[Guide de lecture] Marxisme et Amérique latine

Dans le courant des années 2000, l’Amérique Latine est devenue, ou redevenue, une référence obligée des débats dans la gauche radicale. La plupart du temps, ces débats se sont cependant focalisés, selon les affinités politiques de leurs protagonistes, sur le processus bolivarien ou le mouvement zapatiste. Par contraste, c’est à un élargissement temporel et spatial des termes de la discussion marxiste sur l’Amérique Latine que nous invite Jeffery R. Webber dans ce guide de lecture. Périodisant l’histoire longue des innovation théoriques et des expérimentations pratiques qu’a connu le continent sud-américain de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, il propose un cartographie d’ensemble des « vents de la transformation et de la restauration » qui soufflent actuellement sur la région.

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Toute périodisation du marxisme latino-américain entraîne nécessairement le recours à des simplifications schématiques, mais implique également de passer sous silence les courants qui viennent rompre ou qui vont à rebours des tendances les plus fortes. Néanmoins, un guide de lecture peut fournir quelques pistes permettant de contourner les obstacles d’une unification abstraite.

La phase initiale de formation du marxisme latino-américain (1870-1910) inclut la diffusion des écrits de Marx et d’Engels dans la région, l’organisation des premières sections latino-américaines de l’Internationale Communiste, ainsi que les premières étapes d’élaboration de programmes socialistes dans des pays comme Cuba, le Mexique, l’Uruguay et l’Argentine.

La deuxième phase révolutionnaire (1910-1932), qui débute avec la révolution mexicaine de 1910, a fait émerger les problématiques liées à la terre, à la libération des peuples indigènes, à l’unité des peuples d’Amérique latine envisagée du point de vue des classes populaires et des groupes opprimés, au rôle des luttes nationales et anti-impérialistes, ainsi qu’au caractère socialiste des révolutions se dessinant à l’horizon. Dans le sillage de la Révolution russe de 1917 apparaissent les premiers Partis Communistes — Argentine (1918), Uruguay (1920), Chili (1922), Mexique (1919) et Brésil (1922). Cette époque fut celle des figures iconiques, à l’instar du révolutionnaire cubain Julio Antonio Mella et, surtout, du péruvien José Carlos Mariátegui, qui comptent encore aujourd’hui comme les théoriciens latino-américains les plus originaux. Cette deuxième phase s’est achevée avec le massacre sanglant des insurgés communistes lors des soulèvements de 1932 au Salvador.

Au cours des décennies qui ont suivi ce massacre au Salvador, les principaux courants du marxisme latino-américain ont perdu une part de leur autonomie et de leur audace, ce qui correspond à la troisième phase (1932-1959). Les Partis Communistes de la région ont été systématiquement placés sous la coupe du stalinisme, au cours de ce qui allait s’avérer être une phase terriblement sclérosée du marxisme, qui a duré jusqu’à la Révolution cubaine de 1959. Pendant la majeure partie des années 1930, 1940 et 1950, la doctrine staliniste du développement progressif a prévalu, toute révolution étant circonscrite à l’intérieur des frontières du modèle national-démocratique, en accord avec la phase de développement féodal présumée de la région. Dans cette optique, l’étape suivante du processus de développement devait consister en une longue période de développement capitaliste, nécessitant des alliances à court et moyen termes entre les classes populaires et les bourgeoisies nationales « progressives ». La révolution socialiste ne pourrait possiblement advenir que dans un futur lointain, une fois que les forces productives auraient été suffisamment perfectionnées.

Avec la Révolution cubaine a débuté la quatrième phase d’expérimentation révolutionnaire dans l’histoire du marxisme latino-américain (1959-1980), traversant le Chili d’Allende, prenant une dernière inspiration dans le Nicaragua sandiniste avant d’être rapidement éclipsée par la contre-réforme néolibérale des années 1980 et 1990. Les nombreuses lignes et courants de la théorie de la dépendance ont joué un rôle central dans cette tourmente politique et intellectuelle. Les débats au sein mais aussi autour de la théorie de la dépendance sont alors d’une importance cruciale.

