Le féminisme et la gauche aux États-Unis

Les enjeux féministes souffrent toujours d’une marginalisation certaine dans les différents secteurs de la gauche. Pourtant, comme le rappellent ici Johanna Brenner et Nancy Holmstrom, le féminisme a largement contribué à transformer les objectifs et les formes d’organisations des mouvements d’émancipation. De l’écoféminisme au womanisme, en passant par les groupes de lesbiennes radicales contre la guerre ou les communautés de spiritualité féminine, les militantes féministes ont apporté avec leur engagement de nouvelles méthodes de fonctionnement (groupes affinitaires, consensus, caucus, discussions par rounds, etc.) qui ont profondément remis en cause les modèles traditionnels d’organisation. Leur présence croissante dans les organisations, y compris dans les organes de direction, incarne ainsi un potentiel capable de réduire l’écart entre des groupes politiques souvent perçus comme étant tournés vers eux-mêmes, partant des expériences des travailleurs, hommes, de classe moyenne, et les intérêts des femmes, y compris non-blanches, de la classe ouvrière.

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Dans un pays comme les États-Unis, on est tenté de considérer comme de gauche tout ce qui défie le point de vue hégémonique de l’individualisme capitaliste1. Bien que cette définition soit trop large, limiter la gauche américaine aux seuls militants politiques qui se réclament du socialisme, est une vue trop étroite, parce que beaucoup de « socialistes » n’appartiennent pas à une organisation caractérisée comme socialiste. La plupart sont des « indépendants » qui se trouvent à la base des mouvements sociaux et des syndicats, issus de ce qu’on appelle aux États-Unis le « grass-root ». Beaucoup de militants qui ont joué un rôle central dans la mise en place des coalitions « Rainbow » et dans la campagne présidentielle de Jesse Jackson sont de gauche, et sont animés par des aspirations socialistes. Mais il y a un très, très grand nombre d’individus dont l’opposition intransigeante au capitalisme et la vision d’une société universelle démocratique, égalitaire, collectiviste et pacifique peuvent être dites socialistes, qui ne se considèrent pourtant pas comme appartenant à la gauche socialiste : radicaux du mouvement écologiste, pacifique, anti-interventionniste ou féministe par exemple. Pour nous, la gauche américaine est un milieu qui englobe ces différents types de militants. Parce que la gauche est un milieu plutôt qu’un ensemble d’organisations, il n’est pas facile d’en mesurer l’impact, y compris l’impact du féminisme. C’est pourtant ce que nous nous proposons de faire dans cet article.

Dans la perspective des années 1960, l’impact du mouvement féministe sur la gauche a été profond. Considérez qu’à la fin des années 1960, les femmes qui protestaient contre le sexisme des mouvements de libération des Noirs ou des mouvements pacifistes, se faisaient siffler pendant les réunions ; la violence sexuelle et l’exploitation sexuelle, la commercialisation de la sexualité des femmes n’étaient pas reconnues en tant que questions politiques ; les hommes étaient les représentants et les meneurs de n’importe quelle organisation à tous les niveaux ; enfin la responsabilité exclusive des femmes quand il s’agissait de s’occuper des enfants et de la maison n’était presque jamais remise en question. Presque personne, presqu’aucune femme, n’aurait trouvé inacceptable ou irritante une discussion publique où seuls des hommes auraient pris place sur l’estrade. Vingt ans, cela ne semble pas long, et pourtant le chemin parcouru depuis ces jours-là, semble immense. Aucune de ces batailles n’a été gagnée, bien sûr. Nous discuterons certains aspects de la marginalisation du féminisme dans la politique de gauche et dans les organisations de gauche. Mais si nous mesurons les progrès accomplis vis-à-vis du passé plutôt que vis-à-vis de nos possibilités, on ne peut nier que le féminisme a sérieusement transformé la gauche.

Que les femmes doivent être intégrées dans les équipes dirigeantes à tous les niveaux, que la question des femmes doive figurer à l’ordre du jour et que les organisations féministes aient un rôle à jouer dans tous les efforts unificateurs, tout cela est largement accepté. Les conférences et autres activités publiques offrent généralement une garderie gratuite, souvent d’excellente qualité. Et la participation qu’on attend de la plupart des hommes dans les travaux de la maison et pour prendre soin des enfants est fortement encouragée sinon en pratique, du moins en théorie. Parfois même, les hommes rivalisent non seulement à celui qui sera le plus intelligent et le plus puissant, mais également à celui qui cuisinera le mieux ou sera le meilleur père. Ce n’est certainement pas ce que les féministes avaient en tête pour révolutionner les identités de genres, c’est cependant un pas dans la bonne direction. Dans la section qui suit, nous passerons en revue ces changements, en citant à l’appui des exemples tirés de différents domaines de la politique de gauche.

