Chester Himes, Ralph Ellison, Richard Wright : communisme et expériences vécues de la race – un entretien avec Catherine Bergin

Les rapports entre les militants et écrivains africains-américains et le Parti Communiste constituent aujourd’hui un enjeu majeur de l’historiographie de la gauche aux États-Unis. Dans cet entretien, mené par Selim Nadi, Catherine Bergin interroge leur évolution durant l’entre-deux guerres tout en soulignant l’importance de l’étude de la littérature noire des années 1940 et 1950 pour saisir la place occupée par le communisme dans l’imaginaire africain-américain. À partir de romans de Richard Wright, Chester Himes et Ralph Ellison, Bergin analyse les représentations des subjectivités noires dans leurs relations à l’identité communiste. Elle propose ainsi de complexifier l’interprétation dominante de cette littérature en l’arrachant à la grille de lecture de la Guerre froide et en démontrant que la littérature permet de traiter la question raciale « d’une manière unique ».

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I.

Dans l’introduction du livre que vous avez dirigé, African American Anti-Colonial Tought, 1917-1937, vous écrivez que l’une des raisons pour lesquelles vous avez décidé de vous focaliser spécifiquement sur cette période historique est que celle-ci a « vu émerger un nouveau rapport entre les militants africains-américains et la gauche aux États-Unis, un rapport qui en dit long sur les politiques de la race de cette époque ». Pourriez-vous expliquer ce point ?

La période qui s’étend de la Révolution russe à la veille de la Seconde Guerre mondiale a été une période pendant laquelle la gauche organisée a fait un effort pour traiter des enjeux liés à la « race ». L’apogée de ces interconnections a eu lieu dans les années 1930, lorsque le Parti Communiste des États-Unis (CPUSA) a lancé de célèbres campagnes de mobilisation sur la question du racisme, la plus célèbre étant sans doute celle des Scottsboro boys. Néanmoins, réduire cette politique aux années 1930 ou aux positions changeantes du Comintern revient à donner une image erronée de la nature même de celle-ci. La genèse de la politique de la race du CPUSA se trouve dans la politique radicale noire du début des années 1920, lorsque des personnes telles que Cyril Briggs, Walter Domingo et Claude McKay inauguraient une toute nouvelle manière de penser la race et la classe qui parlait différemment aux ouvriers noirs. Ces militants et écrivains se revendiquaient du modèle du « nouveau noir » (New Negro), refusant toute forme d’accommodation (accomodationism) et insistant, dans le même temps, sur le fait que l’ouvrier noir était essentiel au maintien du capitalisme étasunien, voire même transnational. Ils s’appuyaient sur des traditions anciennes de résistance radicales noires et sur les nouvelles formes d’anti-impérialisme qui ont émergé durant les premières années du Comintern et ont alors commencé à mettre sur pieds une forme passionnante de politique antiraciste dont atteste la presse radicale noire, dans toutes ses manifestations ésotériques et polémiques.

L’antiracisme était avant tout élaboré en tant que forme de la conscience raciale dans laquelle la classe était envisagée à travers l’expérience d’ouvriers noirs et de leur rôle dans la création de richesses capitalistes. Il ne s’agissait donc pas d’« inclure » les ouvriers noirs dans le lexique de la politique de classe, mais de réimaginer radicalement la nature de la classe comme étant intrinsèquement multiculturelle. On pourrait arguer, sans exagérer, que ces militants ont créé une forme de politique qui a profondément transformé les compréhensions conventionnelles du statut du travail des noirs dans la formation des États-Unis. La gauche majoritairement blanche a répondu à ce type de politique de diverses manières, mais il s’agissait d’un type de politique qui nécessitait de nouvelles façons de penser la race comme partie intégrante de tout type de politiques de classe. Le malentendu, banal et sous-tendu par une motivation politique, quant aux rapports entre la politique radicale noire et la gauche organisée aux États-Unis qui dominait jusqu’à récemment, insistait sur le fait que durant cette période, les radicaux noirs ont été habilement « instrumentalisés » par la gauche, avant d’être trahis par celle-ci. Dans mon livre, je cherche à saisir cette période, qui apparaît comme révélatrice de l’impact d’un ensemble riche et puissant de politiques noires, inspirées par la Révolution russe, ainsi que de certaines formes de politiques de classe, pour réimaginer des modalités de solidarité transnationale mettant les questions de race au premier plan.

Entre 1915 et 1920, beaucoup d’Africains-Américains ont émigré des États du sud pour entrer dans la classe ouvrière industrielle des grandes villes du nord : ce changement dans la composition de la classe ouvrière du nord a-t-elle eu des conséquences dans l’organisation syndicale de la classe ouvrière ?

