Pour ou contre l’abolition des prisons

Face à la criminalisation toujours plus importante de la contestation sociale, il est urgent d’affronter politiquement la question des prisons. Faut-il les réformer ou bien les abolir? Si la première option est aveugle au rôle structurel que joue l’incarcération dans la gestion capitaliste et raciste des populations excédentaires, la seconde semble quant à elle utopique. Dans la revue Jacobin, ce débat a donné la parole au social-démocrate Roger Lancaster, pour qui la réforme des prisons devrait apparaître comme une finalité commune au mouvement. Dans ce texte, Richard Seymour revient sur cette controverse, et pointe les contradictions du réformisme carcéral, en interrogeant ce à quoi nous sommes spontanément « attachés » à travers l’idée de l’enfermement : l’idée d’un châtiment, d’une humiliation à la hauteur du tort subi. Réfutant cette « loi du talion » moderne, Seymour évoque les alternatives possibles à l’enfermement, mais aussi le risque constant que nos luttes anticarcérales finissent par être intégrées à l’ordre dominant et à sa gestion capitaliste des populations surnuméraires.

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Peut-on abolir les prisons ? Si elles ne remplissaient aucune fonction utile, il est peu probable qu’on les aient conservées aussi longtemps. Conjurer une société sans personnes dangereuses ou antisociales devant être confinées physiquement ne peut ressembler qu’à un utopisme vain ou à un perfectionnisme social sinistre.

Il est tout de même difficile, quand on regarde les yeux ouverts l’historique des prisons, de ne pas être pris par un sentiment de futilité intense. Fouiller les décombres à la recherche d’un « bon » système carcéral a tout l’air d’un exercice d’abstraction futile. D’ailleurs, l’utilité est sélective : pour qui les prisons seraient-elles utiles, quand, et sous quelles conditions ?

Aux États-Unis, les abolitionnistes affirment que les prisons ont été utiles avant tout à la suprématie blanche, aux coalitions politiques conservatrices organisées par celle-ci et aux entreprises tirant profit des travaux forcés. Angela Davis soutient que les prisons sont intrinsèquement liées dans l’histoire américaine aux pratiques de racialisation, de l’esclavage aux Black Laws, à Jim Crow et à l’incarcération de masse d’aujourd’hui. Comme la race, il faut donc que les prisons finissent par disparaître.

L’argument, qui permet de rendre compte de la violence vindicative brute du système carcéral états-unien, est bien fondé. Mais ce système n’est peut-être pas le meilleur exemple pour l’analyse. Comme le note Davis, sa taille énorme en fait une anomalie dans le monde. « La population américaine », écrit-elle, « représente moins de cinq pour cent de la population totale, mais les États-Unis peuvent revendiquer plus de vingt pour cent de la population carcérale mondiale. »

En 2016, 2.2 millions d’Américains sont incarcérés, sans compter les 4.5 millions en liberté surveillée ou conditionnelle. Environ un cinquième de ces personnes sont en prison pour des crimes non-violents relatifs aux stupéfiants, conséquence de la « war on drugs » (guerre contre les drogues) qui se poursuit ; la plupart d’entre elles sont détenues dans des prisons fédérales. La majorité des jeunes qui sont en prison le sont pour des crimes non-violents. Quarante pour cent de la population carcérale aux États-Unis est noire, même si les Noirs représentent treize pour cent de la population, ce qui indique bien à quel point la race opère dans le système. La suggestion de Ruth Wilson Gilmore mérite d’être envisagée sérieusement, à savoir qu’au fur et à mesure qu’évoluent les techniques de racialisation et les régimes perceptifs qui leur sont associés, les prisonniers pourraient eux-mêmes en venir à constituer une nouvelle race. L’envergure de l’investissement foncier et infrastructurel est manifeste déjà dans le nombre de prisons : au total, six mille établissements aux niveaux fédéral, étatique et local, plus que le nombre de campus universitaires. Enfin, il faut considérer l’ampleur des travaux forcés, dont la valeur s’élève à 1 milliard de dollars US depuis 2017, selon The Economist.

