De l’antifascisme au socialisme : stratégie révolutionnaire dans la guerre civile libanaise

En 1986, au cœur du tumulte de la guerre civile, Mahdi Amil, intellectuel communiste libanais, fait paraître l’État confessionnel à Beyrouth. Le texte qui suit, conclusion de l’édition arabe de l’ouvrage, constitue une intervention dans cette conjoncture. Les forces progressistes libanaises, représentées par une alliance de nationalistes, de Palestiniens et de communistes, ont traversé une séquence révolutionnaire (1975-1976) puis une série de défaites, combattues par la Syrie, l’État d’Israël et les forces réactionnaires phalangistes. Amil tente ici d’hégémoniser les forces antifascistes, en donnant à la lutte contre les phalangistes un contenu précis : la lutte contre le régime confessionnel, comme libération démocratique-nationale, point de départ d’une transformation socialiste du Liban. Assassiné l’année suivante par des milices chiites, Amil livre ici un testament politique gramscien, saisissant avec acuité les liens entre crise de l’État et confessionnalisme.

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Voici quelques idées rapides que nous allons soumettre au débat. Il ne s’agit pas ici d’une recherche dense. Nous souhaitons lui donner un aspect autre, plutôt proche de celui de la formulation d’une hypothèse. Ainsi la pensée sera en mesure, par son activité théorique, d’explorer le champ du possible dans le réel. Ces idées sont en rapport avec ce qu’il a été convenu de désigner par l’appellation de confessionnalisme. Elles sont ancrées dans le terreau des événements actuels, de l’invasion israélienne au soulèvement de Beyrouth, en passant par la bataille de la montagne, puis de la banlieue sud, dans le sillage d’une guerre civile qui se perpétue. Ces idées ne cherchent pas à occulter le lien qui les relie à la guerre ; au contraire, elles le proclament clairement. Elles sont issues d’un rejet du fascisme, quelles que soient les formes de personnification que celui-ci peut revêtir en fonction des événements. Elles sont également issues de la volonté de lutter pour un changement radical, dont la nécessité prend corps dans la logique de l’époque, à savoir celle de la transition du capitalisme au socialisme, dans le cadre d’un mouvement de libération nationale par rapport à l’impérialisme. C’est pourquoi le théorique vient s’y articuler au politique, dans une unité de pensée militante.

De la conception bourgeoise du confessionnalisme
Afin d’éviter le dérapage vers l’idéologie bourgeoise dominante, dans son aspect même d’idéologie confessionnelle, il faut distinguer clairement l’acception bourgeoise du concept de son acception antagoniste. Dans son sens bourgeois, le confessionnalisme est le système de pouvoir des communautés confessionnelles. Ce système de pouvoir est celui d’un partenariat aux équilibres délicats assurés par l’État, grâce auxquels ce système se perpétue. Tout déséquilibre aboutit à la désagrégation – ou du moins à la menace de désagrégation – de l’État, ce qui entraîne le blocage de sa fonction régulatrice des intérêts des communautés confessionnelles, et par conséquent de la perpétuation de leur pouvoir. La société entre alors dans une situation de crise, et celle-ci se trouve définie par la bourgeoisie comme une crise de coexistence communautaire. Dès lors, deux options sont possibles : soit le retour au jeu d’équilibre par la participation au pouvoir, soit l’affirmation d’une indépendance des communautés par l’exercice d’un pouvoir autonome, dans le cadre externe d’une pluralité communautaire que certains envisageaient peut-être comme le cadre d’une confédération de cantons.
La pierre angulaire de cette définition du confessionnalisme réside dans la définition même de la communauté confessionnelle [ou « confession » selon l’usage courant de ce mot au Liban, NDT], qui serait une entité indépendante sui generis, cohérente de par ses propres solidarités internes. D’où, dans cette conception, une vision externe des rapports entre les communautés, dont la seule unité serait celle qui est instaurée par l’État, conçu comme le cadre de leur coexistence pacifique. Il n’y a donc pas de peuple ni de patrie, puisque le peuple ce sont les communautés. C’est sur cette pluralité que se trouve fondé l’État des communautés, lequel perdure de par la pérennité même de cette pluralité. Comme si la logique implicite de l’État communautaire était d’être en attente d’une désagrégation rendue nécessaire par sa structure, désagrégation que l’histoire se chargerait de réaliser. L’avantage de cette définition est d’assurer à la pensée une quiétude confortable qui la dispense d’examiner la complexité de la réalité matérielle et de s’interroger sur les classes sociales existant en son sein, sur leur lutte et sur les divers aspects de cette lutte. La pensée se conforte alors de l’apparence des choses, qui elle-même vient se conformer à la conception idéologique bourgeoise.

Une vision « antagoniste » du confessionnalisme
Du point de vue d’une critique radicale de cette idéologie de la classe dominante, le confessionnalisme est la forme historique qui détermine le système politique par lequel la bourgeoisie libanaise exerce sa domination de classe. Cela signifie précisément qu’une conformité existe entre ce système – politique, idéologique et juridique – de domination de classe et sa forme historique, qui est sa forme confessionnelle. Il n’est pas dans notre propos – par-delà l’importance cruciale du sujet – d’aborder ici la question des facteurs historiques qui se sont conjugués pour déterminer la formation de ce système. Nous en avons évoqué certains aspects dans des écrits antérieurs, et le lecteur, s’il le souhaite, pourra s’y reporter. Quant à la question que nous voudrions soumettre au débat, elle est la suivante : le rapport entre le système politique de domination de la bourgeoisie libanaise et la forme confessionnelle qu’il revêt est-il celui d’une compatibilité historique ou, au-delà, un rapport de corrélation structurelle ?