La cinquième phase (1980-2000) prend place durant le règne de l’orthodoxie néolibérale dans la région, et se caractérise sans surprise par la rétractation, la défaite et l’autocritique, mais aussi, aux marges, par la réhabilitation. Cette époque a été celle de l’abandon de la stratégie révolutionnaire, de la chute des régimes bureaucratiques de l’Union soviétique et de ses satellites, de la transition capitaliste en Chine, de l’isolement de la Révolution cubaine et de la défaite de la Révolution au Nicaragua. La majorité des intellectuels marxistes latino-américains ont quitté le navire, se tournant dès lors vers une pensée post-marxiste ou explicitement libérale.

Au XXIe siècle, la surprenante intensité du cycle de révolte extra-parlementaire et les contradictions au sein des gouvernements successifs de gauche, ont stimulé l’émergence d’une nouvelle ère du marxisme latino-américain, la sixième phase, qui se poursuit actuellement (2000— ). Il est sans doute imprudent d’émettre des jugements récapitulatifs en ce qui concerne les principales caractéristiques de la théorie et de la pratique créées jusque ici, et certainement prématuré de déterminer si la phase du marxisme amorcée en 2000 touche à sa fin parallèlement à la fin du cycle politique des derniers tournants de gauche. On peut cependant hasarder une conclusion provisoire — la dernière période du marxisme latino-américain a été caractérisée par des éclats d’originalité et de profondeur tels que l’on n’en avait plus observé depuis les années 1959-1980 et, en même temps, par des signes de rigidité sclérosée et des formules dogmatiques qui ne s’étaient plus vues depuis les années 1932-1959. Au sein de cette tempête, dans laquelle est prise la gauche dans la région, les vents de la transformation et de la restauration soufflent l’un contre l’autre, de façon indéterminée.

Je propose dans ce qui suit une liste idiosyncratique et à l’évidence extrêmement partiale de textes importants qui abordent (historiquement et, dans une moindre mesure, théoriquement) chacune de ces phases, dont certains sont largement reconnus en tant qu’interventions cruciales dans le marxisme latino-américain et d’autres dont on n’a pas suffisamment su percevoir l’importance.

Introduction

Michael Löwy, (dir.), Le Marxisme en Amérique latine de 1909 à nos jours : anthologie. Paris : Maspero, 1980. Le long chapitre introductif de ce recueil constitue l’entreprise de périodisation des évolutions intellectuelles et politiques du marxisme la plus convaincante disponible en français. Les principaux textes des mouvements et partis qui suivent le chapitre introductif sont vastes et viennent éclairer les fils rouges qui traversent le vingtième siècle, bien que ceux-ci ne soient pas exhaustifs.

  1. 1870-1910

José Aricó, Marx and Latin America. Trad. David Broder. Chicago : Haymarket Books, 2015. C’est vraisemblablement le livre le plus important en Amérique latine sur la question de la pertinence de l’œuvre de Karl Marx pour comprendre les réalités latino-américaines. Aricó soutient que dans les écrits, peu nombreux, de Marx portant sur l’Amérique latine, ce dernier avait en grande partie tort. Cependant, en prenant en compte les tendances contradictoires et les courants opposés dans la production de Marx, plutôt que d’élever ses écrits en dogme eurocentrique d’une idée linéaire du progrès, on peut en faire une lecture qui continue d’éclairer les potentialités révolutionnaires latino-américaines.

  1. 1910-1932

Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine, 1910-1920 [1971]. Trad. Jean-Luc Abramson et Jean-Pierre Paute. Paris : Syllepse, 1995. Gilly, un Argentin longtemps exilé à Mexico, est l’un des historiens-sociologues les plus novateurs d’Amérique latine. Cette « histoire populaire » de la Révolution mexicaine a été rédigée alors qu’il était détenu à la prison mexicaine de Lecumberri à la fin des années 1960. Publié initialement en 1971, le livre a connu plus de trente rééditions au Mexique. Cette lecture peut être complétée par celle des biographies de certaines des figures centrales de la révolution telles que : Friedrich Katz, The Life and Times of Pancho Villa; John Womack, Emiliano Zapata et la révolution mexicaine ; et Claudio Lomnitz, The Return of Comrade Ricardo Flores Magón.