C’est au cours de la Grande Dépression, avec l’émergence du Congress of Industrial Organizations (CIO) et sa détermination à recruter des travailleurs non qualifiés et noirs, que le nombre de membres noirs dans les syndicats a grimpé en flèche. Le syndicalisme de métier de l’American Federation of Labor (AFL) était raciste et exclusif, offrant peu aux ouvriers noirs qui subissaient des attaques sévères dans la période qui a suivi la guerre, en particulier par rapport à l’« été rouge » de 1919. L’United Mine Workers of America (UMWA) était connue pour sa volonté d’organiser les mineurs noirs, bien que ces travailleurs aient dû faire face à une hostilité raciste considérable. Le livre de Brian Kelly, Race, Class, and Power in the Alabama Coalfields, 1908-21, fournit une description très stimulante des défis qu’ont dû affronter ceux qui luttaient pour faire de l’UMWA un syndicat interracial. La question des obstacles placés sur le chemin de l’organisation ouvrière noire par les syndicats racistes a été traitée dans de nombreux articles de la presse radicale noire. Cependant, je ne suis pas une historienne du travail, donc mon intérêt porte moins sur la composition des syndicats que sur la manière dont la presse radicale noire s’adressait à ses lecteurs en tant que prolétaires. C’est ce moment discursif que je trouve fascinant. La presse radicale noire présente constamment les ouvriers noirs comme l’avant-garde de la classe, et comme un groupe composé, de façon disproportionnée, d’ouvriers. Dans des journaux de l’African Blood Brotherhood (ABB), dans le journal The Crusader, tout comme dans celui du Parti Socialiste, The Messenger, on insiste sur le fait que la majorité des Africains-Américains sont des ouvriers qui ont à la fois un intérêt objectif et subjectif au renversement du capitalisme racialisé. La cause de la libération noire est donc intimement liée à celle du prolétariat, mais le fait que le capitalisme soit représenté comme profondément racialisé place les ouvriers noirs dans une position unique. Cette insistance sur le statut des Africains-Américains comme prolétaires ne découle pas que des effets immédiats de la grande migration (Great Migration) et de son impact sur la composition de classe du nord industriel, c’est une formulation qui revient en arrière pour insister sur le rôle historique du travail noir dans l’histoire des États-Unis.

Vous écrivez également qu’un point essentiel pour saisir « la politique anticoloniale noire radicale de cette période est l’influence des immigrés afro-caribéens aux États-Unis durant la première décennie du vingtième siècle ». Quels rapports entretenaient ces immigrés afro-caribéens avec l’anticolonialisme ? Quelles ont été les conséquences sur l’anticolonialisme noir aux États-Unis ?

Comme l’a notamment montré Winston James, les immigrés caribéens arrivés au début du XXe siècle aux États-Unis, ont joué un rôle déterminant dans toute une série de politiques radicales de la race. Son livre Holding aloft the banner of Ethiopia a changé la compréhension que nous avions de l’impact qu’ont eu les radicaux caribéens dans la politique de la race au XXe siècle en Amérique. Le plus célèbre étant sans doute le Jamaïcain Marcus Garvey qui a construit depuis New York une organisation nationaliste noire précurseur au niveau mondial, mais les immigrés caribéens dominaient également la nouvelle gauche noire. Les immigrés caribéens venaient de sociétés infectées par l’esclavage atlantique, mais les structures et les formes de la suprématie blanche aux États-Unis étaient très différentes en termes de degré de violence et de ségrégation. La lecture de la classe à travers la couleur dans la pigmentocratie alambiquée de la Caraïbe se reflétait dans les politiques de classe et de race de ces radicaux. Le terme « anticolonial » est également très intéressant dans son rapport à cette population aux États-Unis. Ces anciens sujets de l’Empire s’imaginaient le monde racialisé à l’échelle mondiale. Le racisme aux États-Unis était délimité en raison de son caractère spécifique, mais pour la plupart des immigrés caribéens, celui-ci était également connecté aux structures plus vastes du pouvoir racialisé dans le monde colonial.

C’est plus surprenant dans le cas de l’Irlande, dans lequel la révolution irlandaise est proclamée comme moment exemplaire de résistance anticoloniale. À cet égard en particulier, les immigrés caribéens aux États-Unis célébraient bien plus l’indépendance irlandaise que les militants noirs nés aux États-Unis. Ces derniers avaient une longue expérience du racisme de la part des communautés irlandaises américaines, ayant mis un terme à tout espoir de solidarité anticoloniale. En effet, dans les pages de Crisis, Du Bois en particulier a minutieusement établi une distinction, dans son soutien nuancé et réfléchi à l’indépendance irlandaise, entre les Irlandais d’Irlande et les Irlandais aux États-Unis. Les immigrés caribéens ont à peine pris en compte l’expérience noire du racisme irlandais aux États-Unis et louaient de façon inconditionnelle les exploits anticoloniaux des Irlandais. Dans le Crusader, les Irlandais sont principalement dépeints comme les ennemis des « Anglo-saxons », par opposition aux « blancs ». Cela témoigne encore une fois qu’il est importance de mettre l’accent sur la centralité des sujets raciaux dans les formes de résistance. L’anticolonialisme apparaît également dans les textes avec un langage de la solidarité de la diaspora africaine, qui revient constamment dans les pages de la presse radicale noire. En effet, le titre du recueil African American Anti-Colonial Thought, peut sembler inapproprié compte tenu de l’importance accordée dans cet ouvrage aux radicaux nés dans la Caraïbe. Mais la presse radicale noire s’adressait à une audience spécifiquement américaine. Ainsi, tandis que l’imagination diasporique de ces écrits puise surtout dans l’immigration de la Caraïbe, leur articulation est dirigée vers un lectorat spécifiquement noir américain. Selon moi, cette tension est productive ; la politique transnationale est forgée par le local en termes d’articulation.

Comment avez-vous choisi les textes reproduits dans African American Anti-Colonial Thought ? Pourriez-vous revenir sur certains des journaux dans lesquels ces textes ont été originellement publiés ? Quel était le rôle de la presse radicale dans cette pensée anticoloniale ?