Le mouvement pacifiste

Les féministes constituent un groupe influent dans la section d’intervention directe du mouvement pacifiste américain, et à l’intérieur de cet électorat, le féminisme lesbien a joué un rôle spécialement important. Cette section radicale du mouvement pacifiste contribue fortement à la politique féministe, et spécialement au féminisme radical.

L’importance donnée à la formation d’une communauté, en utilisant un consensus plutôt que le système majoritaire pour prendre des décisions, faisant reposer l’organisation sur de petits groupes autonomes, tout cela rappelle le mode de fonctionnement féministe, particulièrement la façon dont il s’est développé dans l’aile radicale et séparatiste du mouvement féministe.

En fait, le féminisme à ses débuts et la section non violente d’intervention directe du mouvement pacifiste ont tous deux emprunté les types d’organisation (c’est-à-dire, des groupes d’affinité) et les méthodes de prise de décision (c’est-à-dire, le consensus) des traditions extérieures au marxisme : anarchisme et mouvement pacifiste Quaker basé sur un engagement religieux non-violent. Le féminisme a été particulièrement instrumental dans l’élargissement de la politique du mouvement pacifiste et dans la formation d’un réseau local de militants qui peuvent être mobilisés pour l’action. Beaucoup de femmes qui s’étaient groupées pour combattre la violence contre les femmes à la fin des années 1970 – campagne et marches contre la transformation de la femme en objet sexuel dans la publicité et les médias, intitulées « Take Back the Night » – ont élargi leur analyse pour inclure le militarisme et l’impérialisme, elles ont aidé à créer les actions exclusivement de femmes qui sont la marque des mouvements féministes pacifistes et elles ont aussi participé à des actions locales pacifistes ou anti-interventionnistes qui comprenaient aussi des hommes.

Comme pour le reste de l’aile gauche du mouvement pacifiste, il y a peu d’organisations féministes pacifistes permanentes (la « Women’s International League for Peace and Freedom », datant du début du XXe siècle, est une exception). Mais il y a des réseaux, des listes de numéros de téléphones, et autres liens communautaires ou organisationnels (librairies féministes, groupes féminins de réflexion et spiritualité, centres d’accueil pour femmes battues, organisations communautaires lesbiennes, lieux de réunion des membres de la contre-culture, etc.) grâce auxquels les femmes peuvent être mobilisées pour l’action2. Ainsi, les femmes, qui organisent un rituel pour le solstice d’été ou un festival musical de femmes pourront également organiser un camp féminin pour la paix ou un groupe d’affinités pour les femmes en vue de protester contre le transport de déchets nucléaires dans leur ville ou manifester devant une usine d’armements.

Au sein de ce milieu, les féministes lesbiennes ont apporté une contribution majeure. Bien que certaines féministes lesbiennes considèrent la participation à un mouvement pacifiste comme une diversion de l’énergie féministe hors des problèmes centraux de la violence contre les femmes, cependant beaucoup de lesbiennes participent non seulement à des actions pacifistes de femmes comme les camps de paix autour de bases militaires, mais aussi à des actions incluant des hommes3. Le type d’organisation par groupes d’affinité basés sur un consensus, donne le même pouvoir à chaque groupe membre et permet à ceux qui craindraient d’être submergés par la majorité en d’autres circonstances, de participer tout en étant assurés de se faire entendre. Les féministes lesbiennes jouent un rôle important dans l’aile radicale du mouvement pacifiste non seulement à cause de sa politique et de ses types d’organisation mais aussi parce qu’elle forment une communauté et un réseau préexistant dont elles peuvent tirer parti. Un mouvement qui a peu d’organisations politiques permanentes dépend d’autres institutions et communautés à travers lesquelles il se mobilise. Une bonne part de la culture locale féminine et des institutions féministes est maintenue par des lesbiennes féministes actives, pour qui bâtir des communautés alternatives dans lesquelles elles peuvent vivre, est particulièrement crucial.

Nombre de jeunes militants, hommes aussi bien que femmes, dans le mouvement pacifiste, s’identifient avec le langage féministe, trouvant ces catégories intellectuelles plus familières que celles du marxisme, et c’est par le biais des critiques féministes du « patriarcat » et des visions féministes de communautés alternatives, qu’ils sont arrivés à une politique radicale. Le féminisme connecte l’action publique politique aux relations personnelles plus clairement et plus fondamentalement que n’importe quel autre ensemble d’idées politiques. Si le défaut du féminisme radical est son penchant à réduire l’analyse sociale à un niveau psychologique, – militarisme et guerres sont l’expression de la même pulsion masculine de domination manifestée dans les agressions de maris contre leurs femmes et par le viol – sa force est contenue dans l’attention donnée à la domination au niveau des relations individuelles.

