Hegel ACAB

Selon les lectures canoniques, Hegel est connu comme un précurseur important de Marx, dont l’exaltation républicaine de jeunesse a cédé le pas au conformisme politique de la vieillesse ; inventeur d’une méthode révolutionnaire, la dialectique, Hegel aurait reculé face aux conséquences de sa doctrine, pour embrasser le christianisme et la monarchie prussienne. Ce récit, nourri y compris par ses successeurs directs (jeunes hégéliens), était en grande partie le fruit d’un travail patient d’autocensure. Dans ce texte de 1967, Jacques D’Hondt donnait à voir un Hegel surveillé par les autorités policières prussiennes, tissant des liaisons compromettantes avec les opposants au régime. Dans un style brillant, D’Hondt restitue par la force de l’anecdote les stratagèmes par lesquels le philosophe allemand effaçait ses traces et trompait la surveillance policière. Paradoxalement, les « méfaits » de Hegel sont aujourd’hui d’authentiques motifs de réhabilitation, et invitent à une lecture toute autre, entre les lignes, du grand dialecticien.

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Les Jeunes hégéliens qui entreprirent de continuer l’oeuvre de Hegel après sa mort, ignoraient tout de ses interventions judiciaires nombreuses et compromettantes. Les archives de police, qui nous les révèlent maintenant, ne s’ouvraient pas encore. Des témoins directs disparaissaient, comme Gans, ou désertaient le camp hégélien, comme Cousin et Henning. Les fidèles se taisaient, car la persécution contre les opposants s’accentuait.
Une part de la vie de Hegel, la meilleure peut-être, risquait de tomber dans l’oubli.
Heureusement, la police veillait.
Ses mauvaises intentions furent plus efficaces que la piété des disciples. Elle a gardé précieusement les traces de l’action de Hegel qui nous ont permis de le réhabiliter.
Elle sauve l’honneur du philosophe, devant l’histoire, pour avoir voulu le perdre aux yeux d’une éphémère Sainte Alliance. Le penseur de la dialectique eût aimé un tel ce « renversement ».

***

Mais les policiers n’observèrent pas l’existence de Hegel tout entière. Ils ne le prenaient pas constamment en filature. Quelques gestes, quelques paroles, quelques lettres leur ont échappé.
Des témoignages divers nous laissent deviner un côté de la vie de Hegel que les agents du ministère de l’Intérieur ne purent épier. Mais le philosophe ne s’est naturellement pas attardé à décrire pour nous ce qu’il voulait cacher à des contemporains malveillants. Nous avons donc affaire à des indices parcellaires, et moins aux documents eux-mêmes qu’à des traces de la disparition de ces documents.
Il ne faut pas imaginer une activité clandestine permanente, ample et fructueuse : quelque vestige de ses résultats eût persisté jusqu’à nous, ou bien la police l’eût éventée.
Dans les conditions politiques de l’époque, caractérisées par la faiblesse du mouvement progressiste, et son isolement dans la nation allemande, aucune activité illégale de grande envergure n’était possible. Hegel n’envisageait pas d’entrer en conflit irréductible avec les autorités établies, sa pensée politique n’atteignait pas une si grande fermeté, il n’était pas un révolutionnaire.
Cependant, certaines incartades, des infractions aux lois et aux règlements, des manifestations de mauvaise volonté, des signes d’insoumission s’ajoutent à l’ensemble de ses interventions légales, mais oppositionnelles, auprès de la police et de la justice, à ses témoignages d’amitié pour des « démagogues », à tout ce qu’il y a d’audacieux dans ses doctrines : et ainsi se dessine un personnage tout différent de celui que Lucien Herr caractérisait naguère en ces termes : « Hegel resta toute sa vie l’homme d’intellectualité pure, sans vie extérieure, l’homme à l’imagination interne puissante, sans charme et sans sympathie, le bourgeois aux vertus modestes et ternes, et, par dessus tout, le fonctionnaire ami de la force et de l’ordre, réaliste et respecteux1 ».

