Classes et confessionnalisme au Liban

Les luttes confessionnelles constituent l’un des axes centraux de la vie politique au Liban. Comment rendre compte de cette forme d’antagonisme en termes marxistes ? Fawwaz Traboulsi propose ici une reconstruction théorique qui fait un sort aux conception économicistes – pour lesquelles les confessions appartiendraient à une dimension purement idéologique (de l’ordre de la superstructure) tandis que les classes existeraient par elles mêmes. Pour Traboulsi, à l’inverse, le défi posé par les confessions, leurs luttes, est précisément de comprendre en quoi ces conflits sont constitutifs de la formation des classes sociales au Liban.

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Développement inégal, inégalité des origines

Historiquement, le confessionnalisme libanais prend sa source dans l’accès inégalitaire aux diverses positions politiques et socio-économiques au sein du système féodal tardif du Mont Liban, entre la communauté druze d’un côté et les Maronites (ou les chrétiens en général) de l’autre. Les classes supérieures – les dirigeants du Mont Liban – étaient composées de familles de propriétaires terriens druzes (en plus de deux ou trois familles maronites) tandis que la majorité des roturiers – de tous métiers et de différents niveaux sociaux (marchands, prêteurs sur gage, artisans, fermiers, travailleurs) – étaient chrétiens. Au sein de la structure sociale ottomane, le fossé entre ces deux communautés distinctes a été exacerbé par le fait que certains groupes de la communauté chrétienne se sont vite associés à la pénétration capitaliste des régions costales et du Mont Liban, notamment à travers l’économie de la soie et, plus encore, par le fait d’avoir eu un accès précoce à l’éducation dans les écoles civiles religieuses (établies en 1736 au Synod de Al Luwayzah) et dans les écoles de missions étrangères. La guerre civile de 1860 (ainsi que le soulèvement paysan qui l’a précédée à Kisrawan) a eu un résultat paradoxal : la communauté druze a gagné militairement mais elle est ensuite entrée en déclin en raison d’une défaillance dans le système féodal qu’elle contrôlait ; les chrétiens ont perdu sur le champ de bataille mais ont acquis une forme d’autogestion du Mont Liban, où ils constituaient la majorité. Cette issue fut définitivement confirmée par l’établissement du Mutasarrifate du Mont Liban (1861-1915), gouverné par un conseil élu aux deux-tiers et dont les douze sièges étaient divisés entre les six confessions principales, avec une majorité accordée aux chrétiens.

Cet épisode est survenu peu de temps avant que le développement politique, économique, culturel et social irrégulier des diverses confessions prenne la forme de privilèges pour les chrétiens maronites et de désavantages pour toutes les autres confessions :

– Un accès privilégié (pour les chrétiens) aux positions de pouvoirs politique et militaire : les pouvoirs quasi-absolus dont jouissait le président de la république ainsi que la supervision qu’il exerçait sur les chefs des forces armées, des services de sécurité, des services de renseignements, du ministère des finances, de la Banque du Liban et du ministère de la défense.

– Les chrétiens ont été les premiers à accéder aux secteurs les plus fructueux de l’économie – les services, le commerce et la finance – et se sont appropriés les institutions financières, commerciales, industrielles et touristiques.

– L’avantage culturel dont (les chrétiens) ont bénéficié grâce à deux siècles de contacts avec l’Europe ainsi que les avantages éducatifs qui proviennent d’une exploitation précoce des écoles de missions étrangères et le déclin de l’éducation publique qui s’en suivit.

– La différence de niveaux de croissance entre le centre et les marges et leur accès inégal au développement, aux ressources, aux services publics, au savoir et à la santé, en plus des bénéfices disproportionnés tirés (par les chrétiens) de la distribution de la richesse.