Rapport d’harmonie ou rapport d’interdépendance ?
La différence est à notre avis très grande. La deuxième forme de rapport inclut naturellement la première, mais elle ne s’y limite pas. L’inverse n’est pas vrai. Dans des conditions historiques déterminées au cours de son évolution, le rapport de compatibilité entre un système et la forme qu’il revêt peut se muer en un rapport d’incompatibilité, laissant alors apparaître la nécessité pour le système de passer de sa forme confessionnelle antérieure à une nouvelle forme, laquelle cependant n’apporterait pas de modifications à la structure de classe, entendue comme système de domination de la bourgeoisie. À ce stade explosif de la crise du système vécue comme guerre civile permanente, sommes-nous réellement dans la configuration indiquée plus haut ? Peut-on véritablement obtenir un changement de la forme confessionnelle du système politique bourgeois et parvenir à une modification de celui-ci, confessionnelle ou non, sans passer par un changement de sa nature de classe ? Ou alors la situation actuelle est-elle différente, et faut-il, pour la saisir, reconsidérer la nature même de la relation existant entre ce système politique et sa forme, en l’envisageant sous l’angle d’un rapport de corrélation structurelle ? Dans ce cas de figure, toute modification de la forme confessionnelle du système politique impose un changement de sa nature et de sa structure, dans des conditions historiques spécifiques qui sont celles d’un processus démocratique national. Ce processus est celui de la transition au socialisme. La problématique que nous soulevons ne revêt pas un aspect purement formel ou conceptuel. La question théorique posée est en prise directe sur le cours de la bataille politique actuelle, dont l’aspect historique spécifique pourrait bien être la course de vitesse – qui est lutte des classes – manifeste ou implicite, engagée entre une réforme confessionnelle du système politique confessionnel et une réforme démocratique nationale de ce système, opposée au confessionnalisme. Ce conflit entre les deux types de réformes n’oppose pas seulement les forces patriotiques aux forces fascistes, mais se déroule objectivement au sein même de l’alliance patriotique.
Nous tendrons pour notre part à affirmer que le rapport évoqué plus haut est un rapport de corrélation structurelle. Nous l’avons montré en détail dans deux de nos études, intitulées l’une Introduction à la réfutation de la pensée confessionnelle, et l’autre Recherche sur les causes de la guerre civile au Liban. De façon très schématique, nous disons que les conditions historiques de la formation de l’État de la bourgeoisie libanaise en tant qu’État confessionnel sont celles-là mêmes de la formation du capitalisme au Liban, dans la phase de crise du mode de production capitaliste à l’échelle mondiale. Ce sont, par conséquent, les mêmes conditions qui ont empêché la bourgeoisie libanaise de se constituer en classe révolutionnaire, sur le modèle de la bourgeoisie européenne, par exemple, dans la phase d’émergence du capitalisme. C’est notamment pour ces raisons que la forme confessionnelle de l’État libanais a été essentielle à l’existence même de celui-ci comme État bourgeois. Elle est, en effet, la forme nécessaire qui permet à l’État d’assumer sa fonction de classe consistant à assurer la protection des intérêts de la classe bourgeoise dominante, par le bon fonctionnement d’une reconduction mécanique de la reproduction des rapports de production capitalistes, dans le sillage même du rapport de dépendance structurelle à l’égard de l’impérialisme et de la reproduction de ce rapport. À la question de savoir pour quelle raison la forme confessionnelle de cet État est essentielle à son existence en tant qu’État bourgeois, la réponse, succincte, sera que cette forme permet à la bourgeoisie de garder prise sur le cours de la lutte des classes en maintenant les classes laborieuses prisonnières d’un rapport de dépendance à son égard. Ce rapport, qui est précisément un rapport de représentation confessionnelle, fait que ces classes laborieuses sont subordonnées à leurs représentants confessionnels au sein de la bourgeoisie, et sont privées, dès lors, d’une existence politique indépendante au profit d’un mode d’existence qui est justement défini par leur existence confessionnelle, c’est-à-dire par leur existence en tant que communautés. Tant que cette situation de dépendance perdurera, ces classes ne seront jamais une force politique autonome, avec des conditions propres en tant que classes opposées à la bourgeoisie. Cette forme historique de l’existence des classes laborieuses en tant que communautés dans le mouvement même de la lutte des classes – que la bourgeoisie dominante contrôle en assurant elle-même la représentation confessionnelle de son adversaire de classe – permet à cette bourgeoisie de perpétuer sa domination en reproduisant son système confessionnel, qui est en fait son propre système de domination en tant que classe. Il est donc possible d’affirmer avec précision que la forme confessionnelle de l’État bourgeois libanais est essentielle à son existence en tant qu’État de classe bourgeois.

De la réfutation du concept de communauté
Ce qui précède nous permet de réfuter la conception bourgeoise de la communauté. Celle-ci n’est pas une entité ou une essence, ou encore une chose. Elle est un rapport politique déterminé par une forme historique spécifique du mouvement de la lutte des classes – celle où la bourgeoisie s’adjuge le contrôle de cette lutte en l’absence politique de son adversaire de classe ; elle lie ainsi les classes laborieuses à la bourgeoisie par un lien confessionnel. Une fois ce lien tranché, ces classes se libéreront de la sujétion qu’implique leur représentation confessionnelle ; dès lors, leur mode d’existence confessionnel perdra sa validité et elles pourront devenir une force politique indépendante.
Nous ne prolongerons pas ici l’analyse. Nous la soumettons au débat. Une révolution de la pensée est nécessaire, qui libérera celle-ci des geôles de l’idéologie bourgeoise dominante. Le confessionnalisme ne sera plus, dès lors, entendu dans son acception bourgeoise comme système de gouvernement des communautés, mais comme la forme historique par laquelle la bourgeoisie colonialiste libanaise exerce sa domination de classe dans un système politique confessionnel. La pensée a besoin d’un peu d’histoire, de matérialisme et de dialectique pour comprendre la notion de communauté non comme une entité, mais comme un rapport politique déterminé, dont l’existence ou la suppression peuvent être expliquées par les formes que prend, ici ou là, la lutte des classes.