Harry E. Vanden et Marc Becker, dir., José Carlos Mariátegui : An Anthology. New York : Monthly Review Press, 2011. Ce recueil des écrits de José Carlos Mariátegui est le plus complet disponible en anglais. Dans l’œuvre de Mariátegui, une dialectique utopique-révolutionnaire qui emprunte certains de ses éléments à un passé indigène précapitaliste vient sous-tendre une vision avant-gardiste de l’émancipation socialiste. Ce sont les ouvriers et les paysans qui sont, stratégiquement, désignés comme étant les sujets révolutionnaires, en opposition au capital étranger mais aussi aux classes antagonistes de leur propre pays. La perspective adoptée par Mariátegui frappe au cœur de l’orthodoxie du Comintern — il a été taxé de populiste — et du nationalisme régnant dans son pays, tout en se répercutant dans l’idéologie de son parti populiste le plus important, l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA). Pour Mariátegui, la communauté indigène n’était pas un vestige, mais un organisme vivant.

Jeffrey Gould et Aldo A. Lauria-Santiago, To Rise in Darkness: Revolution, Repression, and Memory in El Salvador, 1920-1932. Durham : Duke University Press, 2008. La première phase révolutionnaire du marxisme latino-américain, enclenchée par les révolutions mexicaine et russe, s’est achevée en 1932 au Salvador. En janvier, cette année-là, des milliers de travailleurs ruraux indigènes et ladino (non-indigènes) ont protesté contre la fraude électorale et la répression des grèves. Les rebelles ont pris le contrôle de certaines municipalités dans le centre et l’ouest du Salvador. Le soulèvement a été organisé par les communistes, nombre d’entre eux étant eux-mêmes des travailleurs ruraux indigènes et des militants syndicaux des plantations de café. Les militaires salvadoriens et les milices paramilitaires alliées ont rapidement repris les villes et massacré des milliers de militants, principalement indigènes et ruraux. Les leaders du Parti Communiste du Salvador — Farabundo Martí, Alfonso Luna, Mario Zapata and Miguel Mármol — ont été emprisonnés avant l’insurrection : une mesure répressive orchestrée par l’État. Les documents du Parti datant de cette période montrent que l’objectif de ce soulèvement n’était rien de moins qu’une transformation socialiste de la société salvadorienne, dont l’initiative était née indépendamment de toute directive émanant du Kremlin.

  1. 1932-1959

Caio Prado, Jr., The Colonial Background of Modern Brazil. Trad. Suzette Macedo. Berkeley : University of California Press, 1967 [1942]. Caio Prado, Jr., longtemps pilier du Parti Communiste Brésilien, a été l’un des historiens du Brésil les plus importants du XXe siècle. Cet ouvrage est l’un de ses classiques. Publié pour la première fois au Brésil en 1942, il est resté pendant des décennies la seule histoire économique synthétique sérieuse de la structure socio-économique de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle au Brésil.

Daniel James, Resistance and Integration: Peronism and the Argentine Working Class, 1946-1976. Cambridge : Cambridge University Press, 1994. Cette troisième phase d’un marxisme relativement sclérosé coïncide avec une période de populisme classique en Amérique latine. En Argentine, le péronisme constitue bien sûr le principal exemple de ce phénomène. Ce texte de référence sur le péronisme classique a donné de la vitalité à l’approche socio-historique d’E.P. Thompson en Argentine. James considère que le succès du péronisme classique découle de sa capacité à capter le sentiment du d’agentivité sociale et politique de la classe laborieuse à l’époque des débuts de l’industrialisation en Argentine. Cette phase du péronisme a avant tout permis l’expression des contradictions de la conscience de classe. La contradiction repose d’un côté sur la fidélité à un équilibre entre classes encouragée par le mouvement, ainsi que la subordination des intérêts du prolétariat à la nation, et d’un autre côté, l’apparition de formes multidimensionnelles de contre-cultures du prolétariat et de la résistance que celles-ci permettaient — des contre-cultures qui allaient défier à plusieurs égards les hiérarchies sociales établies et les symboles de l’autorité.

