« L’art défie la nécessité de toute transition. » Entretien avec Olivier Neveux

Aujourd’hui, au théâtre, tout est politique. Metteurs en scène, financeurs, théâtres et politiques publiques se prévalent toujours davantage du thème de l’engagement, de la conscience critique et de la nécessité de « choquer » nos âmes ramollies par la quotidienneté. Pour Olivier Neveux, derrière cette nouvelle idéologie esthétique se cache en réalité un véritable retournement de la tradition politique du théâtre : remettre le spectateur à sa place d’ignorant, de complice du système ou lui rappeler la vacuité de son imaginaire. Cette « conjoncture sensible » pose aux militants révolutionnaires une série de questions embarrassantes : quel bilan tirer du théâtre politique d’émancipation ? que faire de l’ambition didactique de Brecht, du réalisme, ou encore de l’élan utopique de Bloch ? Dans cet entretien, Olivier Neveux propose une série d’hypothèses pour nous orienter dans ce présent mouvant et paradoxal : refuser l’injonction à un art d’édification critique, chercher les voies d’un art bienveillant avec les spectateurs, favoriser une expérience singulière et hétérogène pour ouvrir les possibles, briser notre enfermement sensible. Aujourd’hui peut-être que l’art, à la différence de la politique, invite à se projeter dès maintenant dans un régime anarchiste.

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Thomas Voltzenlogel. — Dans Politiques du spectateur, tu reviens sur la pièce de Benoît Lambert, We are l’Europe, d’après des textes de Jean-Charles Massera. Tu y démontres que la pièce travaille les possibilités d’émancipation contemporaine à partir des outils que l’on suppose couramment être ceux de la domination – et principalement ceux du « temps de loisir » (la télévision, les jeux vidéo, le vélo, les hypermarchés, Castorama, etc.), que des processus d’émancipation peuvent prendre leur source dans les « ratés de la domination ». Mais n’y a-t-il pas là le symptôme d’une substitution, dans nos imaginaires, de « micro-émancipations » individuelles ou collectives et extrêmement localisées aux projets collectifs d’émancipation ? En quoi cette substitution te semblerait-elle être conjoncturelle ?

Olivier Neveux.— Il y a plusieurs aspects dans cette question. Je me permets d’en reprendre, en quelques mots, les termes : j’assiste au travail de Lambert – Massera en 2009. L’heure est alors, tendanciellement, dans le théâtre qui se définit comme « politique » — il faudrait revenir sur ce qu’une telle association implique — à la lamentation, au désenchantement sinon au cynisme du « tout est foutu ». Il existe comme une jouissance de la débâcle, une attraction pour le désastre.

We are l’Europe — et quelques autres — me paraît, alors, désigner dans la conjoncture une autre inspiration. Dans un entretien que nous faisons à l’époque pour la revue Théâtre/Public, Lambert revendique d’ailleurs de construire un théâtre « post-déploratif1 » — la question ne se pose plus, désormais, dans des termes similaires.

Ce spectacle vient interroger ce qu’est l’émancipation. Il en propose en quelque sorte des « prélèvements phénoménologiques » : et toi, comment t’es-tu émancipé ? En lisant Marx et Spinoza dans le texte ? Ou, aussi et plutôt, par d’autres biais, peut-être moins nobles et grandioses ? Une chanson de Starmania ? Une appréhension différente de ton corps dans le temps et dans l’espace (sur des rollers par exemple) ? We are l’Europe mettait en doute les mécanismes de l’émancipation, ses objets, ses significations. Il interrogeait la « logique de l’aliénation » tout autant que ce besoin d’évaluation des raisons et des façons que se donne chacun de se transformer.

Sept ans plus tard, le signifiant « émancipation » est, certes, usé. Tout est émancipation jusqu’à la nausée : projet, désir, etc. « L’émancipation » est devenu, bien souvent, le signifiant évasif des dernières espérances. Pour autant, je le maintiens : il existe une fonction émancipatrice de l’art. Elle ne comprend pas toutes ses fonctions (des œuvres, et non des moindres, se sont données, par exemple, des tâches mobilisatrices), elle doit être interrogée et complexifiée (peut-on vouloir émanciper sans maintenir « l’émancipé.e » sous sa tutelle ?), mais elle me semble être une des perspectives roboratives (mais non exclusives) que peut encore se donner, aujourd’hui, le théâtre.
Je reviens, dès lors, à ta question. Il est possible, me semble-t-il, pour te répondre, de distinguer, deux niveaux.

Le premier est que je fais un double usage du spectacle de Lambert dans Politiques du spectateur. Il est tout à la fois ce qui me permet d’interroger nos conceptions de l’émancipation, mais aussi la séance théâtrale : il fait trait vers une conception politiquement « émancipatrice » du spectateur (en ce qu’elle mise sur « l’égalité des intelligences et des capacités », comme l’écrit Rancière, qu’elle n’anticipe ni ne programme la réception politique du spectacle). J’aurais pu prendre d’autres oeuvres — et je le fais d’ailleurs. Heureusement qu’il n’y a pas que Benoît Lambert (même si je soutiens que son travail avec Massera constitue une date du « théâtre politique » de ces dernières années). Ces deux aspects ne se confondent pas complètement.

Le deuxième point concerne l’art. Peut-on interroger ce qu’il peut et ce qu’il permet autrement que dans les catégories qui structurent la pensée classique de l’intervention politique. Un pan du théâtre s’est créé sur l’homologie « organisation » (politique) / « représentation » (théâtrale) : le théâtre militant. Il s’est d’ailleurs échiné à la complexifier, opérant suivant des dynamiques et des modalités différentes en fonction des orientations, de l’état des forces, des modèles, des places qui leur étaient laissées2. Mais tout le théâtre n’est pas militant et ne se donne pas cela comme perspective.

Je partage, évidemment, ce que je crois lire dans ta question : le même agacement que toi devant les rhétoriques du « micro », de la faille, des petites libérations et des gorgées de bière à l’avenant, du parasite, du caillou et des grincements. Je suis lassé par l’humilité de nos désirs et je ne tiens pas pour preuve d’acuité la façon dont nous délaissons la catégorie de « totalité ». Pour autant, je ne suis pas plus partisan d’une logique adverse qui opposerait la seule dignité du « programme » et conduirait invariablement à considérer que sauf la prise du pouvoir d’Etat, la grève générale insurrectionnelle, rien n’a vraiment d’importance — ou ce qui revient, en l’occurrence, au même : la dignité d’une politique. Certes, on peut, légitimement, ne pas suivre sans fortes réserves les prétentions que l’art se donne parfois. La ligne est ténue : ne pas souscrire à l’idée que l’art peut beaucoup et ne pas dédaigner pour autant ce qu’il peut. Cette position instable est d’ailleurs permanente : ne pas enclaver l’œuvre dans une lecture classiste réductrice et, simultanément, ne pas la délester de l’histoire, de sa situation matérielle et de sa position ; ne pas la réduire à du « contenu », du propos et ne pas, pour autant, promouvoir une politique sans orientations.