J’ai choisi de me focaliser sur les journaux qui avaient soit un rapport avec la gauche organisée, soit qui se réclamaient d’une politique anticapitaliste ou ouvraient leurs pages à des penseurs radicaux noirs de l’époque. Ainsi, The Messenger était le journal noir du Parti Socialiste, et il contenait de nombreux articles cherchant à convaincre ses lecteurs que le Parti démocrate comme le Parti républicain n’avaient rien à offrir aux Africains-Américains. The Crusader est devenu le journal de l’African Blood Brotherhood, il s’intéressait moins à la politique des partis, bien que ce journal aussi plaidait constamment en faveur du socialisme. Le Negro World de Garvey comme The Crisis de Du Bois ne sont pas spécialement des journaux « de gauche », mais ils publiaient tous deux des articles écrits par des militants noirs importants de l’époque, comme Claude McKay, Wilfred Domingo et Hubert Harrison. Publié plus tard, le journal The Harlem Liberator était une publication ouvertement liée au Parti Communiste, bien qu’il ait ponctuellement insisté sur le fait que ce n’était pas le cas.

Il était très difficile de décider quels textes inclure ou exclure dans ce recueil. Les journaux constituent une source extrêmement riche — à la fois quant au large éventail d’articles et quant au style d’écriture très accrocheur. Je suis tombé sur des articles fascinants allant des effets débilitants des standards de beauté blancs jusqu’à l’antisémitisme et ses effets racialisants. Il y a beaucoup de matériaux passionnants qui n’ont pas été inclus dans ce livre. Celuic-ci fait partie d’une collection qui s’intitule Key texts in Anti-Colonial Thought, qui entend attirer l’attention sur les apories des études postcoloniales qui ont eu tendance à marginaliser la politique liée explicitement à des formes de marxisme. Ainsi, le premier livre de cette collection, The Politics of James Connolly de Connor McCarthy a publié des textes clef du révolutionnaire irlandais s’attaquant aux questions de l’empire de manières très fécondes, souvent négligées par le canon postcolonial. Mon livre entend, de la même manière, porter l’attention sur des moments transnationaux de l’antiracisme qui sont restés dans l’ombre, en dehors de la fonction de sources primaires qu’ils ont revêtu pour d’importants travaux historiques révisionnistes portant sur cette période. Ainsi, mon choix quant à ce qu’il fallait inclure dans ce livre a été motivé par ce qui, selon moi, était en capacité de mettre en lumière l’éventail passionnant des textes de ces écrivains. Il existe suffisamment de matériaux dans les archives de la presse radicale noire pour publier de nombreux recueils mettant l’accent sur toute une variété de thèmes. Certaines personnes seront peut-être frustrées par ce qu’ils ne trouveront pas dans le recueil, puisqu’il existe de nombreuses manières d’analyser la politique de l’époque. Je n’insinue aucunement que mon livre soit complet à cet égard.

Il est très difficile de quantifier les effets de ces journaux sur la « pensée anticoloniale ». Le nombre de lecteurs n’a jamais été particulièrement élevé (à l’exception du Negro World), mais ce n’est pas réellement un indicateur de leur influence, puisque beaucoup de ces journaux circulaient grâce au bouche à oreille. Je perçois leur influence dans les manières par lesquelles certaines formes de leur pensée radicale noire particulière, internationaliste et anticapitaliste, a participé à la fois à la formation de la politique raciale de la gauche traditionnelle et à la politique des futurs mouvements radicaux noirs comme celui des Panthers. Ce recueil a été motivé par la marginalisation relative de cette pensée dans l’appréhension traditionnelle à la fois de la gauche et de la politique radicale noire du XXe siècle.

Quel rapport entretenaient les écrivains et militants noirs anticoloniaux avec la Révolution d’octobre 1917 en Russie et plus largement avec le bolchévisme ?

La réponse à cette question est, à première vue, très simple. La réaction à la Révolution bolchévique a été celle d’un enthousiasme sans limites. La Révolution était acclamée comme un événement magistral qui avait la capacité de libérer le monde noir. C’est la revendication anti-impérialiste spécifique des bolchéviques qui est très intéressante. La Russie était perçue comme un pays réunissant de nombreux peuples ayant été opprimés par le tsar et libérés par les bolchéviques. La révolution prolétarienne était souvent nommée en rapport avec la question de l’autodétermination nationale en Russie, soulevée par la révolution. L’apparente disparition de l’antisémitisme dans le sillon de la Révolution était d’un intérêt particulier pour la presse radicale noire et on trouve de nombreux articles sur la manière dont, pour reprendre les termes de McKay, les bolchéviques « ont rendu la Russie sûre pour les Juifs ». Encore une fois, ce qu’il y a de si intéressant, et même d’un peu étrange, dans ces articles, est la détermination à vouloir tisser un lien entre les expériences de la diaspora africaine et les expériences d’autres groupes opprimés afin de dessiner les contours de structures d’oppression communes.

Un point particulièrement intéressant que vous soulignez dans l’introduction de ce livre est que, avant 1922, nombre de militants et d’écrivains caribéens et africains-américains étaient attirés par le Parti Socialiste des États-Unis et ce, malgré le fait que cette organisation était extrêmement limitée sur la question raciale. Vous citez notamment la célèbre phrase d’Eugene V. Debs : « Nous n’avons rien de spécial à offrir aux noirs et nous ne pouvons faire des appels séparés pour chaque race. Le Parti Socialiste est le parti de la classe ouvrière, peu importe la couleur — la classe ouvrière du monde entier ». Comment expliquer cet apparent paradoxe ?