James Dunkerley, Rebellion in the Veins: Political Struggle in Bolivia, 1952-82. London/New York : Verso, 1984. Bien qu’il soit passé à côté du caractère précurseur des rébellions paysannes indigènes ultérieurement mises en avant par Laura Gotkowitz dans A Revolution for Our Rights : Indigenous Struggles for Land and Justice in Bolivia, 1880-1952, l’ouvrage de Dunkerley reste l’étude la plus précise et la plus fascinante de la Révolution bolivienne nationale-populiste de 1952, ainsi que de son renversement et de la descente vers les régimes autoritaires d’extrême-droite qui ont suivi entre 1964 et 1982.

Greg Grandin, The Last Colonial Massacre: Latin America in the Cold War. Chicago : University of Chicago Press, 2004. Cet ouvrage est un livre d’histoire et d’anthropologie extraordinaire tout à fait unique. Celui-ci s’ouvre sur la question de la terreur de la Guerre froide en Amérique latine, envisagée à travers le prisme guatémaltèque. Le Guatemala constitue la toile de fond parfaite d’une histoire de l’Amérique latine : la Révolution d’octobre 1944 a nourri l’espoir d’une démocratie socialisée à travers la réforme agraire ainsi que d’autres initiatives ; le coup d’État appuyé par les États-Unis en 1954 a mis fin à ce rêve, instituant un règne de la terreur ; la gauche était forcée, tôt ou tard, de reprendre la guérilla après que toutes les autres formes d’action politiques aient échoué. Quant aux escadrons de la mort, aux viols, à la torture, aux disparitions, aux enlèvements et aux massacres, soutenus par les agences centrales d’intelligence américaines entraînées et équipées, ceux-ci ont atteint leur apogée avec le génocide racial de 1981-1982. En 1996, avec plus de 200 000 personnes assassinées par l’État guatémaltèque, les quarante années de guerre civile se sont achevées, laissant une gauche vaincue et un idéal de socialisme démocratique totalement anéanti.

  1. 1959-1980

Gilbert M. Joseph and Greg Grandin, dir., A Century of Revolution: Insurgent and Counterinsurgent Violence during Latin America’s Long Cold War. Durham : Duke University Press, 2010. Ce recueil est le meilleur, disponible en anglais, sur l’insurrection et la contre-insurrection en Amérique latine au XXe siècle. Le chapitre introductif panoramique de Grandin constitue l’une des entreprises les plus convaincantes de périodisation synoptique et de théorisation de la « Longue Guerre froide » latino-américaine. Le recueil inclut une étude comparative de la violence et de la terreur au cours des révolutions russe et mexicaine par Friedrich Katz, un chapitre de Carlota McAllister sur l’insurrection et la contre-insurrection guatémaltèques et sur la question des rapports entre la guérilla et les indigènes, un texte de Gerado Rénique sur le Sentier lumineux et la terreur d’État au cours de la guerre civile péruvienne, ainsi qu’un texte de Forrest Hylton sur la paramilitarisation en Colombie.