Confessions et classes parties intégrantes du système de domination et d’exploitation

Reconnaître l’existence de deux structures – confession et classe – au sein de la société libanaise n’a pas de sens à moins d’accepter le fait que le confessionnalisme soit partie intégrante du système de pouvoir dans la société libanaise. C’est ce que Dubar et Nasr affirment : la relation d’un membre d’une confession avec celle-ci, ses institutions et sa direction n’est pas simplement une question de choix. Elle est aussi, à un certain degré, obligatoire et relève d’une certaine obligation légale et institutionnelle. Cela est dû au fait que le système libanais définit les droits politiques, sociaux et à l’éducation d’un individu en fonction de son appartenance à une communauté confessionnelle, en dehors de laquelle il n’a pas d’identité effective. Ses droits correspondent à la part de droits dont jouit sa confession. Théoriquement, elle lui garantit un accès à cette part de droits – mais uniquement à celle-ci, peu importe ses compétences, son talent et son éducation par ailleurs. Il est important de souligner ici que, durant l’après-guerre, le degré de contrôle et de coercition exercé par les leaders sur les membres de leurs confessions ne s’est pas affaibli mais s’est au contraire renforcé. Cela est avant tout dû au fait que les six confessions principales se sont toutes retrouvées sous le contrôle d’un seul homme (ou d’un tandem). Ces derniers ont pu renforcer leur commandement et leur contrôle sur les membres des confessions tout en s’octroyant une plus grande liberté pour les représenter de manière unilatérale et s’exprimer en leur nom. Tout cela en leur imposant les politiques et les conflits (parfois violents) dans lesquels ils se sont engagés.

Voilà pour la coercition. Pourtant, à mesure que croissait cette dernière, le consentement s’amplifiait également, favorisé par la mobilisation idéologique et religieuse exercée par les institutions et la direction confessionnelle. Pour cette raison, il est essentiel de reconnaître que la loyauté confessionnelle peut jouer un rôle d’orientation vers des actions consensuelles, tout comme elle participe à l’organisation de la coercition et du contrôle.

La problématique centrale est de partir de l’hypothèse selon laquelle la politique est le champ de bataille sur lequel les différents groupes (ethniques, régionaux, confessionnels, tribaux, etc.) et les classes sociales entrent en compétition pour s’accaparer une part du surplus social. C’est une bataille qui a lieu à la fois au sein de l’État et dans la société. C’est cela que nous voulons dire lorsque nous avançons que la société libanaise contient deux structures, la confession et la classe.

Rôle de la confession dans la structure de classe

Les confessions opèrent dans des recoins auxquels les classes ne peuvent pas accéder. Leur théâtre d’opération préféré est l’emploi, l’administration publique et la division du travail ainsi que les espaces entre la ville et la campagne, le centre et la périphérie, le travail manuel et intellectuel – gouvernés en outre par des dynamiques de mobilité sociale et professionnelle, etc. Ce qui permet aux confessions d’agir de la sorte est leur résistance aux lois du marché : elles garantissent à certains individus un accès au marché du travail, soit en empêchant le monopole, soit en protégeant au contraire les positions monopolistiques selon la position de chaque confession dans la pyramide sociale. Dans tous les cas, les différences confessionnelles – à travers des privilèges et désavantages éducatifs, régionaux, sociaux et liés au travail des mineurs – apparaissent à l’intérieur du cadre plus large des divisions de classes.

Les confessions interfèrent avec le marché du travail à travers des restrictions et des amendements aux lois de ce marché, rendues nécessaires par la présence d’ « attributions » de positions au sein de l’État et du secteur public. Lentement mais sûrement, ce système confessionnel d’attributions est devenu une pratique coutumière largement suivie dans le secteur privé. Cela est évident dans la préférence donnée par les employeurs ou dirigeants d’institutions économiques aux membres de leur propre confession. Cela engendre une discrimination à l’emploi ainsi que dans la répartition salaires, dans l’attribution des promotions, dans l’attribution du pouvoir exécutif au sein de l’organisation et partout ailleurs. Ce n’est pas non plus une question de simple bigoterie : les positions et les responsabilités au sein de l’entreprise peuvent être attribuées dans le but de maintenir ou de garantir un équilibre des pouvoirs entre les employés appartenant à différentes confessions. Le contrôle de la force de travail à travers l’utilisation d’agents d’une certaine confession ou à travers l’appartenance politique en est un exemple. Pendant la guerre civile, un certain nombre d’institutions ont compté sur les milices, non seulement en tant qu’agences de placement, mais aussi pour contrôler et superviser la force de travail. Les confessions jouent également un rôle dans la mobilité sociale. Cela est dû à un certain nombre de facteurs tels que l’accès inégal au capital culturel (c’est-à-dire l’accès à une éducation privée ou publique à tous les niveaux du système éducatif), l’inégalité des taux de décrochage scolaire à tous les stades de l’éducation, l’inégalité dans l’accès aux opportunités d’études à l’étranger (et la différence entre les pays d’accueil ainsi que les sujets étudiés : la Roumanie contre les États-Unis, par exemple).