Peut-on donc essayer de penser la fécondité des émancipations individuelles, la productivité des suspensions et des écarts sans les minorer ni les survaloriser ? Peut-on apprécier ce que l’art produit en ce cas ? Penser le « propre » de son efficace et, par là, interroger les ruses et les impasses de cet « efficace » ? En fin de compte, le souci me semble être moins la logique micropolitique de certaines œuvres — ou, à l’inverse, son attraction macropolitique — que l’absence d’une pensée des médiations qui pourraient articuler l’œuvre et ses effets à un projet stratégique. Et il me semble utile de rappeler que nous vivons précisément dans l’absence de projet stratégique — et toujours dans l’éclipse de sa question.

TV.— Il me semble que l’une des critiques que tu formules, notamment à travers tes analyses des pièces Bienvenue dans l’espèce humaine (2012) et We are l’Europe de Benoît Lambert3, est qu’il faut cesser de « penser dans la tête des autres », pour reprendre la formule de Rolf Tiedemann au sujet de Brecht. Bienvenue dans l’espèce humaine propose une défense (ironique) du capitalisme comme seul système à même de canaliser les pulsions agressives des êtres humains. Dans We are l’Europe, le même genre d’argumentaire de droite était contrebalancé par une rhétorique humaniste de gauche bien faible. Selon toi, Lambert viendrait moins rendre public les discours idéologiques et scientifiques (connu de tou-te-s) qui sous-tendent et justifient le capitalisme que révéler la faiblesse argumentative de la « bonne conscience de gauche », se réduisant à la seule morale, y compris pour des militant-e-s chevronné-e-s. Ces pièces ne sont-elles pas aussi révélatrices d’une certaine « idéologie du débat démocratique » qui gangrène l’espace publique et qui insinue l’idée que des « ennemis » politiques peuvent discuter ensemble, qu’il y aurait un accord minimal sur les termes mêmes du débat, sur les définitions de chaque mot là où le travail militant de propagande s’effectue aussi sur une reconfiguration critique du discours dominant ? Bref, ces pièces ne sont-elles pas aussi des représentations du spectacle du « malentendu », là où il y a « mésentente » ?

ON.— Tu déplaces le théâtre dans le champ politique en minorant le fait que le théâtre est une fiction, qu’il mobilise du semblant et des simulacres suivant des formes particulières, qu’il n’est ni une thèse philosophique ni le monde en plus petit. Le plateau ne fait pas (nécessairement) modèle des situations dramatiques qu’il met en place.

Cela me fait penser à l’importance prise par les appréhensions « contenuistes » des œuvres :  un intérêt exclusif pour ce que dit l’œuvre, sa façon de se légender, de conclure. On repère des micro-émancipations sur le plateau, on note que cette dimension est le matériau autour de quoi s’organise la représentation et dès lors le soupçon guette : le théâtre ne viendrait-il pas faire prototype ou exemple ? Une telle orientation interprétative fonctionne sur l’idée que l’œuvre c’est de « la politique » en miniature. L’art, en conséquence, se doit de dire le vrai, le juste, le bon — ou dénoncer le mal, le mauvais, l’injuste. Le spectateur, gros bêta, enregistre les signes tels que l’artiste a bien voulu les disposer (et les universitaires les décryptent) et, si le spectacle coche toutes les bonnes cases, s’il rentre bien dans la niche de « théâtre politique » qu’on lui a « scientifiquement » bâti, alors la « Politique » a lieu et le spectateur peut prendre conscience… Il règne d’ailleurs un fétichisme de la « conscientisation » dans les milieux de gauche tout à fait inquiétant — du théâtre au militantisme où chacun se donne pour tâche d’amener à la lumière les abrutis qui se cognent aux murs de leurs cavernes ou pire, croient gambader au plein air lors même qu’ils tournent en rond dans la nuit. La prise de conscience, bien souvent, a pour projet de casser l’histoire individuelle en deux : avant l’exploité.e, l’opprimé.e ne connaît rien de son oppression ni de son exploitation, sinon au mieux de brumeuses impressions mais par l’entremise d’une conscience informée et politisée, il/elle comprend, il/elle accède enfin à la clarté du monde et devient l’être conscientisé.e et mobilisé.e qu’il lui fallait être. Je caricature à peine. C’est une position très confortable pour celui ou celle qui détient le savoir supposé manquant : il lui faut réciter, répéter inlassablement jusqu’à ce que cela fasse effet, du haut de ses orthodoxies académiques ou politiques (et la perversité de l’histoire, c’est que le doute ou l’absence de vérité sont, à leur tour, devenus, dans l’art, des contenus de savoir à professer jusqu’à ce que conscientisation s’ensuive).

Je propose d’inverser le projet et, matérialiste frustre, de soutenir que ce n’est pas l’« idée » qui fait l’individu mais sa pratique. En l’occurrence, au théâtre, sa pratique de spectateur. L’expérience qu’il accomplit (et que, pour une part, le spectacle lui permet) plutôt que la conscience que le spectacle lui apporte. À quelles expériences le spectacle m’invite-t-il ? Quelle place me réserve-t-il — je pense à ce qu’écrivait Bataille de la littérature : « Un homme qui écrit (au sens que désigne écrivain) est un homme qui ne veut pas être la chose que l’homme est pour son employeur, et il en est de même de celui qui le lit4 » ? Et quelle part de liberté, de jeu, de transgression, je m’octroie, etc. ?

Bref, c’est là un point décisif : penser les arts dans ce qu’ils mettent en jeu en propre. « La scène est un lieu privilégié du monde où tout est un spectacle auquel on ne croit pas » proposait Dubillard : il me semble plus juste de partir de cela et de réfléchir à ce que cela permet pour la politique plutôt que de fonctionner sur des homologies peu probantes et pour la politique et pour le théâtre.