De nombreux d’aspects de l’organisation du pouvoir politique aux États-Unis peuvent ainsi apparaître comme des anomalies dans le contexte mondial. En termes foucaldiens, on est frappé non seulement par la taille du système pénal, mais aussi par la persistance d’une forme de souveraineté racialisée, fondée sur le droit du souverain à ôter la vie (un droit qu’incarne localement l’officier de police meurtrier). Malgré la montée de modes de pouvoir disciplinaires et bio-politiques de plus en plus sophistiqués, les meurtres de citoyens par la police ont atteint en 2016 une fréquence record, inégalée en vingt ans. On est en droit de se demander si la taille et la violence anormales du système carcéral américain ne sont pas anormalement liées à cette forme de pouvoir souverain, plutôt que d’être un cas parfait de pouvoir disciplinaire foucaldien : les morts en prison augmentent aussi d’année en année, les prisons sont elles-mêmes le lieu de punitions corporelles et de tortures cruelles et inhumaines, et les États-Unis ont recours à la peine de mort plus que tout autre pays. Ainsi, lorsque Davis rappelle que la réforme carcérale est une tautologie pour Foucault, la réforme étant partie intégrante du programme carcéral, on peut se demander si l’argument s’applique avec autant de force au système américain d’aujourd’hui.

Le social-démocrate américain Roger Lancaster, auteur d’un livre indispensable sur les paniques sexuelles et l’État carcéral, a contesté dans la revue Jacobin l’analyse de Davis. D’un mot, il soutient que l’analyse historique étayant l’abolitionnisme est faussée, qu’elle est peu réaliste politiquement et indésirable normativement. Pour Lancaster, le principal problème est que les études du passé racial de l’Amérique, tout comme l’analyse foucaldienne de l’émergence de l’ordre disciplinaire, ont été incapables d’anticiper l’extraordinaire tournant punitif pris par la politique américaine dans les années 1980, depuis lequel la population carcérale a atteint des proportions jamais vues auparavant, ni sous l’esclavage, ni sous Jim Crow. La critique de l’incarcération comme nouveau Jim Crow, écrit Lancaster, touche juste concernant la charge grossièrement raciste du système, mais elle « minimise » l’effet de l’incarcération de masse sur les populations non-noires tout en négligeant les différences de classe parmi les Afro- Américains, qui, contrairement à ce qui passait sous Jim Crow, constituent dorénavant un facteur important dans les prisons.

Selon Lancaster, le tournant punitif qui a été pris de façon décisive dans les années 1970 ne se réduit pas à un tournant néolibéral, ni à une reconstitution des pratiques de racialisation au sein du pouvoir étatique : il s’agit plutôt d’un tournant culturel global vers la punition et le contrôle social, dont les agents se sont emparés des formes existantes de pouvoir de classe et de race, et les ont unifiées par une masse écrasante de lois, formant un nouveau dispositif de violence étatique. En ce sens, Lancaster s’oppose aux historiens qui, comme Naomi Murakawa, trouvent les origines du tournant punitif dans le paternalisme racial libéral d’après-guerre et les politiques menées par Truman et Johnson dans le but de moderniser et de mettre à niveau l’État fédéral. L’argument de Murakawa est essentiellement une réfutation de la version des faits libérale, qui ancre trop étroitement l’incarcération de masse dans les politiques républicaines et la provocation raciale entreprise par Nixon sous la bannière de la « stratégie du Sud » : les Républicains, au service de leurs électeurs-clients racistes blancs, auraient commencé à restaurer la ségrégation et auraient ainsi établi l’ordre du jour pour les décennies suivantes. En ce sens, le point de vue de Murakawa peut être rapproché de la critique minutieuse et accablante faite par Paul Gilroy et Joe Simm de la mythologie de « l’âge d’or » des années d’après-guerre, survenue au sein de la gauche sociale-démocrate pendant l’époque Thatcher. Selon Lancaster, Murakawa demeure par là même incapable d’élucider l’immense revirement qui a lieu dans les années 1970.

Mais d’où vient le changement de culture que décrit Lancaster ? L’explication par de nouvelle « valeurs » n’appelle-t-elle pas elle-même davantage d’explications? Dans les années 1980, le gouvernement fédéral et les états lancent un programme de construction de prisons sans précédent. Le but n’est pas de loger les criminels existants. Le système est destiné aux enfants de personnes qui ne sont même pas encore nées, comme pour fournir une preuve malveillante de la loi de Say – l’offre (de prisons) crée sa propre demande (de prisonniers). Comment expliquer la voie spécifique, historiquement inédite et politiquement incertaine qui a été empruntée vers la fabrication industrielle de prisons et de prisonniers? Même si l’on accepte la perspective de Lancaster, à savoir qu’il y a eu un tournant punitif complexe à partir de 1973, par lequel la réforme humanisante est brusquement inversée en contre-réforme, pourquoi faut-il en conclure à la nécessité de l’incarcération de masse ?

