Genèse d’un repas, ou l’économie mondiale dans une boîte de thon

En 1978, Luc Moullet réalisait un film qui tend à représenter les rapports de production à l’échelle mondialisée. Aujourd’hui, à l’heure où la théorie sociale est animée par l’enjeu de la totalité et sa représentation, l’article d’Audrey Evrard décrypte ce film, Genèse d’un repas, pour en détailler l’apport essentiel : sa mise en scène novatrice des rapports néocoloniaux dans les chaînes globales de marchandises, la stratification raciale entre travailleurs du Nord et du Sud. Entre critique du consumérisme occidental et du racisme en milieu ouvrier, Genèse d’un repas est au plus proche d’une pratique de « cartographie cognitive » appelée de ses vœux par Fredric Jameson.

L’hypothèse communiste et la question de l’organisation

Quelles leçons politiques, stratégiques et organisationnelles peut-on tirer de la discussion philosophique sur le communisme ? C’est à cette question que se propose ici de répondre Peter Thomas, en replaçant le débat sur « l’hypothèse communiste » dans la perspective des théorisations de la forme-parti qui, de Lukács à l’opéraïsme en passant par Gramsci, ont émergé du mouvement ouvrier. Loin de toute fétichisation ou de toute critique abstraite du parti, l’auteur milite en faveur du réinvestissement de la figure gramscienne du « prince moderne », susceptible à ses yeux de promouvoir et de consolider les diverses luttes qui travaillent le présent historique.

Danses prolétariennes et conscience communiste

Le monde de la danse et le mouvement communiste n’ont pas toujours été indifférents l’un à l’autre. Dès 1921, Isadora Duncan et sa troupe jouaient une chorégraphie en Russie soviétique, au Bolchoï (Lénine faisait partie des spectateurs). Dans le droit fil de Duncan et à travers le syndicalisme, des compagnies de danse ouvrière ont vu le jour aux États-Unis, sous l’influence du parti communiste. Très féminisées, ces troupes proposaient non seulement un espace d’expression et de sociabilité au mouvement communiste, elles donnaient forme à divers récits de parti, comme la solidarité interraciale ou l’émancipation des femmes. Mais ces danses débordaient aussi leur contenu doctrinal, à travers des métaphores anti-industrielles, ou une emphase sur le travail domestique réalisé par les femmes ouvrières. L’activité artistique révèle ainsi la richesse théorique et idéologique des mouvements communistes, ou de leur dissidence.

[Audio] Rencontre-débat : « Décoloniser l’anarchisme » avec George Ciccariello-Maher

Il faut repenser l’anarchisme à partir du contexte non européen. C’est la conséquence que tire George Ciccariello-Maher de la cécité des mouvements libertaires occidentaux à l’égard des forces anti-étatiques en Amérique latine. Plutôt qu’un schéma doctrinal issu d’une tradition délimitée, il faut chercher l’anarchisme dans les pratiques d’insoumission et d’autodéfense populaires. C’était l’objet d’une conférence organisée par Période le 4 décembre dernier, ici disponible en téléchargement et en streaming.

Lire « Le Capital » après Louis Althusser : la centralité de la forme-valeur

Parfois, Le Capital de Marx est envisagé comme un livre d’économie classique. Il n’en est rien. Comme le rappelle John Milios dans ce texte, la rupture de Marx avec Ricardo et Smith est totale et irréversible. Marx déplace les questions posées. Loin de se contenter de présenter le travail comme source de valeur, il interroge la manière dont cette valeur nous apparaît : la monnaie, les prix, ces grandeurs abstraites qui semblent aller de soi. Milios confronte les intuitions des « nouvelles lectures de Marx » allemandes aux propositions d’Althusser et des auteurs de Lire le Capital. Il renoue en cela le fil d’un marxisme critique, résolument opposé à toute lecture économiste de Marx.