Bienvenue dans l’espèce humaine proposait une expérience au spectateur : être confronté à un discours dont à aucun moment il n’est établi qu’il soit ironique (et c’est bien là sa force : ne pas jouer du clin d’œil et de la connivence entre une salle de gauche et un spectacle qui le serait in fine) de justification anthropologique du capitalisme. Il nous était proposé de faire un cheminement de pensée et de se mesurer à ce discours. La question n’est pas de discuter avec l’adversaire (et, d’ailleurs, pourquoi pas ?) mais de se réarmer, soi, de faire l’épreuve de ce que ce discours produit sur chacun, des défenses ou des adhésions qu’il provoque. Et, je rajouterai, pour des militants « conscientisés » : de la capacité à faire confiance à l’intelligence, de ne pas vouloir contrôler ce qui se dit, d’accepter de vivre pour soi l’expérience et non dans la tête de son voisin, possiblement influençable…

Cela rejoint donc l’autre partie de la question. Je crois, en effet, qu’il faut cesser de penser dans la tête de l’autre. La citation du texte que tu fais de Rolf Tiedemann (sa postface « adornienne » aux écrits de Benjamin sur Brecht, parus à La Fabrique est tout à fait contestable) a une histoire. Il reprend une note à l’époque non publiée, de Brecht, en 1930 : « Il pensait dans d’autres têtes, et dans sa tête à lui d’autres pensaient aussi » — que Benjamin commentera, et qu’utilisera, plus tard, le Groupov dans Rwanda 94.

La citation, en partie obscure, dit une dynamique dialectique — et j’y suis évidemment sensible. Elle interroge ce qui fonde nos pensées, nos singularités, la tenue de nos réflexions. Ce n’est pas en ce sens que je la conteste. Elle m’apparaît à fuir dès lors qu’elle n’est plus à notre intention. Que d’autres pensent dans ma tête et inversement, que s’y opposent des orientations, pourquoi pas. Je crois aux vertus de l’imitation, des modèles, de la copie, de l’appropriation. Nous sommes aussi la somme de nos identifications provisoires, bricolées et désordonnées à d’autres figures, nos capacités à endosser des rôles, à les déserter, pour le goût d’autre chose et, notamment, celui des grandes évasions.
Je ne pense pas, en revanche, que le projet de penser dans la tête d’un autre soit politiquement émancipateur. C’est un projet de publicitaire, d’agent de l’industrie culturelle, de manager ou de fasciste. Et puis, cruelle désillusion : cela ne marche pas à tous les coups.

TV.—N’y aurait-il pas aujourd’hui, dans les analyses de l’art et les œuvres d’inspiration rancièrienne, derrière la présupposition de « l’égalité des intelligences », un refus de considérer que, malgré les défenses de l’attitude critique, quelque chose de l’idéologie et de l’esthétique dominantes passe ? Et qu’en définitive, le discours « rancièrien », loin de se préoccuper concrètement des usages possibles de ce que les spectacles soumettent à nos sens, ne renforce-t-il pas une certaine légitimité des intellectuels et des artistes qui seraient imperméables (comme toutes et tous) aux effets esthétiques et idéologiques ; qu’ils seraient totalement libres de faire autre chose que ce que les images nous incitent à penser, libres de se défaire des regards qu’elles nous forcent à épouser ?

O.N.— Il y a plusieurs possibilités face aux usages multiples de Rancière. Il existe, il est vrai, un usage flasque ou « libéral » de son œuvre. Peut-être faudrait-il alors mener la bagarre et contester ce qu’on en fait. À vrai dire, désormais, ce que l’on fait de Rancière globalement m’indiffère. Je ne vais pas jouer aux flics et, citations à l’appui, contester les appropriations

Je sais que je dois beaucoup à sa lecture et relecture, qu’il m’oblige à travailler — et ce sans minorer les réserves (les œuvres qu’il admire, par exemple), les perplexités (la position critique qu’il adopte sur celles-ci) ou les désaccords (politiques) ou tout simplement ce que je ne comprends pas, ce qui me résiste. Rancière n’est pas là pour affiner nos critiques, œuvre à œuvre, des subversions faisandées ni des radicalités ostentatoires. Là n’est pas l’enjeu de son travail sur l’art et je trouve tout à fait vain de lui reprocher de ne pas faire ce qu’il ne fait pas — et ce qu’il ne souhaite pas faire ! C’est une œuvre qui polémique avec le marxisme, avec la pratique politique qui se revendique du marxisme, elle leur adresse de cruelles et embarrassantes objections. C’est pour cette raison surtout qu’elle m’intéresse puisque, pour le dire vite, c’est bien de là, aussi flous, désordonnés et contradictoires soient ces contours, que je travaille.

Et puis, je n’ai pas besoin d’une quelconque orthodoxie rancièrienne (et de la fidélité à ce qu’il écrit ; on sait en outre combien lui-même se défie de toute position d’autorité, ce qui le rend d’ailleurs très singulier dans le milieu académique) pour interroger la charge politique d’une œuvre lénifiante… Critique qui me paraît bien sûr nécessaire. Le théâtre politique est devenu un « genre » bien encombré depuis quelques années (tout comme son étude). Il permet à n’importe quelle banalité de se prévaloir du courage ou de la résistance. On assiste donc ainsi que le moquait déjà Brecht à un concours de poses : « Ils lancent leurs proclamations générales dans un monde où l’on aime les gens inoffensifs ». On s’extasie sur le fait que des œuvres parlent d’aujourd’hui, qu’elles ont dit (un peu) « Valls », (pas mal) « Sarkozy » ou (beaucoup) « Le Pen », indifféremment de ce qu’elles en disent ou de ce qu’elles en montrent. L’actualité suffit à faire « politique ». C’est un thème.

Politique, ce spectacle paternaliste et compassionnel sur tel drame contemporain. Politique, ce spectacle dégoulinant de bonne conscience citoyenniste sur le « vivre-ensemble ». Politique, ce spectacle sexiste et raciste (à moins qu’il ne s’agisse de sa dénonciation, on ne sait plus tant ils semblent jouir de s’y vautrer). Politique cette moraline républicaine. Politique, cette mise en scène décorative de la domination et des enjeux anecdotiques de ses pouvoirs. Politique, ce théâtre participatif et référendaire. Politique cette dénonciation téméraire des excès du capitalisme. Politique, cette Assemblée Générale comme si-vous-y-étiez. Politique cette reconstitution historique. Politique, cette pesanteur macabre de messe. Et tout aussi bien : politique ce boulevard. Politique, ce classique. Politique, cette « écriture de plateau ». Politique cette chaise, ce pendrillon, ce samovar. En un mot : politique, le théâtre.

