le Dieu et le Satan du Paradis perdu, Clarrisa et Lovelace chez Richardson, Urizen et Orc chez Blake, Faust et Mephistopheles chez Goethe, Oliver et Fagin, Catherine et Heathcliff, Achab et Moby Dick, Alyosha et Ivan Karamazov, Leopold Bloom et Stephen Dedalus, Zeitblom et Leverkühn du Docteur Faust de Mann : toutes ses confrontations sont, bien sûr, façonnées par leurs différentes circonstances historiques. Mais ce qui est commun à tous ces couples c’est, comme Franco Moretti le remarque de Faust et Mephistopheles chez Goethe, qu’il est impossible de déterminer si les deux partenaires sont alliés ou adversaires5.

Et quand ce n’est pas tout à fait impossible, c’est toujours curieusement ambigu. Dans chaque cas, un principe vertueux, héroïque ou prétendument positif affronte une force destructrice, trahissant une affinité secrète avec elle. Le Satan de Milton est un ange déchu, Iago montre une fascination perverse pour Othello, Clarissa et son séducteur Lovelace sont peut-être déjà amoureux ; Catherine et Heathcliff pourraient être frère et sœur, le dynamique Dedalus entrevoit un père de substitution dans l’apathique Bloom, tandis que le bourgeois impassible Zeitblom jouie, avec le diabolique Leverkühn, de cette sorte d’intimité horrifiée que le capitalisme libéral noue avec le fascisme. L’attrait du Bien pour le Mal est un thème respectable, mais le pacte secret du Bien avec le Mal, le lien subliminal entre eux l’est nettement moins. Une ambiguïté similaire marque quelques-uns des derniers personnages d’Henry James, qui peuvent aussi bien être lus comme angéliques ou démoniaques, comme des saints ou des intrigants. Avec James en effet, la distinction est finalement devenue indéchiffrable. Pour le dire autrement : dans la fiction de James, la finesse de la perception morale est désormais si dépendante de la vie civilisée, et donc de l’exploitation économique, que la séparation de la superstructure morale et de la base économique est plus ou moins complète – mais cela, ironiquement, au moment où les valeurs morales confrontées aux intérêts matériels les plus primaires doivent affirmer leur « belle » transcendance avec d’autant plus d’insistance.

Désaveu et récupération

Les affinités ne doivent pourtant pas nous détourner de l’antagonisme. La vitalité démoniaque et l’ordre moral peuvent être imbriqués ; mais la société capitaliste a aussi besoin de certains mécanismes de séparation et de déni, de sorte que les énergies perturbatrices soient chassées et que le domaine de la valeur soit par conséquent isolé du domaine du désir. Tout comme le moi freudien ou (dans les derniers écrits de Freud), comme la relation tendue entre Eros et Thanatos, cette civilisation tire son propre ordonnancement d’une dynamique qu’elle nie simultanément. Ou – pour poser le problème dans un autre registre philosophique –, comme les royaumes nouménal et phénoménal de Kant qui, s’ils interagissent inévitablement dans la texture même du roman sous la forme de valeurs morales ultimes et de réalité matérielle pratique, doivent idéologiquement parlant restés rigoureusement séparés. Joseph Conrad peut soutenir le code moral absolu de l’équipage d’un navire, mais seulement en supprimant le fait que, quelques pieds au-dessous du pont où ses marins demeurent si loyaux et inébranlables, se trouve la cargaison et avec elle, l’ensemble de l’entreprise d’exploitation économique à laquelle l’équipage est attaché. Franco Moretti a souligné que Méphistophélès, dans la seconde partie du Faust de Goethe, est là pour effectuer à la place du héros le sale travail économique, délestant Faust de cette culpabilité afin que celui-ci puisse finalement être le plus efficacement racheté6. Achab, qui projette sa propre noirceur sur Moby Dick, a également été interprété comme une sorte de dispositif de substitution en lui-même, tant son statut de héros tragique détourne l’attention critique loin de l’industrie de la chasse à la baleine dont il est un acteur majeur7.

Dès lors, le problème peut en quelque sorte être résolu par la prévision et le désaveu. Mais il peut aussi être résolu par la stratégie freudienne d’idéalisation ; et c’est une des grandes réussites de Goethe dans Faust. Avec Faust, la transgression devient transcendante – un effort spirituel permanent qui refuse de se reposer dans le présent, soit une version angélique de la volonté démoniaque. En effet, Faust ne sera damné que pour avoir cessé de lutter, et sa quête spirituelle est autant un défi à Méphistophélès que le fruit d’un pacte avec lui. Dans une équation magistrale, le désir est le salut, et il est donc dépouillé de la plupart de ses qualités hubristiques perturbantes. L’infinité du désir est un équivalent séculaire à l’éternité du paradis ; et quand Faust accède au paradis, l’un se transforme en l’autre.

