[Guide de lecture] Critique littéraire marxiste

Il est notoire qu’au cours de sa longue histoire, le marxisme a produit des théories de la littérature et des critiques littéraires majeures. Dans ce guide de lecture, Daniel Hartley propose une introduction générale à ces approches, en soulignant en particulier l’importance de l’étude de la littérature mondiale. Si les études littéraires sont aussi chères aux marxistes, c’est parce que la littérature médiatise des formes de sensibilité et de subjectivité historiques, qu’elles sont une méditation sur les traces du passé au sein même du présent, et qu’elles anticipent sur des affects ou des exigences futures. Au-delà de sa capacité à refléter la réalité, la littérature est dès lors un puissant réservoir de rêves, d’aspirations ou de fantasmes inaccomplis, un sédiment de l’affrontement des classes, une cristallisation du développement inégal et de la conflictualité du genre, de la race et de l’éthnicité.

Notes contre la prison

La prison demeure un impensé des mouvements d’émancipation, notamment en France. Il s’agit pourtant, par la force des choses, d’un maillon essentiel du capitalisme autoritaire qui progresse de jour en jour, mais aussi de la recomposition des classes subalternes à l’heure du néolibéralisme. C’est ce constat que dresse Antonin Bernanos, militant antifasciste et incarcéré dans le cadre de l’affaire de la voiture brûlée du Quai de Valmy. À partir d’un contexte de répression accrue du mouvement social et depuis son expérience de détention, Bernanos invite les luttes sociales à mieux comprendre le rôle de la prison dans le moment actuel, pour agir de façon décisive en se liant aux franges les plus durement touchées du prolétariat par l’incarcération de masse.

[Guide de lecture] Les origines de la Ve République

La réalité de la Ve République est le plus souvent résumée à ses traits les plus autoritaires et à ses origines putschistes. Dans un contexte d’escalade répressive, d’essoufflement du régime et de radicalisation des forces de l’ordre, cette perspective est salutaire. Dans ce guide de lecture, Grey Anderson propose des outils d’analyse du régime, de son histoire et de sa nature au prisme de la théorie marxiste de l’État. Anderson n’hésite pas à entrer dans le détail des publications largement descriptives, sur l’économie gaulliste, sur la guerre d’Algérie et la naissance du nouveau régime, notamment parce que le gaullisme était et demeure une énigme : régime bourgeois régulier ? bonapartiste ? fascisant ? La contingence historique liée à l’apparition de la Ve République donne une épaisseur et une complexité au problème. Anderson nous propose brillamment de démêler ce nœud théorique, en combinant les lectures théoriques marxistes d’époque et en historicisant les analyses des forces bourgeoises, anticolonialistes ou issues du mouvement ouvrier. Ce cheminement bibliographique donne une clarté à un phénomène encore mal cerné, et pourtant terriblement actuel.

L’art est-il une marchandise ?

Quel rapport art et capitalisme entretiennent-ils ? Cette question a été au centre des réflexions des théoriciens du « marxisme occidental » au long du XXe siècle. Mais là où leur attention s’est presque exclusivement focalisée sur les phénomènes de circulation et de marchandisation de l’art, Dave Beech, dans Art and Value, dont nous traduisons ici l’introduction, nous invite à réinscrire cette problématique dans le cadre des débats sur la transition au capitalisme en tant que mode de production spécifique. Et là où les réflexions se sont jusqu’à présent essentiellement concentrées sur le rôle de la culture dans le capitalisme, Beech souligne la nécessité d’engager le projet d’une véritable analyse économique de l’art, de ses relations au capital davantage encore qu’au capitalisme en général. Dès lors l’enjeu devient de déterminer non seulement comment l’art est intégré aux circuits internationaux des marchandises, mais si sa production elle-même intègre ou non les rapports sociaux capitalistes, la division du travail qui lui est inhérente, autrement dit quel est le mode de production de l’art. Tel doit être, nous assure Beech, « le fondement de toute explication adéquate de l’exceptionalisme économique de l’art ainsi que de toute politique de l’art, au sein du capitalisme et contre le capitalisme ».

Syndicalisme, sexualités et antiracisme au pays de l’Oncle Sam. Les États-Unis de Daniel Guérin

Quoique laissent penser certains discours encore trop répandus dans la gauche radicale, la question des rapports politiques à nouer entre les luttes contre le capitalisme, contre le racisme et contre l’hétéronormativité n’est pas neuve. En France, elle a notamment été posée dès les années 1950 par Daniel Guérin – figure majeure du mouvement ouvrier comme du combat homosexuel et anticolonial – dans l’ouvrage qu’il rédigea suite à son séjour étatsunien : Où va le peuple américain. Revenant sur cet ouvrage, Selim Nadi fait apparaître ici les grandes lignes d’une politique d’émancipation unitaire qui, parce qu’elle n’abstrait jamais la question raciale et la question sexuelle des rapports sociaux de classe, s’avère constituer une « source d’inspiration inépuisable pour la gauche anticapitaliste ».