Samuel Farber, Cuba Since the Revolution of 1959: A Critical Assessment. Chicago : Haymarket, 2011. Le travail de Farber sur Cuba a longtemps défendu l’idée d’un socialisme démocratique révolutionnaire par en bas. Cet ouvrage, qui constitue une synthèse historique exigeante et nuancée de la Révolution cubaine depuis 1959, fournit un guide politique indispensable de ce petit État insulaire qui s’est avéré déterminant dans l’histoire de l’Amérique latine ainsi que dans les dynamiques de la Guerre froide au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Avec une maîtrise magistrale des détails historiques et un regard analytique perspicace, Farber propose une cartographie sans précédent des débats idéologiques et des bilans politiques cubains relatifs au développement économique, à la politique internationale, aux fluctuations socio-culturelles concernant la race et le genre, mais aussi aux réalités ouvrières et paysannes. Tout en reconnaissant les progrès en matière d’éducation et de santé, dus au processus révolutionnaire et en défendant la souveraineté cubaine contre l’intervention impérialiste quel qu’en soit le prétexte, Farber vient briser le mythe idyllique répandu par les défenseurs de gauche du régime politique autoritaire. Le travail de Farber peut être lu en parallèle des écrits du plus grand historien de Cuba écrivant en anglais, Louis A. Pérez, Jr. qui propose une perspective différente et une approche historique plus large, notamment dans son ouvrage Cuba : Between Reform and Revolution.

Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism. Second edition, Oxford: Oxford University Press, 1989. C’est une étude passionnante qui aborde, selon une approche ascendante, la « route démocratique vers le socialisme » chilienne sous le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973). Les travailleurs ayant pris le pouvoir et cherché à implanter le socialisme dans la plus grande filature de coton chilienne, l’usine Yarur, sont au cœur de cette étude. Winn montre de quelle façon ces travailleurs se sont radicalisés, comment l’étendue des changements qu’ils envisageaient sérieusement dépassait — menant ainsi à des heurts avec — la vision de l’administration d’Allende. Ce livre va de pair avec celui de Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde, ainsi qu’avec le film documentaire épique en trois parties de Patricio Guzmán, Battle of Chile.

Matilde Zimmermann, Sandinista : Carlos Fonseca and the Nicaraguan Revolution. Durham : Duke University Press, 2000. Les portraits biographiques, lorsqu’ils sont bien faits, peuvent apporter de nouveaux points d’entrée dans les processus révolutionnaires. C’est le cas de cette biographie. Carlos Fonseca, tué au cours d’une bataille en 1976, trois ans avant que la révolution ne triomphe, était un intellectuel de premier plan et un penseur stratégique du Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Au-delà de la vie de Fonsesca, l’ouvrage de Zimmermann met au jour les conflits internes complexes et les tournants idéologiques du FSLN au fil du temps.

Timothy Wickham-Crowley, Guerrillas and Revolution in Latin America: A Comparative Study of Insurgents and Regimes Since 1956. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1991. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un travail marxiste, cet ouvrage apparaît ici en tant qu’il constitue sans doute l’étude comparative la plus systématique et la plus sérieuse disponible en anglais des guérillas insurrectionnelles rurales en Amérique latine au XXe siècle.

James Brennan, The Labor Wars in Cordoba, 1955-1976: Ideology, Work, and Labor Politics in an Argentine Industrial City. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1998. L’histoire marxiste de l’Amérique latine après 1959 est trop souvent réduite aux seules guérillas et mouvements insurrectionnels ruraux — puis, plus tard, urbains. Ce livre vient rectifier ce récit prédominant. Brennan explore la façon dont la deuxième ville la plus importante d’Argentine, ville universitaire et centre de l’industrie automobile du pays a été témoin du soulèvement le plus explosif de la classe ouvrière qu’ait connu l’Amérique latine après la guerre, le cordobazo de 1969. Pour les lecteurs européens, les correspondances avec les dynamiques française et italienne au cours de la même période sont particulièrement intéressantes.

Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Dépendance et développement en Amérique latine. Trad. Annie Morvan. Paris : PUF, 1978. Ce livre est probablement le plus important volume sur la théorie de l’indépendance en Amérique latine, tout en étant également l’un des rares qui soient disponibles en anglais ou en français. Publié initialement en 1969, des versions provisoires ont abondamment circulé de part et d’autre d’Amérique latine au cours des deux années précédentes. Cardoso est certainement davantage reconnu aujourd’hui pour son apostasie, d’abord comme président du Brésil et, l’année dernière, pour avoir défendu le coup d’État du parlement à l’encontre de Dilma Rousseff. Néanmoins, ce texte — issu de la branche modérée de la théorie de la dépendance — est incontournable.