Cette orientation s’exprime du point de vue organisationnel dans un corps de procédés et une culture organisationnelle qui est extrêmement consciente de la cassure avec les modèles traditionnels de comportement. En particulier, le mouvement reste très conscient de l’omniprésence du « genre » en politique. Ceci n’est pas seulement une question de ce qui est considéré comme un problème politique ou digne d’être discuté : l’armement nucléaire est important et ainsi de suite ; c’est aussi une façon de parler, de formes de discussion, du rôle des meneurs et de définition de la direction. Même s’il y a toujours des femmes qui peuvent avoir du succès dans des formes traditionnelles d’organisation et beaucoup d’hommes qui s’y sentent marginalisés, l’impulsion pour remettre en question les vieux modèles et en définir de nouveaux est venue en grande partie de la critique féministe de l’autorité patriarcale et des mécanismes sociaux qui la perpétuent.

L’aile politique du mouvement « spirituel » féminin qui revendique le retour au communisme prépatriarcal centré autour des femmes, a eu une influence importante sur les mouvements pacifistes radical et écologiste. Les sorcières féministes/anarchistes telles que l’auteur et oratrice Starhawk ont beaucoup de disciples. Son paganisme politique a permis à de nombreux militants de connaître la critique anticapitaliste et les possibilités des formes alternatives d’organisation sociale et politique4. L’accent mis sur l’esprit de communauté, sur le processus d’action politique aussi bien que sur ses résultats, présente certains dangers (repliement sur soi-même, création d’une culture de groupe accueillant seulement les types de contre-culture de la classe moyenne blanche, substitution d’un style de vie à l’action politique, etc.). Malheureusement, la gauche socialiste organisée a été plus sensible à ces dangers qu’à l’intérêt d’appliquer ces pratiques féministes à leurs organisations pour les rendre plus ouvertes et efficaces par la création d’une communauté d’appui nécessaire pour soutenir les gens face à d’inévitables déconvenues et difficultés.

Féminisme et mouvement écologiste

Les organisations qui défendent une politique de protection de l’environnement, utilisent les techniques traditionnelles du « lobbying » ; elles restent extrêmement bureaucratiques et centralisées, et comptent plus sur les rapports des experts que sur le militantisme des activistes pour influencer les législateurs.

Le mouvement de protection de l’environnement qui se veut « autre » est un réseau de militants engagés dans des combats locaux sur de nombreux points, de l’élimination des dépôts de déchets radioactifs ou dangereux, à la protection des forêts centenaires, ou à la fermeture d’usines d’énergie atomique. Le féminisme a aussi été un important courant idéologique à l’intérieur de cette gauche environnementaliste. Depuis le début, les théories radicales féministes ont lié la domination masculine au « viol de la nature ». Dans « Gyn/écologie », Mary Daly appelait les femmes à s’identifier avec la nature contre les hommes, et parlait d’elle-même comme d’une écoféministe. L’identification de la femme et de la nature comme victimes de la violence masculine a été également mise en valeur par le mouvement spirituel féminin, qui promet de rétablir les liens entre le monde de la nature et le monde humain associés à l’ancienne adoration de la Déesse des « religions de la terre ». Le féminisme culturel aussi bien que le mouvement spirituel féminin ont tendance à agréger le politique avec le personnel, étant entendu qu’une transformation personnelle et l’immersion dans une communauté gynocentrique équivalent à une potentialité politique (Woman of Power, la revue du mouvement féminin de spiritualité créée il y a quelques années, atteint le même chiffre de diffusion que des publications radicales et socialo-féministes établies de longue date). Les cercles de spiritualité se sont multipliés, pour combler le vide laissé par le déclin des groupes de prise de conscience. Mais malgré ces tendances, les deux courants ont donné aux activités écologistes un cadre distinctif pour réfléchir aux relations entre les mondes humain et naturel et ont rassemblé les féministes autour du mouvement écologiste. Par exemple, Charlene Spretnak, auteur de plusieurs livres sur la spiritualité féminine, a participé à la création des comités « Verts » de correspondance et Ynestra King, auteur écoféministe, est associée à l’Institut d’Ecologie Sociale, un des principaux participants au réseau de la Gauche Verte. (King écrit aussi sur la politique féministe pacifiste, illustrant le chevauchement de l’activisme féministe entre les mouvements féministes pacifiste et écologique5.)