Il s’agit d’un enjeu important dans la période que de se diviser sur la signification de la politique, de refuser son absorption dans les eaux usées du consensus. Entendons-nous, je ne le fais pas au nom d’une définition « objective » de la politique. Je le fais au nom d’une appréhension « politique ». La « politique » n’est pas un signifiant assuré, à la signification délimitée et stabilisée, il est toujours pris dans des configurations singulières, toujours saisi dans des différends ; il est comme je le suppose, à la suite de Rancière, l’objet d’une « mésentente ». Le théâtre qui s’intéresse à la question politique est tributaire de ces modifications et de ces déplacements, de ces changements de conjoncture et de période. Et l’heure est assurément grave pour la politique. H. Arendt craignait qu’elle en vienne un jour à disparaître. Le néolibéralisme s’en donne les moyens. C’est une menace. Cela dessine, je crois, une matrice de questions et d’interpellations et de tâches pour ceux que la question mobilise. Bref, redonnons au signifiant « politique », entre autres dans son association avec le théâtre, sa productivité polémique. Soit : je ne détiens évidemment pas le vrai sur ce que la politique signifie, je ne conteste à personne le droit de s’en réclamer, mais je m’efforce de la réinstaller dans la tension qui devrait être la sienne, de l’inscrire dans une conflictualité nécessairement dynamique, dont je ne veux pas m’extraire — sous peine de renouer avec une position surplombante et, plus grave encore, d’être ignorant des enjeux pratiques qu’elle implique.

Je reviens à Rancière. Bien entendu, le discours qui le prend pour étendard et ressasse le « partage du sensible », « l’égalité des intelligences » est irritant lorsqu’il n’est de toute évidence que décoratif. L’irritation est un symptôme mineur. Tant pis pour les gens fatigués, tant pis pour les gens paresseux — ils ne savent pas de quoi ils se privent. Et puis parfois, c’est injuste mais c’est comme cela, les usages désinvoltes peuvent s’avérer plus féconds que ceux studieux et fidèles qui psalmodient…

Mais, si je comprends bien, tu reproches au discours ranciérien, en quelque sorte, d’agir comme une « autorisation » pour les artistes. Si c’est cela, je trouve cet effet très louable ! Il est formidable qu’il puisse inspirer des pratiques. Une inspiration paradoxale puisque Rancière s’inscrit dans « l’après coup » de l’œuvre et j’adopte farouchement la même position. Je n’ai aucune envie d’expliquer aux artistes ce qu’ils doivent faire pour coïncider avec je ne sais quelle catégorie. Je suis à l’affût de ce que les œuvres peuvent modifier, bouleverser dans mes façons de penser, d’appréhender la réalité (et à cet égard la période est heureuse). Je ne vais pas à l’art afin de confirmer mes présupposés, j’y vais pour les malmener ou, du moins, les déplacer. Je ne crois pas que cela soit anecdotique. Cela touche à nos attentes de ce qu’il peut être. Dit différemment : ce qui m’intéresse est moins le théâtre politique — même si en faire l’histoire m’importe — que ce que la politique fait au théâtre et ce que le théâtre fait à la politique. Dit encore différemment : mon projet est, à vrai dire, très simple : interroger la part que l’art, ici le théâtre, peut, parmi d’autres, prendre à la transformation (radicale) de nos conditions d’existence. Une fois cela énoncé, les difficultés commencent : qui est le « nos » de nos conditions d’existence (et quelles en sont les divisions), à quel moment de l’histoire — notamment celle de la lutte des classes — en sommes-nous, quels sont les rapports de force, quelles stratégies, quelles tactiques, quels héritages, et quelle est la part en propre que peut prendre l’art — il n’est pas comparable ni à une action de rue, ni à un carré de tête —, et les formes dont il use pour cela, etc.

Mais au-delà, ta question touche un point important que je crois de désaccord entre nous. Je ne pense pas que la proposition de Rancière déleste chacun de sa responsabilité, telle que du moins je crois la lire et la travaille, la défend et la poursuit. Au contraire. Ne pas maîtriser les usages qui seront faits de sa parole, de ses gestes ne conduit pas à en minorer la signification pour soi. C’est comme si l’abandon de la programmation des effets politiques à produire aboutissait inéluctablement à n’avoir plus rien à dire. Je veux bien admettre que si tu retires à certains militants, universitaires ou artistes la jouissance de leur fonction de « maître » tu les prives de tout ce qui organise leur pensée. Ils se justifient de « savoir ».

Mais en va-t-il toujours ainsi ? Ne crée-t-on, n’écrit-on, ne parle-t-on que pour amener l’autre sur sa « ligne » et son orientation ? Que pour lui dire quoi faire, quoi penser ou pour l’arrimer à une perception commune ? N’y a-t-il rien d’autre qui anime une création que le désir de conformer l’autre à ce que l’on sait ou croit savoir, à son jeu de catégories et d’identifications ?

TV.— La situation contemporaine en art – et plus largement dans la sphère médiatique ou du « Spectacle » (dans l’approche qu’en formule Debord) – semble tendue entre deux positions extrêmes : d’un côté, les défenseurs du « décryptage » des images par des « experts », de l’univocité des représentations, et de l’autre, les partisans du libre jeu des sens et des significations ; d’un côté la défense de la fonction des « pédagogues » et de l’autre le pari fait sur nos capacités de spectateur de penser par nous-mêmes les images, d’en penser les significations. Ne sont-ce pas là les deux revers d’une même médaille qui rejettent toutes deux la responsabilité de l’artiste, du producteur d’images, des intellectuels, qui nient le sens, l’orientation politique des œuvres ; une forme de rejet de toute recontextualisation des œuvres dans la situation et la conjoncture où elles sont exposées ?

ON.— Je suis assez d’accord sur la polarité que tu relèves. Mais je voudrais la perturber un peu. Il y a des spectacles, de part et d’autre, qui m’ont ému, bouleversé. Loin de moi l’idée de dénoncer toute approche didactique. Comble de la difficulté, il y a des dispositifs « pédagogiques » plus émancipateurs que d’autres, volontairement « neutres ». À vrai dire, je crois que l’on ne peut pas dire grand-chose du spectateur, de ce qu’il vit, de ce qui va se passer. Politiques du spectateur n’est pas un travail sur le spectateur mais sur l’hypothèse de celui-ci — comme il existe aussi par analogie des hypothèses de « peuple » —, celle que mobilise le spectacle, ce que les œuvres dessinent comme rapports, comme adresses.