Rosenkranz, dans sa Vie de Hegel publiée en 1844, nous donne un exemple du ce « respect » de Hegel pour « la force et l’ordre », à une date où le gouvernement prussien sévissait avec le plus de brutalité. Son récit ne manque pas de piquant !
« La bienveillance de Hegel, — dit Rosenkranz —, se laissa entraîner ici jusqu’aux limites de l’aventure. N’en donnons qu’un petit exemple. À cause de ses relations politiques, l’un de ses auditeurs2 se trouvait à la prison de la prévôté qui, par derrière, donne sur la Sprée. Des amis du détenu étaient entrés en liaison avec lui, et du fait qu’ils le tenaient à bon droit pour innocent, comme le montra d’ailleurs l’enquête, ils cherchèrent à lui témoigner leur sympathie en passant à minuit, en bateau, sous la fenêtre de sa cellule, et en essayant de nouer conversation. La tentative avait déjà réussi une fois, et les amis, qui étaient également des auditeurs de Hegel, surent lui présenter l’affaire de telle manière qu’il décida, lui aussi, de participer à une expédition. La balle d’une sentinelle aurait fort bien pu épargner au convertisseur de démagogues tout effort ultérieur ! Il semble aussi que, sur l’eau, le sentiment de l’étrangeté de la situation s’empara de Hegel. En effet, lorsque le bateau s’arrêta devant la fenêtre, l’entretien devait commencer, et il devait avoir lieu en latin, par précaution. Mais Hegel s’en tint à quelques innocentes généralités et, par exemple, demanda au prisonnier : « Num me vides ? » (NDE : Est-ce que vous me voyez ?). Comme on pouvait presque lui tendre la main, la question avait quelque chose de comique, et elle ne manqua pas de susciter une grande gaieté, à laquelle Hegel participa, pendant le retour, en plaisantant socratiquement3 ».
Rosenkranz nous livre, dans ce texte, à la fois un fait et son interprétation. Mais l’interprétation rejoint-elle le fait ?
Distinguons-les.
Le fait, d’abord : le professeur de philosophie de l’Université de Berlin rôde en compagnie d’étudiants « démagogues », en bateau, à minuit, au pied des murailles de la prison d’État, et entre en contact, en latin, avec un détenu emprisonné sous l’inculpation d’activité démagogique ! Rosenkranz fait sa déposition en 1844. Tous les autres témoins sont sans doute encore vivants. Pas de doute possible.
L’interprétation ensuite. Celle que Rosenkranz suggère ne lui est-elle pas imposée par les circonstances ? Sa Vie de Hegel, il la publie sous l’oeil du guet.
La signification du geste de Hegel peut varier.
Un poète goûtera le charme de cette aventure, son romantisme, sa sentimentalité, son ironie légère. De quoi composer quelques vers : Sur l’eau !
Mais les policiers de von Schuckmann ne sont pas des poètes ! S’ils observaient la scène, comment la comprendraient-ils ?
Ils ont arrêté le détenu à cause de ses liaisons politiques avec d’autres « démagogues ». Or voici qu’un groupe d’individus suspects profite de la nuit pour tromper la surveillance des sentinelles et entrer en relation avec le prisonnier. Action politique illégale et concertée. Leur compte est bon !
Parmi eux, surprise ! le professeur Hegel. Voilà un gaillard dont le cas se présente bien mal. La plupart des victimes de la répression, nous le savons, n’en ont pas fait tant !
Jamais d’éventuels enquêteurs n’auraient admis la version de Rosenkranz. Hegel n’a-t-il ressenti « l’étrangeté de la situation » qu’au cours de l’expédition ? Allons-donc ! Tout prouve la préméditation, dans le compte rendu de Rosenkranz. Hegel, spécialiste de la réflexion, a eu le temps de méditer : comment n’eût-il pas compris que s’embarquer, dans de telles conditions, c’était s’engager ?
D’ailleurs ses étudiants se fussent-ils adressés à lui, s’ils n’avaient connu son orientation politique ?
Rosenkranz affirme « l’innocence » du détenu, et en même temps il essaie de présenter Hegel comme un « convertisseur de démagogues (Demagogenbekehrer) ». Deux thèses incompatibles, et fausses ensemble.