L’écoféminisme n’est pas un ensemble homogène de théorie et de pratique – il inclut des féministes radicales et des anarcho-féministes, des lesbiennes séparatistes et des « Verts ». Cependant, en plaçant la domination au lieu de la nature au centre de son analyse, l’écoféminisme aide à relier la préservation du monde naturel à une révolution dans les relations sociales. Ainsi il contribue au développement d’une approche multiple à la politique environnementale, au contraire du point de vue unitaire des organisations écologiques traditionnelles et des radicaux appartenant au mouvement d’« écologie profonde ».

Malgré ce potentiel, jusqu’à présent, l’écoféminisme semble partager avec le mouvement radical écologiste au sens large une sorte de tiers-mondisme : les liens avec les cultures indigènes (non industrielles) et les peuples du Tiers monde découlent tout naturellement d’une analyse concentrée sur la « Patriarchie » des hommes de race blanche et expliquent l’industrialisation comme l’expression de l’impulsion masculine de domination. Etant donné ce point de départ, les écologistes de gauche ont du mal à trouver un terrain d’entente avec les communautés de travailleurs blancs, spécialement quand les hommes de ces communautés abattent des arbres, fabriquent des voitures ou construisent des routes pour permettre l’exploitation de nouvelles régions. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’une stratégie visant à réduire l’abîme entre travailleurs et écologistes est simple. L’absence de discussions sérieuses d’une telle stratégie à l’intérieur du mouvement écologique de gauche reflète la malencontreuse rupture entre l’organisation socialiste et les écologistes de gauche. Ceux qui sont très liés aux syndicats ouvriers et au mouvement ouvrier n’ont prêté que peu d’intérêt aux problèmes de protection de l’environnement (sauf l’importante exception des conditions sanitaires et de sécurité du travail) alors que beaucoup de militants écologistes n’ont aucune expérience dans l’organisation des travailleurs ou des communautés de travailleurs. Lors d’une récente réunion, les Verts, et même le comité de « la Gauche Verte », abordèrent la question des travailleurs presque à la dernière minute6. Alors que quelques écoféministes relèguent le marxisme au rang d’« idéologie masculine », d’autres en particulier les écoféministes qui s’inspirent du socialisme utopiste et des traditions de la gauche anarchiste, pourraient aider à aplanir les différences. La réalisation de cette possibilité dépend au moins en partie de la capacité des socialistes-féministes et de la gauche socialiste à se dégager de leur longue hostilité à ces traditions radicales auxquelles tant d’écoféministes sont prêts ou non à reconnaître les limites d’un mouvement basé essentiellement sur la contre-culture et la classe moyenne blanche.

Le mouvement syndical

Si le féminisme radical a eu sa plus grande influence dans le mouvement écologique et pacifiste, il est présent en mineur dans le mouvement syndical. Ici, les féministes libérales et les socialistes-féministes prédominent, les socialistes-féministes se retrouvant surtout chez les militants de base qui constituent la « gauche » du mouvement syndical.

Les socialistes-féministes de la gauche sociale-démocrate (démocrates socialistes américaines surtout) ont tendance à travailler à l’intérieur des limites de la structure syndicale officielle, jouant des rôles importants dans l’aile « progressiste » du mouvement syndical. Les socialistes-féministes indépendantes et organisées dans la gauche révolutionnaire se sont plutôt orientées vers les comités à la base de l’organisation, les campagnes pour la démocratie syndicale et contre les fléchissements dans les négociations avec le patronat, les comités officiels et officieux de femmes et les comités dans les sections locales des syndicats. Ces deux groupes ont aidé à créer, et ont profité du profond impact du féminisme sur les syndicats. Crèches, congés de naissance, égalité des salaires pour les femmes et les minorités sont devenus des problèmes centraux dans les négociations, surtout dans les syndicats où les femmes sont membres. Le harcèlement sexuel est reconnu comme une forme de discrimination sexuelle, même si les syndicats ont plutôt tendance à condamner le harcèlement par des cadres que par des collègues. Si la représentation des femmes aux postes de direction au niveau national reste minuscule, beaucoup de femmes ont été élues à ces postes aux niveau régional et local7. Les progrès ont été moindres en ce qui concerne les droits des homosexuel(le)s et l’avortement, même si des syndicats se sont récemment ouvertement déclarés en faveur de l’avortement8. Finalement, des tactiques d’organisation encourageant l’implication de la base et abordant les problèmes sociaux et familiaux aussi bien que les conditions de travail, tactiques qui attirent plus les femmes, ont commencé à apparaître dans la stratégie des syndicats, spécialement ceux des employées de bureau. Et vraiment, si on considère le déclin général du syndicalisme aux États-Unis, les femmes et les minorités, surtout dans le secteur public et le secteur tertiaire, ont conduit des actions jusqu’à la victoire. Ces succès ont aidé à combattre des préjugés tenaces au sujet de la place et des capacités des femmes au sein du syndicalisme.

