Droit et État

Qu’est-ce que l’État ? Comment se constitue-t-il et quelles fonctions remplit-il dans la société ? C’est à ces questions qu’entreprend de répondre Evgeny Pašukanis dans cet extrait de son ouvrage classique de 1924, La théorie générale du droit et le marxisme. Pour Pašukanis l’État ne se réduit ni à l’ensemble des normes juridiques dont il assure la validité, ni à un simple instrument aux mains des classes dominantes, encore moins à l’expression d’une quelconque volonté générale. Il représente bien plutôt la forme spécifique que prend le pouvoir de la bourgeoisie dans une société marchande, où les rapports de classe prennent la forme de rapports privés entre individus supposés libres et égaux.

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La relation juridique ne présuppose pas par « nature » un état de paix, de même que le commerce n’exclut pas à l’origine le vol à main armée, mais va au contraire de pair avec lui. Le droit et l’arbitraire, ces deux concepts apparemment opposés, sont liés en réalité très étroitement. Cela est exact non seulement pour la période la plus ancienne du droit romain, mais aussi pour les périodes ultérieures. Le droit international moderne comprend une partie très importante d’arbitraire (rétorsions, représailles, guerre, etc.). Même dans l’état bourgeois « bien ordonné » la matérialisation des droits selon l’opinion d’un juriste aussi perspicace qu’Hauriou a lieu, pour chaque citoyen, à ses propres «  risques et périls ». Marx formule cela de manière encore plus nette dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique : « Le Faustrecht (le droit du plus fort) est également un droit1. » Cela n’est pas un paradoxe, car le droit est, tout comme l’échange, un moyen de communication entre des éléments sociaux dissociés. Le degré de cette dissociation peut être historiquement plus ou moins grand, mais elle-même ne peut jamais disparaître totalement. Ainsi par exemple les entreprises appartement à l’État soviétique remplissent en réalité une tâche collective ; mais elles doivent s’en tenir dans leur travail aux méthodes du marché, elles ont chacune d’entre elles des intérêts particuliers. Elles s’opposent l’une à l’autre en tant qu’acheteur et vendeur, agissent à leurs propres risques et périls et doivent par conséquent nécessairement se trouver réciproquement en relation juridique. La victoire finale de l’économie planifiée fera de leur liaison réciproque une liaison exclusivement technique et rationnelle et tuera ainsi leur « personnalité juridique ». Quand on nous présente par conséquent la relation juridique comme une relation organisée et bien réglée, en identifiant ainsi le droit et l’ordre juridique, on oublie qu’en réalité l’ordre n’est qu’une tendance et le résultat final (de surcroît encore imparfait), mais jamais le point de départ et la condition de la relation juridique. L’état de paix lui-même, qui semble être continu et uniforme à la pensée juridique abstraite, n’existait pas du tout comme tel aux premiers stades de développement du droit. L’antique droit germanique connaissait différents degrés de paix : la paix dans la maison, la paix à l’intérieur de l’enclos, la paix à l’intérieur du village. Et le degré de cet état de paix s’exprimait par le degré de gravité de la peine qui frappait celui qui la violait.

L’état de paix devient une nécessité quand l’échange devient un phénomène régulier. Lorsque les garanties pour le maintien de la paix étaient insuffisantes, les échangistes préféraient ne pas se rencontrer personnellement, mais examiner à tour de rôle les marchandises en l’absence de l’autre partie. En général cependant le commerce exige que se rencontrent non seulement les marchandises mais aussi les personnes. À l’époque de l’ordre gentilice tout étranger était considéré comme un ennemi ; il était une proie comme les bêtes sauvages. Seuls les usages de l’hospitalité donnaient l’occasion de rapports avec les tribus étrangères. Dans l’Europe féodale, l’Église essaya de réfréner les guerres privées ininterrompues en proclamant pendant des périodes déterminées la « trêve de Dieu2. »

En même temps les marchés et les centres commerciaux commencèrent à jouir de privilèges particuliers. Les marchands se rendant au marché obtinrent des sauf-conduits et leur propriété fut protégée contre les saisies arbitraires, tandis que des juges spéciaux assurèrent l’exécution des contrats. Ainsi naquit un « jus mercantorum » spécial ou un «  jus fori » qui devient le fondement du droit municipal ultérieur.