De la contradiction sans issue de l’État libanais
À partir de cette même pensée matérialiste dialectique, nous soumettons au débat une autre idée : la forme confessionnelle, essentielle à l’existence de l’État libanais comme État bourgeois, est en même temps l’obstacle essentiel qui empêche cet État de se constituer en État bourgeois. L’État libanais, par conséquent, se trouve placé dans une contradiction sans issue du fait de sa double situation d’État confessionnel et d’État bourgeois. Pour se dégager de cette contradiction propre à sa structure même, la seule voie serait celle du passage à une autre structure, qui serait peut-être transitoire, mais qu’il est difficile de définir a priori avec précision. Car c’est le rapport des forces réel qui détermine, dans le champ de la lutte des classes, le degré d’interférence entre le caractère bourgeois de la période de transition et un autre caractère qui est sa négation.
Il n’est pas aisé, en effet, de préciser le contour des choses à venir, notamment en période de transition. L’avenir est soumis à l’évolution du mouvement de la lutte des classes dans l’immédiat, non seulement entre l’alliance des forces patriotiques révolutionnaires et l’alliance réactionnaire, mais également, encore une fois, au sein même des forces de l’alliance révolutionnaire, ainsi qu’à l’intérieur de l’alliance réactionnaire. La course de vitesse, évoquée plus haut, entre une solution confessionnelle et une solution démocratique de la crise du système bourgeois existe y compris au sein de l’alliance patriotique, dont certaines composantes peuvent être tentées par la première option. Mais ce que nous voudrions souligner, afin de le soumettre au débat, c’est qu’il est historiquement, politiquement et théoriquement erroné de croire que la crise actuelle est celle du passage de l’État libanais d’une forme prébourgeoise – la forme confessionnelle – à une forme bourgeoise, une forme qui serait démocratique. Une telle erreur en rappelle une autre, qui consiste à établir des rapports d’incompatibilité entre une infrastructure bourgeoise de la société libanaise et une superstructure « arriérée » de nature non bourgeoise ; ce qui revient à supposer que le rétablissement de la compatibilité des deux structures passerait par une réforme bourgeoise du système politique.
Cette double erreur découle de l’ignorance d’une réalité matérielle spécifique qui est la suivante : cette forme confessionnelle de l’État est non seulement compatible historiquement avec l’existence de l’État bourgeois au Liban, mais encore se trouve être essentielle à son existence bourgeoise. En d’autres termes, nous disons que l’État confessionnel, c’est l’État bourgeois et que c’est en même temps ce qui l’empêche d’exister en tant qu’État bourgeois. Comme si la forme confessionnelle concrète qui est le propre de cet État bourgeois était, en même temps, le lieu où se réalise matériellement l’impossibilité de son existence – en cohérence avec son propre concept théorique – comme État bourgeois. Cette impossibilité de parvenir au terme logique de sa propre réalisation ne fait qu’exprimer l’incapacité de cette bourgeoisie à être ou à devenir, en tant que bourgeoisie colonialiste, une classe révolutionnaire, comme a pu l’être la bourgeoisie européenne dans sa phase d’émergence. La logique de cette impossibilité est la même que celle qui régit le mouvement de ce que nous avions désigné, à l’époque, sous l’appellation de « mode de production colonial », en soulignant l’incapacité de ce dernier à s’identifier au mode de production capitaliste, dont il constitue seulement une forme historique différenciée. En d’autres termes encore, cette logique est celle qui gouverne les mécanismes d’évolution du capitalisme dépendant qui, dans sa phase ascendante, qui est celle de sa formation, cherche à s’identifier à sa phase de crise, laquelle est celle du mode de production capitaliste dans son universalité.

La crise du système politique
Est-ce une exagération ou une erreur que de situer la crise du système politique confessionnel, en tant que crise du système de domination de classe de la bourgeoisie libanaise, dans son cadre véritable, à savoir celui de la crise du mode de production capitaliste dans son universalité ? Serions-nous dans l’erreur ou dans l’exagération en affirmant que le temps de la première s’inscrit dans celui de la seconde, qu’il s’agit finalement d’un même temps, celui de la transition, non point de la transition entre une phase antérieure au pouvoir et à l’État bourgeois et la phase du pouvoir de la bourgeoisie et de son État démocratique, mais bien de la transition universelle du capitalisme au socialisme, dans des formes et par des étapes aussi diverses que le sont les conditions historiques concrètes particulières au mouvement de la lutte des classes dans chaque pays ? Nous ne croyons pas exagérer ou être dans l’erreur. Nous disons simplement que la crise n’est pas seulement une crise de la forme confessionnelle du système politique bourgeois, comme si la forme entretenait des rapports externes avec le système et que, celle-là venant à changer, celui-ci pût être sauvegardé et perpétué. La crise, bien au contraire, est celle de ce système dans sa forme actuelle, en tant que système de domination de classe de la bourgeoisie libanaise. La crise de ce système réside dans le fait qu’il est désormais incapable d’assurer la perpétuation de cette domination, et qu’au surplus l’État – lequel, selon sa conception théorique, doit assumer la direction des intérêts de la classe bourgeoise dominante et prendre l’initiative de réformes permettant au système d’assumer sa fonction – se trouve être justement dans l’incapacité de jouer son rôle, parce qu’il s’agit d’un État confessionnel. La logique de cette incapacité – celle de sa propre contradiction – a au contraire conduit l’État à s’engager dans la voie d’un fascisme confessionnel raciste, aggravant ainsi la crise du système au lieu de la résoudre. C’est bien pourquoi les forces qui ont pris l’initiative de proposer un programme de réforme démocratique bourgeoise du système sont des forces que leur opposition au choix fasciste conduit à s’opposer à la bourgeoisie.

Première observation
Dans cet ordre d’idées, nous avons deux observations à formuler. La première est que la réforme ne se définit pas par son seul contenu mais avant tout, politiquement, par la nature des forces qui la sous-tendent et l’entreprennent, ainsi que par le rapport des forces entre les deux pôles principaux dans la lutte des classes. Une réforme à l’initiative de la bourgeoisie – par exemple à partir d’une position de force de celle-ci dans son rapport avec son adversaire de classe, et de sa présence au pouvoir –, une telle réforme est radicalement différente, politiquement différente, d’une réforme imposée à la bourgeoisie par son adversaire de classe, si celui-ci se trouve être en position de force dominante sur le terrain de la lutte des classes, même s’il n’est pas au pouvoir. Par-delà les ressemblances qui peuvent exister au niveau du contenu, les différences sont bien réelles. Dans le premier cas, la réforme se trouvera close par la réalisation d’une partie de ce contenu, sous la domination de la bourgeoisie. Au lieu de déboucher sur une phase nouvelle, elle provoquera un repli, et le mouvement de la lutte des classes reprendra son cours sans changement, c’est-à-dire sera toujours défini comme mouvement de renouvellement de la domination de la classe dominante. Dans le deuxième cas, plus essentiel que la réforme même – par-delà l’importance réelle de celle-ci – sera le fait qu’elle aura été imposée à la bourgeoisie par les forces qui lui sont opposées. Alors s’ouvrira dans le champ de la lutte des classes la possibilité de rendre la bourgeoisie prisonnière d’un certain rapport des forces, qui ne sera pas en sa faveur. La boucle ne sera donc pas bouclée avec ce qui aura été réalisé en matière de réformes. Au contraire les réformes resteront ouvertes sur un avenir issu de leur propre réalisation. L’histoire connaîtra alors une accélération consécutive à la dynamique du mouvement de la lutte des classes provoquée, dans le champ de cette lutte par la domination des forces opposées à la bourgeoisie fasciste, dans une structure déterminée par un temps spécifique – celui, justement, de la transition dont nous avons parlé plus haut. Sommes-nous actuellement dans une telle situation ? Les forces patriotiques et démocratiques sont-elles en mesure d’imposer à la bourgeoisie et à son système une réforme de cette nature – une réforme fondée sur la désagrégation du fascisme phalangiste et susceptible d’ouvrir, dans l’histoire, la voie de la première phase d’un processus de changement long et complexe qui constituerait, ici aussi, la transition au socialisme ? La question est soumise au débat et nous souhaitons amener le lecteur à réfléchir et à enquêter sur les conditions de réalisation de cette possibilité historique.

