Après Nikolaï Boukharine : histoire des sciences et hégémonie culturelle à l’aube de la Guerre froide

En France, la philosophie des sciences a été profondément marquée par Alexandre Koyré et Thomas Kuhn. Ces deux noms portent presque à eux seuls toute une tradition de débat autour des « révolutions scientifiques ». Dans ce texte, Pietro Omodeo propose de politiser cette filiation, et de lui opposer un autre espace de débat, celui qui s’est tenu entre Boukharine, Lukacs et Gramsci sur le statut des sciences naturelles au sein du marxisme. À partir de l’élaboration fondatrice de Boukharine, et des critiques opposées à son mécanisme ou son économicisme, se dessine, a contrario, une image assez rare de la philosophie des sciences dominante en France : celle d’une discipline profondément ancrée dans l’anticommunisme de l’après-guerre. Ce texte éclaire des enjeux cruciaux, qui permettent aussi de repenser l’articulation entre pratiques scientifiques et la pratique politique en tant que telle.

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Le 13e Congrès d’Histoire des sciences et technologies, qui prit place à Moscou en août 1971, fut l’occasion de dresser un état de l’art de la discipline et de ses développements des deux côtés du Rideau de fer. À l’époque, le champ était divisé en deux camps, scindé entre les approches « internalistes » et « externalistes » de l’historiographie. Joseph Needham, historien britannique des sciences chinoises, caractérisa ainsi la confrontation méthodologique :

Il ne fait aucun doute que le débat entre externalistes et internalistes se poursuivra pendant une longue année encore, entre ceux qui estiment pouvoir distinguer les profondes influences de la structure sociale et de ses évolutions sur la science et la pensée scientifique, et ceux qui préfèrent ne penser qu’en termes de logique interne de développement motivée par des géants intellectuels d’origine mystérieuse. (Needham, 1971 : viii.)

Needham estima que cette opposition était d’ordre idéologique (Shapin, 1992). Il retraça ses origines jusqu’au deuxième Congrès international d’histoire des sciences et technologies, auquel il avait lui-même assisté 40 ans plus tôt, tenu à Londres du 29 juin au 3 juillet 1931.

Lors de cette conférence, une délégation soviétique d’historiens des sciences menée par Nikolaï Boukharine présenta une approche marxiste de la discipline. À la stupéfaction de leur audience académique – qui n’était, à l’évidence, pas préparée idéologiquement –, les universitaires soviétiques proposèrent une perspective cohérente, structurée et philosophiquement ancrée, qu’ils introduisirent comme la perspective socialiste de l’histoire des sciences. Le scientifique anglais gauchiste John D. Bernal, qui était favorable à leur position, reporta plus tard à propos de la conférence de Londres :

Les russes arrivèrent uniformément armés de la dialectique marxienne, mais plutôt que de rencontrer une quelconque opposition organisée, ils eurent à la place un hôte indiscipliné, mal préparé et armé de philosophies individuelles mal assorties. Il n’y avait aucune défense mais la victoire était irréelle (…). Leur appétit de la dialectique, des écrits de Marx et d’Engels, au lieu d’impressionner leur audience, avait disposé cette dernière à ne pas écouter la suite de leurs arguments. (Bernal, 1949 : 338.)

Les soviétiques – Bernal écrivit – « avaient un point de vue, qu’il soit vrai ou faux ; les autres n’avaient jamais pensé qu’il était ne serait-ce que nécessaire d’en acquérir un » (1949 : 336). La philosophie des sciences qu’ils avaient proposée se concentrait sur les racines matérielles, sociales et économiques de la connaissance, autrement dit sur l’exact opposé de l’historiographie traditionnelle qui restait focalisée sur les développements internes des idées et sur les biographies de « génies » comme Galilée, Newton et leurs analogues.

On peut dire qu’en histoire des sciences, la Guerre froide commença en 1931. À l’époque, les idées fluctuaient en masse avant de pouvoir se cristalliser en positions définitives. Comprendre le climat intellectuel caractérisant les oppositions disciplinaires et méthodologiques de l’ère de la Guerre froide nécessite ainsi de remonter aux années d’avant-garde, lorsque toutes ces frontières n’avaient pas encore été définies. Je consacrerai donc les paragraphes qui suivent à la genèse de l’histoire des sciences du temps de la Guerre froide, en m’attardant tout particulièrement sur la perspective marxiste, qui me semble en constituer le point de départ. Dans un premier temps, je discuterai de la propagation du combat politique des années 1920 et 1930 dans le métadiscours de la science, soit (pour ainsi dire) de l’intégration de l’histoire et de la philosophie des sciences dans le « combat des idéologies » – dans les termes de Boukharine – ou dans le « combat pour les hégémonies politiques » – comme le marxiste italien et dirigeant politique Antonio Gramsci la qualifia dans les mêmes années (Gramsci, 2007 : 1385). Deuxièmement, je soulignerai l’importance fondamentale de la question du statut de la science et de la relation entre la science et l’historicité dans les débats marxistes des années 1920 et 1930, non seulement en Union soviétique, mais aussi au niveau européen. Pour ce faire, il me semble opportun de se référer aux discussions ayant eu cours au sein du camp marxiste, à savoir aux critiques de la position de Boukharine qu’ont formulée le philosophe hongrois György Lukács et Antonio Gramsci. Leurs postures, non-réductionnistes sur les phénomènes culturels dont la science fait partie, semblent de plus en plus utiles à l’historiographie socialiste, particulièrement après le tournant culturel des années 1970. Troisièmement, je reviendrai sur les spécificités de l’histoire des sciences proposée par les délégués soviétiques, afin d’illustrer l’opposition saillante entre l’émergence de cette historiographie marxiste et celle d’une historiographie et d’une philosophie des sciences anticommunistes, qui se développèrent simultanément dans le contexte anglo-américain. À cet égard, il sera de bon ton de mettre en évidence la dimension politique de perspectives classiques sur la science, telles que celles adoptées par Alexandre Koyré et Thomas Kuhn.

I. Science et hégémonie culturelle

Dans sa conférence de 1931 donnée à Londres, Boukharine insista sur la nouveauté radicale de la société socialiste qui s’opposait au capitalisme, et envisageait déjà l’irrévocabilité des divisions politiques, économiques et idéologiques que cela susciterait entre les deux camps. La conclusion de son allocution de Londres est ainsi une célébration de la nouvelle culture et de la nouvelle science en train de s’établir dans la société post-révolutionnaire :

Ainsi émerge une nouvelle société, se développant rapidement, dépassant ses antagonistes capitalistes et déployant de plus en plus les possibilités cachées de son système. Du point de vue d’une histoire mondiale, l’histoire de l’humanité entière, l’entière orbit terrarum, s’est écroulée en deux mondes, deux systèmes économiques et culturel-historiques. Une formidable antithèse mondiale et historique a émergé : devant nos yeux prend place la polarisation de systèmes économiques, la polarisation de classes, la polarisation de méthodes combinant théories et pratiques, la polarisation des « modes de conception », la polarisation des cultures. (Boukharine, 1931 : 32.)

Au sein de la Deuxième internationale et dans toute l’Union soviétique, la critique que Marx avait faite de l’économie politique, comme étant une science orientée (et limitée) par la classe, avait fait un problème d’actualité de la question de savoir si le concept de « science bourgeoise » devait uniquement s’appliquer aux sciences humaines et sociales, ou s’il devait également concerner les sciences naturelles. Dans le dernier cas, à quoi ressemblerait donc une science socialiste (McLaughlin, 1996) ? L’on nota en particulier que dans une perspective léniniste, « la centralité attribuée à la classe ouvrière n’est pas pratique mais ontologique, ce qui en constitue en même temps le privilège épistémique : comme classe « universelle », le prolétariat – ou plutôt ses partis – est dépositaire de la science « (Laclau et Mouffe, 1985 : 56-7). Boukharine aborda tout d’abord le problème de l’opposition entre la science prolétarienne et la science bourgeoise comme un économiste, puis comme un politicien soviétique, comme un systématicien de la doctrine marxiste et, in fine, comme le dirigeant d’un groupe d’historiens et de philosophes des sciences qui pris part à la conférence de Londres de 1931.

Afin de bien comprendre l’analyse que Boukharine fit de l’idéologie et de la science, il est utile de lire ses premiers écrits. On remarque ainsi que certaines de ses hypothèses sur la science dérivèrent des études économiques. Dans sa critique de l’école « autrichienne » d’économie intitulée The Economic Theory of the Leisure Class (1919)1, il esquissa une série de thèses théoriques et méthodologiques qu’il résumera plus tard par trois postulats : 1. les systèmes théoriques sont des « excroissances d’une psychologie de classe spécifique » ; 2. la critique de la science bourgeoise est une part du « combat idéologique » ; 3. le point de vue du prolétariat peut accéder à l’« objectivité ».