À l’origine les centres de foires te les marchés étaient parties intégrantes de domaines féodaux et étaient simplement des sources de profits avantageuses pour le seigneur féodal de l’endroit. Lorsque la paix du marché était accordée à une localité quelconque cela n’était destiné qu’à remplir les caisses du seigneur féodal et à servir par conséquent ses intérêts privés. Mais dans la mesure où le pouvoir féodal assuma le rôle de garant de la paix, indispensable aux contrats d’échanges, il revêtit, grâce à ses nouvelles fonctions, un caractère public nouveau qui lui était d’abord étranger. Un pouvoir de type féodal ou patriarcal ne connaît pas de frontière entre le privé et le public. Les droits publics du seigneur féodal à l’encontre de ses paysans étaient en même temps ses droits comme propriétaire privé ; inversement ses droits privés peuvent être interprétés, si l’on veut, comme des droits politiques, c’est-à-dire publics. De même, le « jus civile » de la Rome antique est interprété par beaucoup de juristes (Gumplowicz par exemple) comme droit public puisque ses fondements et ses sources étaient l’appartenance de l’individu à une organisation gentilice donnée. En réalité nous avons affaire à une forme juridique embryonnaire qui n’a pas encore développé en elle-même les déterminations opposées et corrélatives de « droit privé » et de « droit public ». C’est pourquoi tout pouvoir qui porte les traces de rapports patriarcaux ou féodaux est caractérisé en même temps par la prédominance de l’élément théologique sur l’élément juridique. L’interprétation juridique, c’est-à-dire rationnelle, du phénomène du pouvoir ne devient possible qu’avec le développement de l’économie monétaire et du commerce. Seules ces formes économiques engendrent l’opposition entre la vie publique et la vie privée qui revêt avec le temps un caractère « éternel » et « naturel » et qui constitue le fondement de toute théorie juridique du pouvoir.

L’État moderne, au sens bourgeois du terme, naît au moment où l’organisation du pouvoir de groupe ou de classe englobe des relations marchandes suffisamment étendues3. Ainsi à Rome le commerce avec les étrangers, les pérégrins, etc., exigeait la reconnaissance de la capacité juridique civile des personnes qui n’appartenaient pas à l’organisation gentilice. Mais cela supposait déjà la distinction entre le droit public et le droit privé.

Le divorce entre le principe de droit public de la souveraineté territoriale et le principe de la propriété privée de la terre s’accomplit dans l’Europe médiévale plus tôt et plus complètement qu’ailleurs à l’intérieur des enceintes des villes. Là les obligations réelles et personnelles inhérentes à la terre se différencient plus tôt qu’ailleurs en impôts et en charges au profit de la communauté urbaine d’une part et en redevances fondées sur la propriété privée d’autre part4.

La domination de fait revêt un caractère de droit public prononcé dès que naissent à côté et indépendamment d’elle des rapports qui sont liés à l’acte d’échange, c’est-à-dire des rapports privés par excellence. Dans la mesure où l’autorité apparaît comme le garant de ces rapports, elle devient une autorité sociale, un pouvoir public, qui représente l’intérêt impersonnel de l’Ordre5.

L’État en tant qu’organisation de la domination de classe et en tant qu’organisation destinée à mener les guerres externes ne nécessite pas d’interprétation juridique et ne la permet même pas du tout. C’est un domaine où règne la soi-disant raison d’État qui n’est autre que le principe de l’opportunité pure et simple. L’autorité comme garant de l’échange marchand, par contre, peut non seulement être exprimée dans le langage du droit, mais se présente elle-même comme droit et seulement comme droit, c’est-à-dire se confond totalement avec la norme abstraite objective6.

C’est pourquoi toute théorie juridique de l’État qui veut saisir toutes les fonctions de l’État est à présent nécessairement inadéquate. Elle ne peut pas être le reflet fidèle de tous les faits de la vie de l’État et elle ne donne qu’une reproduction idéologique, c’est à dire déformée, de la réalité.

La domination de classe, dans sa forme organisée comme dans sa forme inorganisée, est beaucoup plus étendue que le domaine qu’on peut désigner comme étant la sphère officielle de la domination du pouvoir d’État. La domination de la bourgeoisie s’exprime aussi bien dans la dépendance du gouvernement vis-à-vis des banques et des groupements capitalistes que dans la dépendance de chaque travailleur particulier vis-à-vis de son employeur, et dans le fait enfin que le personnel de l’appareil d’État est intimement lié à la classe régnante. Tous ces faits, dont on pourrait multiplier à l’infini le nombre, n’ont aucune espèce d’expression juridique officielle, mais concordent exactement dans leur signification avec les faits qui trouvent une expression juridique très officielle tels que par exemple la subordination des mêmes ouvriers aux lois de l’État bourgeois, aux ordres et décrets de ses organismes, aux jugements de ses tribunaux, etc. À côté de la domination de classe directe et immédiate se constitue une domination médiate, réfléchie, sous la forme du pouvoir d’État officiel en tant que pouvoir particulier détaché de la société. Ainsi surgit le problème de l’État qui offre autant de difficultés à l’analyse que le problème de la marchandise.