Deuxième observation
La deuxième observation, la voici : lorsqu’on définit les forces opposées aux méthodes et à la démarche du fascisme phalangiste comme des forces opposées à la bourgeoisie et à son système de domination de classe, on risque de se heurter à des objections théoriques, et peut-être même à des oppositions politiques. Les forces patriotiques et démocratiques ne sont pas toutes nécessairement composées d’adversaires de la bourgeoisie, et elles n’appartiennent pas toutes, évidemment, à la classe ouvrière. Ces forces au contraire, sont dans leur majorité des forces bourgeoises, par leur appartenance de classe, leur place dans les rapports de production capitalistes dominants, ou même par leurs orientations et leurs aspirations politiques, et par leur idéologie. Ainsi décrites, comment pourraient-elles être désignées comme des adversaires de la bourgeoisie et de son système ? Nous répondrons succinctement en précisant que les propos tenus sur les forces de classes, qu’elles soient fascistes ou démocratiques et patriotiques, sont des propos qui se placent dans le champ du politique. Le concept de « forces de classes » est donc, en tant que tel, un concept politique, et la désignation de telle ou telle force relève par conséquent d’une définition politique. Cela signifie que la place occupée par cette force dans le champ de la lutte des classes est le lieu de son déterminant politique, et donc de son déterminant de classe – ou, pour dire autrement, de la nature de classe de sa pratique politique. Elle n’est pas déterminée, dans ce cas, par sa place dans la structure des rapports de production existants. Dans le premier cas, il s’agit d’une localisation politique ; dans le second, cette localisation est économique et l’on ne saurait les confondre. La théorie et la politique nous imposent, ensemble, la nécessité de les distinguer sans occulter leur détermination mutuelle et la forme qu’elle revêt. C’est à partir de cette distinction que l’on comprendra les raisons pour lesquelles des fractions de la bourgeoisie peuvent se situer – dans le champ des pratiques politiques de la lutte des classes – sur les positions de la classe ouvrière, et qu’à l’inverse des fractions de celle-ci – pôle antagoniste de la bourgeoisie dominante – peuvent se retrouver politiquement et idéologiquement sur les positions de la bourgeoisie, c’est-à-dire de leur adversaire de classe. N’est-ce donc pas ce qui s’est produit au Liban dans le cadre de cette guerre perpétuelle lorsque, dans la pratique politique, militaire et idéologique, des fractions importantes des classes laborieuses se sont retrouvées sur des positions fascistes ?

Les forces opposées au fascisme
Une définition politique et idéologique des forces de classes se précise donc dans le champ de la lutte des classes, de façon dialectique et non métaphysique. En effet, dans ce champ, aucune force ne peut être traitée comme une entité indépendante, comme une essence immatérielle et transcendante définie en elle-même et par elle-même, à l’instar de la communauté dans la conception bourgeoise : chacune de ces forces est un rapport et n’existe que sous la forme d’un rapport dialectique d’opposition ou d’alliance, lequel, dans les deux cas, est un rapport de lutte antagonique ou non. En d’autres termes, disons que chacune de ces forces de classes se définit dans son rapport avec les autres forces dans le champ de la lutte des classes, et par ce rapport lui-même. C’est pourquoi les forces opposées au fascisme sont opposées aussi à la bourgeoisie car, en fait, les choix fascistes du phalangisme ont réussi à s’imposer par la force des armes et de l’idéologie à toutes les fractions de la bourgeoisie, et notamment à l’oligarchie financière qui est la fraction hégémonique en son sein, à s’imposer à elle comme la démarche politique unique de la bourgeoisie dominante. Cette classe colonialiste a pris position en faveur de la solution fasciste contre la solution démocratique de la crise de son propre système politique confessionnel. Dès lors, les forces démocratiques, par leur lutte contre le fascisme comme solution bourgeoise, se sont définies comme des forces opposées à la bourgeoisie, et cela malgré l’appartenance de larges secteurs de ces forces à la classe bourgeoise. Cela signifie que la position politique que ces forces ont occupée dans le champ de la lutte des classes, par leur pratique opposée au fascisme, se trouve être justement, celle de la classe ouvrière, qui est dans son rapport d’antagonisme avec la bourgeoisie dominante, la classe à laquelle incombe l’hégémonie dans le pôle opposé. C’est pourquoi il faut, en parlant des forces patriotiques démocratiques, parler d’une alliance révolutionnaire dont le pivot est la classe ouvrière, même si celle-ci n’occupe pas encore la position hégémonique qui doit être la sienne en tant que classe hégémonique antagoniste. Cela signifie que l’existence politique de la classe ouvrière, par la présence de son parti d’avant-garde et de sa ligne révolutionnaire au sein de cette alliance, est justement ce qui définit la nature révolutionnaire de l’alliance opposée à la bourgeoisie, à ses choix fascistes et à son système confessionnel. La présence de la classe ouvrière dans la situation hégémonique ci-dessus évoquée assurera à l’alliance la permanence de son caractère révolutionnaire, sans lequel il sera très difficile au mouvement de la lutte des classes contre le fascisme confessionnel de s’ouvrir sur son horizon vital qui est, à l’intérieur du processus de libération nationale lui-même, le processus de transition au socialisme.
Contre ce fascisme confessionnel, la logique d’une solution démocratique commence à prendre corps dans la matrice même du procès de l’histoire, dans le cadre de cette guerre civile qui se poursuit.
Voilà également un propos soumis au débat.