Notons que pour Boukharine, « système théorique » est synonyme d’idéologie. Selon lui, la théorie est orientée par la classe, ce qui suppose que toute discussion théorique soit fondamentalement définie par des combats politiques. Là est le versant culturel de la confrontation politique, ou le « combat entre idéologies ». Boukharine ne considérait pas pour autant que l’orientation de classe de la théorie implique un manque d’« objectivité », mais plutôt une incompatibilité entre le savoir et la réalité à laquelle il se réfère.

Il soutient également que, quand bien même la critique sociologique et méthodologique externe de la science bourgeoise « est, à proprement parler, suffisante pour en justifier le rejet », la critique interne reste tout aussi importante en tant que critique de toutes les « ramifications », « inférences partiales et fallacieuses du système », « contradictions internes du vieux système » ou de son « incomplétude » (Boukharine, 1927 [1919] : 8-9). Dans la préface de The Economic Theory of the Leisure Class, il commence par raconter les turbulentes circonstances biographiques dans lesquelles il produit son ouvrage, et passe ensuite à l’introduction du propos. Il avance ainsi qu’à l’instar de son travail, qui ne pourrait être compris uniquement au regard de ses conditions de développement, la critique marxiste de l’économie politique ne devrait être restreinte à une critique sociologique et méthodologique, devant également intégrer le système et confronter ses éléments internes (ibid. : 8). Boukharine étudia en détail le postulat épistémologique d’après lequel la critique d’une théorie socialement déterminée ne peut se limiter à la dénonciation de son orientation par la classe, mais devrait également prendre en compte une analyse critique du sujet.

L’accent que met Boukharine sur la critique de l’idéologie est un temps fort du débat scientifique, et pourrait être lu comme une application étendue de considérations que Friedrich Engels avait déjà développées dans plusieurs de ses écrits, en particulier dans la Dialectique de la nature et l’Anti-Dühring. Dans « l’ancienne introduction » de ce dernier, écrit entre 1875 et 1876, il insiste sur l’historicité de toute connaissance :

En tout temps, et d’autant plus à notre époque, la pensée théorique est un produit historique, témoignant en différents moments de formes très distinctes et, en outre, de contenus eux-mêmes très différents. La science de la pensée est ainsi, comme toutes les autres, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine (…). En premier lieu, la théorie des lois de la pensée n’est en aucun cas une « vérité éternelle » qui serait une fois pour toute établie. (Engels et Marx, 1987 : 338-9, emphase ajoutée.)

La conscience historique signifiait pour Engels le passage de la métaphysique à la dialectique, c’est-à-dire la transition d’une conception statique à une vision dynamique de la réalité. L’histoire revêtit dès lors une signification épistémologique, dans la mesure où toute réflexion sur la science se devait de prendre en compte son développement et, inversement, où l’avancée scientifique révélait le caractère historique de la science.

II. Science et historicité

La relation entre science et histoire fut particulièrement objet de débat entre marxistes dans les années 1920 et 1930. S’attarder sur le statut de la science dans la société leur semblait crucial pour proprement définir le point de vue et la théorie révolutionnaire du camp communiste. De ces débats émergea le « laboratoire marxiste » de l’épistémologie historique. Parmi les positions différant de celle de Boukharine, telle qu’il la définit particulièrement dans The Theory of Historical Materialism: A System of Sociology (1934 [1921]), figure la tentative de réduire le marxisme à une science positive – e.g. la sociologie. L’analyse que fait Boukharine de l’histoire et de la philosophie des sciences n’était qu’une brique d’un projet de plus grande ampleur : celui de forger une culture marxiste qui soit susceptible de servir d’armature à l’État soviétique post-révolutionnaire. Néanmoins, son projet rencontra non seulement l’opposition d’intellectuels anti-communistes, mais également celle de marxistes qui concevaient le matérialisme historique différemment et ne trouvaient pas d’accord sur la forme qu’une approche socialiste de la culture serait censée prendre. Pendant un certain temps, la Russie fut ainsi la scène de débats brûlants concernant la relation entre la science et la philosophie (Joravsky, 1961), ainsi que l’affinité du marxisme et de l’épistémologie – particulièrement dans la forme prise par l’empiriocriticisme de Mach (Steila, 1996).

II.1. Les fondations du matérialisme historique de Boukharine

Dans son manuel de 1921, The Historical Materialism, Boukharine entame son introduction à la philosophie marxiste par une distinction entre deux branches des sciences humaines : la première est historique, la seconde théorique (Boukharine, 1934 [1921] : xiii). Les sciences sociales les plus générales, ayant à faire avec « la vie sociale toute entière et dans toute sa complétude » sont l’histoire et la sociologie. Quand bien même la première est la reconstruction de la manière par laquelle la vie sociale fut organisée en certains temps et en certains lieux, la dernière fait office de discipline abstraite répondant aux questions sur la société en général. Boukharine explique :

Il est maintenant évident que des relations existent entre l’histoire et la sociologie. Dans la mesure où la sociologie explique les lois générales de l’évolution humaine, elle sert de méthode à l’histoire. Par exemple, si la sociologie établit la doctrine générale que les formes de gouvernement dépendent des formes de l’économie, les historiens doivent rechercher et trouver, en n’importe quelle époque donnée, quelles sont précisément ces relations de dépendance. Ils doivent également montrer sous quelle forme spécifique et concrète elles se manifestent. L’histoire fournit le matériau pour esquisser des conclusions et des généralisations sociologiques (…). La sociologie formule à son tour pour l’histoire un point de vue défini, un moyen d’investigation ou (…) une méthode. (Boukharine, 1934 [1921] : xiv.)

Boukharine a d’ores et déjà mis en avant la distinction entre théorie et histoire dans The Economic Theory of the Leisure Class (1927 [1919]). Il s’y attaque d’ailleurs au Methodenstreit [différend méthodologique] maintenu entre l’école autrichienne menée par Carl Menger et l’école historique allemande de Gustav von Schmoller. Contre l’ancienne école, Boukharine avance que la théorie économique devrait prendre racine sur un sol historique, mais il défend également l’idée que, contrairement à cette dernière, la théorie devrait guider l’enquête historique et recevoir son matériau de l’histoire. Dans The Historical Materialism, Boukharine défend explicitement l’idée que « l’historicisme de Marx n’a rien en commun avec « l’école historique » (telle qu’elle est appelée) en jurisprudence et en économie politique » (Boukharine, 1934 [1921] : 71). Il y réaffirme également sa conviction que la théorie guide l’enquête historique plutôt que l’histoire ne constitue la base empirique de la théorie. Plus que cela, la science sociale et l’économie devraient lutter contre les prédictions telles qu’on les trouve en sciences physiques. En principe, de telles prédictions sont possibles. Boukharine ne limite pas ses hypothèses aux sciences positives et à l’économie. Il applique les mêmes principes au matérialisme historique, et ce faisant, au marxisme et à la philosophie en général.

À en croire Boukharine pour qui lit The Historical Materialism, la sociologie peut être qualifiée de « philosophie de l’histoire » et de « théorie du procès historique ». La sociologie marxiste est relativement proche du matérialisme historique. Ce qui rend la sociologie marxiste supérieure aux théories bourgeoises sur la société est que, puisque la classe ouvrière n’a aucun intérêt à maintenir le statu quo, elle est donc capable de s’emparer de son historicité et, ainsi, du processus transformatif inhérent à l’action. « Le prolétariat n’est pas intéressé par la préservation du phénomène et est ainsi plus ambitieuse (…). La science sociale prolétarienne (…) est supérieure parce qu’elle a une vision plus profonde et plus large du phénomène de la vie sociale » (Boukharine, 1934 [1921] : xii).

Comme Boukharine le précisa dans son discours de Londres, « Le subjectivisme de classe des formes de cognition n’exclut en rien la signifiance objective de la cognition (…) mais les méthodes spécifiques de conception, dans leur progrès historique, conditionne variablement le processus de développement de la concordance de la cognition » (Boukharine, 1931 : 24). Ainsi, Boukharine appréhende l’avancée scientifique comme une représentation de la réalité gagnant progressivement en précision grâce à la science, d’après un principe d’adequatio mentis ad rem (ibid. : 18) : « La cognition, historiquement considérée, est le reflet de plus en plus adéquat de la réalité objective. Le critère fondamental de la correction de la cognition est ainsi le critère de sa concordance, son degré de correspondance à la réalité objective ».