Engels, dans son livre, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, considère l’État comme l’expression du fait que la société s’est empêtrée dans des conditions de classe insolubles. « Mais, dit-il, pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose du pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société doit estomper le conflit, le maintenir, dans les limites de ‘‘l’ordre’’ ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État7. » Dans cet exposé il y a une endroit qui n’est pas très clair et qui apparaît par la suite quand Engels dit que le pouvoir d’État doit naturellement tomber dans les mains de la classe la plus forte qui « grâce à lui devient aussi classe politiquement dominante8 ». Cette phrase laisse supposer que le pouvoir d’État ne naît pas comme une force de classe, mais comme quelque chose de situé au-dessus des classes, qui sauve la société de la désagrégation et devient un objet d’usurpation seulement après coup. Une telle conception contredirait bien entendu les réalités historiques. Nous savons que l’appareil du pouvoir d’État a toujours été créé par la classe dominante. Nous croyons qu’Engels lui-même aurait repoussé une telle interprétation de ses paroles. Mais quoi qu’il en soit, sa formulation n’est quand même pas très claire. D’après elle l’État surgit parce qu’autrement les classes s’anéantiraient mutuellement dans une lutte acharnée où périrait la société toute entière. Par conséquent l’État naît lorsqu’ aucune des deux classes en lutte n’est capable d’obtenir une victoire décisive. Dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien l’État établit ce rapport d’équilibre et alors ce serait une force située au-dessus des classes, ce que nous ne pouvons pas admettre ; ou bien il est le résultat de la victoire de l’une des classes. Dans ce cas cependant la nécessité de l’État pour la société disparaît puisque, avec la victoire décisive d’une classe, l’équilibre est à nouveau rétabli et la société sauvée. Derrière toutes ces controverses se cache une seule et même question fondamentale : pourquoi la domination de classe ne demeure-t-elle pas ce qu’elle est, à savoir l’assujettissement d’une partie de la population à l’autre ? Pourquoi revêt-elle la forme d’une domination étatique officielle, ou ce qui revient au même, pourquoi l’appareil de contrainte étatique ne se constitue-t-il pas comme l’appareil privé de la classe dominante, pourquoi se sépare-t-il de ces dernière et revêt la forme d’un appareil de pouvoir public impersonnel, détaché de la société9 ?

Nous ne pouvons pas nous contenter de l’explication selon laquelle il est avantageux pour la classe dominante d’ériger un écran idéologique et de cacher sa domination de classe derrière le paravent de l’État. Car bien qu’une telle explication soit sans aucun doute correcte, elle ne nous dit pas pourquoi une telle idéologie a pu naître et par conséquente aussi pourquoi la classe dominante peut se servir d’elle. L’utilisation consciente des formes idéologiques est en effet différente de leur origine qui est généralement indépendante de la volonté des hommes. Si nous voulons mettre à nu les racines d’une idéologie donnée, nous devons chercher les rapports réels dont elle est l’expression. Nous nous heurterons alors par ailleurs à la différence fondamentale qui existe entre l’interprétation théologique et l’interprétation juridique du concept de « pouvoir d’État ». Dans le premier cas nous avons affaire à un fétichisme de la plus pure espèce ; c’est pourquoi nous ne réussirons pas à découvrir dans les représentations et les concepts correspondants autre chose que le dédoublement idéologique de la réalité, c’est-à-dire de ces mêmes rapports effectifs de domination et de servitude. La conception juridique par contre est une conception unilatérale dont les abstractions expriment seulement un des aspects du sujet réellement existant, c’est-à-dire de la société de production marchande.

Dans ses Problemy marksistskoj teorii prava, I. P. Razumovskij me reproche de transposer sans raison les questions de la domination et de la servitude dans la sphère indéterminée du « dédoublement de la réalité » et de ne pas leur accorder dans l’analyse de la catégorie du droit la place qui leur convient. Le fait que la pensée religieuse ou théologique représente un « dédoublement de la réalité » n’a plus besoin, me semble-t-il, après Feuerbach et Marx, d’être discuté. Je ne vois là rien d’indéterminé ; la chose est au contraire claire et simple : l’assujettissement des paysans au seigneur féodal fut la conséquence directe et immédiate du fait que le seigneur féodal était un grand propriétaire terrien et disposait d’une force armée. Cette dépendance immédiate, ce rapport de domination de fait, revêtit progressivement un voile idéologique : le pouvoir du seigneur féodal fut progressivement déduit d’une autorité divine supra-humaine : « nulle autorité qui ne provienne de Dieu ». La subordination de l’ouvrier salarié au capitaliste et sa dépendance vis-à-vis de lui existe également sous une forme immédiate : le travail mort accumulé domine ici le travail vivant. Mais la subordination de ce même ouvrier à l’État capitaliste n’est pas identique à sa dépendance à l’égard du capitaliste singulier, qui est simplement déguisée sous une forme idéologique dédoublée. Ce n’est pas la même chose, premièrement parce qu’il existe ici un appareil particulier séparé des représentants de la classe dominante, situé au-dessus de chaque capitaliste singulier et qui figure comme une force impersonnelle. Ce n’est pas la même chose, deuxièmement parce que cette force impersonnelle ne médiatise pas chaque rapport d’exploitation. Le salarié n’est en effet pas contraint politiquement et juridiquement de travailler pour un entrepreneur déterminé, mais il lui vend formellement sa force de travail sur la base d’un libre contrat. Dans la mesure où le rapport d’exploitation se réalise formellement comme rapport entre deux propriétaires de marchandises « indépendants » et «  égaux », dont l’un, le propriétaire, vend sa force de travail et l’autre, le capitaliste, achète celle-ci, le pouvoir politique de classe peut revêtir la forme d’un pouvoir public.