De l’équilibre hégémonique
Pour être clair, nous dirons d’emblée que l’équilibre confessionnel essentiel à l’existence de l’État et à sa permanence comme État confessionnel ne signifie pas, pour autant, une égalité entre les communautés, même si sa fonction idéologique est de le laisser supposer et d’engendrer dans la conscience l’illusion de son existence. Il s’agit au contraire d’un équilibre hégémonique, qui du reste ne peut exister que par le biais d’une hégémonie confessionnelle par laquelle se trouve assurée sa propre existence. Mais le problème réel n’est pas dans l’existence ou non de cette hégémonie. La question essentielle est celle du rapport qui existe au sein même de l’État entre l’hégémonie de classe et l’hégémonie confessionnelle. Nous avons indiqué précédemment que l’État libanais est prisonnier d’une contradiction sans issue, qui lui est inhérente et qui détermine sa propre structure : la contradiction de son existence à la fois comme État bourgeois et comme État confessionnel. C’est à la lumière de cette contradiction structurelle qu’il faut saisir le sens de l’équilibre hégémonique de classe, qui est essentielle à l’État dans son existence même d’État bourgeois, se trouve avoir par nécessité, dans l’État libanais, une nature confessionnelle, en raison même de la nature confessionnelle de cet État. C’est pourquoi l’hégémonie de classe, ici, revêt irrémédiablement l’aspect d’une hégémonie confessionnelle, qui est la condition même de l’exercice par l’État de sa fonction de classe en tant qu’État bourgeois. Pour une analyse plus ample, le lecteur, s’il le souhaite, peut se référer à la huitième partie du chapitre III de notre ouvrage intitulé Introduction à la réfutation de la pensée confessionnelle.
Nous ne voulons pas, par conséquent, revenir sur une analyse effectuée ailleurs. Prenant appui sur une étude de la logique récente des événements qui, en s’accélérant, ont hâté la désagrégation d’un régime phalangiste venu soutenir, par son fascisme, le système de domination d’une bourgeoisie en état de décrépitude, nous cherchons à définir la forme que devrait revêtir le changement politique radical désormais nécessaire, et ce faisant, nous soumettons au débat l’idée suivante.
En tant qu’équilibre hégémonique, l’équilibre confessionnel assurait à l’État la possibilité d’exercer sa fonction de classe comme État de la bourgeoisie. Cet équilibre était, dès lors, essentiel à son existence, pour diverses raisons historiques qu’il n’est pas possible d’aborder ici. Les phases successives de la guerre civile et les luttes démocratiques qui l’ont précédée viennent confirmer, dans la réalité historique concrète, que cet équilibre n’assure plus à l’État la même possibilité. Au contraire, il est devenu un obstacle à l’exercice par l’État des fonctions ci-dessus évoquées. Le mouvement des luttes de classes a fait exploser dans la violence la contradiction sans issue inscrite dans la structure de l’État libanais : il a imposé la nécessité d’un changement d’équilibre, et par conséquent de la forme confessionnelle de l’État. La question qui se pose est alors la suivante : la « participation » va-t-elle entraîner ce changement ? Est-elle une négation de l’équilibre hégémonique ? Assure-t-elle l’égalité entre communautés ? Propose-t-elle une solution ? Supprime-t-elle la contradiction bloquée de l’État ? La « participation » est un concept dont on a beaucoup parlé sans le soumettre à l’examen. Elle a été proposée comme une solution possible. L’est-elle véritablement ?

Du concept de « participation »
En préambule de notre réponse, nous dirons que le concept de « participation » pose le problème comme étant celui d’une hégémonie de nature confessionnelle s’exerçant sur l’État, comme si l’État était dans une position neutre par rapport aux « communautés », aux classes et à leurs luttes, comme s’il entretenait avec elles un rapport externe et comme s’il représentait une finalité indépendante. Dès lors, la suppression de l’hégémonie passerait par une participation à celle-ci. Au lieu d’être le monopole d’une communauté déterminée, à savoir la communauté maronite, le pouvoir devrait être conforme à ce qui avait été prévu dans l’accord de 1943, à savoir la participation à son exercice de deux communautés, la maronite et la sunnite (cf. Michel Chiha). Le problème posé sous cet angle est donc que l’une des deux parties liées par le contrat communautaire n’a pas respecté ses engagements et a accaparé pour elle seule ce qui revenait aux deux parties contractantes – et cela jusqu’au moment où certains nouveaux venus ont troublé le tête-à-tête et réclamé pour eux-mêmes ce qui revenait aux deux autres. La partie prend alors de l’envergure et le contrat est rompu. Les deux partenaires devraient partager le pouvoir exécutif – le législatif est-il d’ailleurs excepté ? – par lequel l’hégémonie se réalise. Le pouvoir exécutif est bien, à cet égard, le lieu de l’hégémonie, et ceux qui occupent celui-là détiennent celle-ci. Quant à la solution, elle tiendrait en une réforme permettant le réajustement de l’État et allant dans le sens d’un exercice confessionnel commun du pouvoir – dualiste, à trois, ou même à six partenaires, ou plus encore. En tout cas, grâce à cette participation, l’État retrouverait son harmonie et sa cohérence perdue d’État confessionnel.
Sans aucun détour et au risque de paraître brutal, nous affirmons que cette solution exprime la nostalgie de certaines fractions de la bourgeoisie dominante à l’égard d’un temps révolu, antérieur à l’éclatement de la crise du système, lorsque ces fractions (islamiques), en l’absence politique quasi-totale des classes laborieuses, participaient au pouvoir par le biais de leurs représentants confessionnels. De ce lieu qu’elles occupaient, ces fractions acceptaient alors des miettes de pouvoir et se montraient soumises à l’hégémonie qu’elles rejettent aujourd’hui, ou plus exactement dont elles réclament l’adoucissement en raison même de l’inquiétude que leur cause la survie du système – surtout depuis que les classes laborieuses ont commencé à se constituer en force politique indépendante et à se libérer de leurs formes d’existence passées en tant que communautés, dans le cadre d’un processus long et complexe de luttes nationales et démocratiques. La solution « participative » exprime également l’aspiration des fractions en question à renforcer leurs positions au sein du pouvoir, ou plutôt à modifier la place qu’elles occupent au sein du système politique confessionnel, de façon à mieux partager l’hégémonie et non à changer le système. En résumé, la réforme présumée possible par certaines fractions de la bourgeoisie, par le biais de la « participation », aboutirait, dans l’éventualité de sa réalisation et à supposer qu’elle fût possible, à un renforcement et à un ancrage du système politique confessionnel et non à son changement et à sa suppression. Une telle solution n’en est donc pas une. Il ne s’agit là, en fait, que d’une aggravation de la crise du système.
Nous dirons également que le concept de « participation » peut être inclus dans le système conceptuel de l’idéologie bourgeoisie, pour autant que celle-ci se présente comme une idéologie confessionnelle. La nature bourgeoise de ce concept apparaît plus particulièrement dans le fait qu’il occulte la nature de classe du système fondé sur l’équilibre confessionnel, et dans le fait que les solutions proposées sont décrites comme si elles ne concernaient que les communautés, en l’absence totale des classes et de la lutte des classes. Mais tout cela ne suffit pas à critiquer le concept incriminé, et ce n’est pas le plus important. Sous l’un de ses aspects, la « participation » pourrait être la solution utopique d’une crise réelle, c’est-à-dire la solution de celle-ci par le biais d’une illusion. Cette solution chimérique est celle qui cherche à supprimer les défauts du système confessionnel sans supprimer le système lui-même, c’est-à-dire, comme nous l’avons noté plus haut, qui cherche à supprimer l’hégémonie en la partageant entre plusieurs communautés.