Ce paradoxe est un paradoxe précisément en raison de la politique qu’ont inauguré ces militants radicaux. C’est-à-dire un positionnement de la race au centre de la politique de classe qui n’existait pas jusqu’ici. C’est ce qui fait que la citation de Debs paraît anachronique. Ce qui est important, c’est que Debs n’ait pas dit « nous n’avons rien à offrir aux noirs », mais « nous n’avons rien de spécial » à leur offrir. Debs et de nombreux membres du Parti Socialiste étaient antiracistes dans le cadre de cette formule. Le Parti Socialiste était une organisation complexe, au sein de laquelle s’organisaient antiracistes et racistes — c’était un parti célèbre pour son factionnalisme. Son histoire est donc controversée en ce qui concerne la race. Le bilan des Wooblies sur l’antiracisme est extrêmement impressionnant. Il ne s’agit pas d’« appeler » antiraciste la gauche américaine qui percevait la race essentiellement comme une question de classe, mais de replacer cette nouvelle politique de race/classe dans le contexte de la gauche existante. Des socialistes noirs comme Hubert Harrison interpellaient constamment le Parti Socialiste sur son contournement de la question de la race, mais ce processus a permis d’aiguiser sa propre trajectoire politique qui a été hautement influente. Ces radicaux noirs étaient extrêmement frustrés par la gauche traditionnelle précisément parce qu’ils étaient embarqués dans leur politique.

Y avait-il une différence, concernant les politiques anticoloniales et antiracistes, entre le Comintern et les partis socialistes et communistes des États-Unis ? Ces différences se reflétaient-elles dans l’attitude des militants radicaux noirs envers le Comintern ?

Ici, tout dépend vraiment de quel « Comintern » on parle. Le Comintern des premières années a joué un rôle crucial dans l’émergence d’une politique radicale noire. C’est vers le Comintern plutôt que les partis locaux que s’est tournée la majorité des militants noirs. L’engagement du Comintern sur la question de l’anti-impérialisme et son intérêt pour les luttes noires des États-Unis contrastaient fortement avec la division et le factionnalisme de la gauche aux États-Unis. Ainsi, le moment iconique où Claude McKay et Otto Huiswoud ont fait un discours lors du 4ème congrès mondial de l’Internationale Communiste, en Russie, en 1922, est emblématique du sérieux avec lequel les militants noirs considéraient le Comintern et montre à quel point ils s’intéressaient aux possibilités qu’offrait cette organisation internationaliste révolutionnaire pour la libération noire. Le Comintern stalinisé des années 1930 et 1940 s’intéressait davantage à la consolidation du pouvoir de l’URSS qu’au fait d’initier la révolution mondiale et c’est là qu’a majoritairement émergé le ressentiment qui a façonné le communisme et le radicalisme noir. L’illustration la plus célèbre de cela est la rupture de George Padmore d’avec le communisme au milieu des années 1930 suite à son affirmation (exacte) selon laquelle l’intérêt de la lutte pour l’URSS était secondaire. Il s’agit donc là d’une histoire fortement controversée et il n’y a pas de moment datable où l’on peut dire que l’on passe du « bon Comintern » au « mauvais Comintern ». Il n’est pas non plus exact de dire que les directives du Comintern ont façonné de façon mécanique la politique antiraciste sur le terrain. Néanmoins, la période du Front Populaire, durant laquelle on a demandé aux communistes d’observer une attitude acritique envers la Grande-Bretagne et la France (des nations coloniales) dans la lutte contre le fascisme a été difficile à digérer pour ceux qui s’étaient tournés vers le communisme en raison de ses promesses anti-impérialistes.

Pourriez-vous revenir sur l’évolution des alliances entre le mouvement ouvrier américain et les organisations et militants radicaux noirs dans les années 1930 ? La montée du fascisme en Europe a-t-elle joué un rôle dans l’évolution des politiques anticoloniales noires de cette période ? Je pense notamment à l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne en 1935.

L’invasion de l’Éthiopie constitue un moment fascinant en termes d’anticolonialisme et d’antifascisme. L’idée selon laquelle le fascisme italien n’était pas du tout tributaire de la race ne peut être convaincante que pour celui qui ignore l’impérialisme italien. En effet, le rapport entre le colonialisme européen et le fascisme européen, qu’articule Césaire dans le Discours sur le colonialisme, est mis en lumière de différentes manières dans la presse communiste noire des années 1930. Les pratiques coloniales sont le cadre constant à travers lequel s’articulent les compréhensions du fascisme. L’invasion de l’Éthiopie par Mussolini a galvanisé les Africains-Américains dans leur ensemble, en particulier les nationalistes noirs, et les communistes noirs les concurrençaient dans la recherche d’un récit permettant de différencier les fascistes italiens des diverses communautés italo-américaines vivant aux États-Unis. L’organisation principale, le Provisional Committee for the Defense of Ethiopia, a précisément tenté de tracer une sorte de politique de classe soulignant l’hypocrisie de l’inaction des pouvoirs occidentaux face à l’invasion, mais qui attirait également l’attention sur le potentiel des solidarités de classe interraciales que pouvait établir une politique antifasciste et anticoloniale. L’impérialisme ici, comme partout ailleurs, était perçu comme une forme de racisme global structurant le capitalisme racialisé. On parlait souvent du fascisme dans le cadre du racisme global, pas uniquement concernant l’Éthiopie, mais également concernant la guerre civile espagnole lorsque jusqu’à 100 communistes et compagnons de route africains-américains sont allés combattre Franco. Leurs mémoires et les publications radicales noires tissent un ensemble de liens entre le fascisme de Franco et les pratiques de Jim Crow dans les États du sud des États-Unis. Les écrits de Langston Hughes sur la guerre civile espagnole contiennent plein de références au fascisme comme étant particulièrement nocif pour les personnes de couleur et cette idée se retrouve également dans la plupart des comptes rendus africains-américains de cette guerre. Dans l’imaginaire radical noir, le fascisme n’était pas un phénomène européen, le fascisme national était une institution américaine. Ainsi, l’antifascisme du Front Populaire aux États-Unis était appréhendé à travers les diverses expériences noires du suprématisme blanc.