Si le détenu n’avait pas été vraiment un « démagogue », le besoin de le « convertir » ne se serait pas fait sentir.
Mais Rosenkranz montre bien en outre que Hegel ne venait pas le voir dans cette intention, qu’il ne cherchait pas à s’introduire auprès de lui dans le rôle d’un agent idéologique du gouvernement. Les geôliers ménagent habituellement aux « moutons », aux démoralisateurs, un accès facile auprès des prisonniers politiques.
Si Hegel projetait de servir les buts de la police, pourquoi choisir la langue latine, incompréhensible aux mouchards et aux sentinelles ? Un « fonctionnaire respectueux », comme dit Lucien Herr, un « convertisseur de démagogues », comme le qualifie Rosenkranz, aurait-il eu à redouter le coup de fusil d’une sentinelle ? Les missionnaires de la résignation se déguisent parfois en amis des rebelles, pour gagner leur confiance. Mais ils procèdent sans risque et sans crainte. Tandis que Hegel avance doucement sur l’eau, dans l’obscurité, tous feux éteints, en silence, et son coeur bat.
Cette frayeur de Hegel, au moment d’agir, prouve la sincérité de son entreprise. Il avait décidé, avec ses étudiants, d’effectuer un geste de solidarité. Ce geste servait-il le détenu ? On peut en douter. Mais il établissait évidemment une connivence entre ceux qui l’accomplissaient, il les encourageait, il affermissait la conviction qui l’avait suscité.
N’exagérons pas l’importance de cet incident. Il révèle toutefois une certaine audace de Hegel, presque de la témérité. Un homme qui suit la route commune, le jour, et s’il ne peut s’en dispenser, mais qui, la nuit, se permet d’étranges écarts.
Il ne faut surtout pas croire que Hegel manque de lucidité. Rien en lui du naïf que l’on amènerait, par ruse, à faire plus qu’il ne désire. Ce n’est pas un homme qui se laisse mener. Il sait tenir le gouvernail.
Il connaît les pièges et les dangers. Il ne s’expose pas inconsciemment aux risques. Il les assume, quand il le veut. Il a de l’expérience.
Dans sa jeunesse, un régime de tyrannie lui a enseigné la dissimulation nécessaire. Il a pris part très tôt à des activités clandestines.
Souvenons-nous des conditions dans lesquelles vivent les « séminaristes », au Stift de Tübingen4, à l’époque de la Révolution française. En secret ils organisent un club politique révolutionnaire, et Hegel s’y montre l’orateur le plus ardent. Les journaux français circulent en cachette. Il est interdit de les recevoir, de les transmettre, de les lire : les Stiftler en commentent ensemble le contenu.
Hölderlin, Schelling et Hegel participent à la plantation d’un arbre de la liberté, — mais cela ne se saura que plus tard. Le club des Stiftler favorise la fuite en France d’un camarade particulièrement compromis, protège des soldats de la République prisonniers des Alliés, organise parfois leur évasion. Schelling sera un jour accusé d’avoir établi une liaison avec les armées de la Révolution, en pleine guerre5 !
C’est de bonne heure que Hegel s’est politiquement déniaisé.
À Berne, à Francfort, il écrit des essais dans un esprit tout à fait hétérodoxe, des textes impubliables, et qui restèrent effectivement manuscrits, — et inconnus —, jusqu’en 1907 !
Il compose des tracts politiques, que ses amis lui conseillent de garder pour lui. S’il ne livre pas au public tant d’oeuvres rédigées pendant cette période, ce n’est pas qu’il les juge insuffisantes, mais des motifs « extérieurs » fondent sa discrétion : crainte de la censure, de la justice, de l’opinion publique hostile, etc. Fait significatif : la première publication de Hegel est celle des Lettres de J.-J. Cart, ouvrage révolutionnaire qu’il traduisit en allemand et annota, tout en gardant l’anonymat. Les autorités de Berlin savaient-elles que Hegel, autrefois, s’était consacré à de tels travaux ?