Une solution illusoire
Par son caractère illusoire, par sa nature de classe et par sa forme idéologique, cette solution ressemble fort à ce que propose le populisme – ce courant petit-bourgeois – comme remède à la crise du capitalisme : à savoir la suppression des tares et des défauts du système capitaliste sans suppression de celui-ci, c’est-à-dire une suppression fictive de ses contradictions structurelles et de leurs effets catastrophiques. C’est ce type de dérapage de la conscience, dans le sens de l’illusion de classe, qui caractérise de façon générale la conscience des couches non hégémoniques au sein de la bourgeoisie dans leur aspiration (légitime ?) à occuper les positions hégémoniques détenues par d’autres fractions, ou à se hisser à leur niveau en s’identifiant si possible à elles dans le domaine de la politique et de l’économie. Les slogans utopiques proposés par ces couches, dans certaines conditions précises, ne font qu’exprimer à la fois cette aspiration et leur incapacité à la réaliser. Parmi ces slogans on peut relever, par exemple, celui de justice ou d’égalité, entendu au sens que ces principes seraient appliqués aux fractions de la bourgeoisie dominante, afin d’éviter que l’une d’entre elles dispose de l’hégémonie et que d’autres en soient privées, et soumises par conséquent à la première. Relevons également le slogan de la suppression des différences qui existent entre les classes. La « participation » relève de la même logique issue de l’illusion de classe spécifique à la conscience des fractions non hégémoniques de la bourgeoisie dominante, logique qui suppose possible une suppression de l’hégémonie de la fraction hégémonique sans suppression de la domination de classe de la bourgeoisie. Dans le concept de « participation », il y a une logique qui voudrait supprimer l’hégémonie confessionnelle sans supprimer la domination des communautés, c’est-à-dire sans supprimer le système de cette domination. Ces logiques sont utopiques. Elles relèvent d’une illusion de classe, car la domination de classe de la bourgeoisie n’est possible que par le biais de l’hégémonie de la fraction bourgeoise dominante. L’hégémonie de classe de cette fraction est donc essentielle à la domination de la classe dominante elle-même, toutes catégories confondues. C’est justement grâce à cette « hégémonie de fraction » que se trouve assurée la permanence du renouvellement de la domination de classe dans sa globalité. La suppression de cette hégémonie, ou plutôt la suppression de son système aboutit, par une nécessité logique, à la suppression de la domination elle-même et de son système, dans un processus complexe de lutte des classes, dont les formes et les étapes varient avec les conditions historiques concrètes de cette lutte.

La paralysie du rôle de l’État
À la lumière de ce qui précède, nous rappellerons que l’équilibre confessionnel ne saurait être réalisé par la « participation », mais exclusivement par l’hégémonie. Un État confessionnel ne saurait exister que par le biais d’un équilibre hégémonique. Non pas, évidemment, par nécessité confessionnelle supposée, ou encore par une grâce divine impliquant que l’hégémonie ait été octroyée à une communauté particulière – en l’occurrence la communauté maronite, puisque en vertu du racisme confessionnel issu du choix fasciste qu’elle a accepté pour elle-même, et jusqu’à nouvel ordre, c’est cette communauté qui est la fraction hégémonique de la bourgeoisie dominante et que c’est elle, également, qui a fait de ce choix fasciste une pratique de la lutte des classes, dans le cadre de cette guerre civile permanente contre les forces patriotiques démocratiques et, par conséquent, même contre certaines fractions généralement non hégémoniques de la bourgeoisie ; non pas, donc, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, mais par une nécessité de classe, celle de l’existence de l’État en tant qu’État de classe. En effet, le pouvoir en tant que pouvoir de l’État, a nécessairement un caractère hégémonique. Le pouvoir ne saurait exister que sous la forme de l’hégémonie et seuls détiennent celle-ci ceux qui disposent du pouvoir. Toute suppression de l’hégémonie est par nécessité suppression du pouvoir, c’est-à-dire du pouvoir de l’État. Comment l’État pourrait-il dès lors assurer sa fonction de classe s’il est vidé de sa substance hégémonique, et par conséquent de son pouvoir ? Cela nous amène à dire clairement que la « participation » confessionnelle, par son aspiration à supprimer l’hégémonie confessionnelle dans le cadre de l’État confessionnel lui-même, et en sauvegardant celui-ci, est une démarche impossible dans son principe théorique, surtout dans le cadre d’un État centralisé unique, même si certains en tentent l’expérience. Car en fait cette « participation » aboutirait, si elle se réalisait, à la paralysie du rôle de l’État et à l’extinction de sa fonction de classe, par le biais de la suppression de toute position hégémonique, c’est-à-dire du pouvoir lui-même dans un État centralisé. Une telle « participation » conduit l’État centralisé à la paralysie, ou encore à la pluralisation des positions d’hégémonie, donc à celle des positions de pouvoir et, par conséquent, à la « pluralisation » de l’État dans sa logique confessionnelle. Dans ces conditions, l’État centralisé va se « pluraliser » à son tour, ou plutôt éclater en de multiples « sous-États » confessionnels obéissant aux principes de la décentralisation politique. C’est cette logique même de l’existence de l’État bourgeois comme État confessionnel – cause de sa contradiction sans issue – qui va déterminer la multiplication de celui-ci en « mini-États » confessionnels. Ainsi sa nature théorique d’État confessionnel va se trouver réalisée concrètement par sa déliquescence en tant qu’État bourgeois. L’État de la bourgeoisie tend à se disloquer en accomplissant logiquement sa nature confessionnelle, elle-même essentielle, comme nous l’avons vu plus haut, à son existence bourgeoise. Comme si, dans son incapacité à exister en tant qu’État bourgeois, l’État de la bourgeoisie en accomplissant cette dimension d’État confessionnel qui est la sienne, retrouvait la cohérence de son concept théorique d’État bourgeois colonialiste. La logique de l’incapacité mentionnée ci-dessus est celle-là même qui est inhérente à ce concept théorique. Dans cette guerre civile permanente, l’histoire vient confirmer l’incapacité de la bourgeoisie libanaise et de son système confessionnel à unifier la société, le peuple et la patrie. Quant à la réforme de l’État confessionnel en vertu du principe de la « participation », elle n’en est pas une, comme nous l’avons vu. En guise de conclusion soumise au débat, nous proposons l’interrogation suivante : y a-t-il une autre réforme confessionnelle possible ? Quelles réformes peuvent être envisagées ? Et dans quelles conditions ?
Remarque : quant au principe d’équivalence entre communautés au sein du pouvoir, il est similaire à celui de « participation », dont il serait même, plutôt, une généralisation. Comme lui, il empêche la réalisation de l’État en tant que tel, puisque celui-ci, comme indiqué, ne se réalise que par l’hégémonie. Sa concrétisation pratique, en dépit de son impossibilité théorique, aboutirait nécessairement au blocage et à la paralysie du rôle de l’État.