Le principe de la concurrence qui règne dans le monde bourgeois-capitaliste ne permet, comme nous l’avons déjà dit, aucune possibilité de rattacher le pouvoir politique à l’entrepreneur individuel (comme dans le féodalisme où ce pouvoir était lié à la grande propriété foncière). « La libre concurrence, la liberté de la propriété privée, ‘‘l’égalité des droits’’ sur le marché, et la garantie de l’existence de la classe comme telle uniquement, créent une nouvelle forme de pourvoir d’État, la démocratie, qui fait accéder au pouvoir une classe collectivement10 ».

Il est tout à fait exact que « l’égalité des droits » sur le marché crée une forme spécifique de pouvoir, mais le lien entre ces phénomènes ne se situe pas du tout là où Podvolovkij le croit être. En premier lieu le pouvoir, même s’il n’est pas lié à l’entrepreneur individuel, peut rester une affaire privée de l’organisation capitaliste. Les associations d’industriels avec leur réserve financière en cas de conflits, leurs listes noires, leur lock-out et leurs corps de briseurs de grève sont indubitablement des organes de pouvoir qui existent à côté du pouvoir officiel, c’est-à-dire du pouvoir d’État. Ensuite l’autorité à l’intérieur de l’entreprise reste l’affaire privée de chaque capitaliste individuel. L’instauration d’un ordre interne de travail est un acte de législation privée, c’est-à-dire un élément authentique de féodalisme, même si les juristes bourgeois se donnent beaucoup de peine pour donner à la chose une tournure moderne en construisant la fiction d’un soi-disant contrat d’adhésion11 ou de pleins pouvoirs particuliers que le capitaliste recevrait prétendument des organes du pouvoir public afin « d’exercer avec succès la fonction sociale nécessaire et utile de l’entreprise12. »

Dans les cas présent cependant l’analogie avec les rapports féodaux n’est pas forcément exacte, car, comme le dit Marx : « L’autorité du capitaliste, dans le procès direct de production, parce qu’il personnifie le capital, la fonction sociale qui lui vaut sa qualité de directeur et maître de la production, diffère essentiellement de l’autorité basée sur la production due aux esclaves, aux serfs, etc. En régime capitaliste de production, la masse de producteurs immédiats se trouvent face à face avec le caractère social de leur production, sous forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social, parfaitement hiérarchisé, du procès de travail (mais les porteurs de cette autorité ne sont plus, comme dans les formes antérieures de production, des seigneurs politiques ou théocratiques, s’ils la détiennent c’est simplement qu’ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail)13. » Des rapports de domination et de servitude peuvent ainsi également exister dans le cadre du mode capitaliste de production, sans s’éloigner pour autant de la forme concrète sous laquelle ils apparaissent : comme domination des rapports de production sur les producteurs. Mais étant donné précisément qu’ils n’apparaissent pas ici sous une forme masquée comme dans l’esclavage ou le servage14, on s’explique pourquoi ils passent inaperçus aux yeux des juristes.

Dans la mesure où la société représente un marché, la machine d’État se réalise effectivement comme la volonté générale impersonnelle, comme l’autorité du droit, etc. Sur le marché, comme nous l’avons déjà vu, chaque acquéreur et chaque vendeur est sujet juridique par excellence. Là où les catégories de valeur et de valeur d’échange entrent en scène, la volonté autonome des échangistes est une condition indispensable. La valeur d’échange cesse d’être valeur d’échange, la marchandise cesse d’être marchandise quand les proportions d’échange sont déterminées par une autorité située en dehors des lois immanentes du marché. La contrainte, en tant qu’injonction basée sur la violence et adressée par un individu à un autre individu, contredit les prémisses fondamentales des rapports entre les propriétaires de marchandises. C’est pourquoi, dans une société de propriétaires de marchandises et à l’intérieur des limites de l’acte d’échange, la fonction de contrainte ne peut pas apparaître comme une fonction sociale, étant donné qu’elle n’est pas abstraite et impersonnelle. La subordination à un homme comme tel, en tant qu’individu concret, signifie dans la société de production marchande la subordination arbitraire car celle-ci coïncide avec la subordination d’un propriétaire de marchandise à un autre. C’est pourquoi aussi la contrainte ne peut pas apparaître ici sous sa forme non masquée comme un simple acte d’opportunité. Elle doit apparaître plutôt comme une contrainte provenant d’une personne collective abstraite, et qui n’est pas exercée dans l’intérêt de l’individu dont elle provient – car chaque homme est homme égoïste dans une société de production marchande – mais dans l’intérêt de tous les membres participant aux rapports juridiques. Le pouvoir d’un homme sur un autre est transposé dans la réalité comme le pouvoir du droit, c’est-à-dire comme le pouvoir d’une norme objective impartiale.