L’effondrement du syndicalisme, ravagé industrie après industrie, par une offensive du patronat pendant la décennie précédente, a provoqué une résistance croissante de la base à la stratégie de concessions et de coopération suivie par la bureaucratie syndicale. Cette résistance a développé des tactiques comme les coalitions travailleurs/communautés et les comités de solidarité inter-syndicats, tactiques qui ont élargi la notion qu’avaient les militants de la signification de la solidarité du monde du travail et ont amené à reconnaître de plus en plus aux problèmes de race, genre et nationalité une place centrale pour bâtir le type de « syndicalisme politique » requis pour contrer l’offensive du patronat. La gauche a tenu une place centrale dans cette nouvelle tendance et la vigilance et les efforts des militantes socialistes-féministes, ont fait que la question des femmes a été incluse et que les femmes ont été présentes. Par exemple, une récente conférence de l’opposition a attiré 1 000 militants syndicalistes y compris 400 femmes qui ont fait des discours d’une importance majeure lors des sessions plénières et ont animé des séances de travaux. La moitié de la délégation du « Black Rank and File Exchange » (organisation pour militants noirs au sein du mouvement d’opposition) était constituée de femmes noires. Parmi les questions soulevées par les séances de travaux : « Mais vont-ils écouter les femmes ? », « L’implication de la famille dans le mouvement syndical », « Crèches et garderies », « les femmes travaillant dans les secteurs non traditionnels », « S’organiser dans le secteur tertiaire », « S’organiser un bureau ». Une réunion pour femmes et (pour la première fois) une réunion pour lesbiennes et « gays » étaient inscrites au programme. Les femmes travaillant sur les questions du droit de reproduction, du fait de leur profession ou de leur appartenance à un syndicat, se sont rencontrées et ont élaboré un réseau national.

Ces marques de respect pour les femmes et l’attention prêtée à leurs intérêts sont d’autant plus impressionnantes que le courant d’opposition tire beaucoup de ses membres du centre traditionnel du mouvement ouvrier – syndicats d’ouvriers du secteur primaire avec une écrasante majorité d’hommes. Il reste à voir les difficultés rencontrées par les socialistes féministes pour élargir leurs gains. Les militants masculins peuvent très bien être en faveur des crèches en tant que nécessité pour la femme qui travaille sans remettre en question la division sexuelle du travail dans la culture ou dans leur propre vie. Ils peuvent élire une femme à une fonction dans le syndicat mais refuser d’identifier leur comité de base au soutien pour le droit à l’avortement ou l’opposition aux affiches pornographiques sur les lieux de travail. L’obligation où ils se trouvent de chercher un appui dans la communauté hors de leurs adhérents habituels aura peut-être un impact radicalisant sur les militants. Il faut dire que quand il s’agit de se battre pour survivre, il n’y a guère de place pour prendre en considération, encore moins demander, les types de changements que la plupart des socialistes-féministes ont en vue : par exemple, une journée de travail réduite pour tous, de façon à ce que hommes et femmes puissent passer plus de temps avec leurs enfants. Cependant, l’organisation croissante des femmes qui travaillent, y compris les femmes de couleur, dans le courant radical du mouvement syndical, ouvrent la perspective d’une nouvelle sorte de féminisme, qui parlera pour la première fois avec la voix des femmes du monde du travail et qui reflétera leur expérience.

La gauche institutionnalisée

Toute organisation révolutionnaire, venant de quelque tradition de gauche que ce soit, a répondu dans une mesure plus ou moins grande au mouvement de libération des femmes. L’étendue de l’influence féministe sur la politique d’un groupe et sur son mode de fonctionnement dépend en partie de son histoire. Presque tous les groupes ont des membres actifs dans le domaine de « la question des femmes ». Mais leur inclination à soulever les questions féministes dans d’autres domaines, à prendre en compte les implications de la théorie féministe sur l’analyse marxiste des sociétés capitalistes contemporaines, à explorer des façons d’intégrer la politique sexuelle dans la politique socialiste, varie considérablement.