Dans The Historical Materialism, Boukharine défend longuement le matérialisme en présentant ce dernier comme l’opposé de l’idéalisme (Boukharine, 1934 [1921] : 53 ff.). De la même manière, la première section du discours de Londres de 1931 adresse les « questions fondamentales en philosophie : la question de la réalité objective du monde extérieur, indépendant du sujet la percevant, et la question de sa connaissabilité » (Boukharine, 1931 : 11 ff.). En 1931, il avança que l’objectivité du monde et la possibilité-même de connaître ce dernier étaient toutes deux confirmées par l’activité empirique comme par sa présupposition. Celles-ci seraient en effet toujours confirmées de facto (ibid. : 16) : « l’épistémologie, qui est une praxéologie, doit partir de la réalité du monde extérieur : non pas comme une fiction, ni comme une illusion, ni comme une hypothèse, mais comme un fait de base ».

Outre sur le matérialisme comme condition à la pensée scientifique, Boukharine réfléchit également sur les objectifs de la science. Les scientifiques recherchent des lois générales, que celles-ci soient naturelles ou sociales (Boukharine, 1934 [1921] : 20) : « [e]n nature et en société, il y a une régularité définie, une loi naturelle fixe. La définition de cette loi naturelle est la première tâche de la science. Cette causalité en nature comme en société est objective ». L’on serait dès lors en droit d’attendre que, tout comme l’astronomie prédit des éclipses, la sociologie ou le matérialisme historique prédisent des développements sociaux (ibid. : 51).

La continuité entre la nature et la société, ou plutôt l’inclusion de la seconde dans la première, mène rapidement Boukharine à naturaliser les processus sociaux. Cette tendance se retrouve dans plusieurs extraits, dans lesquels il justifie le matérialisme historique se référant à des phénomènes naturels ou en expliquant les processus sociaux par des processus physiques. Par exemple, le mouvement de la matière et la biologie de Lamarck et Darwin rendent clair que la société, en tant que partie intégrante de la nature, doit tout autant être sujette à des changements (Boukharine, 1934 [1921] : 65). La règle dialectique régulant la nature aussi bien que celle régulant la société constituent une même et unique loi.

Boukharine retravaille la dialectique hégélienne dans une forme naturalisée de la « théorie de l’équilibre » qu’il avait d’ores et déjà établie dans ses considérations sur la NPE2 dans Economics of the Transitional Period (1920 ; see Gerratana, 1977 : xix-xx). Il imagine un équilibre social par analogie à « l’équilibre mécanique, chimique et biologique » (Boukharine, 1934 [1921] : 74). La Révolution marque le passage d’un système stable à un autre système stable, à l’instar de la nature :

Les révolutions de la société sont du même caractère que les violents changements ayant cours dans la nature. Ils ne « tombent » pas subitement « du ciel ». Ils résultent des processus qui les précèdent, tout comme l’eau bouillante résulte du chauffage de l’eau ou comme l’explosion de la chaudière à vapeur résulte de la pression croissante de la vapeur contre ses parois. (Boukharine, 1931 : 82.)

Le déterminisme constitue la base de la compréhension que Boukharine se fait de la théorie marxiste. Le deuxième chapitre de The Historical Materialism est entièrement dédié aux « Déterminisme et indéterminisme (nécessité et libre volonté) ». En conclusion de son discours de Londres, il réaffirme le même point de vue (Boukharine, 1931 : 28). En conséquence de sa conception matérialiste et déterministe, et de l’équivalence qu’il dresse entre le matérialisme historique et la sociologie, ou encore entre sciences sociales et sciences naturelles, Boukharine perçu le saut socialiste de la nécessité à la liberté comme une acceptation stoïque et spinoziste de la nécessité : « la liberté est la reconnaissance de la nécessité » (Boukharine, 1934 [1921] : 42).

II.2. La critique de Lukács : « Sachlich falsch und unmarxistisch »

En Russie soviétique, la publication de l’introduction de Boukharine au matérialisme historique permit de poursuivre un débat philosophique opposant le camp des « mécanistes » (de qui il était lui-même plus proche) et celui des dialecticiens. Le premier groupe se battait pour l’autonomie de la science. Ils résistèrent aux ambitions philosophiques d’aligner rigoureusement les sciences sur le jargon de la dialectique (le groupe incluait Ivan I. Skvortsov-Stepanov, Arkady K. Timiryazev et, jusqu’à un certain point, Lyubov A. Akselrod). A contrario, les dialecticiens menés par Abram Moiseyevich Deborin insistaient sur la nécessité de subordonner les sciences naturelles à leur interprétation de la philosophie marxiste (Kolakowski, 2005 : 841). En outre, le débat sur les interprétations de Boukharine du matérialisme historique, l’assimilation qu’il établissait de ce dernier à la sociologie, ainsi que sur son analyse de la relation entre la théorie marxiste et les sciences naturelles, ne se limitèrent pas à l’Union soviétique. Lukács écrivit une critique sévère de ses analyses après la publication de la traduction allemande de The Historical Materialism (Theorie des historischen Materialismus : Gemeinverständliches Lehrbuch der marxistischen Soziologie, Hamburg, 1922 ; Sochor, 1980 : 707-712). Sa critique portait sur les fondements-mêmes de la conception boukharinienne du marxisme, soit le matérialisme, le scientisme et le déterminisme. D’après Lukács, Boukharine présente de manière unitaire et systématique les plus importantes questions du marxisme, ce qui aboutit à une analyse dont les résultats ne peuvent être que soit mauvais, soit faux. Son ouvrage est notamment affecté par une grande simplification (allzu vereifachend, schematisch), qui distord des questions dont l’enjeu est pourtant central (Lukács, 1968 : 598-599).

Pour autant que la question du matérialisme est bel et bien au cœur du débat, Lukács n’estime pas nécessaire de s’attarder outre mesure sur les limites de la philosophie de Boukharine, que Marx et Engels auraient sans doute défini – non sans dédain – comme un « bürgerlicher Materialismus » [matérialisme bourgeois]. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’attaque particulièrement au manque de considération de Boukharine pour la critique marxienne de Feuerbach, ou pour l’héritage de la philosophie classique allemande dans la pensée de Marx (Lukács, 1968 : 600). Lukács fait ici référence à L’idéologie allemande et aux Thèses sur Feuerbach. Il interprète l’adhésion de Boukharine au matérialisme bourgeois comme relevant d’un retravail scientifique du marxisme, dont le principal résultat relève d’une étude faussement objective de la réalité humaine :

La théorie de Boukharine reste sous le joug de la catégorie de science, selon la signification française du terme, dans la mesure où il est très proche du matérialisme bourgeois – qui est déduit des sciences naturelles. Dans l’application de cette catégorie à la société et à l’histoire, il en arrive parfois à noyer ce qui est au cœur de la méthode marxiste : la réduction du phénomène économique et sociologique tout entier aux interrelations sociales proprement humaines. La théorie [de Boukharine] est marquée par une fausse « objectivité ». Elle devient fétichiste. (Lukács, 1968 : 600.)

Le matérialisme métaphysique et le scientisme aboutissent à un déterminisme historique qui, selon Lukács, se reflète dans la subversion illégitime de la prévalence (marxiste) de l’économie sur la Technik. C’est là une subversion de la prévalence de l’évolution sociale sur l’avancée technique. Un déterminisme basé sur la technique aboutit ainsi sur une forme de fausse reconnaissance de la capacité technique et des forces productives [Identifizierung der Technik mit den Produktivkräften]. Cette forme de « falscher Naturalismus » [faux naturalisme] implique que le développement social soit effet d’un développement technique. C’est pourtant tout le contraire :

Si la technologie n’est pas comprise comme un moment de systèmes de production spécifiques, si son développement n’est pas expliqué par le développement des forces sociales de production (…), c’est un principe fétichiste, similaire à la « nature », au climat, au milieu, aux matières premières, etc., qui sont aux antipodes de l’humanité et la transcendent. (Lukács, 1968 : 602.)

Lukács illustre la priorité de l’économie sur la technologie par deux exemples. Le premier est celui du passage de l’antiquité au Moyen-Âge, où différentes constellations sociales ont conduit à des orientations technologiques tout aussi diverses. Lukács reprend ici la thèse de Max Weber, selon qui l’esclavage aurait entravé le développement de syndicats dans l’antiquité, ne permettant finalement pas la formation de villes modernes. La technologie médiévale était articulée à un principe d’efficacité [Arbeitsvollzug], alors même que la technologie de l’ancien monde était évaluée seulement par ses résultats [Arbeitsresultat]. En fait, l’esclavage produisit une augmentation de l’efficacité aussi indésirable qu’elle n’était pas nécessaire. « Ce n’est pas le développement imparfait de la technologie qui rendit l’esclavage possible. C’est plutôt le contraire. L’esclavage comme mode de production dominant rend toute rationalisation du processus de travail et – conséquemment – tout développement d’une technologie rationnelle impossibles » (Lukács, 1968 : 603). L’évolution sociale explique ainsi l’évolution technique, mais non l’inverse. Le second exemple est la Révolution industrielle. Lukács défend l’idée que le passage de la production médiévale à la production industrielle n’est pas le résultat d’une révolution technologique [keine Umwälzung der Technik]. Au contraire, la division du travail caractéristique du capitalisme créé l’environnement social dont la machinerie technologique moderne a besoin : l’industrialisation est l’apogée [die Krönung und Vollendung] du capitalisme moderne, non sa source (ibid. : 604).