L’ouvrage fondamental de Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag, montre que les prisons offrent une solution spatiale à la tendance capitaliste à la crise. La construction sans précédents de prisons, généreusement financée par le gouvernement fédéral et cristallisée idéologiquement autour d’une « guerre contre les drogues » racialisée, a permis aux états de résorber leurs surplus de force de travail, de terres, de capacité étatique et de capital financier. Les chômeurs sont devenus des prisonniers ou des gardiens de prisons, de nouvelles constructions ont occupé les terrains vacants, l’État a eu quelque chose à faire et les investisseurs un placement sûr. D’un mouvement en apparence tout simple, on a fait de ces espaces des cages. Cette analyse marxiste élégante a l’avantage d’éclaircir ce que Lancaster laisse sans explication, à savoir qu’une prime culturelle sur la punition s’est traduite par une incarcération à échelle industrielle.

L’analyse de Gilmore enchaîne avec une stratégie abolitionniste particulière. Plutôt que d’appeler simplement à la fermeture de cette débauche de prisons inutiles, elle se rallie aux militant.e.s qui demandent leur réaffectation de manière à répondre aux besoins locaux – par exemple, un collège communautaire. Tout en reconnaissant que les prisons ont été utilisées par l’État comme moyen de métaboliser une économie dysfonctionnelle, elle suggère que les militant.e.s peuvent revendiquer une meilleure utilisation des ressources. En ce sens, l’abolition n’est pas une exigence tactique immédiate, mais un horizon stratégique orientant les interventions pratiques. La question du succès réel ou potentiel de cette stratégie est tout autre.

Il semble, au moins, qu’on ait gagné du terrain ces dernières années dans les guerres culturelles. Le New York Times rapporte que la population des prisons a commencé à décliner, alors que les états, avec le soutien général, relâchent leurs lois relatives aux drogues et implémentent des mesures pour réduire le nombre de détenus. En Californie, par exemple, le projet de loi 47 a fait passer de félonies à délits tout un ensemble de crimes liés aux stupéfiants et à la propriété. Il est de plus en plus évident que certains éléments prévoyants de l’État souhaitent alléger une bureaucratie coûteuse. Or la diminution de la population carcérale est restée jusqu’ici toute relative, ne dépassant pas quelques dizaines de milliers de personnes : elle pourrait être perçue dans la longue durée comme une stabilisation, plutôt qu’une chute significative. Qui plus est, cette diminution a lieu dans le contexte d’un taux de criminalité en baisse depuis deux décennies. Les sources de cet État carcéral surdéveloppé remontent manifestement très loin. En effet, si Gilmore a raison de voir dans l’incarcération de masse une réponse au dysfonctionnement de l’accumulation capitaliste de la part du pouvoir étatique local, qui dispose de ses divers surplus d’une manière validée par le racisme et la haine de classe, rien ne laisse penser que ces dysfonctionnements s’atténuent ou qu’une nouvelle stratégie d’accumulation radicale est en train d’émerger au sein de la classe dirigeante américaine. Tout cela suggère que l’abolition ne peut avoir de sens qu’en tant que partie d’une stratégie plus vaste visant à renverser le capitalisme.

Serait-ce même une bonne idée d’abolir toutes les prisons, si on le pouvait? Pour Lancaster, l’abolitionnisme est une utopie non seulement impossible à réaliser, mais indésirable en elle-même. Comme il l’a expliqué ailleurs, il existe bon nombre de violeurs, d’assassins et de voleurs qui bénéficieraient d’une période sans liberté pour « réfléchir à ce qu’ils ont fait ». Et, ajoute-t-il, les options non-carcérales sont pour la plupart peu attirantes. Le discours anti-carcéral aux États-Unis s’est souvent concentré sur une justice restauratrice, enracinée dans les communautés. De tels fantasmes ne peuvent qu’éveiller l’ « Afro-pessimiste » latent en chacun de nous. Qu’est-ce qu’une « communauté » dans ce contexte ? Aux États-Unis, où le monopole d’État de la violence physique a souvent été délégué à des corps de citoyens, de Pinkerton au Klan, la communauté peut être une milice armée de quartier, un groupe de légitime défense ou une bande de lyncheurs. Dans sa critique de la valorisation gramscienne de la société civile, Frank Wilderson III observe : « La mort noire est le passe-temps de l’État bourgeois moderne, mais la saison de chasse ne se limite pas au temps (et à l’espace) de la société politique ; si les Noirs sont visés, c’est aussi à cause d’une société civile qui s’élargit progressivement. » Dans ce piège entre l’État et la société civile, l’anti-étatisme simple ne suffira pas ; on se heurte contre un mur partout où l’on se tourne.