Pour autant, je ne comprends pas en quoi laisser le spectateur à sa capacité de création, le laisser vivre le spectacle qu’il veut (qu’il peut) vaudrait comme démission de tout regard critique et comme déresponsabilisation des artistes. C’est un des malentendus des lectures de Politiques du spectateur (et pourtant, c’est écrit : « il n’est pas dit que le renoncement à vouloir transformer l’autre, à « combler ses manques », à le « mobiliser », à lui dessiner les issues, implique pour soi de délaisser la bataille politique, de cesser d’être aux prises avec elle, avec ce qu’elle devient5 »). Ne pas vouloir penser dans la tête de l’autre ne suppose en rien de se taire, de se réfugier dans le flou, l’indécidable. Par analogie, je n’écris pas là pour te convaincre mais pour préciser où j’en suis, qui n’est pas le même endroit qu’il y a quelques années, et qui n’a pas vocation à en rester là. Je ne suis pas moins libre lorsque quelqu’un soutient une idée, un point de vue que lorsqu’il se revendique d’une très suspecte neutralité. On se construit aussi dans l’adversité, dans la concaténation, s’il le faut brutale, d’expériences hétérogènes. L’œuvre ainsi pensée ne suppose pas, au contraire, l’épuisement de toute conflictualité.

TV.— Jean Genet a fait un éloge de la trahison. S’il trouvait un certain « érotisme » à cette trahison dans la communauté de voleurs qu’il décrit dans son Journal du voleur, elle a pris un sens politique dans son soutien aux Black Panthers Party ou aux palestiniens. Ne rejoint-elle pas d’une certaine manière la trahison de la classe bourgeoise qui devait être celle des intellectuels communistes selon Gramsci ? Vois-tu dans certaines œuvres la matérialisation d’une trahison à la classe, au genre ou à la race ? La pièce Les Nègres de Genet, dont il défend qu’elle s’adresse aux Blancs et qu’elle a été écrite contre eux, serait-elle un exemple de représentation d’une telle trahison ?

ON.— Je ne suis pas certain que la trahison soit un motif très producteur pour appréhender le travail théâtral de Genet — on peut certes la repérer dans l’activité des personnages, dans la fonction de certaines œuvres et puis quoi ?

Genet m’importe ailleurs et pour d’autres raisons. D’abord en ce qu’il a produit une œuvre unique — qui ne ressemble à aucune autre. Je tiens Les Paravents pour un des très grands textes du XXe siècle et je ne cesse d’être ému par sa lecture. Mais au-delà de ce jugement de goût, il m’intéresse pour penser un rapport exemplaire du théâtre à la politique — au sens, de Genet : « il n’en existe qu’un exemple ». Dans Le Théâtre de Jean Genet, je tente d’éclaircir ce qu’il fait subir à la question politique au théâtre, les déplacements qu’il lui impose — et saurait-il y avoir autre chose que des exceptions ?

L’enjeu n’était pas, ici, d’historiciser la création de son œuvre, de la situer dans l’histoire du théâtre, mais de la penser en situation, par rapport aux formes dominantes de questionnements, aujourd’hui.

Son choix conséquent du négatif, sa contestation de la confusion entre l’art et la réalité, sa critique du réalisme, son goût pour la représentation, le fictif, viennent défaire, parmi d’autres points, tout un ensemble d’évidences sur ce que le théâtre politique devrait être — tout autant chez des militants de l’intervention de l’art que chez ceux qui s’en défient ou le refusent. Il fait ainsi partie des lieux communs dans la gauche radicale et le marxisme que le « réalisme » est la forme que l’art doit prendre. Le terme est certes lâche, ouvert à des significations hétérogènes voire antagoniques (et la querelle Brecht/Lukacs/Bloch, notamment, est l’une des dates passionnantes de l’histoire de l’art et de la politique). Mais est-ce si certain ? Il faudrait ré-ouvrir la question — j’essaie. D’autres œuvres ont esquissé un chemin hors de cette doxa. C’est à elles, entre autres, que je consacre mon attention.

Il m’a donc semblé que l’examen de son lyrisme (je crois qu’il y a là, au-delà de Genet, un point à penser très important), la reconquête de la particularité et de la singularité, la poésie (avec la force de ses exactitudes et l’intensité des bouleversements qu’elle permet) constituaient autant de précieuses propositions de bifurcations pour aujourd’hui.

In fine, Genet m’importe car il impose au théâtre le déploiement d’une solitude radicale.

TV.— Tu insistes dans tes ouvrages sur la nécessité d’aborder historiquement la question des représentations au théâtre, mais également des projets politiques qu’ont les metteurs en scène pour leurs spectateurs. Tu défends donc dans Politiques du spectateur, l’idée d’un « théâtre de la capacité » dont l’un des projets serait de « foutre la paix au spectateur », de ne pas chercher, contrairement à certaines tendances dominantes du « théâtre politique », à le troubler, le choquer, le violenter, le conscientiser, l’éduquer, le motiver, etc. Après cinq années de politiques réactionnaires, d’attaques pro-patronales sans précédents, de recrudescence du racisme d’État, de l’instauration de l’état d’urgence et de déréliction du mouvement ouvrier, ce projet te semble-t-il toujours d’actualité ?

ON .— Oui, bien sûr. Je défends une conception de la politique « profane » ainsi que Daniel Bensaïd en faisait si précisément l’éloge — lorsqu’elle n’est ni « une science de l’administration ni une technologie des institutions, mais un art des conjonctures propices et de la décision ». Mon travail appréhende le présent théâtral comme saisi dans des processus, des durées. Cela implique, nécessairement, d’historiciser les représentations et les réceptions. Bernard Dort remarquait à propos des représentations, en 1954, de Mère Courage de Brecht : « la représentation épique en appelle à la médiation du présent du spectateur6 ». C’est là quelque chose (bien au-delà du seul théâtre épique) qui ne saurait être oublié sous peine de soutirer la représentation à l’horizon historique dans lequel elle se déploie. Il faut s’entendre : repérer que l’après-guerre berlinoise n’a pas grand-chose de commun avec notre situation est au mieux un truisme et les œuvres ont, bien entendu, une capacité à nous affecter et nous requérir par-delà l’époque de leur création. La question touche, dès lors que l’on entend participer au « mouvement réel qui abolit l’ordre existant », aux dispositifs, aux tactiques, aux enjeux des positions critiques. Comment, en effet, peut-on aborder les œuvres dites « critiques » sans se soucier de ce qu’il est advenu, ces dernières décennies, à la pensée qui s’en réclame, les mutations, les détournements, les involutions et les transformations de ces formes, de ses expressions et de ces objets ?

