La dissolution des marges : sur les romans napolitains d’Elena Ferrante

La tétralogie d’Elena Ferrante fait partie des plus grands succès littéraires étrangers de ces dernières années. En mêlant l’intimité du récit de vie de deux femmes dans la société napolitaine de l’après-guerre à la grande histoire politique italienne, elle a su donner une épaisseur au drame de la fin du XXe siècle. Sara Farris donne ici une lecture de la saga comme récit de la conscience malheureuse de l’intelligentsia soixantehuitarde. En retournant le diagnostic sombre d’Adorno sur la vie mutilée, Farris souligne les accents existentiels et politiques de l’écriture de Ferrante. Elle montre combien la littérature est en mesure de donner la parole aux désirs ambigus et aux fantasmes contradictoires qui nouent les subjectivités à leur époque. L’entremêlement des récits rend palpable le caractère irréductible de nos défaillances et de nos désenchantements dans la construction d’un avenir meilleur, et l’importance de la nostalgie dans l’imaginaire d’un futur utopique.

Le féminisme et la gauche aux États-Unis

Les enjeux féministes souffrent toujours d’une marginalisation certaine dans les différents secteurs de la gauche. Pourtant, comme le rappellent ici Johanna Brenner et Nancy Holmstrom, le féminisme a largement contribué à transformer les objectifs et les formes d’organisations des mouvements d’émancipation. De l’écoféminisme au womanisme, en passant par les groupes de lesbiennes radicales contre la guerre ou les communautés de spiritualité féminine, les militantes féministes ont apporté avec leur engagement de nouvelles méthodes de fonctionnement (groupes affinitaires, consensus, caucus, discussions par rounds, etc.) qui ont profondément remis en cause les modèles traditionnels d’organisation. Leur présence croissante dans les organisations, y compris dans les organes de direction, incarne ainsi un potentiel capable de réduire l’écart entre des groupes politiques souvent perçus comme étant tournés vers eux-mêmes, partant des expériences des travailleurs, hommes, de classe moyenne, et les intérêts des femmes, y compris non-blanches, de la classe ouvrière.

Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie

Alexandra Kollontaï (1872-1952) est la plus célèbre théoricienne et militante féministe bolchévique. Dans ce texte, extrait d’une brochure publié en 1920, à l’époque où elle forme avec Alexandre Chliapnikov l’Opposition ouvrière au sein du Parti communiste, Kollontaï retrace une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu’à 1908, année du premier Congrès pan-russe des femmes. Conférant un rôle décisif à la révolution de 1905, elle poursuit à travers cet essai historiographique un objectif théorique et politique clair : montrer que l’émancipation des femmes du prolétariat est inatteignable par les voies du « féminisme » (bourgeois) et qu’émancipation ouvrière et émancipation féminine, sans se confondre, sont organiquement liées.

Sur le travail sexuel : une perspective féministe révolutionnaire

Sur le travail sexuel, l’abolitionnisme mobilise une série d’arguments cherchant à fonder l’idée d’une violence intrinsèque de la prostitution. Face à une question souvent abordée d’un point de vue moral, Johanna Brenner prend ici au sérieux tous les travaux qui prennent le soin d’évaluer la violence physique et psychologique qui accompagne la vente de services sexuels, ainsi que l’impact des législations sur les conditions de travail des prostituées. Dans cette diversité de données, aux implications parfois contradictoires, une chose demeure certaine pour Brenner : la décriminalisation est la seule hypothèse légale permettant de renforcer l’auto-organisation et le pouvoir de négociation de prostituées. C’est dès lors le seul régime légal endossable par une politique féministe révolutionnaire.

Le genre dans les sociétés égalitaires

Comment expliquer l’oppression des femmes, et sa diffusion à travers le monde et les sociétés ? Poser cette question, c’est s’opposer au récit mythique selon lequel les femmes auraient été de tout temps et en tous lieux opprimées. Et en effet, cette hypothèse d’une universalité du sexisme prend racine dans un grand nombre de discours scientifiques ou pseudo-scientifiques, dans une partie de l’anthropologie et de la sociobiologie. Dans ce texte, Eleanor Leacock, anthropologue féministe, met en lumière les soubassements eurocentriques et sexistes de telles conceptions. Elle décrit une organisation sociale égalitaire dans les sociétés indigènes d’Amérique du Nord auxquelles les chercheurs étaient aveugles ou bien qui avaient été bouleversées par l’impérialisme occidental et l’émergence du commerce. À partir de ce récit, elle propose quelques pistes pour penser l’émergence historique de l’oppression des femmes d’un point de vue matérialiste.