La pensée bourgeoise qui tient le cadre de la production marchande pour le cadre éternel et naturel de toute société, considère ainsi le pouvoir d’État abstrait comme un élément appartenant à toute société en général. Cela fut exprimé de la manière la plus naïve par les théoriciens du droit naturel qui fondèrent leur théorie du pouvoir sur l’idée des rapports entre des personnes indépendantes et égales et qui pensèrent ainsi procéder des principes des rapports humains comme tels. Ils ne firent en réalité que développer sous différentes nuances l’idée d’un pouvoir qui relie entre eux les propriétaires de marchandises indépendants. C’est ce qui explique les traits fondamentaux de cette doctrine qui apparaissent très nettement chez Grotius. Pour le marché les propriétaires de marchandises qui participent à l’échange représentent le fait primaire, tandis que l’ordre autoritaire est quelque chose de dérivé, de secondaire, qui s’ajoute de l’extérieur aux propriétaires de marchandises existants. C’est pourquoi les théoriciens du droit naturel considèrent le pouvoir d’État non pas comme un phénomène né historiquement et par conséquent lié aux forces agissantes dans la société en question, mais l’envisagent de manière abstraite et rationaliste. Dans les rapports des propriétaires de marchandises entre eux la nécessité d’une contrainte autoritaire surgit chaque fois que la paix est troublée ou que les contrats ne sont pas exécutés de plein gré. C’est pourquoi la doctrine du droit naturel réduit la fonction du pouvoir d’État au maintien de la paix et réserve à l’État la détermination exclusive d’être un instrument du droit. Enfin, sur le marché, chaque propriétaire de marchandises possède cette qualité par la volonté des autres et tous sont propriétaires de marchandises par leur volonté commune. C’est pourquoi la doctrine du droit naturel fait dériver l’État du contrat conclu entre différentes personnes isolées. Tel est le squelette de toute la doctrine qui, suivant la situation historique ou la sympathie politique et la capacité dialectique de tel ou de tel auteur, tolère les variations concrètes les plus diverses. Elle permet des déviations aussi bien républicaines que monarchistes et en général les degrés les plus divers de démocratisme et de révolutionarisme.

Tout compte fait, cette théorie fut pourtant la bannière révolutionnaire sous laquelle la bourgeoisie mena ses luttes révolutionnaires contre la société féodale. C’est ce qui détermine également le destin de la doctrine. Depuis que la bourgeoisie est devenue une classe dominante, le passé révolutionnaire du droit naturel commence à éveiller en elle des appréhensions et les théories dominantes s’empressent de mettre de côté cette doctrine du droit naturel. Bien entendu cette théorie du droit naturel ne résiste à aucune critique historique ou socialiste, car l’image qu’elle donne ne correspond en aucun cas à la réalité. Mais le plus singulier est que la théorie juridique de l’État, qui a remplacé la théorie du droit naturel et qui a rejeté la théorie des droits innés et inaliénables de l’homme et du citoyen, en se donnant ainsi la dénomination de théorie « positive », déforme la réalité effective au moins autant15. Elle est contrainte de déformer la réalité parce que toute théorie juridique de l’État doit poser nécessairement l’État comme une puissance autonome séparée de la société. C’est précisément en cela que réside l’aspect juridique de cette doctrine.

C’est pourquoi, bien que l’activité de l’organisation étatique ait lieu effectivement sous la forme d’ordres et de décrets qui émanent de personnes singulières, la théorie juridique admet premièrement que ce ne sont pas des personnes qui donnent les ordres, mais l’État, et deuxièmement que ces ordres sont soumis aux normes générales de la loi qui exprime à nouveau la volonté de l’État16. Sur ce point la doctrine du droit naturel n’est pas plus irréaliste que toute autre doctrine juridique de l’État, y compris la théorie la plus positive. L’essentiel de la doctrine du droit naturel consistait en effet à admettre à côté des différentes sortes de dépendances d’un homme vis-à-vis d’un autre (dépendances dont cette doctrine faisait abstraction) un autre type de dépendance encore, celle vis-à-vis de la volonté générale, impersonnelle, de l’État.

Mais cette construction précisément constitue également le fondement de la théorie juridique de « l’État comme personne ». L’élément de droit naturel dans la théorie juridique de l’État se situe beaucoup plus profondément que cela ne paraît aux critiques de la doctrine du droit naturel. Il réside dans le concept même de pouvoir public, c’est-à-dire un pouvoir qui n’appartient à personne en particulier, qui se situe au-dessus de tous et qui s’adresse à tous. En s’orientant d’après ce concept, la théorie juridique perd inévitablement le contact avec la réalité. La différence entre la doctrine du droit naturel et le positivisme juridique moderne consiste uniquement en ceci que la première a perçu plus distinctement le lien logique existant entre le pouvoir d’État abstrait et le sujet abstrait. Elle saisit les rapports mystifiés de la société de production marchande dans leur connexion nécessaire et fournit ainsi un exemple de clarté classique dans la construction. Le soi-disant positivisme juridique au contraire n’a même pas clarifié ses propres prémisses logiques.

L’État juridique est un mirage, mais un mirage qui convient fort bien à la bourgeoisie, car il remplace l’idéologie religieuse en décomposition et cache la réalité de la domination de la bourgeoisie aux yeux des masses. L’idéologie de l’État juridique convient encore plus que l’idéologie religieuse parce qu’elle ne reflète pas complètement la réalité objective, bien qu’elle s’appuie sur elle. L’autorité comme « volonté générale », comme « force du droit » se réalise dans la société bourgeoise dans la mesure où celle-ci représente un marché17. De ce point de vue les règlements de police peuvent également figurer comme l’incarnation de l’idée kantienne de la liberté limitée par la liberté d’autrui.