II.

En 2015, vous avez publié une étude sur l’imaginaire communiste africain-américain1, notamment entre 1940 et 1952. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au croisement de la subjectivité noire et de l’identité communiste dans les œuvres de certains écrivains africain-américains ?

J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à la politique africaine-américaine en lisant l’autobiographie de Malcolm X, lorsque j’étais adolescente. Ce livre a eu un profond impact sur moi, non pas du point de vue de ma propre expérience bien évidemment (en tant qu’adolescente blanche ayant grandi dans la banlieue de Dublin), mais j’ai été marquée par la rage (fury) présente dans le livre et cela m’a conduite à lire davantage de livres sur la politique et l’histoire de la race aux États-Unis. Je suis devenue une militante politique peu de temps après et j’ai donc tenté, de manière désespérée, de faire de Malcolm un marxiste d’une manière ou d’une autre, afin d’avoir le type de politique lisse, confortable et si attirante lorsque l’on est à la recherche d’alternatives politiques. Ces efforts échouaient de manière de plus en plus intéressante, les spécificités et complexités du racisme américain compliquant tout utopisme simpliste de solidarité interraciale. Ça a donc été une réelle révélation de trouver une période de l’histoire du XXe siècle pendant laquelle il y a effectivement eu une politique interraciale de classe ayant une conscience raciale. Une politique qui pivotait autour de l’incompatibilité fondamentale entre la démocratie américaine et la justice raciale, exactement dans les mêmes termes emplis de rage que ceux de Malcolm X et des militants du Black Power. Sur de nombreux points, ce qui rassemble le nationalisme radical noir et le marxisme noir, c’est leur rapport à l’État libéral, un État qui nie constamment l’héritage racial.

Ce qui était si intéressant dans la littérature africaine-américaine du milieu du XXe siècle, c’était les représentations de la subjectivité noire en rapport avec des schémas d’identité communiste, d’une manière qui montrait les diversions et interconnections entre identité politique et expérience vécue de la race.

Dans votre livre, vous avez choisi de vous pencher sur trois romans : Un enfant du pays (Native Son) de Richard Wright (1947), La croisade de Lee Gordon (Lonely Crusade) de Chester Himes (1947) et Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (Invisible Man) de Ralph Ellison (1952). Pourquoi avoir choisi ces romans en particulier pour votre étude ?

Alors que je faisais mes études de premier cycle en littérature, dans les années 1990, j’ai lu et adoré le livre de Wright Un enfant du pays et j’ai été frappée par la forte attention portée au communisme dans le roman. J’ai lu Homme invisible, pour qui chantes-tu ? d’Ellison peu de temps après et, encore une fois, l’accent disproportionné mis sur le Parti Communiste me semblait significatif. Je me suis posée une question très simple : pourquoi le Parti Communiste est-il si présent dans ces œuvres littéraires séminales portant sur l’expérience noire aux États-Unis ? Alors que l’historiographie de cette période compte des travaux brillants sur le communisme et les Africains-Américains, particulièrement ceux de Mark Naison et Robin Kelley, la critique littéraire demeurait relativement indifférente à cette question. Les séries et anthologies littéraires africains-américaines ne thématisaient que rarement les écrits des Noirs américains des années 1930 et 40 en termes de politiques de gauche — y compris dans le cas de communistes déclarés comme Wright. Contrairement à Un enfant du pays et à Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, le livre de Himes La croisade de Lee Gordon — qui est un récit de l’identité masculine noire — a été quelque peu délaissé par la critique, mais tout comme ces deux autres romans il porte beaucoup d’attention au Parti Communiste. Mon intérêt pour ces romans portait surtout sur la représentation spécifique du Parti Communiste, en opposition à la politique communiste ou de classe plus générale. Ces trois romans s’intéressent à l’identité politique noire à divers degrés et cela me semblait important à étudier.

Pourriez-vous revenir sur la théorisation de la race au sein du Parti Communiste des États-Unis (CPUSA) dans les années 1930 ? Au début de votre livre, vous traitez du rôle que le CPUSA a joué dans la campagne en faveur des Scottsboro boys. Pourquoi, selon-vous, le CPUSA parvenait-il à attirer autant d’ouvriers noirs ?

Il s’agit là d’un champ d’étude vaste et controversé. Sur bien des points, mon livre est précisément structuré autour de la manière dont le CPUSA mettait la race au centre de nombre de leurs activités dans les années 1930 et comment cela leur a à la fois donné une certaine crédibilité dans des sections de la communauté noire des États-Unis et a aiguisé leur propre politique raciale. Dans mon livre, je ne reviens pas sur les militants noirs radicaux du début des années 1920 et, sur de nombreux points, c’est une limite dans la compréhension de la politique raciale du CPUSA. Toutefois, l’étroitesse de mon approche historique encadrait strictement les activités contemporaines du CPUSA qui structuraient la représentation du Parti Communiste dans les romans. Les trois romanciers qui sont au centre de mon étude s’intéressaient à des activités récentes et identifiables du CPUSA, à la fois avant et après la Seconde Guerre mondiale. Il est clair que l’adoption de la thèse de la black belt, en 1928, était importante pour la politique raciale du CPUSA en ce que celle-ci marquait une tentative très claire et très sérieuse de traiter de la question de la race aux États-Unis. Bien que la thèse de la black belt n’ait pas été trop mise en avant dans le travail d’agitation du parti, il s’agissait d’un effort de reconnaissance de la nature cruellement raciste de la société étasunienne. L’idée d’auto-détermination pour les Africains-Américains était une identification des effets de la ségrégation raciale sur la vie noire. Néanmoins, le rapport entre la compréhension « théorique » de la race et les activités quotidiennes des communistes, comme par exemple dans le cas de Scottsboro, était parfois assez oblique. La nature du Comintern dans les années 1930 et les zigzags politiques que les partis communistes nationaux devaient faire pour défendre la « mère Russie » ont été bien documentés. Ce qui m’intéressait réellement était le fait que les conditions propres aux États-Unis aient parfois rendu les stratégies soviétiques, qui se seraient avérées désastreuses dans d’autres cas, assez efficaces. Le sectarisme de la troisième période, par exemple, qui a sérieusement impacté la capacité des communistes européens à faire face au fascisme, a été (involontairement) plutôt efficace dans certaines parties des États-Unis en délimitant une politique d’agentivité radicale noire s’opposant frontalement aux politiques raciales réformistes traditionnelles.