Ce n’est dès lors plus une question de conflit entre une moralité statique et un monde matériel dynamique. Au contraire, bien vivre, c’est vivre de manière dynamique, doctrine que Nietzsche réitérera plus tard dans son propre style. Mais le prix semble en être l’abandon de la stabilité – et cela ne parait vraisemblable que dans une société à un stade précoce du développement capitaliste, avant que les ravages causés par la terrible énergie de ce système ne se fassent pleinement ressentir. Toutefois, La bourgeoisie peut désormais chercher à obtenir pour elle-même le meilleur des deux mondes, substituant au « mauvais » angélisme statique de la morale religieuse, l’« angélisme » positif du désir, qui refuse de se contenter du réel. L’héroïsme de Faust, dans le langage lacanien, consiste à ne pas céder sur son désir – ce qui veut dire accepter son manque (toujours un avant-goût de la mort) et non, comme Méphistophélès lui demande instamment, le combler avec le bric-à-brac d’un hédonisme trivial, ou le fixer sur un objet unique. En même temps, l’infinité du désir n’est pas nécessairement, pour Faust, une « mauvaise infinité », au sens de Hegel. Car si le désir est impalpable, il est aussi pleinement de ce monde où il est affaire de réalisations concrètes, comme les puissants systèmes d’irrigation de Faust. L’infini désigne simplement ce que vous avez encore à réaliser, ce qui relativise vos réalisations d’ordre « spirituel » traditionnelles, mais seulement à la lumière de ce que vous pourriez encore atteindre de manière non spirituelle.

Comme la forme marchandise, le désir est indifférent à la spécificité de son objet, refusant de se blottir dans son étreinte sensuelle. C’est une des raisons pour lesquelles il est si déstabilisant, car il vide le présent au nom d’un futur tout aussi vain. Il est à l’image du mode narratif de Balzac, sorte de pure narrativité sans contenu substantiel. Si toutefois vous espérez, comme Faust, vous engager dans un moment existentiel, savourer votre réussite et passer à autre chose, vous pourrez combiner un solide ancrage dans le monde à un processus d’auto-transformation incessant. Ce n’est rien moins que l’utopie bourgeoise. Car le problème avec la société bourgeoise, c’est que la liberté y est en contradiction avec le besoin d’une fondation inébranlable dans le monde ; fondation qui n’est pas seulement désirable en soi, mais essentielle pour que cette liberté soit effective. Comment peut-on être à la fois indépendant et attaché à son foyer ? Faust, dans ses vagabondages majestueux à travers le temps et l’espace, esquisse une sorte de réponse qui implique de redéfinir le sens du foyer. Si le monde entier est votre domicile, alors la liberté et l’appartenance ne sont plus nécessairement en contradiction. Le chemin qui nous mène de Goethe à la mondialisation n’est pas aussi tortueux qu’il n’y paraît. Mais quand bien même votre attachement au foyer ne menacerait votre liberté, quelqu’un d’autre pourrait toujours le faire. Dans Faust, cette menace est représentée par le couple de vieux paysans Philémon et Glaucis, dont la modeste cabane entrave les grands projets de mise en valeur des terres de Faust, et qui seront brutalement éliminés par ses laquais. Certains des Philemon et Glaucis de notre temps se montrent un peu plus intransigeants.

Tiré de New Left Review 14, mars-avril 2002. Publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Traduit de l’anglais par Thomas Voltzenlogel, révisé par Jean Morisot.

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  1. Pascal, Pensées. []
  2. Hans Reiss (éd.), Kant: Political Writings, Cambridge 1970, p. 143. []
  3. David Hume, Traité de la nature humaine []
  4. Franco Moretti, The Way of the World, London, 1987, p. 146. []
  5. Franco Moretti, Modern Epic, London 1996, p. 25. []
  6. Franco Moretti, Modern Epic, chapitre I. []
  7. P. Royster, « Melville’s Economy of Language », in Sacvan Bercovitch and Myra Jehlen, eds, Ideology and Classic American Literature, Cambridge 1986, pp. 313–14. []
Terry Eagleton