Dans tous les cas, le système confessionnel contrôle un vaste jeu : une concurrence pour l’accès à la rente au sein et au travers de l’État , la lutte pour la répartition des services publics, des travaux et contrats publics, ainsi que les luttes pour optimiser le versement des diverses allocations régionales issues du budget de l’État. C’est une concurrence qui inclut également l’attribution des contrats publics et la division des différentes sortes de rentes entre les blocs et alliances confessionnels. Nous appelons cela un « jeu » dans la mesure où les querelles font place à une série d’accords et de partenariats négociés qui donnent satisfaction à toutes les factions belligérantes et dont le résultat reflète les rapports de force entre elles.

Le cas le plus connu de concurrence pour accéder au surplus social a peut-être été la bataille entre le Président Emile Lahoud et le Premier Ministre Rafic Hariri (durant son second mandat) autour de la privatisation du réseau de téléphonie mobile. Tandis que Lahoud insistait sur le fait que le réseau mobile devait être une propriété de l’État, Hariri poussait à sa privatisation : le premier cherchant à se l’approprier à travers l’État, le second à travers le marché. Le Président Lahoud sortit victorieux de cette confrontation.

Plus proche de nous, le conflit entre les deux alliés du Mouvement du 8 Mars1 – le Courant Patriotique Libre et le Mouvement Amal (chiite) – autour des travailleurs journaliers de l’entreprise publique d’électricité est toujours d’actualité. Le ministre, Gebran Bassil, refuse de régulariser leurs conditions de travail au motif qu’ils sont à majorité chiites (ils avaient été engagés par l’entreprise d’électricité grâce à l’influence politique du président du parlement Nabih Berri) en procédant au calcul suivant : s’il veut réduire les pertes de l’entreprise, une partie de ces travailleurs doit être licenciée. D’un autre côté, le conflit entre les mouvements du 8 Mars et du 14 Mars (plus précisément entre le Courant du Futur et le Courant Patriotique Libre) à propos des commissions versées dans le cadre des contrats d’utilisation de bateaux turcs générateurs d’électricité pour couvrir la pénurie d’électricité au Liban, prit fin lorsque le ministre de l’Énergie (allié au CPL) et l’ancien chef du Syndicat des Ingénieurs (un membre du Courant du Futur qui a des liens économiques avec Fouad Siniora) acceptèrent de travailler ensemble pour conclure un accord sur la location de deux bateaux turcs au cours de l’été 2013. L’un de ces bateaux n’arriva pas à temps et la production d’électricité fut moins importante que celle stipulée dans le contrat.

Dans ce même contexte, le cas le plus important de concurrence autour des ressources et de leur allocation à travers des blocs confessionnels est celui de la récente lutte au sein du Mouvement du 8 Mars, entre Amal et le CPL, sur la manière de diviser les zones offshores pour la sous-traitance des concessions de forage de pétrole et de gaz, ainsi que sur les conditions et les priorités d’une telle sous-traitance : un conflit qui dissimule les intérêts rivaux des entreprises représentées par chacun des partis du 8 Mars.

Dans de telles relations politico-économiques, les confessions modifient la structure de classe via deux processus : premièrement, leur rôle au sein de l’arène du pouvoir politique leur permet de créer de nouveaux intérêts économiques ou de défendre, voire développer les intérêts préexistants; deuxièmement, les groupes confessionnels, qui fournissent des services en dehors des institutions étatiques dans l’éducation, l’assistance, les services sociaux et de santé, la distribution des fonds politiques, etc., permettent une ascension sociale.

La politique est tout autant le royaume de l’action de classes qu’elle n’est celui des actions confessionnelles ; en effet, c’est le royaume des classes par excellence. En d’autres termes, la reproduction de la discrimination et de l’exploitation de classe ainsi que celle de la structure de classe de la société libanaise dans son ensemble dépend avant tout de l’affiliation sociale de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir politique, de leur fusion – toujours plus importante dans l’après-guerre – avec la classe dominante économiquement et de leur habilité à orienter les politiques et les processus décisionnels dans les sphères sociales et économiques.