L’imaginaire colonisé. Rencontre entre Heiner Müller et Harun Farocki

Un échange entre deux figures de l’esthétique émancipatrice : Heiner Müller et Harun Farocki. De Brecht à Godard, de Fantasia au cinéma est-allemand, le dramaturge et le cinéaste s’interrogent sur le statut de l’image à l’aube des années 1980, sur les possibilités du théâtre et l’avenir du cinéma occidental. Comment échapper au simulacre, à la prolifération des images comme substitut à une expérience réelle ? D’une certaine manière, Müller et Farocki nous invitent à réfléchir sur le sens actuel de l’allégorie, sa capacité à totaliser l’expérience historique ou à la rendre inintelligible.

Camarade prisonnier !

Lorsqu’il reçoit le « Booker Prize » en 1972 pour son grand roman « G », John Berger décide de partager la moitié du gain avec le « Black Panthers Party » afin de « retourner ce prix contre lui-même ». Un geste éminemment politique qui témoigne d’un engagement radical et jamais renié en faveur de l’émancipation. Écrivain, critique d’art et peintre, John Berger a construit une œuvre dans laquelle les modalités esthétiques et sensibles de l’égalité réfléchissent la nécessité historique du combat pour la libération de l’humanité. Ce qu’exprime admirablement ce texte, « Camarade prisonnier ! » véritable réquisitoire contre la mutilation de la vie et réflexion sur la domination du capital dont la figure carcérale en fournirait l’allégorie.

Misère dans la philosophie marxiste : Moishe Postone lecteur du Capital

Aux yeux d’une certaine lecture de Marx, toute l’histoire du marxisme n’aurait été qu’un malentendu sur le projet politique et l’analyse marxiennes. Le « marxisme traditionnel » n’aurait trouvé en Marx qu’une critique des inégalités, de la propriété privée et de l’anarchie du marché, ouvrant la porte aux dérives staliniennes et réformistes. Chez le plus éminent représentant de ces nouvelles interprétations, Moishe Postone, le capital devient l’unique sujet du présent historique, un système autonomisé face auquel nous serions réduits à l’attente d’une libération que nul ne saurait provoquer. La lutte des classes n’est ici plus d’aucun recours, incapable de s’attaquer au cœur du système. Jacques Bidet révèle aussi bien les limites que l’attrait de cette analyse unilatérale et impuissante : Postone s’appuie sur l’échec des tentatives émancipatrices du XXe siècle pour tracer un horizon impressionniste, par la manipulation habile des concepts marxiens et l’occultation du réel historique. 

La théorie du système-monde et la transition au capitalisme : perspectives historique et théorique

Bon nombre d’historiens ont insisté sur le rôle de la mondialisation dans le développement du capitalisme, allant parfois jusqu’à assimiler capitalisme et marché mondial. Mais assimiler capitalisme et commerce, comme le fait par exemple Immanuel Wallerstein, conduit à négliger l’importance des rapports de classe et des luttes dans l’évolution historique. Comme le souligne Robert Brenner, dans cet article, le capitalisme commence et se déploie à travers une série de techniques, de rapports de pouvoir, d’innovations qui transforment le contrôle sur les producteurs. La singularité du capitalisme, c’est de déposséder absolument les travailleurs de tout autre moyen de subsistance que le marché et de révolutionner les techniques existantes. Par ces commentaires critiques, Brenner propose une lecture alternative des trajectoires de l’économie-monde et en éclaire, implicitement, les dynamiques réellement antisystémiques.

Horizons marxistes en anthropologie : entretien avec Maurice Godelier

De Marx à l’anthropologie économique, des rapports de production aux métamorphoses de la parenté, Maurice Godelier est un auteur prolifique et son œuvre représente une authentique contribution matérialiste aux sciences sociales. Dans une première partie de cet entretien, Godelier revient sur les épisodes qui ont scandé sa trajectoire marxiste en anthropologie au gré des rencontres, avec Braudel, Levi-Strauss, Eleanor Leacock et bien d’autres. Dans une seconde partie, Maurice Godelier présente le résultat théorique de ses recherches. Il expose les limites mais aussi l’actualité des concepts issus du marxisme, la nécessité de penser les médiations plurielles et complexes entre des rapports de production donnés et des sociétés humaines, et l’importance d’une pensée matérialiste de la croyance.