Le principal problème des abolitionnistes s’appuyant sur l’analyse de la suprématie blanche est que l’ampleur de la mortalité noire n’est pas inévitable et partout identique – que la survie, et même l’expansion, de la souveraineté raciale à l’américaine est particulièrement monstrueuse. Il est évident que les régimes carcéraux des sociétés qui défendent la suprématie blanche sont activement engagés dans la violence contre les populations noires, musulmanes et migrantes. En France, où le tournant néolibéral a été inauguré par une remarquable racialisation de l’islam, le sociologue Farhad Khosrokovar estime que près de la moitié de la population carcérale est musulmane, même si les Musulmans ne représentent que 8-10 pour cent de la population. Au Royaume-Uni, 10 pour cent de la population carcérale est noire, alors que seulement 2.8 de la population l’est. Dans ces deux sociétés, on a condamné les prisons pour leur traitement cruel et inhumain des détenus. La Cour européenne des droits de l’homme a dénoncé le système de prison français, distinguant tout particulièrement Fresnes pour sa manière dégradante de traiter les prisonniers et son atmosphère de tension constante. (La presse internationale a tendance à souligner l’effet de cette violence sur la « radicalisation » des djihadistes, ce qui est déjà une reconnaissance tacite, quoique partielle et aveugle à l’impérialisme, du fait que la suprématie blanche porte une partie de la responsabilité directe de la spirale de violence mondiale.) Au Royaume-Uni, une série d’émeutes a éclaté dans des prisons surpeuplées et débordées, où les gardiens gèrent la difficulté croissante du contrôle en intensifiant la violence contre les détenus. Malgré tout, cette violence reste bien en-deçà de celle du système carcéral américain.

C’est peut-être pourquoi, comme le soutiennent Lancaster et d’autres réformistes, certains systèmes carcéraux européens pourraient fournir un modèle alternatif plus humain. Pour Lancaster, l’objectif est d’instaurer un système scandinave aux États-Unis : plus petit, bien moins punitif, plus réhabilitatif, mais remplissant tout de même sa fonction nécessaire de dissuasion. En effet, si l’abolition semble difficile à concevoir sans verser dans une forme d’anti-étatisme romantique et stérile, l’existence d’autres solutions concrètes, avérées et réalisables permet de faire pression sur la classe politique américaine pour qu’elle transforme un système carcéral dysfonctionnel et surpuissant. La réforme n’a pas été au programme jusqu’ici aux États-Unis, mais le temps en est sans doute largement venu. L’avantage net d’une telle approche peut difficilement être contesté. Si les États-Unis suivaient la Finlande en réduisant systématiquement les peines comme le nombre de crimes menant à la prison, l’arsenal de la répression de classe, de la suprématie blanche et de la violence genrée en serait considérablement affaibli.

Cependant, si le plaidoyer contre l’abolition est quelque peu normatif, il faut se demander ce à quoi exactement on s’accroche – quel serait le « bon » noyau dur de l’incarcération utile? Même si l’on ne parvient pas facilement à imaginer d’autres solutions, et même si l’abolitionnisme semble tout à fait improbable, quelque chose nous attache à l’idée de conserver la prison sous une forme ou une autre : mais quoi ? La réponse est sans doute qu’il est difficile de concevoir ce qu’on pourrait faire d’autre avec ceux qui violent, qui tuent, qui battent et exploitent leurs pairs, surtout les plus vulnérables. Il est possible de situer ces comportements dans une analyse de classe, à commencer par le fait que nous sommes enchevêtrés dans des rapports sociaux capitalistes de violence et d’exploitation, et le fait que les prisons sont elles-mêmes l’un des principaux dispositifs de cette violence, mais il reste que lorsqu’on est victime d’un viol ou d’une attaque raciste, il y a peu de consolation à savoir que son assaillant est aussi opprimé et exploité que soi. Mais en quoi l’incarcération peut-elle aider ici ?