L’une des différences apparemment non-théorique mais extrêmement importante entre le CPUSA et la NAACP en ce qui concerne Scottsboro était une question de décence élémentaire, quant au fait de traiter les victimes et leurs familles avec respect. Alors que la NAACP se montrait prudente sur cette affaire et très condescendante envers les parents de Scottsboro, le CPUSA saluait le background de classe des familles. Pour les communistes, l’innocence des accusés de Scottsboro ne dépendait pas d’une quelconque performativité noire, ou du moins pas d’une forme de performativité structurée autour de la « respectabilité ». Les communistes africains-américains, comme Hosea Hudson ou Ned Cobb, étaient très impressionnés par l’« anti-chauvinisme » du parti sur la question raciale — la volonté de croire et de défendre les membres noirs du parti lorsqu’ils dénonçaient le racisme au sein du parti. Bien évidemment, le parti attirait des Africains-Américains par leurs activités en mettant sur pieds le SCU en Alabama, en défendant les neuf de Scottsboro, en mettant la race au centre de leur activité politique, mais également dans les interactions quotidiennes au sein même du parti. Il ne s’agit pas de présenter le parti de manière romantique, en en faisant un espace idyllique ayant une politique de classe interraciale et sans problème, mais il s’agit de reconnaître qu’aucune autre organisation majoritairement blanche aux États-Unis n’a travaillé aussi dur pour faire du parti un espace accueillant pour les Africains-Américains.

Quelle était l’attitude du CPUSA envers le garveyisme ? Pour quelles raisons ce mouvement attirait-il les ouvriers noirs ?

Je répondrai d’abord à la seconde question. Le garveyisme était attrayant pour plusieurs raisons évidentes. Le garveyisme offrait une forte politique de fierté noire, un rejet et une inversion des hiérarchies racialisées, le rêve d’une patrie africaine et d’une histoire, d’une culture et d’un héritage qui ont été dévalués et effacés par le suprématisme blanc aux États-Unis et dans la Caraïbe. Le garveysime parlait à la diaspora africaine, il mettait en relation les afro-descendants en Europe, dans la Caraïbe et aux États-Unis dans une croisade mondiale pour restaurer la fierté noire et les accomplissements noirs. Dans ses publications et à travers ses orateurs de rue, il s’adressait directement aux conditions liées à la pauvreté et à la spoliation des noirs. Cela constitue un moment très important dans la tradition radicale noire. Les rapports entre le CPUSA et le garveyisme, bien que très hostiles, étaient également souvent assez nuancés en comparaison avec les provocations satiriques et sectaires des mouvements réformateurs noirs. Quoi qu’il en soit, l’hostilité viscérale, parfois un peu déprimante, entre le garveyisme et l’aile la plus libérale et la plus à gauche des militants au début du XXe siècle, a permis la mise sur pied d’une forme particulière d’anti-garveyisme, qui apparaît notamment dans les publications du CPUSA. À l’anticommunisme de Garvey et à sa politique de l’empire vis-à-vis de l’Afrique, répondait un cinglant anti-garveyisme de la part du CPUSA. Pourtant, dans les journaux rédigés par des noirs, comme le Liberator, il y a aussi une reconnaissance du pouvoir et de l’attraction du garveyisme. Ainsi, on établit souvent une distinction entre le discours que tenait Garvey à ses soutiens et les éditoriaux fustigeant le garveyisme comme une forme réactionnaire de « sionisme noir ».

Vous consacrez un chapitre entier au journal The Liberator (1929-1935), dont le premier rédacteur en chef était Cyril Briggs. Comment ce journal a-t-il pu unir le communisme et l’antiracisme noir ? The Liberator publiait également de la poésie et s’intéressait à la promotion de la culture noire : quel était le rôle de l’art pour ce journal ? Y avait-il une théorisation spécifique des questions esthétiques chez les communistes noirs des années 1930 ?

Si le livre contient un chapitre entier sur le Liberator, c’est parce que je cherchais un moyen d’analyser les mobilisations discursives des ouvriers noirs — plutôt que de simplement replacer les romans dans le « background historique » de cette époque. J’essayais d’éviter une lecture sommaire des romans en ce qui concerne leur lien avec l’activité du Parti Communiste de l’époque. Dans le Liberator, on trouve une prolifération de tout un éventail de modèles d’identité politique noire qui, selon moi, éclairent la représentation communiste des romans que j’étudie. Le Liberator traite de l’histoire radicale noire et de la praxis communiste à travers une multitude de registres. Il a tenté de rassembler le communisme et la politique antiraciste noire à travers une appréhension toute particulière de la colère noire et de son rapport au changement historique. D’où l’attention inébranlable portée, dans le journal, aux rebellions des noirs asservis, présentées comme des moments exemplaires de résistance anticapitaliste.