« Mères porteuses » et marchandisation des tissus organiques : une bioéconomie mondialisée

Avec la mondialisation néolibérale, la production d’ovocytes ou de tissu fœtal par l’organisme serait-il devenu un travail ? C’est ce que défendent plusieurs anthropologues, dont Kevin Floyd discute ici l’hypothèse centrale : la reproduction biologique serait désormais assimilable au travail gratuit réalisé par les femmes dans la sphère domestique, ou au travail générant de la valeur dans les industries du sexe ou du « care ». Floyd relève ici les mérites d’une telle analyse, tout en proposant une autre lecture : considérer la sur-exploitation des femmes à travers le « mode biomédical de reproduction » comme une accumulation par dépossession, une expropriation financiarisée du matériel biologique féminin.

Le travail du sexe contre le travail

Pour certains et certaines, reconnaître le travail sexuel comme un travail est une démarche libérale, homogène à la marchandisation des corps. À l’encontre de cette idée fausse, Morgane Merteuil propose d’examiner le travail sexuel comme une dimension du travail de reproduction de la force de travail, et reconstitue les liens qui unissent la production capitaliste, l’exploitation du travail salarié et l’oppression des femmes. Elle démontre que la lutte des travailleuses du sexe est un puissant levier pour remettre en cause le travail dans son ensemble, et que la répression du travail du sexe n’est rien d’autre qu’un instrument de la domination de classe, de la division internationale (raciste) du travail et du stigmate de pute qui nourrit le patriarcat.

Femmes noires et communisme : mettre fin à une omission

Ce texte, paru dans l’organe théorique du Parti communiste américain en 1949, est une contribution pionnière sur la triple oppression dont les femmes noires sont la cible en tant que femmes, en tant que noires et en tant que travailleuses. Claudia Jones, alors jeune cadre du parti, y montre comment cette oppression se cristallise non seulement sur le marché du travail, mais aussi dans les organisations du mouvement ouvrier et au sein du mouvement féministe. Dénonçant l’incapacité des progressistes à reconnaître l’expérience de luttes accumulée par les femmes noires au cours de leur histoire, elle appelle les révolutionnaires à faire de l’antiracisme une priorité stratégique et organisationnelle.

Politiques sexuelles et besoins sociaux : pour un féminisme marxiste

Dans le sillage des études et des mouvements queer, les identités sexuelles n’ont jamais autant fait l’épreuve d’une attention et d’une élaboration critique. Il est désormais d’usage de critiquer un mouvement gay et lesbien mainstream, de débattre ou de chercher à élargir les coalitions lesbiennes, gay, bi, trans (LGBT), ou encore de proposer une refondation queer des politiques sexuelles. Rosemary Hennessy propose ici de s’appuyer sur l’approche marxiste des besoins sociaux pour reconceptualiser les liens entre identités et rapports sociaux. Elle fait l’hypothèse d’une refondation marxiste et féministe des politiques sexuelles, appuyé sur la pluralité et l’étendue des besoins réprimés par le capitalisme.

Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet. Mouvements sociaux et crise politique dans l’Europe médiévale

L’histoire est un champ de bataille, c’est aussi le cas au Moyen Ầge. Grèves de loyers et de taxes, hérésies communistes, libération sexuelle et luttes des femmes pour le contrôle des naissances, telles sont les aventures méconnues des pauvres et des prolétaires en Europe entre le XIIe et le XVe siècle. Dans ce premier chapitre de « Caliban et la sorcière », publié en exclusivité avec l’aimable autorisation des éditions Entremonde, Silvia Federici fait le récit de ces révoltes antiféodales, et de la contre-révolution aux origines du patriarcat moderne. La sortie de cet ouvrage féministe majeur est prévue pour juin 2014.