Les propriétaires de marchandises libres et égaux qui se rencontrent sur le marché ne sont tels que dans le rapport abstrait de l’appropriation et de l’aliénation. Dans la vie réelle ils sont mutuellement liés par toutes sortes de liens de dépendance réciproque. Ainsi par exemple le petit commerçant et le commerçant en gros, le paysan et le propriétaire foncier, le débiteur ruiné et son créancier, le propriétaire et le capitaliste. Tous ces innombrables rapports de dépendance concrets constituent le fondement réel de l’organisation étatique. Pour la théorie juridique de l’État pourtant tout se passe comme s’ils n’existaient même pas. De plus, la vie de l’État consiste en luttes de différentes forces politiques, c’est-à-dire de classes, de partis, de toutes sortes de groupements possibles ; c’est là que se cachent les véritables ressorts du mécanisme de l’État. Ceux-ci demeurent aussi incompréhensibles pour la théorie juridique que les rapports mentionnés précédemment. Certes, le juriste peut faire preuve de plus ou moins grande souplesse et de capacité d’adaptation aux faits ; il peut par exemple, à côté du droit écrit, prendre également en considération les règles non écrites qui sont nées progressivement dans la pratique de l’État, mais cela ne change rien à son attitude de principe vis-à-vis de la réalité. Une certaine discordance entre la vérité juridique et la vérité qui est le but de recherche historique et sociologique est inévitable. Cela ne provient pas seulement du fait que la dynamique de la vie sociale jette par-dessus bord les formes juridiques figées et que le juriste est ainsi condamné à venir toujours quelques temps en retard dans son analyse ; car si le juriste reste pour ainsi dire à jour18 avec les faits dans ses affirmations, il les reproduit d’une autre façon que le sociologue. Le juriste en effet, s’il reste juriste, part du concept de l’État comme d’une force autonome qui s’oppose à toutes les autres forces individuelles et sociales. Du point de vue historique et politique les décisions d’une organisation de classe ou d’un parti influents ont une importance aussi grande et parfois plus grande que les décisions du parlement ou de toute autre institution de l’État. Du point de vue juridique au contraire cette sorte de faits n’existe pour ainsi dire pas. Par contre, si l’on met entre parenthèses le point de vue juridique, on peut apercevoir dans chaque décision du parlement, non pas un acte de l’État, mais une décision prise par un groupe ou une clique déterminés (qui agissent tout autant par des motifs individuels égoïstes ou des motifs de classe que n’importe quel autre groupe). Le théoricien extrême du normativisme, Kelsen, en conclut que l’État n’existe en général qu’en tant qu’objet de la pensée, en tant que système fermé de normes ou d’obligations. Une telle immatérialité de l’objet de la théorie du droit public a dû certes effrayer les juristes praticiens. Ceux-ci perçoivent en effet, si ce n’est avec leur raison, du moins instinctivement, la valeur indubitablement pratique de leurs concepts, précisément dans ce monde inique et non pas seulement dans le règne de la pure logique. « L’État » des juristes malgré sa « nature idéologique » est lié à une réalité objective, tout comme le rêve le plus fantastique repose quand même sur la réalité.

Cette réalité est tout l’appareil d’État lui-même avec tous ses éléments matériels et humains.

Avant de créer des théories achevées, la bourgeoisie construisit sont État d’abord dans la pratique. Le processus commença, en Europe occidentale dans les communautés urbaines19.

Alors que le monde féodal ignorait toute différence entre les ressources personnelles du seigneur féodal et les ressources de la communauté politique, la caisse municipale commune apparut dans les villes d’abord sporadiquement et ultérieurement comme une institution permanente20.

L’esprit des « affaires de l’État » acquiert alors pour ainsi dire son assise matérielle.

La création de ressources financières étatiques favorisa l’apparition d’hommes qui vivent de ces ressources : employés et fonctionnaires. À l’époque féodale les fonctions administratives et judiciaires étaient remplies par les serviteurs du seigneur féodal. Les services publics, au sens propre du terme, n’apparaissent au contraire que dans les communautés urbaines ; le caractère public de l’autorité trouve alors son incarnation matérielle. La procuration, au sens du droit privé d’un mandat donné pour conclure des affaires juridiques, se sépare du service public. La monarchie absolue n’eut alors plus qu’à prendre possession de cette forme d’autorité publique qui était née dans les villes et à l’appliquer à un territoire plus vaste. Tout perfectionnement ultérieur de l’État bourgeois, qui eut lieu aussi bien à travers des explosions révolutionnaires que par une adaptation pacifique aux éléments monarchistes féodaux, peut être ramené à un principe unique d’après lequel aucun des deux échangistes sur le marché ne peut régler le rapport d’échange de sa propre autorité ; celui-ci exige au contraire une tierce partie incarnant la garantie réciproque que les possesseurs de marchandises s’accordent mutuellement en leur qualité de propriétaires et personnifiant par conséquent les règles des rapports d’échange entre les possesseurs de marchandises.