Les poèmes et nouvelles publiées s’intéressent, de manière similaire, au rapprochement du passé radical noir avec la politique antiraciste du présent. La politique culturelle du Liberator est fascinante du fait que ce journal est un journal de la troisième période et pourtant, dans son rapport à la culture, il se lit bien plus comme une publication du Front Populaire. Il y a un mélange éclectique de nouvelles et de poèmes de contributeurs anonymes comme d’écrivains reconnus tels que Langston Hughes. En ce qui concerne la théorisation des questions esthétiques dans leur rapport à la race au cours des années 1930, c’est une question qui devient plus visionnaire après 1934, en rapport avec le Front Populaire. Pendant le Front Populaire, on attribuait une place privilégiée à la culture noire du fait qu’elle tentait d’offrir un « américanisme » alternatif à celui proposé par l’hégémonie raciste dominante. Néanmoins, je pense que la contribution la plus importante à la question de la politique noir et de l’esthétique durant cette période reste le texte de Richard Wright Blueprint for Negro Writing (1937). Ce qui est un peu ironique, c’est que les attaques des années 1940 et 1950 contre Wright, le fustigeant en tant que pourvoyeur d’une « fiction de protestation » (protest fiction), peuvent être contredites à travers la théorie érudite et tranchante de Wright lui-même. Blueprint est un texte vraiment important pour penser les questions esthétiques et politiques de manière plus générale, mais en insistant sur le fait que la complexité de la vie noire ne peut être réduite à une pure formule politique et que la complexité de la vie noire était plus que la reproduction de ses idiomes culturels dominants, il souligne les riches problématiques qui façonnent la manière de « faire » de l’art politique.

Dans le chapitre sur Un enfant du pays de Richard Wright, vous écrivez que « la tension, dans Un enfant du pays, qui insiste sur la spécificité de l’oppression raciale suggère […] une unité d’intérêts entre communistes africains-américains et blancs » et que Bigger (le personnage principal du roman) n’avait pas été attiré par le communisme grâce à des écrits théoriques ou idéologiques, mais bien plutôt par sa rencontre avec des communistes. Dans quelle mesure la rencontre de Bigger avec des communistes peut-elle nous aider à comprendre la représentation que se faisait Wright du communisme ? En quoi cette représentation diffère-t-elle de son autre roman Le transfuge (The Outsider, 1953) ?

J’établis une distinction entre les communistes et le communisme, car je pense que c’est un élément très important dans ma lecture d’Un enfant du pays. Contrairement au transfuge, dans Un enfant du pays, il n’y a pas de réelle confrontation avec le communisme en tant que théorie émancipatrice. Les rapports entre Bigger et Mary, Max et en particulier Jan sont porteurs de transformations négatives et positives et compliquent le bloc monolithique plus large de la blancheur qui façonne le monde. Les communistes perturbent la blancheur dans le roman. Cela apparaît davantage encore dans la transformation de Jan qui voit celui-ci se placer en dehors de la fonction normative de la blancheur, pour reconnaître et effectivement confirmer la haine de Bigger. Un enfant du pays apparaît, paradoxalement, comme optimiste quant au potentiel de solidarité interraciale qui ne reposerait pas sur un libéralisme raciste aveugle à la race, mais sur un antiracisme ayant une conscience raciale. Dans les célèbres critiques qu’ont faits Baldwin et Ellison d’Un enfant du pays, c’est Bigger qui joue le rôle, peu convaincant, de chiffreur des sensibilités communistes de Wright, mais selon moi c’est Jan qui a clairement cette fonction dans le roman. La « politique » d’Un enfant du pays ne se trouve pas dans la longue oraison de Max dans la salle du tribunal, mais dans la capacité de Jan à exprimer sa solidarité dans les termes souhaités par Bigger. C’est un type de méditation très différent quant à la capacité et au désir du communisme de s’adresser à la vie noire que l’on trouve dans Le transfuge. Dans ce roman, le communisme est moins présenté à travers les rapports des personnages qu’au travers de la forte voix de l’auteur qui rejette celui-ci en tant qu’il est nocif pour la subjectivité noire. Les critiques faites au Transfuge ont été, paradoxalement, similaires à celles adressées à Un enfant du pays, qui reprochaient à Wright de ne pas parvenir à représenter « la réalité » de la vie des Africains-Américains. Alors qu’il était accusé de marxisme rudimentaire dans Un enfant du pays, il était accusé d’existentialisme dans Le transfuge. Je pense qu’aucune de ces deux accusations ne tient la route et je trouve que la lecture que fait Paul Gilroy de l’œuvre de Wright dans L’Atlantique noire s’avère particulièrement éclairante en ce qui concerne la contextualisation de sa pratique artistique et ses trajectoires philosophiques.

Vous écrivez que l’hostilité envers le CPUSA dans La Croisade de Lee Gordon de Himes et dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ? d’Ellison ne peut se comprendre par l’anticommunisme de la guerre, mais doit plutôt être appréhendé par les activités en temps de guerre du CPUSA. Pourriez-vous expliquer ce point ?