Les images clivantes du Vietnam. Stratégies et tactiques cinématographiques

La guerre du Vietnam représente sans doute le conflit militaire le plus populairement représenté au cinéma. De Full Metal Jacket à Voyage au bout de l’enfer en passant par Apocalypse Now, il n’existe peut-être pas de guerre qui ait autant une place dans l’imaginaire cinématographique collectif. Prenant à contre-pied cette tradition dominante, Thomas Voltzenlogel en montre les impensés et débouche sur une critique plus générale de l’image cinématographique. En s’appuyant sur un corpus expérimental, Voltzenlogel donne à voir une autre tradition de production et de montage des images ; cette tradition refuse précisément l’envahissement par le cinéma d’une réalité barbare, dont l’envers serait nécessairement un envahissement du cinéma par la barbarie. Chez Farocki ou Álvarez, le film participe à la déconstruction de l’archive ayant prise sur l’imaginaire visuel d’une époque, et propose un autre découpage du temps et des figures. Dans ces usages, le cinéma se réinvente comme lieu hétérogène à l’entreprise générale de normalisation de l’horreur, ou à la fatalité de l’ordre économique et social dominant.

Race et communisme : entretien avec Evan Smith

Les liens entre antiracisme et mouvements d’inspiration marxiste et communiste en Grande-Bretagne ont de quoi surprendre l’observateur francophone. Il existe depuis les années 1970 des liens organiques entre black power, théorisation en terme de race relations et les intellectuels et militants communistes. Pour comprendre cette singularité, Evan Smith évoque dans cet interview la trajectoire du Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB) et son approche vis-à-vis des campagnes antiracistes. Des grandes confrontations antifascistes des années 1930 jusqu’à ses interventions plus prudentes des années 1970 au contact des organisations de travailleurs indiens ou caribéens, le CPGB n’a cessé d’être un point de référence pour l’ensemble de la gauche révolutionnaire dans leur recherche de nouvelles façons de penser la race et le racisme. Smith décrit aussi l’apport de nouvelles générations intellectuelles dans les années 1970, notamment Stuart Hall, qui ont refondé la pensée antiraciste à partir de Gramsci, Althusser et de l’eurocommunisme. C’est une belle esquisse des confrontations et des débats entre mouvements communistes et luttes immigrées autonomes, qui auraient notamment pu éviter aux mouvements sociaux de France leur longue indigence et leur retard considérable sur ces questions.

[Guide de lecture] Opéraïsmes

Parce qu’il a su relier l’exigence théorique et l’intervention pratique, l’autonomie des luttes et les perspectives stratégiques, l’opéraïsme fait aujourd’hui l’objet d’un vif intérêt dans différents secteurs de la gauche radicale. Pourtant, le faible nombre de traductions disponibles comme la richesse de cette tradition hétérodoxe du marxisme italien contribuent à en gêner l’appropriation créative. On réduit encore trop souvent l’opéraïsme à un courant homogène, que l’évocation de quelques grands noms (Mario Tronti, Toni Negri) ou l’invocation de quelques concepts clés (composition de classe, refus du travail) suffiraient à cerner. Par contraste, c’est à la diversité interne de l’expérience opéraïste qu’entendent ici rendre justice Julien Allavena et Davide Gallo Lassere. De la scission des Quaderni rossi aux débats que suscita l’émergence de nouvelles figures de la lutte des classes dans les années 1970, en passant par l’enquête ouvrière et la lecture de Marx, c’est une ligne de conduite intellectuelle et politique en perpétuel renouvellement qu’ils donnent à voir dans ce guide de lecture, qu’en complèteront bientôt deux autres consacrés à l’autonomie et au post-opéraïsme.

Marx et l’Amérique latine

Les bévues d’un auteur en disent parfois plus long que ses vues explicites. On sait ainsi que traitement réservé par Marx à l’Amérique latine fut pour le moins partiel. Le continent sud-américain n’apparaît dans ses textes que comme une frontière du monde européen et son incompréhension des mouvements populaires qui s’y déroulèrent au XIXe siècle n’a d’égal que le mépris que lui inspire la figure de Simón Bolívar. Faut-il alors interpréter ces bévues comme le signe d’une incapacité du matérialisme historique a traiter des sociétés extra-européennes, voire comme la preuve irréfutable de l’eurocentrisme marxien ? Pour José Aricó, ces interprétations courantes passent à côté de l’essentiel : le primat de la politique sur la théorie. C’est en effet la volonté de tracer une ligne de démarcation entre les mouvements qui favorisent, et ceux qui freinent l’émancipation, qui s’exprime jusque dans les préjugés dont Marx fait preuve à l’égard de l’Amérique latine. Prendre l’histoire à rebrousse poil, identifier les tendances qui peuvent en rompre la continuité et l’ouvrir sur l’avenir: voilà la seule méthode dont peut se prévaloir une politique matérialiste.

Déprovincialiser Marx

Sous le concept de « subsomption réelle », l’école de Francfort et l’opéraïsme ont popularisé l’idée selon laquelle le capital aurait dorénavant produit un monde à son image, dans lequel toutes les pratiques seraient soumises à la logique de la valeur d’échange. Pour Harry Harootunian, cette idée typique du « marxisme occidental » constitue aujourd’hui un lieu commun dont il est il est urgent d’interroger les origines et les présupposés. Elle apparaît en effet comme une reprise de l’image que les sociétés capitalistes ont voulu donner d’elles-mêmes à l’époque de la Guerre froide. Et elle repose sur une conception eurocentrique de l’histoire, dans laquelle la marchandisation totale de la vie apparaît comme un destin auquel tous les peuples doivent se soumettre. Contre ce mythe d’un capital devenu omnipotent, Harootunian propose de relancer l’enquête historique sur les différences de temporalités et les formes de subsomption hétérogènes qui co-existent au sein du capitalisme, afin d’élargir l’horizon des pistes qui s’offrent à son dépassement.