Pour le dire autrement, l’État constitue un espace pour la reproduction de politiques d’allocations basées sur l’appartenance partisane confessionnelle (y compris en ce qui concerne les accords négociés) tout comme il constitue un espace pour la reproduction de la structure de classe et des ajustements de cette structure, lesquels reposent eux-mêmes sur le rapport de forces entre les différentes classes et sur la nature du pouvoir politique.

Effet de la mobilité sociale sur les confessions et leur direction

En plus de proposer une explication du monde extérieur uniquement en termes confessionnels, le discours confessionnel cherche également à expliquer tout ce qui se produit à l’intérieur de la confession ou entre confessions dans ces mêmes termes confessionnels. Si nous suivons l’école de pensée qui considère que les confessions appartiennent seulement à la sphère politique, alors le discours confessionnel peut uniquement expliquer la politique par la politique, comme quelqu’un qui chercherait à définir l’eau à partir de l’eau. Une autre école de pensée explique pour sa part tous les changements à l’oeuvre dans les rapports et les alliances entre confessions (ainsi que tous les changements à l’intérieur de chaque confession) en termes de conventions et de rapports de dépendance avec les « puissances étrangères » – qu’elles soient régionales ou internationales – fournissant aux confessions les ressources nécessaires pour se mesurer à leurs adversaires. La tactique consistant à chercher un appui extérieur dans des conflits intérieurs est réelle et efficace mais elle n’explique pas tout et ne dit rien sur l’existence ou non d’autres facteurs.

Nous ne pouvons pas comprendre les rapports de force internes et les transformations, y compris les bouleversements, dans les rapports entre confessions en se référant uniquement aux confessions elles-mêmes sans tenir compte des développements sociaux internes. De manière plus précise, les évolutions démographiques ainsi que les dynamiques sociales et de classe exercent une influence déterminante tant sur les évolutions de la position d’une confession au sein de la sphère politique et de l’État que sur la restructuration parfois radicale des rapports de force en son sein.

Prenons comme exemple l’émergence du Liban moderne : l’évolution sociale inéquitable entre les différentes confessions au début du xix e siècle a produit deux groupes politiques très différents en matière d’appartenance sociale, base sur laquelle s’est construit l’édifice du « Grand Liban » : les premiers sont les politiciens – l’avant-garde du modernisme capitaliste à Beyrouth et au Mont Liban trouvant ses sources dans le commerce de la soie et constituant le noyau de l’administration publique (c’est-à-dire le Conseil Administratif du Mont Liban Mutasarrifate). Face à eux, on trouve les familles druzes qui gagnaient leur vie à partir de l’agriculture et de la rente et les notables ruraux originaires des périphéries (les grandes familles d’Akkar, de Koura, des Bekaa et du Sud).

Le premier groupe était chrétien, le second musulman. Ce nouveau groupe politique n’était pas simplement en compétition avec le leadership agricole de l’arrière-pays rural, il a également construit une base économique lui permettant de rentrer en compétition avec les dirigeants sunnites et orthodoxes à Beyrouth même. Un exemple de ce dernier phénomène est le leader maronite du Mont Liban, Emile Edde, remplaçant Georges Thabit – un propriétaire riche, orthodoxe, originaire de Beyrouth – comme représentant de l’aristocratie urbaine (les familles Sursoks, Bustrus et autres…).

Prenons un cas plus contemporain : observons de manière plus précise les facteurs sociaux et démographiques qui ont mené à l’ascension rapide de la communauté chiite dans les sphères du pouvoir et à l’intérieur de la société libanaise. Le processus commença dans les années 1970, pendant et juste après la guerre civile, à travers une amélioration qualitative de la nature des rapports de force entre les chiites et les autres communautés. Ces changements ne peuvent être correctement compris sans mettre en avant les facteurs suivants :

  1. L’urbanisation rapide de la communauté chiite, qui, en moins d’un quart de siècle, passe d’une population à plus de 70% rurale à une population à 70% urbaine.

  2. La capitalisation de plus en plus rapide de l’agriculture dans le Sud et dans la plaine de la Bekaa, l’effondrement du métayage, le déclin de la culture du tabac durant la guerre et la croissance de la spéculation immobilière par les émigrés libanais.

  3. Les trois grandes vagues d’émigration chiite (en 1948, 1975 et 1982) vers divers endroits en Australie, Amérique, Afrique ou dans le monde arabe, puis le retour de beaucoup de ces émigrés au Liban pour s’y installer ou y investir – retour qui s’est accompagné d’une pression exercée par ces hommes d’affaires pour s’assurer d’être admis au sein du système politique et économique libanais.