Ernesto Laclau, “Feudalism and Capitalism in Latin America,” New Left Review, I/67 (May-June) 1971: 19-38.

Steve J. Stern, “Feudalism, Capitalism, and the World-System in the Perspective of Latin America and the Caribbean,” The American Historical Review, 93, 4 (October) 1988: 829-872.

Immanuel Wallerstein, “Feudalism, Capitalism, and the World-System in the Perspective of Latin America and the Caribbean: Comments on Stern’s Critical Tests,” The American Historical Review, 93, 4 (October) 1988: 873-885.

Ces trois articles, avec l’ouvrage de Cardoso et Faletto, constituent la meilleure des introductions aux débats issus de l’opposition entre théorie de la dépendance et marxisme classique en Amérique latine au cours de cette période. Dans ce cadre, les questions fondamentales concernent les modes de production, l’articulation des modes de production, les rapports de propriété, les régimes de travail et le système-monde.

  1. 1980-2000

Ronald H. Chilcote, “Post-Marxism: The Retreat from Class in Latin America,” Latin American Perspectives, 17, 2 (Spring) 1990: 3-24. Chilcote étudie la crise globale du marxisme au début des années 1990 et, plus précisément, les dynamiques de cette crise spécifiques à l’Amérique latine.

Enrique Dussel, Towards and Unknown Marx: A Commentary on the Manuscripts of 1861-63. London : Routledge, 2014. Dans cet ouvrage publié en espagnol en 1988, Dussel part du moment que constitue en apparence le « post-marxisme » pour retourner aux écrits de Marx. Ce faisant, il produit l’une des contributions les plus novatrices à la compréhension de Marx, tout autant du point de vue de l’Amérique latine que de façon générale.

René Zavaleta Mercado, Towards a History of the National-Popular in Bolivia. Chicago : University of Chicago Press, 2017. Zavaleta était sans conteste le plus éminent théoricien bolivien de la sociologie et de la politique du XXe siècle. C’est une honte que si peu de ses travaux aient été traduits — avant ce texte-ci, le seul écrit disponible en anglais était un article d’analyse conjoncturelle publié dans la New Left Review. On peut se réjouir du fait que l’ouvrage le plus important de Zavaleta — publié de façon posthume en 1984 — soit maintenant disponible en anglais. Dans ce texte tout à fait innovant, Zavaleta propose une série de réflexions théoriques et conceptuelles relatives à des moments charnières de l’histoire bolivienne — les contestations plébéiennes, indigènes et prolétariennes à la base, et la restauration du régime seigneurial au sommet.

Roberto Schwarz, Misplaced Ideas: Essays on Brazilian Culture. London/New York : Verso, 1992. Schwarz est sans doute le plus éminent critique marxiste de la culture en Amérique latine. Ces essais — portant sur le cinéma, le roman, le théâtre et la musique — sont ancrés dans les particularités de l’histoire, des idéologies et de la culture brésiliennes, en même temps qu’ils amènent une réflexion plus générale sur l’Europe et le monde.

William I. Robinson, Latin America and Global Capitalism: A Critical Globalization Perspective. Baltimore, MD : Johns Hopkins University Press, 2010. Il n’est pas nécessaire d’être convaincu par l’appareil théorique de la « classe capitaliste transnationale » ou « l’État transnational » employés dans ce livre pour apprendre beaucoup du portrait détaillé que trace Robinson des changements survenus au sein des structures sociales latino-américaines au cours de l’époque néolibérale. Il s’agit de l’étude la plus exhaustive concernant les évolutions de l’économie politique de la région au cours des dernières décennies.