Pour dire les choses franchement, les paradigmes anticommunistes de la guerre froide impliquaient que tout un ensemble de présomptions sur la nature corrompue et manipulatrice du CPUSA ait dominé la réception littéraire critique de ces romans. Des trois romans, le rejet du communisme de Homme invisible, pour qui chantes-tu ? est celui qui peut le plus être assimilé à l’anticommunisme des États-Unis d’après-guerre. Néanmoins, même dans le cas d’Ellison, l’ampleur des invectives va à l’encontre d’une lecture de ce rejet en tant que simple refus du communisme comme nuisant au sujet noir. En effet, la section sur le Brotherhood dans le roman menaçait de déséquilibrer la structure narrative du texte. Le roman est furieux contre le Brotherhood, et ce ton m’intéressait réellement. La fureur et le sentiment de trahison suggéraient une loyauté initiale qui aurait été endommagée et il y a une différence, subtile, mais importante, entre le rejet d’un modèle émancipateur et un sentiment de trahison selon lequel on aurait été vendus pour des raisons de realpolitik. J’ai pensé qu’il serait donc intéressant de lire ce roman au regard des activités du CPUSA de cette période plutôt que du discours anticommuniste naissant qui considérait le communisme comme incapable de traiter de la question raciale. Les activités du CPUSA pendant la guerre ont eu des conséquences très néfastes sur son héritage concernant la politique radicale noire. La dépriorisation d’une politique de race et en fait de classe, dans la poursuite d’une coopération entre les États-Unis et l’URSS pendant la guerre, a laissé nombre d’anciens militants profondément désenchantés quant aux formes émancipatrices prônées par le communisme dans les années 1930. C’est particulièrement visible dans La croisade de Lee Gordon où l’on trouve pléthore de références à la ligne changeante du parti avant et pendant la guerre. Mais même dans un roman ouvertement existentiel comme Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, il est constamment fait référence au passé le plus récent. Pourtant, ces deux romans mettent en scène d’importants personnages communistes noirs qui dépassent ou troublent la réprimande narrative de la voix de l’auteur. Dans mon livre, je traite ceci en regard avec Luther McGregor dans La croisade de Lee Gordon et Brother Tarp et Tod Clifton dans Homme invisible, pour qui chantes-tu ?. Je ne cherchais pas à suggérer que ces représentations étaient porteuses d’autre chose que d’une hostilité ni à faire un whitewash mythologisant du communisme aux États-Unis. Je souhaitais plutôt montrer que les lectures dominantes de l’anticommunisme dans ces deux textes délimitent la nature de la critique et entraînent une mauvaise interprétation des termes à partir desquels le communisme est rejeté. Dans aucun des deux romans, il n’est suggéré que le communisme serait un intrus étranger en ce qu’il ne pourrait saisir la complexité de la vie noire ; il est bien plutôt suggéré que le communisme a abandonné les Africains-Américains. Encore une fois, la distinction est importante pour comprendre l’héritage de la politique raciale communiste de cette période.

En quoi une focalisation sur les productions littéraires peut-elle nous aider à comprendre les enjeux spécifiques (comme la question raciale par exemple) à une période donnée ?

C’est la grande question, et je voudrais restreindre les « productions littéraires » à la forme du roman elle-même. La capacité de la littérature à traiter des questions de race, d’une manière unique, est un champ d’études complexe et épineux. Je suis un peu une lukáscienne démodée dans ma manière d’appréhender cette question. Le roman en tant que forme peut traiter de la totalité des rapports sociaux d’une manière que ne pourraient permettre d’autres formes d’écriture. La possibilité de s’introduire dans la tête d’autres personnes, de présenter un monde compréhensible imprègne le roman, ou, pour être plus précise, le roman réaliste, avec la capacité particulière de tracer des rapports complexes entre la subjectivité et la société. Ce type d’affirmations sur le roman est souvent très connoté et je ne dis pas que le roman est un espace privilégié de la représentation ou qu’il y aurait quelque chose d’« authentique » dans la représentation romanesque. Mais le roman a toujours été important dans l’histoire culturelle africaine-américaine. Concernant les écrits africains-américains, la question controversée des auteurs noirs et de l’autorité remonte à l’époque des récits d’esclaves. Bien évidemment, concernant l’esclavage, le récit historique ne contient aucune voix d’esclaves qui ne soit pas médiée et est très limité quant à la possibilité d’avoir accès à ces voix — même en étudiant les archives à contre-courant. Beloved, de Toni Morrison, représente en ce sens une tentative remarquable de réinvestir la vie intime (inner life) des esclaves d’une manière qui met en lumière l’héritage racialisé qui structure la société et l’imagination étasuniennes. Ce roman accomplit un acte réparateur concernant l’esclavage atlantique. En ce qui concerne ma propre période historique de représentation romanesque, ces romans dramatisent de différentes manières l’effet corrosif de la suprématie blanche sur les corps, les psychés et les vies noires. Mais ils s’attaquent également aux formes et aux moyens de résistance qui sont délimités par et transgressent ces structures d’oppression. L’espace imaginaire permis par la forme du roman peut (pour le meilleur ou pour le pire) révéler tout type de connaissances cachées ou refoulées qui lutteraient pour trouver leur voix dans d’autres formes. La question qui a motivé ce livre — pourquoi le communisme est-il si déterminant pour trois quêtes très différentes de l’agentivité et de la subjectivité noires — a été suscitée par l’accent très particulier mis sur les personnages communistes et la praxis communiste dans ces œuvres esthétiquement différentes. Représenter le communisme, ce n’est pas comme décrire ou « parler du » communisme. Représenter le communisme, c’est aussi représenter l’impact de versions du communisme sur différentes versions d’expériences vécues de la race. Cela nous donne accès, selon moi, à un héritage controversé d’une manière qui ouvre plutôt qu’elle ne ferme les possibilités interprétatives concernant le rapport entre les Africains-Américains et la gauche entre les deux guerres.

Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

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  1. Cathy Bergin, « Bitter with the Past but Sweet with the Dream » : Communism in the African American Imaginary. Representations of the Communist Party, 1940-1952, Brill, Leiden-Boston, 2015. []
Catherine Bergin