La bourgeoisie posa ce concept juridique de l’État à la base de ses théories et essaya de les transposer dans la pratique. Elle le fit en se laissant guider toutefois par le fameux principe du « pour autant que21 ». La bourgeoisie en effet n’a jamais perdu de vue, au nom de la pureté théorique, l’autre aspect de la question, à savoir que la société de classe n’est pas seulement un marché où se rencontrent des propriétaires de marchandises indépendants, mais aussi, en même temps, le champ de bataille d’une guerre de classes acharnée, dans laquelle l’appareil d’État représente une arme très puissante. Sur ce champ de bataille les rapports ne se forment pas du tout dans l’esprit de la définition kantienne du droit comme la restriction minimum de la liberté de la personne, indispensable à la coexistence humaine. Gumplowicz a ici parfaitement raison quand il explique qu’une telle sorte de droit n’a jamais existé car, « le degré de ‘‘Liberté’’ des uns ne dépend que du degré de domination des autres. La norme de la coexistence n’est pas déterminée par la possibilité de la coexistence, mais par la domination des uns sur les autres ». L’État comme facteur de force dans la politique intérieure et extérieure : telle est la correction que la bourgeoisie dut apporter à sa théorie et à sa pratique de « l’État juridique ». Plus la domination de la bourgeoisie fut ébranlée, plus ces corrections devinrent compromettantes et plus vite « l’État juridique » se transforma en une ombre immatérielle jusqu’à ce qu’enfin l’aggravation extraordinaire de la lutte des classes force la bourgeoisie à jeter complètement le masque de l’État de droit et à dévoiler l’essence du pouvoir d’État comme la violence organisée d’une classe de la société sur les autres.

 

Texte initialement paru dans Evgeny B. Pašukanis, La théorie générale du droit et du marxisme, trad. Jean-Marie Brohm, Paris, EDI, 1970, p. 123-139. Publié avec l’aimable autorisation de Jean-Marie Brohm.

Retranscrit par Marie Suvéran.

 