***

Pendant toute sa vie, Hegel a pris des précautions. Le décalage reste constant entre ses opinions publiées et ses lettres, ainsi qu’entre ses lettres « ouvrables » et ses lettres « fermées ».
Il connaissait les méthodes de la police de son temps. Il n’ignorait pas qu’elle ouvrait presque tout le courrier confié à la poste, et qu’elle osait même parfois envoyer à des suspects, pour les amener à se trahir, des lettres fabriquées dans ses officines. Elle avait procédé ainsi, avec succès, à l’égard de Knigge6.
En conséquence, Hegel, dès qu’il voulait s’exprimer un peu plus librement, utilisait ce que son ami Niethammer appelait la poste « fermée et privée », c’est-à-dire les bons soins d’amis en voyage, qui remettaient les missives en main propre.
De plus, il répondait habilement aux correspondants encore inconnus, glissant dans ses lettres des propos susceptibles de le « dédouaner ». Ainsi, dans sa première réponse à Duboc, qu’il ne connaît pas encore, il signale en passant, et sans nécessité apparente, que par sa Philosophie du Droit il a « donné un coup au peuple démagogique7 » !
Mais que faut-il induire de cette incidente ? Doit-on la prendre à la lettre ? Précisément à cette époque, Hegel est en liaison épistolaire avec l’un des « démagogues » les plus acharnés et les plus violents, Ulrich ! Et dans quelles conditions ?
Les caractères singuliers de la correspondance de Hegel avec Ulrich nous sont révélés par l’unique document qui subsiste, une lettre d’Ulrich à Hegel, du 2 août 1822. Elle ne contient rien de répréhensible, et c’est sans doute pourquoi, par exception, Hegel ne l’a pas détruite. Mais elle nous éclaire sur la tactique des deux correspondants.
Ulrich donne en effet les indications suivantes : « S’il vous plaît de me répondre, ce qui me fera grand plaisir, veuillez adresser la lettre, que je déchirerai comme d’habitude après l’avoir lue attentivement, à Monsieur Eckhardt à Wittmoldt, près de Plön en Holstein8 ».
Hegel correspondait donc avec un exilé, alors recherché par la police prussienne. Mais toutes les lettres de Hegel à Ulrich, et toutes celles d’Ulrich à Hegel étaient détruites dès réception. Précaution supplémentaire, Hegel n’adressait pas directement ses lettres à Ulrich, mais à un intermédiaire.
En outre tout incite à penser que ni Hegel, ni Ulrich, dans ces conditions, n’auraient eu la sottise de confier à la poste « publique et ouvrante » soit une lettre adressée de Plön (résidence éminemment suspecte) au professeur Hegel, ou de Berlin à Plön. Mais, là encore, des voyageurs devaient servir d’émissaires.
Hegel a-t-il correspondu secrètement de cette manière avec d’autres personnes ? Impossible d’acquérir maintenant une certitude sur ce point.
Mais, en ce qui touche la correspondance, les craintes de Hegel se montrent toujours très grandes. Nous en trouvons un amusant reflet dans une lettre de Hegel à sa femme, pendant un voyage de celle-ci en Autriche.
Il a peur que Madame Hegel ne s’exprime trop librement. Il la met en garde : … « Prends bonne note du fait que les lettres sont lues, en Autriche, et qu’elles ne doivent donc rien contenir de politique » …
Mais il songe en même temps que cette mise en garde est elle-même dangereuse, qu’elle incite à soupçonner chez Madame Hegel des idées politiques répréhensibles et une tendance à les exprimer. Sa propre lettre risque aussi de passer au cabinet noir, et pas seulement en Autriche, il le sait bien. Aussi encadre-t-il sa remarque de formules de diversion : « Conseil superflu, (…) ce qui même sans cela ne se produirait pas9 » !
Tels étaient les procédés, les ruses de Hegel. Les commentateurs ne devraient utiliser qu’avec réserve certaines déclarations conformistes, dans ses lettres « ouvrables ». Connaissant l’auteur, les destinataires lisaient entre les lignes. Ils souriaient des passages que Hegel dédiait au policier de service. Ne soyons pas plus naïfs qu’eux !

Article originellement paru sous le titre « Hegel clandestin » dans La Pensée, n° 133, 1967.

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  1. Grande Encyclopédie, art. Hegel, p. 998. []
  2. C’est-à-dire l’un de ses étudiants. []
  3. Vie de Hegel, p. 338 (en allemand). []
  4. Célèbre institut théologique protestant. Hegel y a été pensionnaire, pendant plusieurs années, en compagnie de Hölderlin et de Schelling. []
  5. Cf. K. Klupfel, Histoire et description de l’Université de Tübingen, Tübingen, 1849, pp. 267-269. []
  6. A. Fournier, Études historiques, III, p. 17 (en allemand). []
  7. Briefe, II, p. 329. []
  8. Briefe, II, pp. 331-332. Sans cette unique lettre, nous ignorerions tout de l’existence de relations entre Hegel et Ulrich ! []
  9. Briefe, III, pp. 48-4. []
Jacques D'Hondt