La substitution d’une hégémonie à une autre
Le remplacement de l’hégémonie confessionnelle actuelle par une autre hégémonie – chiite, druze, etc. – serait-il la solution requise, ou pourrait-il être considéré comme une réforme confessionnelle possible ?
De cette hypothèse, nous dirons d’emblée qu’il ne s’agit pas là d’une solution. Le vice ne réside pas dans une communauté à l’exclusion des autres, comme si l’une d’entre elles était un fléau, la peste qu’il faudrait réduire ! Ce type de propos suppose un racisme confessionnel semblable à celui que contiennent le sionisme ou le fascisme confessionnel phalangiste. Le vice réside dans l’existence du système politique en tant que système confessionnel, dans l’existence de l’État comme État confessionnel. Comme nous l’avons indiqué, la communauté n’est pas une entité. Elle est un rapport politique qui se renouvelle avec le renouvellement du système et se perpétue par sa permanence. C’est celui-ci qui est le garant de son existence et qui assure sa reproduction. Grâce à ce système, le renouvellement permanent de la domination de classe de la bourgeoisie se trouve assuré, tout comme l’hégémonie de sa fraction hégémonique : l’oligarchie financière. Cela signifie, en toute clarté logique, que l’existence de toutes les communautés, et non celle d’une seule d’entre elles, se trouve liée à l’existence du système confessionnel, qui n’est que le système de domination de classe, maintenu par l’hégémonie de cette fraction au sein de la classe dominante. Avec la disparition de ce système, les communautés disparaîtront à leur tour au sens politique que nous avons indiqué (et non au sens de l’appartenance religieuse dans sa pratique rituelle, par exemple), car elles n’existent que par lui puisqu’il conditionne leur existence dans le cadre de rapports d’équilibres hégémoniques. En toute précision, cela signifie que ce qui existe réellement, et qui dans sa matérialité est politique, c’est bien le système et non les communautés, et c’est bien l’unité de la totalité dans les relations des parties entre elles, et non l’unité interne des parties prises séparément.

À propos du projet phalangiste
C’est sous cet angle qu’il faut examiner le projet phalangiste, puis son échec. Sa nature confessionnelle ne se définit pas par référence à une communauté confessionnelle spécifique – la communauté maronite – mais par référence au système confessionnel comme système de domination de la bourgeoisie, en dépit de ses attaches maronites et de son aspiration réelle à faire de cette communauté, dans sa pureté raciste, le vecteur de l’État national chrétien que ses tenants rêvent de créer. Ce projet se définit en fait par sa nature de classe, en référence à la bourgeoisie dominante. Il incarne donc dans la réalité politique concrète, la ligne de la bourgeoisie, et notamment de l’oligarchie financière, dans son entreprise de sauvetage du système confessionnel par le biais d’une solution fasciste aux problèmes de sa crise inextricable, solution prenant la forme d’une tentative pour supprimer les obstacles qui se multiplient de façon stupéfiante et entravent le fonctionnement des mécanismes de reproduction de son système de domination de classe. Relevons à cet égard le fait que le financement du parti phalangiste et de son projet fasciste confessionnel a pu bénéficier du soutien direct organisé et multiforme du pouvoir d’État, de toutes les fractions de la bourgeoisie, y compris islamiques, de tous les cultes, ainsi que de tous les régimes arabes réactionnaires.
Ce rapide exposé n’est pas le lieu pour analyser les obstacles que nous avons étudiés en détail dans notre ouvrage intitulé Recherche sur les causes de la guerre civile au Liban. Il nous suffira de dire que parmi ces obstacles figure l’ensemble des travailleurs des « communautés laminées » dans les campagnes ou les « ceintures de misère » de la capitale, dont les voix se sont élevées et dont les luttes accumulées se sont multipliées pour revendiquer le changement du système, soit par la suppression de l’hégémonie communautaire en son sein – sans demander sa suppression – soit par sa suppression totale. Succinctement nous dirons que les conditions qui ont déterminé le système de domination de la bourgeoisie comme système confessionnel sont les mêmes qui ont donné à la solution fasciste de la crise du système son caractère confessionnel de type raciste. Le passage au fascisme confessionnel de ce système de démocratie confessionnelle – au sens d’un équilibre hégémonique déniant à l’adversaire de classe de la bourgeoisie toute présence politique – confirme la nature profonde de la crise et l’incapacité de la bourgeoisie à y répondre. Ce fascisme confessionnel – notamment dans les pratiques des « Forces libanaises » et du parti phalangiste, instrument de la bourgeoisie et serviteur de son système – signifie, dans la pratique et avant même toute théorie, la substitution d’une unidimensionnalité confessionnelle à la coexistence communautaire, la purification de la communauté de toute scorie due à la mixité communautaire, laquelle doit être éradiquée en vertu de la pureté confessionnelle raciste.

De l’échec de la solution fasciste
Cette solution est inéluctablement condamnée à l’échec. Elle représentait peut-être la réforme confessionnelle idéale du système, puisqu’elle assurait apparemment à chaque communauté son mini-État confessionellement pur à l’intérieur de son canton. En réalité, elle supprimait politiquement les communautés, sauf l’une d’entre elles à qui revenait, seule, le droit d’exister comme communauté à part entière, car elle l’avait bien mérité. Quant aux autres communautés, l’objectif était même de les supprimer dans leur matérialité, dans le sillage d’une aspiration utopique à édifier un État national chrétien, voire maronite, sur le modèle de l’État juif, mais sous une forme caricaturale et dans une relation d’alliance dépendante et raciste avec cet État. Cet État caricatural aurait alors été le refuge des chrétiens d’Orient, et la tête de pont du « monde libre » au cœur du monde arabe et contre lui. Mais cette réforme confessionnelle idéale supprime, comme indiqué plus haut, l’existence de l’État comme État bourgeois, ou plutôt bloque son rôle de classe. Cette solution aboutit à l’effritement de l’État. Telle est l’impasse dans laquelle se trouvent la bourgeoisie et son système confessionnel : à chaque tentative de solution, la voilà qui aggrave, par le biais de celle-ci, sa propre crise au lieu d’y porter remède.
Naturellement, le caractère logiquement inéluctable de l’échec ne suffisait pas pour faire échouer la solution fasciste : il fallait encore la faire échouer. C’est par les luttes des forces patriotiques et démocratiques, tout au long des années de cette guerre civile qui se perpétue, que s’est trouvée réalisée concrètement la nécessité de cet échec. Ainsi se déroule le cours de l’histoire, gouverné par une logique nécessaire dans le mouvement matériel de la lutte des classes, qui n’est autre que le mouvement faisant surgir du cours de l’histoire ses possibilités multiples. Et cette nécessité se trouve réalisée dans ce mouvement lui-même, à travers une multitude de formes idéologiques qui ne sont pas obligatoirement en harmonie avec la logique qui anime le mouvement et qui ne correspondent pas forcément aux positions objectives qu’occupent les forces sociales en présence dans le champ de la lutte des classes.