À ce titre, dans l’analyse des conjonctures que présuppose une intervention politique — savoir à qui et à quoi nous avons affaire, analyser les rapports de forces, repérer contradictions et maillons faibles, se déterminer en fonction —, il me semble crucial d’y incorporer une réflexion sur sa « dimension sensible ». Une conjoncture doit s’appréhender aussi dans le souci des affects qui y dominent, ceux sur lesquels s’appuie la domination, et les contradictions qui les caractérisent. L’indifférence à l’égard de la singularité de ce qu’Annie le Brun caractérise justement de « crime sensible7 », est d’ailleurs l’un des symptômes inquiétants de la capacité du néolibéralisme à imposer ses seuls facteurs dans l’évaluation de ce qui constitue une situation… Il me paraît difficile de proposer une intervention critique, a fortiori artistique, sans réfléchir à la façon dont nos imaginaires sont aujourd’hui, sinon ravagés, du moins abîmés, sans prendre en compte ce que la nouvelle « raison du monde » avec ce qu’elle impose (la concurrence intériorisée de chacun contre tous, la centralité du modèle entrepreneurial, la peur voire l’affolement) produit subjectivement. Sous peine de ne produire que des émotions homogènes à la domination, il importe d’étudier, dans leur mouvement (les failles, les péremptions et les permanences), les affects qui organisent la période et tout aussi décisif de réfléchir à la façon dont le capitalisme contemporain (mais aussi les nouvelles formes du patriarcat, de racismes, etc.) parvient à coaguler ce qui inauguralement lui résiste, le jeu de reprise dont il fait montre. Cela ne signifie pas pour autant, loin de là, qu’il faille abandonner toutes créations du passé au motif de son inexorable obsolescence — il existe des œuvres incroyablement ajustées à la contestation de ce que nous vivons pour l’heure et parfois, justement, parce qu’elles se révèlent inaptes à leur intégration aux « utilités » du moment — mais qu’il ne saurait exister d’œuvres critiques qui n’interrogent l’univers de représentations et d’affects dans lesquelles elles interviennent.

Penser les conjonctures en y intégrant la question sensible (il n’est bien évidemment pas question de la réduire à ce seul aspect) suppose simultanément d’envisager, sous formes d’hypothèses, les affects, les signifiants, les représentations aptes à s’y opposer (ou à s’y dérober), la capacité d’une œuvre à proposer des émotions et des expériences perturbantes, discordantes, contradictoires ou antagoniques, à la logique sensible (riche de contradictions) de la domination. Cela passe, me semble-t-il, aujourd’hui, entre autres, par une façon d’inventer des rapports qui tranchent sur l’ordinaire du néolibéralisme — mais aussi sur les « évidences militantes ».

TV.— Dans ta préface à l’ouvrage À tout rompre du poète et dramaturge surréaliste Radovan Ivsic, tu reviens sur son désir de théâtre qui se fonde sur la catharsis de la tragédie aristotélicienne, dans l’énergie des puissances singulières qu’elle révèle « quand l’individu émerge du chœur, quand la parole individuelle commence à se différencier de la parole collective8 ». La révolte d’Ivsic qui fonderait son théâtre et sa poésie repose sur un rapport libertaire au monde, inspiré, comme tu sembles l’évoquer, par Max Stirner. Le théâtre, tel qu’il existe majoritairement, est « un ennui subventionné9 », il « est abîmé, et il l’est justement en raison de son lien organique avec la vie10 ». Quelle part a, selon toi, le rêve dans les processus d’émancipation ? Le théâtre « militant » serait-il trop chevillé à la « réalité » trop oppressante et pas assez ouvert aux rêves ?

ON.— Je me garderai bien de saisir le théâtre militant dans un ensemble homogène. Entre les pièces de Prévert pour le groupe Octobre et le réalisme-socialiste, entre l’influence de Khlebnikov pour Gatti et celle de la commedia pour Fo, entre le théâtre auto-actif et les « curés rouges », il n’y a pas d’unité mais une pluralité d’orientations et, pour citer Maïakovski, plusieurs « conceptions du monde » et de la lutte et des tâches hypothétiques immédiates qui s’en déduisent.

Mais d’où vient, en effet, que les révoltes ont un goût amer : celui des défaites assurément, mais encore ? D’où vient que nos luttes s’épuisent à se ressembler ? D’où vient qu’elles basculent, passée l’intensité de la découverte, dans un conformisme de goûts, d’attentes, de réflexes ? Ce n’est pas là poser un regard narquois ou désabusé, renier leur légitimité. C’est, au contraire, déclarer une inquiétude, de l’intérieur, sans s’exempter, sur ce qu’elles produisent — et qui ne ressort pas de la seule mais nécessaire critique des bureaucraties. Pourquoi l’expression des joies et des affects y est-elle si attendue ? Les rires si prévisibles et les pensées — les siennes, au premier rang — bien souvent à l’avenant ? La période n’est pas révolutionnaire qui permet l’expérience d’intensités inédites. Faut-il pour autant se contenter d’être aiguisé par les contradictions idéologiques et engourdi par les dimensions sensibles ? D’être toujours sollicités aux parts convenues de nous-mêmes ? On peut juger ce questionnement secondaire, il l’est en regard des vies empêchées, exploitées, humiliées. Pour autant cette question n’est pas  anecdotique : pouvons-nous continuer à délaisser, à ce point, le monde sensible c’est-à-dire sans que cela n’influe dramatiquement sur le présent ?

Je ne suis pas, loin de là, convaincu par la vulgate, en partie héritée des situs pour son versant politique et de quelques expériences artistiques pour sa théorisation esthétique, qui s’en prend, au nom d’une suspecte immédiateté, à la valeur de la représentation. Serge Daney soutenait, à juste titre, que le « contraire d’une mise en scène n’est pas le direct sauvage mais une autre mise en scène11 ». L’enjeu est fort : se doter de représentations autres — pas seulement contraires, mais autres, qui épousent d’autres régimes sensibles, qui inventent leur rythme, leur forme. « Avec nos 5 sens, conquérir les autres », écrivait le poète Jean Sénac…