Les faits montrent que, non seulement en Scandinavie mais partout dans le monde, le taux d’emprisonnement n’est aucunement corrélé au taux de criminalité. Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, la population carcérale a augmenté de façon importante au cours des deux dernières décennies, malgré un taux de criminalité chutant continuellement. Pendant ce temps, en Finlande et au Japon, les taux d’incarcération ont baissé sans hausse correspondante du taux de criminalité. Étonnamment, les penseurs du système finlandais qu’admire Lancaster ne semblent pas avoir cru à un effet dissuasif direct quand ils ont décidé de préserver certaines formes d’incarcération ; la punition aurait plutôt, selon eux, un effet de « formation des valeurs ». Elle confirmerait le fait que la loi voit certains comportements d’un mauvais œil et cherche à corriger ceux qui s’y adonnent. Dans la mesure où cet effet symbolique existe, il doit être si diffus qu’il se dérobe à toute saisie empirique.

Il est aussi plus difficile que le suggèrent ses partisans de prouver et de mesurer la réhabilitation dans le système carcéral finlandais. Après tout, il n’y a pas de groupe témoin. Ce qui est excessivement facile à démontrer, cependant, est que les détenus finlandais sont bien moins susceptibles de commettre un nouveau crime après avoir été relâchés que leurs homologues britanniques, entre autres. C’est là une bonne chose, mais il est aussi difficile de dire ce que cela signifie que de l’attribuer à la réhabilitation. L’idée à l’origine du pénitencier est que, par le confinement et le temps passé à réfléchir à ses actes, on puisse devenir pénitent et s’amender. Mais même les conservateurs sceptiques reconnaissent aujourd’hui que la prison est souvent une manière de « rendre pires des personnes déjà mauvaises ». En coupant ces personnes de leur vie normale et de leur famille, en réduisant leurs opportunités d’emploi et d’avancement après leur libération, et en les intégrant à un ensemble de personnes ayant appris à survivre par des moyens criminels, elles ont plus de chances de récidiver. Une étude importante aux États-Unis a montré que sur un échantillon de 275 000 détenus, 67.5% récidivent avant trois ans et plus de la moitié finissent de retour en prison. Une autre étude suivant les détenus libérés en 2005 a observé que plus des trois quarts sont revenus en prison avant cinq ans. En Finlande, où la population carcérale est beaucoup plus petite et les peines bien inférieures, le taux de récidive tend à être plus bas. En 2014, 36.2% des anciens prisonniers avaient commis un nouveau crime trois ans après leur libération, et un peu plus de la moitié étaient revenus en prison après cinq ans. Ce taux de criminalité reste considérable, mais, s’il est plus bas, c’est sans doute que les prisons finlandaises sont plus ouvertes, moins confinées et mieux intégrées à la vie normale de tous les jours. Pour le dire autrement, elles ressemblent moins à des prisons.

Ce qu’il faudrait connaître, pour développer l’argument, est le taux de récidive parmi toutes les cohortes de détenus, comparé à celui de la majorité des criminels, qui ne sont jamais arrêtés par la police, menés en cour, condamnés et emprisonnés. Ces chiffres ne sont pas disponibles, mais il existe cependant une série d’études comparant les peines de prison et celles de sursis. Une méta-analyse de ces études est parue dans le Probation Journal en 2009. Elle note qu’il est nécessaire de « rejeter en bloc » l’hypothèse que l’incarcération est un moyen efficace de réduire la récidive, et que « la prison augmente la probabilité de récidive si on la compare à toute une série d’autres peines ». Certaines études suggèrent qu’il existe un « effet incapacitant », c’est-à-dire que plus l’on enferme de personnes, moins celles-ci peuvent commettre de crimes. Mais cet effet n’a évidemment rien à voir avec la réhabilitation, et l’ampleur de l’incarcération requise, étant donné le taux de récidive, impliquerait une utilisation follement inefficace des ressources.

Qu’en est-il, enfin, de la punition ? C’est là une chose que réussissent très bien les prisons, selon une idée répandue de la justice – la loi du talion, si l’on veut. Mais que fait-on lorsqu’on punit ? L’idée même de la punition se décompose en plusieurs idées distinctes. Premièrement, la punition implique de rabaisser le statut de la personne qui a transgressé : l’humiliation. C’est pourquoi les prisons, par l’abjection qu’elles permettent d’attribuer, sont un lieu tout à fait approprié aux nouvelles pratiques de racialisation. Deuxièmement, la punition vise à empêcher d’autres personnes de commettre de telles transgressions : la dissuasion, qui fait du criminel un exemple. Troisièmement, elle produit une souffrance que l’on espère d’une certaine manière commensurable au mal qui a été fait par le crime : la vengeance.