Selon Lukács, l’erreur fondamentale du scientisme de Boukharine est bien d’avoir ainsi réduit le matérialisme historique à la sociologie – une « Versuch, aus der Dialektik eine “science” zu machen » [une tentative de transformer la dialectique en une science]. Scientisme et déterminisme sont foncièrement liés également, comme le montre l’affirmation de la prédictibilité du phénomène en sociologie ebenso wie in den Naturwissenschaften [tel qu’en sciences naturelles]. D’un point de vue méthodologique, cette réduction des sciences sociales aux sciences naturelles aboutit sur l’identification de tendances sociales, face à des lois naturelles. À ce moment de la progression intellectuelle de Lukács, une telle manœuvre lui semble tout simplement inacceptable. La différence entre l’exactitude des prédictions naturelles et les tendances des sciences sociales ne signifie pas l’imperfection du savoir produit par ses dernières. Elle doit plutôt soutenir la distinction ex parte objecti entre nature et domaine social [différence qualitative Differenz der Gegnstände selbst]. Lukács reprend cette distinction de Marx, dans sa troisième thèse sur Feuerbach (Marx, 1976 : 4). Comprendre pourquoi et comment les actions humaines ont cours est fondamentale pour l’action politique, in primis pour la praxis révolutionnaire telle que celle de Lénine (Lukács, 1968 : 607).

II.3. Gramsci et la critique historique de Boukharine

Gramsci réalisa sa critique de Boukharine entre 1932 et 1933, alors qu’il était prisonnier politique du régime fasciste italien. Elle présente de nombreuses similitudes avec celle de Lukács, mais reste bien plus détaillée. Gramsci consacra le cœur de son onzième Cahier de prison à traquer les failles de la réflexion de Boukharine sur la philosophie marxiste. Gramsci connaissait l’introduction générale que Boukharine avait publié, probablement dans l’édition française (La théorie du matérialisme historique : Manuel populaire de sociologie marxiste, 1921) puisqu’il a recours à cette version dans ses cours aux membres du Parti Communiste italien en 1925 (Catone, 2008 : 85 ff.). En 1931, Gramsci reçut également en prison Science at the Cross Roads, la collection d’articles présentées au Congrès international d’histoire des sciences et technologies des délégués soviétiques, et put ainsi lire le discours qu’y avait déclaré Boukharine (Gramsci, 1965 : 474). Quelque pu être l’opinion initiale qu’il se faisait de Boukharine, elle était relativement négative à l’époque où il en fit la critique. Tant et si bien que son onzième cahier de prison est également connu comme étant l’« Anti- Boukharine» (Frosini, 2003 : 103-4).

À l’instar de Lukács, Gramsci estimait que le matérialisme métaphysique de Boukharine et sa « tendance positiviste » était le témoin de son fourvoiement. Les Thèses sur Feuerbach de Marx à l’appui, il rejeta le matérialisme philosophique en tant que point de vue purement contemplatif du monde. Selon lui, une telle posture métaphysique soutenait une conception passive et fataliste de l’histoire humaine, faisant de cette dernière le sujet de quelque force extra-humaine. Le matérialisme historique devait au contraire être vue comme une philosophie de l’action [filosofia della praxis], ou plutôt, une philosophie en action. Pour Marx, la réalité n’était d’ailleurs pas indépendante de l’activité humaine (Frosini, 2003 : 87).

À propos de la question de l’objectivité, Gramsci estime lui aussi que la réalité ne saurait être indépendante de toute activité humaine. Il redéfinit ainsi l’objectivité en termes historiques : « “Objectif” signifie toujours ‘humainement objectif’ » (l’on peut tout à fait entendre par là « historiquement objectif »). « L’objectivité est également un devenir » (Gramsci, 2007 : 1415-16), il n’y a donc pas de place pour une « objectivité extrahistorique ou extrahumaine », ou pour un « point de vue du cosmos en lui-même » (ibid. : 1415). La science ne peut dès lors fournir la certitude d’une objectivité immuable et indépendante de toute action, dans la mesure où le « monde externe » est lui-même une présupposition métaphysique (ibid. : 1455).

La matière n’est pas non plus perçue en soi et appréhendée indépendamment de toute manipulation humaine. La matière n’est jamais donnée. Il s’agit davantage d’un construit historique, d’une théorie (ibid. : 1442). Gramsci prend l’exemple de l’atome : la théorie atomique est un produit historique et doit être expliquée au regard de l’histoire. La démarche inverse serait incohérente : l’atomisme ne peut constituer l’histoire humaine (ibid. 1445).

La perspective pseudo-scientifique de Boukharine, tout particulièrement ses points de vue mécaniste et déterministe sur l’histoire, doivent donc faire l’objet d’une critique dédiée, à commencer par l’idée-même de science : « En réalité, le concept-même de science [chez Boukharine] (…) mériterait d’être sérieusement démantelé par la critique ; il s’agit d’un concept pris des sciences naturelles comme s’il s’agissait là de la seule science, la science par excellence dans son sens positiviste » (Gramsci, 2007 : 1404).

S’inspirant de la perspective philosophique d’Antonio Labriola, Gramsci défend l’idée d’une philosophie de la praxis marxiste qui se suffit à elle-même et reste indépendante de toute autre école philosophique (telle que le matérialisme métaphysique et ses variantes d’idéalisme, dont le Kantisme). De ce point de vue, la base scientifique des sciences naturelles est enracinée dans un sol historique dont Marx fournit la théorie. Précisément parce qu’elle est fondamentale, la philosophie de la praxis ne peut obtenir son objectivité des sciences naturelles. Quant à la nécessité servant de base aux développements historiques, il est – pour Gramsci – possible de prévoir scientifiquement la lutte elle-même, mais pas d’anticiper sur les moments concrets de sa manifestation (Gramsci, 2007 : 1403). L’histoire marxiste ne peut ainsi témoigner de certitudes similaires à celles véhiculées dans les sciences naturelles. Bien au contraire, la science doit être historicisée et appréhendée par la praxis. Les actions humaines ne sont prédictibles que dans la limite de leur hétérogénéité, ou pour le dire autrement, dans la limite de leur contrainte par des mécanismes de coercition et de propagande. La nécessité est un servage aux intérêts d’une classe dominante. Dans la mesure où le combat politique des classes subalternes doit viser l’autodétermination, les sentiers de l’émancipation comme ceux du succès de la praxis révolutionnaire nécessitent de délaisser la nécessité au profit de la liberté (ibid. 1244).

Reprenant également les interprétations hégéliennes de Marx par les néo-idéalistes (Omodeo, 2010 : 55-8), Gramsci explique que le matérialisme historique ne peut être rapporté ni à la sociologie, ni à nulle autre théorie positiviste et anhistorique de la société. C’est précisément pour cette raison qu’il rejette la distinction que Boukharine dresse entre la théorie et l’histoire, comme si ces dernières constituaient deux approches dissociées de la réalité humaine :

Toutes les erreurs de l’ouvrage et de son auteur (dont la position n’a pas changé (…), aussi évident que cela soit au vu des considérations présentées à la conférence de Londres) ont une seule et même origine, celle de vouloir diviser la philosophie de la praxis en deux parties : une « sociologie » d’un côté, et une philosophie systématique de l’autre. Si l’on sépare la philosophie de la théorie de l’histoire et de la politique, le résultat ne peut être autre chose que la métaphysique. Cela contredit d’ailleurs ce qui fait la grande réussite de la pensée moderne au cours de l’histoire qui culmina avec la philosophie de la praxis, notamment avec son historicisation concrète de la philosophie et l’affiliation de cette dernière à l’histoire. (Gramsci, 2007 : 1426.)

Pour Boukharine, l’histoire est un épiphénomène de la nature, ce qui subordonne la philosophie de l’histoire aux sciences naturelles. Pour Gramsci, c’est l’exact opposé : puisque la « nature » est un produit historique, les sciences naturelles sont dépendantes de la philosophie de l’histoire.