La plupart des groupes sont centrés autour d’un meneur (d’habitude masculin) ou autour d’un petit groupe meneur qui se perpétue et sont extrêmement opposés aux influences intellectuelles venant de l’extérieur du groupe, et encore plus celles situées en dehors du cadre marxiste. Et une bureaucratisation générale des organisations de gauche dans la façon de s’organiser ou dans le type de confrontation lors de débats décourage l’innovation qui sera nécessaire pour intégrer féminisme et marxisme en théorie et en pratique. Même des organisations telles que notre groupe « Solidarity », qui prennent la théorie féministe au sérieux (de nombreuses branches ont des groupes d’études sur ce sujet), tendent à considérer le féminisme pertinent en premier lieu face à l’oppression des femmes et non pas comme une question politique centrale qui se pose à tout le monde. De même, bien que la plupart des organisations jugent importante la question des femmes, elle n’est pas intégrée dans le travail d’un groupe : par exemple, en dehors des cas où ils parlent ou écrivent directement au sujet des femmes qui travaillent, les militants conçoivent les travailleurs, suivant l’expression de Sartre, comme « nés aux portes de l’usine ».

Alors que peu d’organisations ont des quotas ou des règles formelles réglant la représentation des femmes dans le groupe de direction, beaucoup ont fait des efforts pour augmenter leur participation. Certaines ont parfois permis ou encouragé la prise de conscience ou les réunions « pour femmes seulement », bien que, à notre connaissance, seul « Solidarity » ait inclus des « caucus » de femmes9 dans la structure de son organisation et dans la prise de décision au niveau local et international. De nombreuses organisations de gauche considèrent les caucus comme inutiles ou comme une source de dissensions.

En général, les préoccupations féministes à propos du processus ne sont pas prises au sérieux. La plupart des gens de gauche soutiennent qu’il y a des règles de fonctionnement indépendantes des genres dans une organisation révolutionnaire et que les femmes aussi bien que les hommes peuvent ou devraient acquérir les aptitudes traditionnellement nécessaires à la participation. La critique féministe des « styles masculins » de direction et d’organisation n’a pas abouti à grand chose. Un petit nombre d’organisations seulement poursuivent leurs discussions par « rounds » – personne ne peut parler deux fois avant que ceux qui le veulent aient parlé une fois. L’évolution la plus encourageante, à notre avis, est que beaucoup de jeunes gauchistes qui entrent dans les organisations socialistes par le biais des mouvements sociaux plus influencés par le féminisme, apportent avec eux leur expérience des procédures féministes et leur engagement dans cette voie. Pour eux, les procédés que la gauche traditionnelle trouve si effrayants et étranges sont familiers et précieux. Dans ces rares organisations de gauche qui peuvent en fait tolérer le défi à leurs groupes de direction en place, nous prévoyons de voir le processus féministe intégré de plus en plus sous l’influence de cette nouvelle génération de révolutionnaires.

Le « black movement »

Les femmes noires ont eu des sentiments mélangés vis-à-vis du féminisme. Les féminismes libéral et radical/séparatiste semblent, au mieux, inapplicables à leurs besoins. Les critiques portées à la famille économiquement dépendante du mari comme oppressive et les efforts pour accéder à des carrières professionnelles à hauts salaires ne sont guère pertinentes pour des femmes qui, poussées par la nécessité, ont toujours travaillé dans les emplois les moins bien payés et qui voudraient avoir plus de temps à consacrer à leurs enfants. Les implications séparatrices de certaines perspectives féministes effraient particulièrement les femmes noires qui sont liées aux hommes noirs par le biais de l’oppression raciste et savent bien qu’elles n’arriveront jamais à combattre le racisme toutes seules. Par ailleurs, les femmes noires reconnaissent l’oppression propre qu’elles subissent à l’intérieur de leur communauté, aussi bien que dans la société, et expriment le besoin de la combattre. Beaucoup de femmes noires (que d’autres appelleraient féministes) préfèrent le terme « womaniste » créé par Alice Walker pour montrer la nature multiple de leur combat et leur refus des stratégies séparatistes.

Même si les femmes se sont sérieusement engagées dans l’organisation des mouvements noirs Civil Rights et Black Power, elles sont généralement restées dans les coulisses. Les hommes ont été les orateurs et les meneurs dans le mouvement. L’aile gauche du mouvement Black se trouve maintenant en premier lieu dans la coalition Rainbow de Jesse Jackson (et dans des campagnes électorales similaires pour des candidats noirs « progressistes »), dans des organisations sur les campus contre le racisme, et dans des « grass-roots » radicaux noirs.