  4. L’essor d’une intelligentsia chiite qui s’est rapidement développée grâce à l’éducation secondaire et à l’université du Liban et, peu de temps après, a envahi l’État et le marché du travail privé, en exerçant une immense pression sur le secteur public en particulier.

Ces développements ont coïncide avec l’affaiblissement des zaims (chefs) chiites traditionnels (les Assaad dans le Sud, les Hamada dans la Bekaa et les Khalil à Tyr) et ont même touché les zaims de moindre importance qui ont été soutenus par le régime de Chehab dans les années 1950 et 1960, à l’instar des Abdallahs et des Bazzis. Cette mobilité sociale a donc rapidement trouvé son expression et les aspirations de ces nouvelles classes sociales (en particulier ces « éxilés » de retour ainsi que l’intelligentsia) ont été intrinsèquement liées au leadership de Sayyid Musa Al Sadr, l’érudit religieux soutenu par le Shah d’Iran et qui – avec le soutien de l’État dirigé par Chehab d’abord puis avec celui du Fatah ensuite – a cherché à créer une troisième voie politique chiite proposant une alternative au leadership traditionnel mentionné plus haut mais également à l’opposition de gauche nationaliste qui avait captivé l’imaginaire de larges pans de la communauté chiite, en particulier celui de la jeunesse. Il est extrêmement révélateur que le successeur actuel de Musa Al Sadr comme leader du Mouvement Amal, Nabih Berri, soit le fils d’un trader qui vit aux États-Unis, où il a lui-même passé une partie de sa vie et où il possède des intérêts financiers. Le président du parlement Nabih Berri et Sayyid Hassan Nasrallah ont dû se partager l’héritage de Al Sadr en se positionnant avec succès comme les uniques représentants politiques de la communauté chiite au sein des sphères politiques et sociales. Et ce, sans que ni leur accès aux financements des « exilés », ni le soutien financier multiforme de l’Iran, ni la supériorité numérique de la communauté chiite, ni l’importance stratégique du Sud Liban dans le conflit avec Israël ne soient suffisants pour garantir cette résurgence chiite. En définitive, un conflit armé était nécessaire aux chiites pour s’imposer dans la vie politique libanaise et rééquilibrer les rapports de pouvoir entre confessions dans les intérêts du Amal et du Hezbollah – voir l’accord de Taif (1989) et ses corrections et annexes ultérieures. Rien d’étrange ici : aucun groupe marginalisé ou « montant » ne peut s’imposer dans la vie politique libanaise sans l’aide d’une guerre civile : la communauté maronite de 1840 jusqu’en 1861, la communauté sunnite en 1958 et la communauté chiite pendant la guerre de 1975 jusqu’en 1990.

Un autre exemple : le rôle du capital dans l’enracinement de la direction dans une confession. Walid Jumblatt a été capable de confirmer sa position de leader dans la confession druze pendant la guerre en devenant un entrepreneur capitaliste (avec un éventail divers de projets et de placements), en quoi il diffère radicalement de son père qui vivait « ascétiquement » grâce aux revenus de ses terres. C’était précisément pour cette raison que la seule manière possible pour Talal Arslan de conserver sa propre influence face au leadership capitaliste de Jumblatt fut de se « capitaliser » lui aussi, en comptant encore davantage sur le soutien de Marwan Khait Al Din, son beau-frère ministre et propriétaire de la banque Al Mawarid.

Traduit de l’anglais par Imane Tammar et Timothée Erard, avec l’aimable autorisation de l’auteur. Originellement paru dans Social Classes and Political Power in Lebanon, édité par la fondation Heinrich Böll.

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  1. L’alliance du 8 Mars et l’alliance du 14 Mars sont deux coalitions (électorales mais aussi en termes d’actions de rue) polarisées autour de l’influence syrienne au Liban. Toutes deux formées en 2005, la coalition du 8 Mars regroupe les forces ayant des sympathies pour la Syrie (remerciant son rôle lors de la guerre civile et face à l’occupation israélienne) tandis que la seconde s’est constituée autour des forces se réclamant de la « Révolution du Cèdre », protestation de masse contre l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri en février 2005 (dont la responsabilité est imputée à la Syrie). []
Fawwaz Traboulsi