Peu importe combien ses positions théoriques sur le statut de la science pourraient diverger, Gramsci partage, en tant que dirigeant politique, l’intérêt de Boukharine pour la pertinence politique du sujet, et pour la nécessité de s’engager dans la « lutte pour les hégémonies politiques » (Gramsci, 2007 : 1385). Il était convaincu que l’affirmation du socialisme dépendait de ses capacités à substituer l’hégémonie des classes dirigeantes non seulement par l’usage de la force, mais aussi par la construction d’un large consensus – pour ainsi dire, sur la capacité de la classe ouvrière à diriger la collectivité sur le plan politico-économique aussi bien que sur le plan culturel (Cospito, 2004 : 89). Pourtant, Gramsci reste en désaccord avec Boukharine sur la manière dont la « lutte des idéologies » devrait être conduite. Sa critique sévère de Boukharine repose finalement sur le fait qu’il voyait en ce dernier un adversaire culturel. Gramsci était convaincu que les positions de Boukharine pouvaient saper le succès de la cause socialiste en promouvant un déterminisme fataliste plutôt que de bénéficier à l’action, et ainsi scléroser le cheminement politique des classes subalternes. Pour ce qui est d’avoir su anticiper les divisions de la Guerre froide, Gramsci n’était pas moins prophétique (ou programmatique) que ne l’était Boukharine (Gramsci, 2007 : 1434) : « Une théorie est ‘révolutionnaire’ tant qu’elle est un élément de séparation et de distinction consciente entre deux camps, puisqu’elle reste inaccessible au camp opposé ».

III. L’historiographie marxiste des sciences et la réaction anti-communiste

Les critiques du scientisme telles que les développèrent Lukács et Gramsci dans les années 1930 refirent surface dans l’historiographie socialiste des sciences sous le coup du tournant culturel des années 1970. La Nouvelle Gauche y fit de Gramsci une de ses références privilégiées, et ses travaux purent être plus amplement appréciés en raison de l’intérêt international croissant pour ses idées dans les années 1960, de la déstalinisation de l’URSS et du prestige du Parti Communiste italien. À n’en pas douter, la première traduction des Cahiers de prison en anglais (par Hoare et Nowell Smith, 1971) en permit une large réception (Hobsbawm, 2011 : 314-33). Dans ce climat effervescent, les science studies témoignèrent également d’une attention accrue pour Gramsci. Ce gain d’intérêt fut notamment le résultat des efforts d’universitaires comme Perry Anderson, E. P. Thompson, Raymond Williams et Stuart Hall, qui cherchaient à dépasser les approches marxistes précoces à la Bernal auxquelles l’on reprochait un « déterminisme économique, un externalisme naïf et un scientisme acritique » (Nieto-Galan, 2011 : 454 ; cf. Cooter, 1984 : xi).

Ce sont là les dernières tendances. Avant le tournant des années 1970, les polémiques contre le scientisme avait rendu sujets à caution des penseurs comme Gramsci, alors même qu’historiens et philosophes des sciences tendaient à se positionner contre les sciences naturelles et la culture scientifique tout court3 (e.g. Geymonat, 1958). Jusqu’aux années 1970, nombreux étaient ainsi les historiens des sciences des deux camps (marxistes comme non-marxistes) qui voyaient en Boukharine et son groupe une figure de référence de l’historiographie « externaliste » en général. Maintenant que le cadre théorique des réflexions marxistes sur l’épistémologie historique a été présenté, j’aimerais à présent regarder de plus près l’approche d’histoire des sciences que les délégués soviétiques proposèrent, ainsi que le contre-projet qui prit forme, en réaction, de l’autre côté du Rideau de fer (Omodeo, 2016).

III.1 Les thèses de Boukharine sur la science

Boukharine dédie une grande partie de The Historical Materialism à la question de la science, de la philosophie et de leurs relations mutuelles, notamment dans son chapitre VI (« L’Équilibre entre les Éléments de la Société ») portant sur les relations entre la structure – e.g. la base économique – et la superstructure – e.g. « le système social et politique de la société (…) les manières, coutumes et morales (…), la science et la philosophie, la religion, l’art et, enfin, le langage » (Boukharine, 1934 [1921] : 150). Comme évoqué précédemment, Boukharine estime que la science relève de l’idéologie. « L’idéologie sociale » – écrit-il – « signifiera pour nous le système de pensées, de ressentis ou de règles de conduite (normes) et inclura ainsi des phénomènes tels que le contenu de la science (non pas un télescope ou l’équipe de scientifiques d’un laboratoire de chimie) et l’art, la totalité des normes, coutumes, morales, etc. » L’idéologie doit être distinguée de la psychologie sociale, qui se réfèrent quant à elle aux « ressentis non systématisés ou faiblement systématisés, les pensées et humeurs que l’on trouve dans une société, un groupe ou une profession donnés, etc. » (ibid. : 208). La différence entre idéologie et psychologie sociale résiderait donc dans leur degré de systématisation. La science, en particulier, serait systématisée par la philosophie, laquelle reposerait à son tour sur les accomplissements de la science (Boukharine, 1931 : 161). D’après cette analyse philosophique, la « science est un système unifié coordonné de pensées, embrassant tout objet de connaissance dans son harmonie » (Boukharine, 1934 [1921] : 208).

Le principe fondamental de l’épistémologie – tel que l’écrit Boukharine – est que « toute science naît de la pratique » (Boukharine, 1934 [1921] : 161), ou que – tel qu’il le formula dans son discours de Londres – « la science ou la théorie n’est que la continuité de la pratique ». Elle a pour fonction d’orienter « dans le monde externe et la société, d’étendre et d’approfondir la pratique, d’augmenter son efficacité, d’organiser une lutte particulière avec la nature » (Boukharine, 1931 : 20). En conséquence de quoi, la science est étroitement liée voire dépendante du développement technologique. Cette dépendance trouve son origine dans deux postulats (Boukharine, 1934 [1921] : 169) : « (1) que le contenu de la science est induit par la technologie et l’économie ; (2) que le développement initial de la science fut déterminé par les outils-mêmes de la connaissance scientifique, parmi d’autres facteurs ». Avec le premier postulat, Boukharine suppose que la base technique et économique du progrès scientifique témoigne de cas historiques ayant vu différents scientifiques se revendiquer de découvertes simultanées et indépendantes les unes des autres (ibid. : 164).

Notez que, selon Boukharine, la détermination pratique de la science n’est pas synonyme de sa conception utilitaire (baconienne) : « Il n’est pas ici question de l’importance pratique directe de n’importe quel principe individuel (…). Il est question du système dans son ensemble » (Boukharine, 1931 : 20). Il est également question, d’un point de vue historique, de reconnaître que « la théorie provient génétiquement de la pratique » (ibid. : 19). En cela, Boukharine se référait bien souvent à Mach. Quand bien même il ne se rapportait cependant pas à l’empiriocriticisme, il n’en estimait pas moins que cette philosophie permettait des reconstructions historiques utiles et correctes, présupposant que la science est une continuité de la pratique.

Le délégué soviétique Boris Hessen proposa des arguments pour soutenir cette appréhension de la science, fondée sur la pratique et la technique, dans son discours intitulé « Les racines sociales et économiques des Principia de Newton ». Sa thèse peut être résumée en trois points (Freudenthal et McLaughlin, 2009 : 2-3) :

A. Toute armature théorique résulte de l’étude de la technologie des machines ;
B. Inversement, dans les espaces où la technologie existante au 17e siècle était insuffisante au travail des scientifiques, les disciplines de la physique qui étaient, ailleurs, relatives à ces avancées technologiques, ne purent pas se développer ;
C. Les contraintes idéologiques (théologiques) provenant de la sphère politique de l’époque eurent un effet crucial sur les concepts de la physique de Newton (telle que la matière).

Que l’unité de la théorie et de la pratique ne semble pas évidente à la plupart des scientifiques et des philosophes des sciences relève, pour Boukharine, d’un sous-produit sociohistorique de la division du travail dans une société de classe. Dans la société capitaliste, la spécialisation et l’abstraction vont de pair. La séparation relative entre théorie et praxis est due au fait que la spécialisation et la division du travail troublent les origines et les visées sociales de la science, les unes comme les autres devenant in fine confuses. À la place, les objectifs de la science sont transmis par la société dans laquelle le travail intellectuel et le travail manuel sont maintenus séparés, le second étant subordonné au premier. Boukharine estime que la société socialiste doit progressivement estomper la distinction entre travail intellectuel et travail manuel. Tel qu’il voit l’avenir, théorie et pratique sont destinés à fusionner pour permettre d’asseoir la combinaison de la science et de l’économie sur de nouvelles bases, la planification économique devant pourvoir en modèles la planification scientifique.