Il est, à cet égard, tout de même frappant de repérer l’indigence de la gauche radicale sur les questions artistiques et plus largement sur ce qui a trait à la dimension sensible (et son désintérêt pour les questions culturelles, passées le recyclage d’antiennes nécessaires mais insuffisantes : le travail d’Isabelle Garo12 a fortement démontré l’enjeu qu’il pouvait y avoir à penser l’art pour appréhender la question du travail (et de l’emploi, pourrait-on dire à la suite du très passionnant mouvement des intermittents et des précaires), de la valeur, des modifications substantielles du capitalisme). La rupture opérée avec les « avant-gardes » artistiques dont l’apport fut loin d’être négligeable lors de la révolution d’Octobre ou dans les années 68 est d’ailleurs éloquente (ce qui ne signifie pas, en retour, une quelconque nostalgie). Et il n’est pas jusqu’au discours sur l’œuvre et l’art que tient, par exemple, Ruffin qui ne soit glaçant — quels que soient par ailleurs les effets de son film « Merci Patron ». Et les discours sur l’art « élitiste » opposé à l’art « populaire » se justifie d’une conception scandaleusement méprisante des milieux populaires, jugés incapables d’être saisis par des œuvres expérimentales, sensibles à l’invention… Dire cela ce n’est pas minorer la question décisive de l’intimidation sociale, de l’accès et des médiations à l’art, de la division sociale du travail. Mais c’est refuser la morgue de classe pour le « peuple », supposément imperméable à ce qu’il ne reconnaît pas (et qui n’est, bien souvent, que l’ordonnancement narratif dominant), à qui il faudrait servir toujours la même soupe — et substituer seulement des proclamations progressistes aux discours réactionnaires… Ou l’idée qu’il faudrait y aller par palier, pas à pas, d’œuvres « faciles » à d’autres, plus tard, « exigeantes ». Exigeons tout de suite : on sait ce qu’il en est de l’étapisme qui remet à « jamais » l’horizon qui supposément l’oriente …

Dans un livre d’entretien (avec Fabien Granjon), Bernard Lubat dit :

 

J’ai des mains de paysans, de métayers. La mémoire des luttes, elle est d’abord dans mon corps. Je joue avec et en même temps, il faut faire attention à ne pas tomber dans la nostalgie récitative. C’est comme les mecs qui font un spectacle sur la Commune avec une musique qui n’a absolument rien de révolutionnaire, qui ne se révolutionne pas elle-même, mais récite l’histoire d’une révolution, d’une transformation, d’une critique, en s’appuyant sur un truc qui est complètement mainstream. Quand on joue à la Commune, il faut couper des têtes, il faut sortir l’échafaud et entonner « Saint Just Blues »13.

Je souscris. La représentation folklorique, en jupons et drapeaux rouges de la Commune rétrécit nos imaginaires. Que l’on s’entende : je ne méprise pas la nécessité de se tenir chaud dans cet hiver interminable et le besoin de se souder, de se retrouver, de se compter, de se reconnaître — a fortiori pour des communautés ou des minorités stigmatisées, dépossédées de leur histoire. Je demande : peut-on seulement en rester là ? Se souvient-on, d’ailleurs, que Lénine, qui n’était pas précisément un tendre, dans Que faire ? s’interrogeait sur l’enjeu de l’imagination dans un processus révolutionnaire ? Bref, je ne suis pas pour valoriser des arts nobles contre d’autres — ce sont des débats qui ne m’intéressent pas — mais pour être attentif, dans toutes les formes d’expression possibles, à ce qui met en échec l’évidence de nos représentations, la linéarité et l’univocité de nos appréhensions, nos causalismes simplistes, nos sensations amoindries. Un exemple : l’inflation actuelle de spectacles documentaires (ou documentés) dans le théâtre politique et ce besoin de justifier l’acte artistique par sa concordance manifeste avec l’état du monde et de la réalité. Assurément, cela produit des œuvres, dans le détail, importantes et diverses. Mais comme tendance : de quoi est-ce le symptôme ? Il faudrait en interroger les effets et, par exemple, cette fétichisation du « document », de l’authentique et cette façon de ne pas se soustraire au quadrillage sensible de la domination : les sans-papiers voués à témoigner de ce qu’ils vivent en tant que sans-papiers et seulement à cet endroit de caractérisation d’eux-mêmes, les ouvriers aussi, etc. Ne pourrait-on venir perturber ces logiques assignatrices ? Considérer que ces individus sont aussi autre chose que ce par quoi l’Etat les désigne — même si cela, bien sûr, surdétermine l’existence ?
Bref, délaisser les questions formelles, demander à l’œuvre de confirmer ce que l’on sait déjà, de s’organiser suivant des catégories et des inspirations déjà connues, ne pas repérer le « crime sensible » en train de se commettre : cela n’est pas sans conséquence. La teneur de notre présent s’en ressent. Marcuse faisait déjà, avec force, la critique de la dévalorisation par une part massive du marxisme, de la subjectivité, de l’intériorité. Et Anders repérait combien la faiblesse de notre imaginaire, sa limitation, étaient lourdes d’enjeux politiques : la perception du monde et de la catastrophe qui viennent, l’appréhension de l’inédit, la constitution d’alternatives, supposent d’autres mesures et d’autres échelles que celles auxquelles nous nous accoutumons. Des spectacles, d’ailleurs, me semblent contribuer à le penser. Le conformisme sur lequel Pasolini, déjà, alertait nous gangrène. L’art et la culture — y compris militants, progressistes — participent du vaste processus d’interchangeabilité de chacun avec l’autre. En regard, l’insistance de l’œuvre de Radovan Ivsic à miser sur l’individu, sur la singularité, sur ce qui fait exception nous rappelle combien, par opposition, les mouvements d’émancipation ont si souvent relégué la question individuelle à plus tard ou à jamais (et pourtant, le « Manifeste » ne se termine-t-il pas sur cette condition : « Le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » ?). Le néolibéralisme — le capitalisme — se prévaut de défendre l’individu : c’est une arnaque sans nom !

Cela ne veut pas dire, évidemment, souscrire aux visions d’un individu hors société, tout en singularité, déconnecté de l’histoire, des rapports sociaux, des processus de socialisation. C’est bien parce que l’art et l’imagination sont tributaires de leur époque, qu’ils sont saisis dans des rapports sociaux, qu’ils devraient nous requérir plus encore. Quelles représentations nous faisons-nous de notre monde ? Quel type d’assemblée inventons-nous ? Quels corps, pour quelles « narrations », pour quelles adresses ? Et puis : quelles conceptions du temps libéré du travail salarié ? Si ce n’est pas à « l’économie » de gouverner nos vies, il serait bon de réfléchir un peu plus avant sur ce qui pourrait s’y substituer…

TV.— N’y-a-t-il pas un risque avec les théories esthétiques de Rancière, de glisser d’une notion essentiellement démocratique de « dissensus », rupture dans le partage du sensible, à une position moderniste adornienne et plus ou moins élitiste d’éloge de la « rupture de l’identité » ? L’art serait le dernier espace utopique, la scène d’un « dissensus » que la rationalité dominante oublie et que seul les esthètes ou les amateurs d’art percevraient ?