Peter Winn, dir., Victims of the Chilean Miracle: Workers and Neoliberlism in the Pinochet Era, 1973-2002. Durham : Duke University Press, 2004. Le Chili a été le premier laboratoire — et sans doute le plus drastique — de restructuration néolibérale en Amérique latine. Il s’agit du meilleur recueil d’écrits portant sur les dynamiques de lutte des classes au cours de cette période et le destin de différents secteurs de la classe ouvrière.

Leandro Vergara-Camus, Land and Freedom: The MST, the Zapatistas and Peasant Alternatives to Neoliberalism. London : Zed Books, 2014. Si les années 1990 constituent, de façon générale, une période creuse de la gauche en Amérique latine — dans toutes les modalités des mouvements sociaux, syndicats, associations paysannes et partis — il existe plusieurs contre-courants notoires. Deux d’entre eux — le Mouvement des Sans-terre (MST) au Brésil et les Zapatistes au sud du Mexique — sont habilement historicisés dans ce livre.

  1. 2000-2017

Forrest Hylton et Sinclair Thomson, Horizons révolutionnaires. Histoire et actualité politiques de la Bolivie. Paris : Éditions IMHO, 2010. Le cycle de révolte quasi insurrectionnelle indigène de gauche en Bolivie entre 2000 et 2005 a constitué la pointe avancée de la vague de rébellions extra-parlementaires en Amérique latine au début du XXIe siècle. Cet ouvrage écrit par deux des plus éminents historiens du pays constitue la meilleure contextualisation à ce jour.

Raquel Gutiérrez, Rhythms of the Pachakuti: Indigenous Uprising and State Power in Bolivia. Durham : Duke University Press, 2014. Gutiérrez est l’une des plus importantes théoriciennes actuelles des luttes et mouvements sociaux en Amérique latine. Mexicaine avec vingt ans d’expérience militante en Bolivie, dont cinq années en tant que prisonnière politique, il existe peu d’observateurs-participants ayant une appréciation aussi fine de la séquence ouvrant le cycle de contestations de 2000-2005.

Álvaro García Linera, Plebeian Power: Collective Action and Indigenous, Working-Class and Popular Identities in Bolivia. Chicago : Haymarket, 2015. García Linera était déjà l’un des plus éminents théoriciens marxistes de Bolivie — et d’Amérique latine — avant de devenir vice-président du pays en 2006. Cet ouvrage couvre sa pensée sur plusieurs décennies et jusqu’à aujourd’hui, témoignant à la fois de la liberté et de la créativité nées de la militance au sein d’une série de soulèvements dans les années 1990 et au début des années 2000, ainsi que des conséquences accablantes d’un État gestionnaire survenues ultérieurement.

George Ciccariello-Maher, La révolution au Venezuela : une histoire populaire. Trad. Étienne Dobenesque. Paris : La Fabrique, 2016. Écrit lors de l’apogée fiévreux du processus bolivarien, ce livre n’anticipe pas l’étendue de la crise au Venezuela qui s’est déroulée au cours des années qui ont suivi et qui continue de s’abattre sur le pays à l’heure actuelle. Néanmoins, il constitue sans doute la meilleure étude disponible en français sur la diversité des mouvements populaires qui ont « créé Chavez ».

Franck Gaudichaud, dir., Amérique latine : émancipations en construction. Paris : Éditions Syllepse, 2013. C’est l’un des meilleurs recueils sur le virage à gauche de l’Amérique latine disponible en français. Son étendue géographie est vaste — Bolivie, Brésil, Équateur, Colombie, Venezuela, Argentine, Uruguay et Mexique — tout comme les thématiques abordées — rébellions indigènes, démocratie participative, éco-socialisme, contrôle des travailleurs et autogestion, luttes urbaines et féminisme.

Jacobin, “By Taking Power,” No. 25, Spring, 2017. Il s’agit d’une étude excellente et actualisée des difficultés et débats actuels qui façonnent la gauche latino-américaine, comme la fin du boom des produits de base et le rétablissement de la droite régionale.

 Traduit de l’anglais par Sophie Coudray

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Jeffery R. Webber