III.2. Réception et réaction face à l’épistémologie historique marxiste

À la fin de la Seconde guerre mondiale, un groupe d’historiens restreint mais particulièrement actif en Europe de l’ouest entrepris de poursuivre le travail que les délégués soviétiques avaient entamé, et firent des percées significatives en histoire des sciences (Young, 1990). Ayant répondu à la Wirkungsgeschichte [l’action historique] du défi soviétique, Joseph Needham expliquait ainsi dans la seconde édition de Science at the cross roads (1971) qu’une tradition externaliste florissante avait émergé dans les études d’histoire des sciences, dans l’après-coup de la conférence de 1931. Selon lui, « L’essai [de Hessen] eut une grande influence sur la production des quarante années qui suivirent, en dépit du manque de subtilité de son propos » (Needham, 1971 : viii). Needham reconnut également que son propre essai Science and civilisation in China (en plusieurs volumes, dont le premier fut édité en 1954) avait été stimulé par sa lecture de Boukharine, de Hessen et des autres délégués soviétiques. En un certain sens, la sociologie des sciences inaugurée par Robert Merton témoignait également du même héritage marxiste4. Dans Science, technology and society in Seventeenth-Century England (1938), Merton énonçait qu’il avait reçu de Hessen d’importantes leçons concernant « la relation entre la science, la technologie et la société à l’âge d’Isaac Newton » (Merton, 1938 : 501-2, n. 24).

L’attitude provocatrice de Boukharine et de son groupe eut des effets notables sur les orientations de l’histoire des sciences d’après-guerre, qu’ils fussent positifs ou négatifs. Science at the cross roads marqua dans les années 1940 le début d’une bifurcation idéologique, d’une part fondée sur l’opposition théorique entre l’approche matérialiste d’Edgar Zilsel de la science moderne et l’historiographie intellectuelle de Koyré, d’autre part sur l’affrontement entre les historiens des sciences de tradition « internaliste » et ceux de tradition « externaliste ». À l’instar de l’histoire des sciences externaliste – qui avait vu le jour dans le camp marxiste –, la perspective internaliste n’était pas dépourvue de tout caractère idéologique, et n’était pas moins marquée par des intérêts politiques et politico-culturels que son adversaire. Mais la grande majorité des historiens des sciences occidentaux répondirent au défi qu’avaient lancé Boukharine et les délégués soviétiques en évacuant de leurs considérations tout élément jugé externe à la pure théorie. Ils jetèrent ainsi, pour ainsi dire, le bébé avec l’eau du bain (Porter, 1990 : 35). Quelques auteurs antérieurs, qui n’étaient affiliés ni à l’historiographie marxiste ni à la philosophie des sciences, mais n’en insistaient pas moins sur les aspects matériels et sociaux de la genèse et du développement de la science, furent pour beaucoup tout autant marginalisés du récit dominant. Tel fut le cas d’Ernst Mach, de Leonardo Olschki et, dans une moindre mesure, de Ludwik Fleck.

Comme le fit remarquer Wolfgang Lefèvre (Lefèvre, 2001 : 11-13), l’essai de 1943 de Koyré intitulé « Galilée et Platon » peut être lu comme un manifeste du camp anticommuniste. Son article commence avec une brève présentation générale des thèses de ses adversaires (Koyré, 1943 : 400) :

Cette révolution [la Révolution Scientifique] est parfois caractérisée, et parfois également expliquée, comme une sorte de bouleversement spirituel, une transformation absolue de ce qui caractérise fondamentalement l’esprit humain ; la vie active, la vita activa [i.e. la πράξιϛ] prenant la place de la θεωρία, la vita contemplativa, qui est jusqu’à présent considérée comme sa forme la plus aboutie (…). [D’après ce point de vue,] la science de Descartes – et a fortiori celle de Galilée – n’est rien de plus que la science de l’artisan ou de l’ingénieur (comme certains l’auront prétendu).

Et Koyré, d’ajouter avec célérité : « Je dois avouer que je ne crois pas que cette explication soit tout à fait correcte ». En réalité, son intention était de montrer que cette explication était entièrement inexacte. Il réduit pour cela la reconstruction pratique et sociale de la science moderne à une forme dérivée de baconisme : « l’attitude que nous venons de décrire est, en tout point de vue, davantage celle de Bacon (…) que celle de Galilée ou de Descartes » (Koyré, 1943 : 400-401). Voilà qui est typique de la mécompréhension des positions de Boukharine et de Hessen. Koyré fait une confusion entre les intentions individuelles et les fonctions sociales, mais ne fait pas de distinction entre l’utilité perçue de la connaissance et les facteurs socioéconomiques soutenant certaines pratiques scientifiques et favorisant certaines pistes de recherche. Koyré affirme que « la science de Galilée et de Descartes n’est pas faite par des ingénieurs ou des artisans, mais par des hommes qui n’ont que rarement fait quelque chose de plus réel qu’une théorie » (ibid. : 401). Là est son principal argument. La physique mathématique de Galilée aurait donc été une forme de contemplation platonicienne des nombres et des géométries, révélés par des phénomènes naturels. Galilée étant ainsi platonicien (ibid. : 424), la Révolution Scientifique se devait d’être une « révolution spirituelle » (ibid. : 403).

Les intentions antimarxistes de ce discours sont appuyées par une note de bas de page dense de « Galilée et Platon » (Koyré, 1943 : 401, n. 6), dans laquelle Koyré compare son point de vue avec ceux des opposants marxistes. Il n’y fait aucune mention des publications soviétiques issues de la conférence de 1931, indiquant plutôt deux travaux de l’École de Francfort : « Der Übergang von feudalen zum bürgerlichen Weltbild » de Franz Borkenau (publié à Paris en 1934) et la correction qu’en proposa Henryk Grossmann, « Die gesellschaftlichen Grundlagen der mechanistischen Philosophie und die Manufaktur » (également publié à Paris en 1935). Là où l’image du « Descartes artisan » de Borkenau est promptement qualifiée d’« absurdité », le texte de Grossmann n’est cité que pour la critique qu’il dresse de l’économicisme simpliste de Borkenau, et non pour ses contre-propositions qui, sous plusieurs aspects, rejoignent celles de Hessen (je renvoie ici à l’analyse de Freudenthal et McLaughlin, 2009). Après quoi, Koyré s’en prend à Leonardo Olschki. Il présente l’interprétation de la science de la Renaissance que ce dernier a proposée comme étant le résultat de la culture technologique du Moyen-Âge (particulièrement en Italie) comme s’il s’agissait d’une simple variante interprétative de Borkenau, Grossmann et Zilsel. Et pour cela, Olschki doit être banni de l’historiographie des sciences. Koyré fait également référence à l’essai de Zilsel « The sociological roots of science » (1942), notamment pour le fait d’y avoir mis en avant le « rôle joué par des ‘artisans supérieurs’ de la Renaissance dans le développement de la mentalité scientifique moderne ». Notez que pour Koyré, la science ne peut être autre chose qu’une progression de l’esprit, y compris lorsqu’il s’appuie sur les points de vue d’auteurs ayant mis en évidence ses origines extra-mentales. Il est d’ailleurs remarquable que Koyré ne mentionne en aucun cas les publications soviétiques de 1931. De manière générale, il évite de mentionner le nom-même de Marx, à l’exception d’un lapsus laissé dans la postface de 1961 des « Études hégéliennes en France », révélateur de l’aversion profonde qu’il vouait à Marx et ses adeptes :

[L’on devrait mentionner], enfin et surtout, l’avènement de la Russie soviétique comme une puissance mondiale et les victoires des armées et idéologies communistes (…) : Hegel engendra Marx ; Marx engendra Lénine ; Lénine engendra Staline. (Cf. Elkana, 1987 : 141.)

Pour résumer le travail de Koyré, il retira volontairement une alternative immatérielle et spiritualiste de l’historiographie sociale et matérielle « dangereuse » des sciences. Il inaugura dans la foulée une historiographie politiquement correcte qui devait être adoptée aux États-Unis par d’influents chercheurs. Parmi eux figurent Thomas Kuhn, proche collaborateur du pourvoyeur de politiques d’éducation anticommuniste James B. Conant (Marcum, 2005 : 5-9 et Fuller, 2000 : chapitres 3 et 4), et qui loua Koyré comme étant l’une des figures les plus importantes de l’histoire récente de son champ d’étude. Et ce, dès les premières pages de son travail le plus célébré : La Structure des révolutions scientifiques (1962). Dans ce classique de l’épistémologie historique, le nom de Koyré apparaît aux côtés de celui d’autres historiens poursuivant une histoire intellectuelle pure et, de manière plus affichée, Arthur O. Lovejoy, dont l’approche des développements d’idées correspondait parfaitement au modèle de l’historiographie immatérielle (Kuhn, 1961 : viii). Dans un autre ouvrage, Kuhn vante les mérites de Koyré et en particulier ses Études galiléennes (publiées à Paris en 1939), présentant ces dernières comme ayant inauguré une nouvelle approche de l’histoire des sciences, e.g. une interprétation intellectuelle abstraite des exploits de Galilée et de son héritage :

En moins d’une décennie depuis leur publication, elles [les Études galiléennes] (…) ont donné le modèle que les historiens des sciences chercheraient sans relâche à imiter. Plus que tout autre, Koyré fut responsable de (…) la révolution historiographique. (Kuhn, 1970 : 67.)