ON.— Non, bien sûr, présenté comme cela. Mais encore une fois, je me méfie de ce signifiant « d’élitisme »… Et, parenthèse : quand bien même il existe, certes, chez Adorno des points discutables, contestables, irrecevables — Badiou dit, et il est possible de le suivre ici, que sur de nombreux « thèmes contemporains, il a très tôt préparé la voie14 » —, je ne me lasse pas de sa radicalité critique, de l’inconfort qu’il produit.

Ceci dit, sur l’utopie, le dissensus et tout cela : je ne pense pas que l’art soit le dernier espace de quoi-que-ce-soit. Il est comme le reste, soumis aux mêmes processus, aux mêmes destructions. Il n’est pas épargné. Il y règne la même violence — avec des formes et des effets qui lui sont spécifiques. Il n’a pas à être re-fétichisé. Il porte en lui le pire — l’acquiescement à ce monde, sa naturalisation, l’endoctrinement et le conformisme, ses dominations et oppressions (systémiques), les révoltes en toc et la confusion, la bonne conscience, ses cultes, le rétrécissement de toute démesure aux mesures de notre présent, ou encore ses colorations brunes : la complaisance vis-à-vis de Houellebecq, un lancinant « Viva la muerte », etc. mais aussi dans ces conditions de production : l’humiliation, l’exploitation, la précarité, la déliquescence des institutions et des enjeux de service public  — et la promesse d’autre chose. Une promesse profane et comme déjà là.

Je crois — je fais l’hypothèse — en tordant le célèbre et décisif manifeste de Breton et Trotsky (signé par l’immonde Rivera) que l’art suppose de basculer sans plus attendre dans le « régime anarchiste ». L’art défie la nécessité de toute transition. Ce ne signifie pas qu’elle ne soit historique. Je cite souvent la belle proposition d’E. Bloch

C’est donc bien dans cette voie qu’il faut chercher la solution au problème esthétique de la vérité : l’art est un laboratoire mais aussi une fête de possibilités exécutées ainsi que des alternatives expérimentées en elles, où l’exécution tout comme le résultat se présentent comme illusion fondée, c’est-à-dire comme pré-apparaître d’un monde accompli15.

Ce n’est pas tant, en l’occurrence, de l’utopie qu’une façon de prendre de vitesse le présent. En lui, s’affrontent des temporalités distinctes. Il y a plusieurs présents — plusieurs présents nous sont dûs. Il est possible d’en faire l’expérience. On le vit d’ailleurs, sous d’autres modes, dans certaines luttes.

L’art, en l’occurrence théâtral, peut disputer l’évidence du présent et faire vivre — pas seulement désigner : faire vivre et exister — la contradiction. Tout l’enjeu est : comment et quelles contradictions, car toutes ne se valent pas ; elles n’ont pas les mêmes significations, ni de similaires perspectives, ni d’identiques effets.

Avril 2017

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  1. Avec C. Triau, « Table ronde avec Jean Boillot, Judith Depaule, Aurélia Guillet, Benoît Lambert, Marie-José Malis », Théâtre / Public : « Une nouvelle séquence théâtrale européenne ? Aperçus », n°194, 2009, pp. 6-19. []
  2. Olivier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France de 1960 à nos jours, Paris, La Découverte, 2007. []
  3. Voir O. Neveux, « Contributions politiques. 15 % de Bruno Meyssat et Bienvenue dans l’espèce humaine de Benoît Lambert », in S. Loncle (dossier dirigé par), Théâtre / Public : « Théâtre et néolibéralisme », n° 207, 1er trimestre 2013, p. 43-54. []
  4. G. Bataille « Le surréalisme et Dieu », Critique, n°28, septembre 1948, pp. 843-844 repris in G. Bataille, Oeuvres complètes, tome XI : Articles I, 1944-1949, Paris, Editions Gallimard, 1988, p. 375. []
  5. O. Neveux, Politiques du spectateur, Paris, La Découverte, 2013, p. 215. []
  6. B.Dort, Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L., 1995, p. 232. « Des amis allemands ont attiré mon attention là-dessus : Mutter Courage fut montée et créée dans le Berlin de 1949, pour ainsi dire au milieu des ruines. Là était le véritable présent de ce spectacle : dans les décombres qui entouraient encore le Deutsches Theater et qu’il fallait franchir pour s’y rendre, dans ces débris concrets d’un empire, d’une histoire vécue par ses spectateurs. Sans doute, à Paris, cinq ans plus tard, notre expérience était-elle autre, mais il n’en demeure pas moins, j’en suis persuadé que la toile de fond sur laquelle se déroulaient Mutter Courage, à Paris aussi, était moins le fameux cyclorama grège du Berliner Ensemble que le souvenir encore relativement proche, brûlant, de la guerre — d’une guerre qu’avait traversée, également, une bonne part du public du Sarah-Bernhardt. […] Suspendue entre le présent scénique et le passé fictionnel, la représentation épique en appelle à la médiation du présent du spectateur ». []
  7. Voir A. Le Brun, Du trop de réalité (2000), Paris, Gallimard, « Folio ». []
  8. Radovan Ivsic, « Le drame grec et nous », À tout rompre, Paris, Gallimard, 2011, p. 148-149. []
  9. Radovan Ivsic, « Déchaînez les masques dans la peau », Cascades, Paris, Gallimard, 2006, p. 46. []
  10. Olivier Neveux, « Malgré tout », in Radovan Ivsic, À tout rompre, op. cit., p. 18. []
  11. S. Daney, La Rampe. Cahier critique 1970-1982, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma – Gallimard, 1996, p. 56.  Et encore : « Le contraire du direct n’est pas la mise en scène mais un autre direct. Autres en ceci qu’ils impliquent une nouvelle perception, une nouvelle position (spatiale, morale, politique) du filmeur face à ce qu’il filme ». []
  12. Isabelle Garo, L’Or des Images. Art-Monnaie-Capital, Éditions La Ville Brûle, 2012. []
  13. F. Granjon, Les Uz-topies de Lubat. Dialogiques, Paris, Outre Mesure, 2016, p. 128. []
  14. A. Badiou, Cinq leçons sur le cas Wagner, Caen, Editions Nous, 2010, p. 41. « En effet, beaucoup des analyses devenues dominantes dans les années quatre-vingt étaient déjà présentes chez lui sous leur forme primitive ». []
  15. E. Bloch, Le Principe espérance. I, traduction de Françoise Wuilmart, Gallimard, Paris, 1976, p. 261. []
Olivier Neveux