À propos des projets confessionnels
Dans ce contexte, ce que nous voulons soumettre ici au débat, c’est l’idée que la mise en échec du projet phalangiste, où vient prendre corps la solution fasciste de la crise du système confessionnel de domination de la bourgeoisie libanaise, est une mise en échec de tous les autres projets communautaires possibles ou des aspirations de certaines forces à proposer des projets du même type – substitution d’une hégémonie confessionnelle à une autre, projets de « participation », d’égalité confessionnelle, etc. –, lesquels sont tous fondés sur le principe de l’existence du système politique comme système confessionnel, et sur la confirmation de la nature confessionnelle de l’État. Il n’y a pas de substitut confessionnel au projet phalangiste, car tous ces projets relèvent de la même typologie et se situent dans la mouvance du projet initial. Tous les projets de solution confessionnelle de la crise du système se sont activés parallèlement à l’accélération de la solution fasciste, mais celle-ci, par son existence même, a empêché leur succès. La solution fasciste a été radicale dans sa tentative de réformer le système bourgeois sur des bases confessionnelles, car sa logique est profondément liée à celle du système, c’est-à-dire à sa contradiction fondamentale et sans issue. C’est pour cette raison que toute autre réforme confessionnelle se situe en deçà du projet fasciste et qu’elle est moins radicale. Avec le blocage de la solution fasciste, toutes les autres réformes confessionnelles se sont retrouvées sur des voies sans issue. Le système confessionnel a opéré alors un repli sur lui-même, ce qui implique que toute possibilité historique d’évolution du Liban passe nécessairement par son remplacement. Or celui-ci n’est possible que dans une perspective démocratique nationale qui est la négation directe de la solution fasciste. Les forces sociales qui ont mené ensemble le combat qui a permis de faire échec à cette solution fasciste sont-elles toutes également conscientes d’être, justement, les acteurs du changement national démocratique ?

Une contradiction à briser
Nous posons délibérément cette question pour indiquer que certaines de ces forces, en menant ce combat, sont restées soumises à des formes de conscience idéologiques qui sont précisément des formes confessionnelles. Il est possible que leurs aspirations se bornent à modifier le système de pouvoir confessionnel en déplaçant l’hégémonie de certaines communautés au profit de certaines autres, soit en instaurant le principe de la représentativité numérique proportionnelle de chaque communauté, soit en adoptant d’autres mesures. Peu nous importe le détail des réformes confessionnelles auxquelles rêve ou aspire telle ou telle fraction des forces qui se sont opposées à l’hégémonie fasciste confessionnelle. Ce qu’il importe de considérer et de soumettre au débat, c’est la nécessité de distinguer, dans le mouvement de l’histoire, son cours objectif des formes de conscience idéologiques par lesquelles ce mouvement se réalise. C’est pourquoi il faut établir une distinction entre, d’une part, la position que ces forces occupent réellement dans le champ de la lutte des classes dans leur combat contre l’hégémonie fasciste confessionnelle et, d’autre part, la forme idéologique de la conscience qu’elles ont de leur lutte contre cette hégémonie, laquelle, chez certaines d’entre elles, est une forme confessionnelle. Pour être clair, nous dirons également que le caractère démocratique de la lutte de ces forces n’est évidemment pas défini par la forme confessionnelle de leur conscience sociale, mais par la place réelle qu’elles occupent dans le champ de la lutte des classes en rejetant le fascisme et l’hégémonie confessionnelle. Dans ce champ, l’antifascisme, en raison même de l’antagonisme exacerbé qui définit sa relation avec le fascisme, est une position de classe, même s’il reste lié à une forme de conscience confessionnelle. Il existe donc une contradiction bien réelle entre la position – révolutionnaire par nécessité – de ces forces dans le champ de la lutte contre le fascisme et contre son hégémonie confessionnelle, et la forme confessionnelle dans laquelle elles prennent conscience du rapport qui les lie à leur position, de leur propre pratique politique et même de l’horizon historique de leurs propres luttes. Cette contradiction peut, bien sûr, être un obstacle à l’évolution du processus révolutionnaire. Ce que nous voulons affirmer ici, cependant, c’est que la lutte de ces forces contre l’hégémonie fasciste confessionnelle est justement ce qui fait obstacle à la réforme confessionnelle à laquelle elles aspirent elles-mêmes. En réussissant à abattre cette hégémonie et le système qui lui sert de support, elles s’empêcheront elles-mêmes de réaliser leurs propres aspirations à une réforme confessionnelle, qui sont la forme sous laquelle elles prennent conscience de la crise de ce système et des solutions qu’elle appelle. Comme si, propulsées par la logique de l’histoire, elles se trouvaient poussées inéluctablement à faire un choix : soit prendre parti, contre leur conscience idéologique et contre la forme confessionnelle réactionnaire qui lui est propre, et s’engager dans la voie d’un changement radical du système politique confessionnel de domination de la bourgeoisie, lequel se maintient grâce à la position d’hégémonie qu’y occupe l’oligarchie financière, ou plus précisément grâce à l’hégémonie du fascisme confessionnel ; soit, par souci de cohérence avec leur conscience confessionnelle réactionnaire, mais alors en prenant parti contre leurs intérêts de classe – notamment s’il s’agit de couches prolétariennes – se prononcer pour une réforme confessionnelle du système, grâce à laquelle celui-ci reprendrait son souffle dans un mouvement de renouvellement de sa crise et, par voie de conséquence, des conditions de la guerre civile.

Conclusion : l’étape actuelle et sa nouveauté
En résumé, nous pouvons dire que la logique qui régit la pratique du combat contre l’hégémonie fasciste confessionnelle est celle-là même qui ouvre dans l’histoire les perspectives d’un changement démocratique national. Il faut dire clairement que la chute du système qui sous-tend cette hégémonie ne signifie pas seulement celle de tous les autres projets confessionnels, mais, en premier lieu, la chute de l’hégémonie de l’oligarchie financière elle-même. Voilà précisément ce qui constitue la nouveauté de la phase historique actuelle. Ce qui est nouveau également, c’est que le Liban – et la bourgeoisie dirigée par cette oligarchie financière l’a conduit à la ruine – ne pourra renaître que sur les décombres du système politique confessionnel, dans une unité restaurée contre celle-là et celui-ci, et dans la résistance nationale à l’occupation israélienne et à l’invasion impérialiste. La bourgeoisie a échoué dans l’entreprise d’édification et d’unification de la nation. Avec son système, elle l’a construite, morcelée et menée à l’effritement. Pour sauver sa mise, elle l’a livrée à l’occupation israélienne, dont elle a voulu tirer profit avec l’appui des flottes impérialistes, afin de s’approprier à nouveau le pays, par la force du fascisme cette fois. Il nous fallait alors nous, masses laborieuses, libérer le pays par une résistance permettant sa reconstruction nouvelle, dans la liberté, pour la liberté, patrie édifiée pour un peuple et non pour des communautés. Dans cette période de transformations révolutionnaires, l’avenir sera notre avenir.

Originellement paru dans L’État confessionnel du même auteur. Retranscrit par Samer T. Avec l’aimable autorisation des éditions La Brèche.

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Mahdi Amil