Comme Kuhn le fit lui-même observer un jour sur le « débat internaliste-externaliste », il est probable que cette révolution historiographique koyréenne concernait également « des préoccupations autres que ce que son nom suggère, et la confusion qui en résulta fut parfois dommageable » (Kuhn, 1977 : 32, n. 1). L’immatérialité ou le « platonisme » de l’approche de Koyré offrit une alternative à un positivisme obsolète, lequel évitait pourtant les écueils de l’historiographie socioéconomique. Cela accorda à l’histoire des sciences koyréenne toutes les caractéristiques nécessaires pour la construction d’une histoire et d’une philosophie des sciences anti-communiste.

III.3. La philosophie des sciences made in Harvard pour une « société libre »

Les biais de Kuhn, qui reflétaient avant tout ceux de Koyré, convenaient parfaitement au climat militant anticommuniste des années 1940 et 19505. Ces années virent notamment l’économiste autrichien Friedrich A. Hayek défricher le terrain de la Guerre froide, en prétendant, dans son manifeste libéral La route de la servitude, que « le fascisme et le communisme sont plus ou moins des variantes d’un même totalitarisme, résultant in fine du contrôle centralisé de toute activité économique » (Hayek, 1976 [1944] : vii). Un autre autrichien, le philosophe des sciences Karl Raimund Popper, ne montrait pas moins d’assurance dans ses attaques aux opposants du libéralisme. À partir des années 1940, il alterna travaux épistémologiques sur la logique de la découverte scientifique et assauts contre les « ennemis » de la « société ouverte » (Popper, 1945) ou la « pauvreté » de l’historisme (Popper, 1957), qu’il assimilait à une forme de prophétisation impersonnelle et antidémocratique (cf. Hacohen, 2000). Quant à Kuhn, son mentor, le président de l’Université Harvard James Conant, figurait parmi ceux qui avaient à charge de redessiner la nouvelle orientation politique et culturelle du pays. Il occupa des positions cruciales durant la Seconde guerre mondiale : en 1940, il devint membre du National Defense Research Committee et, un an plus tard, en devint le président. Il entra ensuite au cabinet qui supervisait le projet de la bombe atomique et eut un rôle direct dans la fission d’uranium (Bartlett, 1983 : 100). Dans les années 1950, Conant devint président de l’anticommuniste Committee on the Present Danger.

Kuhn était encore étudiant quand il connut Conant. Pendant la guerre, il se rendit visible via des déclarations publiques en faveur des opinions politiques du président. Il rédigea un éditorial dans le quotidien étudiant – The Harvard Crimson – dans lequel il « supportait l’effort de Conant pour militariser les universités aux États-Unis. L’éditorial attira l’attention de l’administration, et Conant et Kuhn finirent par se rencontrer » (Marcum, 2005 : 6). Durant ces années, Conant avait également organisé un comité dont la tâche était d’esquisser un programme pour une « éducation générale dans une société libre ». L’engagement idéologique n’était pas dissimulé. Conant, dans son autobiographie, se désigna ainsi comme un « inventeur social » (Conant, 1970). Il va sans dire que Kuhn bénéficia grandement du pouvoir et de la visibilité de son mentor (Fuller, 2000 ; xiv).

Une partie du projet éducatif de Conant était de disséminer la connaissance scientifique au sein du grand public, à une époque où les programmes scientifiques et technologiques requéraient le soutien de l’opinion publique. Il prévu à Harvard des cours d’histoire des sciences pour les étudiants de second cycle, fusionnant sciences humaines et sciences naturelles. En 1947, il désigna Kuhn comme assistant et, à l’automne de l’année suivante, le finança avec une Harvard junior fellowship, que Kuhn utilisa pour entamer ses travaux d’histoire et de philosophie des sciences. L’un des premiers fruits de ces recherches fut son ouvrage sur l’astronomie moderne, The Copernician revolution (1959 [1957]), qui fut publié dans la série de Conant des « Études de cas historiques en science expérimentale » (Swerdlow, 2004 : 71-76). Kuhn rend hommage à son bienfaiteur dans sa préface :

De nombreux amis et collègues, par leurs conseils et leurs critiques, ont aidé à produire cet ouvrage, mais aucun n’a laissé une marque si grande et si notable que l’Ambassadeur James B. Conant [A l’époque, Conant était ambassadeur des États-Unis en Allemagne de l’ouest]. (Kuhn, 1959 [1957] : xi.)

En retour, Conant dota l’ouvrage de Kuhn d’une préface, nonobstant le fait que ce dernier proposait une conception de l’avancée scientifique comme une succession de ruptures et de révolutions (confer sa théorie des paradigmes et des révolutions scientifiques qu’il développa par la suite), ce qui s’accordait parfaitement avec l’idée de cumulativité constante de Conant (Reisch, 2016). Sa préface commence avec une référence au « rideau idéologique » qui était en train d’être érigé dans les décombres de la Seconde guerre mondiale :

Dans l’Europe à l’ouest du Rideau de fer, la tradition littéraire continue de prévaloir en éducation. Un homme ou une femme éduqué est une personne qui a acquis une maîtrise de plusieurs langues et qui conserve une connaissance véritable des arts et de la littérature en Europe. Par connaissance véritable, je ne me réfère pas à une autorité savante des classiques anciens et modernes ou à une critique sensible du jugement de style ou de forme ; j’ai plutôt à l’esprit une connaissance qui peut aisément se montrer opératoire dans une conversation lors d’une assemblée appropriée. Une éducation fondée sur une tradition littéraire soigneusement circonscrite présente de nombreux avantages évidents : la différence entre les 5 à 10 pourcents éduqués de la population et les autres est automatiquement évidente dès lors que les dames et les messieurs conversent. (Kuhn, 1959 [1957] : xv.)

Les mots de Conant impliquent qu’à l’est du Rideau de fer, la tradition humaniste a été interrompue en même temps qu’en ont été expulsés les aristocrates, les « dames » et les « messieurs ». Il exclut implicitement le camp communiste de la « culture occidentale », qu’il célébrait comme la base éducative d’une société libre, de laquelle il se considérait lui-même un inventeur social. L’intention idéologique est claire. Le lecteur notera également que, dans le passage cité ci-avant, prévaut une compréhension élitiste de la « culture », celle-ci étant le privilège d’un petit groupe de gens de bonne famille « conversant », et qui ne se mêlent pas à la populace. Le lecteur devrait également noter l’eurocentrisme d’une telle posture.

Koyré n’était pas moins élitiste et eurocentrique que Conant (il était d’ailleurs un « élitiste inconditionnel » d’après Elkana, 1987 : 129). Son célèbre Du monde clos à l’univers infini est affecté d’une vive hellénophilie : « La conception de l’infini de l’univers, comme tout ou presque tout, trouve bien sûr son origine chez les Grecs » (Conner, 2005 : 117). Dans le climat culturel des années 1940 et 1950, sa philosophie fournit un paradigme à une histoire des sciences élitiste-rationaliste, eurocentriste et spiritualisée, à opposer au récit économique et technologique de ceux qui sympathisaient avec le camp socialiste. De son côté, Kuhn ne se limita pas à poursuivre le programme que Koyré avait lancé pour l’histoire des sciences : il s’en inspira pour implémenter une philosophie politiquement correcte.

J’aimerais préciser que l’épistémologie qui en résulta était irréconciliable avec les plus importantes thèses du programme marxiste que les délégués soviétiques avaient esquissé avant la fin de la Seconde guerre mondiale6. À dire vrai, l’approche socio-économique qui prévalait à l’est du Rideau de fer était rigoureusement incompatible avec les pierres angulaires de l’épistémologie kuhnienne :