Ici aussi nous pouvons mesurer la distance parcourue depuis les années 1960. Les femmes noires ne sont pas seulement des organisatrices, mais aussi les meneuses publiques dans beaucoup de campagnes d’étudiants anti-racistes et dans des organisations « grass-roots ». Il est difficile de mesurer l’impact des auteurs sur les militantes, mais il nous semble que les voix d’auteurs noires puissantes, ouvertement féministes, telles que Barbara Smith, Audre Lorde, bell hooks et Barbara Orolade ne sont pas sans rapport avec l’apparition de groupes de directions formés de femmes noires. La déclaration de principe du Réseau de Libération Noire, créé en 1988 pour rassembler de nombreux groupes radicaux noirs, montre jusqu’à quel point la gauche noire a intégré la question féministe. Le document traite de la triple oppression (race, classe et sexe) des femmes noires et en appelle à tous les groupes pour reconnaître cette triple oppression dans leur propre fonctionnement – mettant les réunions à des heures commodes pour les mères de famille, organisant des garderies pour les réunions, etc. L’Alliance des Nouvelles Voix Africaines NAVA, un groupe de Philadelphie dans le Réseau de Libération Noire qui se consacre à l’organisation communautaire, considère les règles pour l’équilibre des genres trop mécaniques, mais fait consciemment un effort pour parvenir à une représentation et une direction égalitaires pour les femmes. Bien que la théorie féministe n’ait pas influencé son analyse théorique, NAVA a intégré les questions féministes concernant le processus dans son fonctionnement plus que la plupart des organisations de gauche. Pour mettre les gens à l’aise quand ils parlent, ils utilisent des « rounds » pour les discussions et ils ne laissent pas les experts dominer les réunions ; ils gardent la plus grande partie de leur temps pour les débats. Même si tenir les femmes au cœur de la vie de l’organisation n’est pas typique de toute la gauche noire, cela est probablement le cas des groupes communautaires, qui constituent une part plus importante de la gauche noire que de la gauche blanche.

Politique électorale

Les gauches blanche et noire ont toutes deux glissé dans l’activité électorale, spécialement lors des campagnes de candidats avec des programmes plutôt radicaux qui se présentent pour les postes locaux, en général comme démocrates. Alors que quelques gauchistes rejettent cette stratégie, beaucoup considèrent ces efforts électoraux comme un aspect du mouvement « progressiste » c’est-à-dire les mouvements qui luttent pour la paix, l’égalité, la liberté et les besoins de l’humanité, au lieu de se consacrer aux profits, à la course à l’armement ou à la destruction de l’environnement. Les campagnes dans lesquelles le candidat « progressiste » est noir, non seulement celle de Jesse Jackson mais aussi, par exemple, celles de Mel King pour la mairie de Boston et de Howard Washington pour celle de Chicago, ont suscité le plus d’intérêt. Les féministes socialistes sont en partie « significatives » de ce courant. Les militants utilisent ce qu’ils appellent « l’organisation de secteurs » dans lequel différents groupes, c’est-à-dire femmes ou lesbiennes et homosexuels, sont visés et organisés, essentiellement dans le but d’obtenir d’eux qu’ils donnent leurs voix au candidat, mais aussi selon eux faire avancer les intérêts spécifiques du groupe dans cette campagne.

Alors que dans sa première campagne, Jackson était resté ambigu sur un certain nombre de questions féministes, en 1988 il élabora un plan national en six points sur les crèches, visant spécialement les besoins des femmes recevant un salaire peu élevé, et il donna son appui pour une législation d’égalité des salaires et au droit à l’avortement. L’engagement sérieux des socialistes-féministes et des homosexuels dans la Coalition Rainbow est d’habitude utilisé pour expliquer ce changement, bien que le candidat du parti démocrate Dukakis, ait été lui aussi bien situé pour le droit des femmes à l’avortement.

Les femmes ont toujours été engagées dans les campagnes électorales, au moins dans les troupes sinon comme meneurs. Aujourd’hui, les femmes (et certains hommes) sont politiquement plus conscients du féminisme et un grand nombre de femmes sont actives et engagées dans la direction de ces campagnes progressistes, c’est-à-dire invitées comme orateurs ou pour animer des séances de travaux aux conférences.

La campagne de Jackson avait mis en place un « bureau de femmes », six membres sur dix au niveau le plus haut étaient des femmes, et il y avait davantage de femmes au Comité de direction en 1988 qu’en 1984. Cependant, la question de savoir si la représentation des femmes dans le Comité de direction leur donnait en fait plus de pouvoir sur la campagne nationale n’a jamais été résolue. Au niveau local, les conditions variaient considérablement.

En dépit des progrès, les féministes ont dit qu’il était frappant de voir combien ces campagnes restent dominées par les hommes. Ni la théorie féministe, ni les objections que les féministes ont soulevées à propos du processus, ne retiennent l’attention. Ceci est dû en partie au fait que ces campagnes sont en général moins radicales que les autres domaines du travail de la gauche, mais c’est dû aussi sans aucun doute, à la nature même d’une campagne électorale orientée à court terme vers un but unique et spécifique : faire gagner le candidat.