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  1. K. Marx, Introduction générale à la critique de l’Économie politique, 1857, dans Contribution à la critique de l’Économie politique, traduction Maurice Husson et Gilbert Badia, Ed. Sociales, Paris, 1967, p. 153. []
  2. Il est intéressant de noter que l’Église, par le fait même de prescrire pour certains jours la « trêve de Dieu » sanctionnait pour le reste du temps les guerres privées. Au XIe siècle il fut proposé de supprimer totalement ces guerres privées. Gérard, évêque de Cambrai protesta énergiquement contre cela et déclara que l’exigence d’une trêve de Dieu permanente contredisait « la nature humaine ». Cf. S. A. Kotijarevskij, Vlast’ i pravo (autorité et droit), Moscou, 1925, p. 189. []
  3. Cf. M. Hauriou, Principes du droit public, p. 272. []
  4. Cf. O. Gierke, Das Deutsche Genossenschaftsrecht, 3 vol., Berlin, 1873; vol. 2: Geschichte des deutschen Körperschaftsbegriffs, p. 648. []
  5. En réalité les seigneurs féodaux occidentaux tout comme les princes russes ne furent en aucun cas conscients de cette haute mission qui leur était dévolue et considérèrent leur fonction de gardien de l’ordre purement et simplement comme une source de revenus ; les historiographes bourgeois ultérieurs ne manquèrent pas pourtant d’imputer à ces seigneurs féodaux et à ces princes russes des mobiles imaginaires, car pour ces historiens les rapports bourgeois et le caractère public qui en résulte avaient valeur de norme éternelle et immuable. []
  6. Du reste, la norme objective est présentée comme la conviction générale des individus soumis à la norme. Le droit serait la conviction générale des personnes qui sont mutuellement en rapport juridique. La naissance d’une situation juridique serait par conséquent la naissance de la conviction générale qui aurait une force astreignante et qui exigerait d’être exécutée. Cf. G. F. Putcha, Vorlesungen über das heutige römische Recht. Cette formule dans son universalité apparente n’est en réalité que le reflet idéal des conditions des rapports marchand. Sans ces dernières la formule n’a aucun sens. Personne n’osera pretendre que par exemple la situation juridique des ilotes à Sparte fut le résultat de leur conviction générale devenue force astreignante. Cf. Gumplowicz, Rechtsstaat und Sozialismus. []
  7. F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), paris, Ed. Sociales, p. 156. []
  8. Idem, p. 157 []
  9. À notre époque, où les luttes révolutionnaires se sont intensifiées, nous pouvons observer comment l’appareil officiel de l’État bourgeois cède la place aux corps francs des fascistes, etc. cela nous prouve encore une fois que lorsque l’équilibre de la société est ébranlé, celle-ci ne cherche pas son salut dans la création d’un pouvoir situé au-dessus des classes, mais dans la tension maxima de toutes les forces des classes en lutte. []
  10. I. P. Podvolockij, Marksistskaja teorija prava, op. cit., p. 33. []
  11. En français dans le texte (N.d.t.). []
  12. Tal’, « Juridičeskaja priroda organicii ili vnutrennego porjadka predprijatija » (la nature de l’organisation ou l’ordre interne de l’entreprise) in : Juridičeskij Vestnik, 1915, IX/I. []
  13. K. Marx, Le Capital, Livre III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éd. Sociales, 1976, p. 793. []
  14. Idem, p. 751. []
  15. Je n’ai pas besoin de prouver cette proposition en détail, car je peux me référer ici à la critique des théories juridiques de Laband, Jellinek, etc. par Gumplowicz (cf. ses livres Rechtsstaat und Sozialismus, et Gechschite der Staatstheorien) ou encore au travail remarque de V. V. ADORACKIJ, Gosudarstvo (L’État), Moscou, 1923). []
  16. Nous devons relever ici une petite contradiction. Si ce ne sont pas les hommes qui agissent, mais l’État lui-même pourquoi alors insister particulièrement sur la soumission aux normes de ce même État ? Cela n’est en effet qu’une répétition d’une seule et même chose. En général, d’ailleurs, la théorie des organes de l’État est une des pierres d’achoppement de la théorie juridique. Une fois venu à bout avec peine de la définition de l’État, le juriste qui veut continuer à voguer tranquillement rencontre un nouvel écueil : le concept « d’organe ». Ainsi par exemple chez Jellinek, l’État n’a pas de volonté, mais seulement les organes de l’État. Il faut alors se demander comment ces organes sont nés ? Sans organe il n’existe pas d’État. La tentative pour éluder la difficulté, en concevant l’État comme un rapport juridique, ne remplace le problème général que par une série de cas particulier où il se désagrège. Car tout rapport juridique publique concret contient en soi le même élément de mystification que l’on retrouve dans le concept général de « l’État comme personne ». []
  17. Lorenz Stein a, comme on sait, opposé l’État idéal, situé au-dessus de la société, à l’État absorbé par la réalité, c’est-à-dire d’après notre terminologie, à l’État de classe. Comme tel il désignait l’État féodal absolutiste, qui protège les privilèges de la grande propriété foncière et l’État capitaliste qui garantit les privilèges de la bourgeoisie. Mais une fois que l’on a retranché ces réalités historiques il ne reste que l’État comme chimère d’un fonctionnaire prussien ou l’État comme garantie abstraite des conditions des échanges fondés sur la valeur. Dans la réalité historique cependant « l’État de droit » c’est-à-dire l’État situé au-dessus de la société, se réalise en fait uniquement comme son propre contraire, c’est-à-dire comme un « comité exécutif des affaires de la bourgeoisie ». []
  18. En français dans le texte (N.d.T.). []
  19. S. A. Kotljarevskij, Vlast’i pravo, op.cit., p. 193. []
  20. L’antique communauté allemande, la Marche, n’était pas une personne juridique disposant d’une propriété. Le caractère public des pâtures s’exprimait dans le fait que celles-ci étaient utilisées par tous les membres de la Marche. Les contributions destinées aux besoins publics n’étaient perçues que sporadiquement et toujours strictement en proportion des besoins. S’il y avait un reste, il était destiné à la subsistance commune. Cet usage montre combien était étrangère la notion de ressources publiques permanentes. []
  21. La bourgeoisie anglaise qui s’assura plus tôt que toutes les autres bourgeoisies la domination du marché mondial et qui par suite de sa situation insulaire se sentit invulnérable, put aller plus loin que toutes les autres bourgeoisies dans le sens de la réalisation de « l’État de droit ». La réalisation la plus conséquente du principe juridique dans les rapports réciproques entre le pouvoir d’État et le sujet singulier ainsi que la garantie la plus efficace pour que les porteurs du pouvoir ne puissent pas outrepasser leur rôle, celui de la personnification d’une norme objective, sont données par la subordination des organes étatiques à la juridiction d’un tribunal indépendant (qui bien entendu n’est pas indépendant de la bourgeoisie). Le système anglo-saxon est une sorte d’apothéose de la démocratie bourgeoise. Mais dans d’autres conditions historiques la bourgeoisie est prête également, pour ainsi dire dans le pire des cas, à s’accommoder d’un système qui peut être désigné comme la « séparation de la propriété de l’État » ou « césarisme ». Dans ce cas, la clique régnante, avec son arbitraire despotique illimité (qui suit deux directions : une interne contre le prolétariat et une externe sous la forme d’une politique extérieure impérialiste) crée apparemment le terrain pour la « libre auto-détermination de la personne » dans la vie civile. Ainsi par exemple, d’après Kotljarevskij, « l’individualisme juridique privé s’accorde en général avec le despotisme politique. Le code civil naît à une époque qui n’est pas seulement caractérisée par un manque de liberté politique dans l’ordre étatique français, mais également par une certaine indifférence à l’égard de cette liberté, qui se manifesta déjà pour ainsi dire très clairement lors du 18 Brumaire. Une telle liberté juridique privée ne donne pas seulement lieu à un accommodement avec beaucoup de côtés de l’activité de l’État, mais confère aussi à ce dernier un certain caractère de légalité » (Vlast’ i pravo, op. cit., p. 171). On trouve une brillante caractérisation des rapports de Napoléon Iᵉʳ avec la société civile chez Marx dans Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, trad. E. Cogniot, Paris, Éd. sociales, 1969, p. 150. []
Evgeny Pasukanis