  1. La non-pertinence de la structure économique : dans La structure des révolutions scientifiques, nul aspect technique ou pratique n’a d’importance significative dans le processus scientifique. Le facteur économique est entièrement absent. Ainsi, la structure à partir de laquelle la science se développe n’aurait aucun lien avec la base socioéconomique de la société, Kuhn préférant se référer à un cadre conceptuel : la science est cumulative, mais consiste en des processus intellectuels discontinus, cadrés par des structures conceptuelles et ponctuées de révolutions de pensée. En cela, Kuhn a été défini comme un « kantien aux catégories amovibles » (Marcum, 2005 : 18).
  2. L’individualisme de la découverte : les scientifiques de Kuhn ne sont pas créatifs en tant que membres d’une collectivité, mais seulement et uniquement en tant qu’individus. La communauté de ceux qui pratiquent la « science normale » consiste donc davantage en une majorité conservatrice. Résultat : Kuhn suppose que la découverte scientifique est une production individuelle. Comme l’on peut le lire dans La structure : « Les principaux tournants dans le développement scientifique [sont] associés aux noms de Copernic, Newton, Lavoisier et Einstein » (Kuhn, 1962 : 6).
  3. Le mysticisme de la découverte : Kuhn ne révoque ni n’explique le mystère de la découverte ou, pour le dire en un mot, la génialité qui en serait à l’origine. Ce mystère et la fonction qu’il occupe dans l’histoire intellectuelle restent ainsi inexpliqués : « Le nouveau paradigme (…) émerge tout d’un coup, parfois au milieu de la nuit, dans l’esprit d’un homme profondément immergé dans la crise [du paradigme fragilisé, ndlt] » (Kuhn, 1962 : 89-90).
  4. La contingence du développement historique : le développement de la science est contingent, Kuhn en était convaincu et ce, encore plus que ne l’était Koyré. Une historiographie centrée sur la technologie et l’économie menaçait la promotion des perspectives déterministes. Là était, tout du moins, l’idée que Boukharine se faisait de l’historiographie marxiste, sur laquelle son programme d’histoire et de philosophie des sciences (HPS) reposait également. Ce déterminisme est d’ailleurs sans doute le principal point faible de l’historiographie marxiste. Ce dont Koyré et Kuhn n’étaient sans doute pas conscients (ou s’ils l’étaient, il ne leur semblait pas important de le mentionner) était le fait que la naturalisation des processus sociaux de Boukharine était également débattue très vivement, voire avec un grand sens critique, au sein-même du camp marxiste.

Résumé et remarques conclusives

Résumons-nous. Quand bien même la question de l’incorporation idéologique de la science a déjà été soulevée au 19e siècle – par exemple, par Engels dans l’Anti-Dühring et la Dialectique de la nature –, il fallut néanmoins attendre les années 1930 pour que la mise en évidence de la critique idéologique soit déplacée de l’épistémologie à l’historiographie. Les publications et discours de Nikolaï Boukharine (particulièrement The Historical Materialism et sa communication au Congrès international sur l’histoire des sciences et technologies de Londres en 1931) lancèrent un débat que d’autres intellectuels marxistes répercutèrent par leurs critiques, tel que György Lukács et Antonio Gramsci. Là où Boukharine voyait en la science la base de la philosophie marxiste, concentrant ainsi son attention sur l’importance culturelle de l’histoire et de la philosophie des sciences, ses opposants marxistes critiquèrent sa naturalisation de l’histoire et de la société, qui leur semblait relever d’un certain « déterminisme historique ». Ils mirent plutôt en avant l’historicité indéniable de la connaissance et la priorité de la philosophie, par laquelle pouvait s’affirmer la prévalence des fondations historiques de la réalité humaine sur l’épistémologie scientifique et le matérialisme métaphysique.

Si certains historiens poursuivirent leur approche socio-économique dans les années 1930 et celles qui suivirent la fin de la Seconde guerre mondiale, ses précurseurs n’en n’étaient pas pour autant dûment reconnus. Les purges staliniennes eurent raison de Boukharine et de la plupart des délégués de 1931. Ainsi, au Congrès de Moscou sur l’histoire des sciences et technologies de 1971, leur héritage ne fut pas célébré par des chercheurs russes mais par leurs homologues anglais. À cette occasion, le professeur en Science studies de l’université d’Édimbourg P. G. Werskey produit une seconde édition de Science at the cross roads, afin de souligner l’influence que « ce travail avait eu depuis quarante ans ». Dans la préface de cette nouvelle édition, Needham se lamentait de la « tragique disparition de tant de délégués dans les années suivant le Congrès, qui confirmait cet abominable principe : toute révolution dévore ses propre enfants » (Needham, 1971 : ix). Il raconta qu’après Londres, il n’avait eu l’occasion que de ne revoir à nouveau un seul des membres de la délégation de Boukharine – le professeur Kolman – au 11e Congrès international d’histoire des sciences qui avait pris place en Pologne en 1965. Dans la « Nouvelle introduction » de Science at the cross roads, Werskey commente la réception anglaise de ses idées par des figures telles que Needham et Bernal, et leur circulation pour le moins paradoxale des deux côtés du Rideau de fer :

Lorsque l’on se rend compte qu’une importante part de la pensée de Bernal dérive de Boukharine (persona non grata à ce jour en URSS), on ne peut manquer de noter l’ironie de cette dette intellectuelle, qui s’en trouve ici payée. La haute estime dans laquelle Bernal tenait la Russie a ainsi aidé des chercheurs de ce pays à poursuivre indirectement le travail de leurs compatriotes dans les années 1920. (Werskey, 1971 : xxiv.)

Entre 1931 à Londres et 1971 à Moscou, l’historiographie marxiste et la philosophie des sciences eut de tangibles effets sur l’histoire des sciences, parmi lesquels l’on peut compter l’opposition idéologique entre l’historiographie intellectuelle koyréenne et post-koyréenne, et l’approche matérialiste des sciences de Zilsel et d’autres marxistes. Dans la compétition formalisée entre « internalistes » et « externalistes », la référence à l’institutionnalisation marxiste de la querelle ne fut pas toujours explicite (Shapin, 1992 : 339). « L’analogie qui nous vient à l’esprit » – écrivit Robert Young – « est celle d’une planète qui ne serait pas directement observée, mais dont l’on inférerait l’existence du fait des perturbations que ses effets gravitationnels produiraient sur les autres planètes » (Young, 1990 : 77). Dans quelques cas de figure extrêmes, tel que celui du philosophe des sciences Karl Popper, l’anticommunisme était véhément (Popper, 1997 : 13-21). Mais de quelle manière et jusqu’à quel point la haine de Popper pour toute forme d’historicisme (et tout particulièrement marxiste) détermina sa compréhension abstraite et anhistorique de la science, voilà qui reste à étudier dans le détail. Quoiqu’il en soit, l’épistémologie historique de Kuhn eut une influence indéniable en histoire des sciences, directe et durable. L’approche de Kuhn, renonçant à toute considération socioéconomique, était bien moins explicitement politique que ne put l’être celle de Popper. Néanmoins, il était conscient que la portée de la division entre internalistes et externalistes dépassait largement le cadre des controverses académiques.

Il va sans dire que cette opposition entre différentes approches de l’histoire et de la philosophie des sciences détient des racines culturelles et politiques. Le choix entre une appréhension socioéconomique ou conceptuelle de la science témoignait, alors que la division régnait dans un monde bipolaire, de l’adhésion à deux conceptions adverses de l’histoire, de la société et du politique. Le projet d’une réflexion claire sur cet ancrage politique et culturel du climat de la Guerre froide a souvent été éclipsé par les affirmations d’objectivité et de neutralité de la science et de son historiographie. Des moments de lucidité et de réflexion sur la prise en compte de la science et de son historiographie comme phénomènes culturels façonnés au gré de luttes politiques, l’histoire des sciences n’en n’a guère connu de plus manifestes que durant les débats précurseurs des années 1930. L’engagement de Boukharine et les analyses de Gramsci sur la culture, l’idéologie et les intellectuels sont ainsi d’une plus grande importance dans l’évaluation des interrelations entre science, histoire et hégémonie culturelle.

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Texte traduit par Julie Patarin-Jossec, à l’origine publié en 2016 dans la revue History of the human sciences 29 (4-5), sous le titre “After Nikolai Bukharin: History of science and cultural hegemony at the threshold of the Cold War era”.

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  1. « Théorie économique de la classe de loisir », à ne pas confondre avec The Theory of the Leisure Class, publié par le sociologue et économiste états-unien Thorstein Veblen en 1899 (ndlt). []
  2. Nouvelle Politique Économique (traduit du russe « Novaïa Ekonomitcheskaïa Politika », Новая экономическая политика). Politique économique mise en œuvre en Russie bolchévique à partir de 1921 introduisant une libéralisation économique (ndlt). Voir par exemple « Pour une théorie concrète de la transition : pratique politique des bolcheviks au pouvoir » de Robert Linhart, paru dans Période. []
  3. En français dans le texte (ndlt). []
  4. En tant que jeune membre de la faculté Harvard, Merton fut proche d’activistes communistes, avait publié dans la revue marxiste Science and society, et avait été impliqué dans la Harvard Teacher’s Union (Lipset et Ladd, 1972 : 80). Cf. Mendelsohn (1989). []
  5. Une étude sur Kuhn et le marxisme peut être trouvée dans Wittich (2003). []
  6. Cette tendance peut se retrouver dans les discours donnés par des chercheurs de l’est lors des Congrès d’histoire des sciences et technologies ultérieurs, comme par exemple ceux de Cracovie-Varsovie en 1965 et de Moscou en 1971. []
Pietro D. Omodeo