D’un point de vue punitif, une peine peut être considérée trop clémente si la souffrance infligée est jugée moins grave que celle qui a été causée par la première transgression, si l’humiliation est insuffisante, ou si l’exemple du détenu n’est pas assez brutal. En ce sens, le système carcéral finlandais est inadéquat, puisqu’il punit trop peu. Les escrocs s’en tirent trop facilement. Ce système n’humilie pas assez, ne déshonore pas assez et ne brutalise pas assez. On a ici une idée hautement problématique de la justice, qui s’appuie sur le fantasme improductif d’une sorte de parité de la souffrance (sang pour sang). L’impossibilité de ce fantasme signifie que le désir de punition ne peut jamais être tout à fait comblé. Personne ne peut réellement souffrir assez pour ce qu’on subit dans cette vie. Or il est bien plus plausible que ce soit là le véritable objectif des prisons, plutôt qu’un effet présumé de dissuasion ou de réhabilitation. C’est sans doute le désir désagréable qui se cache derrière les formules remarquablement fades et anodines employées au sujet de la punition « formatrice de valeurs ».

Il existe d’autres solutions que les prisons, et l’État dispose déjà de beaucoup d’entre elles, du travail d’intérêt général aux amendes, réparations financières et travaux de divers genres. On ne devrait pas présumer qu’elles sont nécessairement plus humaines. Un rapport des Nations unies évaluant ces solutions, publié en 2007, note qu’on trouve parmi les peines de sursis des sanctions privatives de droits. Ces sanctions, qui prennent la forme d’humiliations publiques, sont distribuées librement par les juges américains pour couvrir de honte les personnes qui ont commis des délits mineurs – une pratique qui remonte historiquement à la Nouvelle-Angleterre puritaine. Il n’est tout de même pas impossible d’envisager l’extension et l’élaboration de diverses « peines » de sursis visant une réparation intensive des torts causés, plutôt que l’humiliation du coupable ou son isolement par rapport à sa famille, à ses amis et à son emploi. Cette solution ne semble pas, en principe, moins réaliste que l’établissement d’un système finlandais aux États-Unis, par lequel les plus grands revendeurs de drogues seraient détenus dans des prisons ouvertes et payés pour suivre un cours universitaire.

Il est possible que la dichotomie réforme-abolition soit sans issue. Il faudrait plutôt poser la question du cadre politique à l’intérieur duquel on poursuit l’un ou l’autre de ces objectifs. Il n’est pas inconcevable, après tout, que la Finlande ressemble plus au futur que les États-Unis et qu’avec le temps le capitalisme développe de nouvelles technologies de gouvernementalité, de nouveaux régimes de pouvoir bio-politique, qui feront des prisons un moyen de régulation des conflits sociaux réellement dépassé. On entend souvent dire que le néolibéralisme touche à sa fin – étant donné les nombreux défis de la naissance, ce pourrait être seulement le début, et un nouveau capitalisme modèle, refondé sur le format de l’ordinateur et du réseau, débarrassé de l’enveloppe des anciens modèles d’autorité, pourrait transformer la nature même du crime et de la déviance. Ce pourrait être que les sanctions liées au marché et au travail vont constituer les nouveaux rouages de la punition et de l’exploitation. En remplaçant de coûteux systèmes d’incarcération, le bracelet électronique, entre autres, permettrait d’étendre le filet de la discipline et de la régulation sociale, tout en éludant/renforçant les structures d’inégalité sous-jacentes. En ce sens, l’obsolescence progressive d’un système carcéral rudimentaire et dysfonctionnel correspondrait à l’avènement de mécanismes de violence plus sophistiqués. On doit ainsi rester vigilants aux manières par lesquelles même les idéologies les plus radicalement émancipatrices, si elles deviennent conservatrices et se braquent sur une expérience historique particulière, ont le potentiel d’être absorbées dans des projets visant un contrôle social plus efficace. N’est-ce pas souvent l’histoire de la lutte des classes ?

Traduit de l’anglais par Véronique Samson

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Richard Seymour