Conclusion

Cet aperçu met en valeur l’abîme qui sépare les différentes branches de la gauche américaine, et l’intégration inégale du féminisme, sous ses différentes formes, dans la théorie et la pratique gauchistes. C’est dans les mouvements issus d’une population blanche, des classes moyennes et de la contre-culture que le féminisme exerce le plus d’influence. Pourtant la même caractéristique qui rend ces mouvements si accueillants au féminisme, constitue aussi leur principale faiblesse – leur base sociale étroite et leur incapacité, jusqu’à présent, à se rattacher politiquement à la classe des travailleurs et aux communautés de couleur. Dans la gauche institutionnalisée, malgré des changements significatifs et le signe d’autres à venir, la théorie marxiste et l’analyse politique continuent de se développer dans un grave éloignement de la théorie et de l’analyse féministes. Alors que le féminisme, en pratique, est peut-être moins important comme courant idéologique dans les mouvements syndicaux et anti-racistes, l’organisation croissante des femmes dans ces mouvements ouvre la voie à un nouveau féminisme, plus conscient de l’expérience et des intérêts des femmes de la classe ouvrière et des femmes de couleur. C’est là que réside l’espoir de réduire la coupure entre les mouvements récents et les anciens.

 

Cet article est initialement paru dans L’Homme et la société, n°. 93, 1989, « La gauche contemporaine aux États-Unis : mouvements d’hier et pensée d’aujourd’hui », p. 101-113.

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  1. Nos remerciements vont aux nombreux militants qui nous ont généreusement apporté leurs concours tant par leurs idées que par leur documentation, et particulièrement à Amy Bachrach, Cynthia Bomen, Leslie Cagan, David Holstron, Joanna Misnik. []
  2. S’inspirant largement des concepts traditionnels du sentiment maternel et de la féminité, le mouvement pacifiste de femmes reflète l’influence croissante du « féministe culturel » et de sa tendance à matérialiser le dualisme des genres. Pour une évaluation des problèmes et des acquis du mouvement pacifiste des femmes, voir Johanna Brenner, « Beyond Essentialism : Feminist Theory and Strategy in Peace Movement », in Reshaping the U.S. Left : Popular Struggles in the 1980’s, eds. Mike Davis and Michael Spinker (London : Verso, 1988). []
  3. Barbara Epstein rapporte qu’un tiers des femmes emprisonnées avec elle au cours des manifestations à Livermore étaient lesbiennes. Barbara Epstein, « The Politic of Pre-figurative Community : the Non-violent Direct Action Movement », in Reshaping the U.S. Left : Popular Struggles in the 1980’s, eds. Mike Davis and Michael Sprinker (London : Verso, 1988). []
  4. Epstein, op. cit. p. 105 []
  5. Charlene Spretnak, Lost Godnesses of Early Greece : A collection of Pre-Hellenic Myths (Boston : Bacon Press, 1984) and Green Politics ; Ynestra King, « Healing the Wounds : Feminism, Ecology, and Nature / Culture Dualism », in Gender / Body / Knowledge : Feminist Reconstructions of Being and Knowing, eds. Alison M. Jaggar and Susan R. Bordo (New Brunswick : Rutgers University Press, 1989). []
  6. Compte rendu de Bill Resnick, KBOO Radio, Porthland, Oregon, lundi 26 juin, 1989. []
  7. Un tiers des cellules locales AFSCHE (employés par le gouvernement au niveau local ou régional) sont dirigées par les femmes et 50 % des cadres sont des femmes. Le C.W.A. (employé dans le domaine de la communication) rapporte que 15 % des présidents des syndicats locaux sont des femmes. Ruth Needleman, « Woman Workers : A force for Rebuilding Unionism », Labor Review, vol. 7, n° 11 (Spring, 1988). La coalition des femmes dans les syndicats, créée en 1974, et étroitement associée à l’encadrement syndical, est une sorte de voix « officielle » représentant les intérêts des femmes, avec 18 000 membres en 1986 Sisterhood and Solidarity : Feminism and Labor in Modern Times (Boston : South End Press, 1987). []
  8. Ilene Winkler, « Unions Joining in Defense of Reproductive Righs », Labor Notes, Avril 1989, p. 5. []
  9. Un « caucus » est composé d’individus qui ressentent le besoin de se rencontrer indépendamment des autres dans une organisation afin d’intervenir en tant qu’ensemble dans l’organisation ; « Les caucus » à l’intérieur des organisations sont là pour aider ceux qui ont le sentiment, malgré l’engagement commun au socialisme, d’avoir des intérêts, des besoins et des expériences qui découlent de leur situation d’oppression non partagée par les autres membres de l’organisation. []
Johanna Brenner et Nancy Holmstrom