L’extraction du commun, paradigme du capital

Michael Hardt, aux côtés de Toni Negri, a été l’un des théoriciens d’un paradigme fortement controversé, celui des « multitudes » et du capitalisme cognitif. Longtemps caricaturé comme ayant abdiqué face aux idéologies néolibérales de la « fin de la classe ouvrière », Hardt souligne ici non seulement les origines proprement marxistes de ses propres élaborations, mais il en illustre également la fécondité. Contre des lectures trop mécanistes de l’idée d’une succession d’étapes (capitalisme industriel puis post-industriel), Hardt propose ici une articulation dialectique entre subsomption formelle et subsomption réelle, qu’il met au centre d’un concept de capital comme extraction du commun. Il donne par ailleurs, de façon salutaire, une déclinaison stratégique à ces élaborations, en montrant la rencontre entre le chemin mené aux côtés de Negri, et les théories du capitalisme racial et du capitalisme partriarcal. Sous cet angle, la grève sociale devient un horizon réellement transformateur et profondément ancré dans une compréhension fine des dimensions multiples de l’accumulation capitaliste.

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Alors que l’extraction devient un mode d’accumulation de plus en plus central, avec en particulier l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles telles que le pétrole, le gaz naturel, les métaux ou les minéraux, le capital semble avoir fait marche-arrière1. De nos jours, l’expropriation des terres et la dangereuse chasse aux ressources peuvent facilement évoquer des images violentes d’exploitation dans les mines d’argent du Potosí en Bolivie et les mines d’or de Johannesburg, accompagnées de l’impitoyable vol de terres indigènes. Les histoires de la conquête, du colonialisme et de l’impérialisme étaient en effet motivées par une soif d’extraction des richesses sous diverses formes, des richesses soi-disant « trouvées », dont on peut s’emparer depuis l’autre bout du monde, avec, bien entendu, un soutien constant des armées et de l’idéologie.

La centralité progressive de l’extraction aujourd’hui, bien qu’elle soit elle aussi brutalement destructrice, n’est ni un vestige du passé ni l’indication d’un retour cyclique de l’Histoire. La meilleure manière de comprendre l’extraction contemporaine, d’ailleurs, est de suivre les formes du commun dont elle dépend, puisque le commun est ce qui est extrait et accumulé comme propriété privée. On peut dire que le commun se divise en deux catégories générales : d’une part, la richesse de la terre et de ses écosystèmes, qui se traduit généralement dans le vocabulaire économique comme ressources naturelles ou matières premières, et d’autre part, la richesse sociale qui résulte des circuits de coopération, allant des produits culturels aux savoirs traditionnels, en passant par les territoires urbains et les savoirs scientifiques. Ces deux formes du commun servent de premier guide pour comprendre les différents visages de l’extractivisme.

Il y a beaucoup à dire sur l’extraction du commun dans cette première catégorie, et donc sur les différentes façons dont le capital détruit la planète, mais je veux me concentrer sur la seconde, c’est-à-dire sur l’extraction de la richesse sociale, qui prend elle-même de nombreuses formes.

Il est utile, pour ceci, de tenir compte des métaphores utilisées dans les différentes formes d’extraction. Considérons, par exemple, le « data mining » et « l’extraction des données », qui dépeignent des champs sans structure composés de données sociales, libres d’être capturées par des prospecteurs intrépides, comme le pétrole ou les minéraux – et nous avons en effet à faire à une « ruée vers l’or numérique » capable de rivaliser avec celles de la Californie et du Yukon. L’extraction de données consiste à capturer de la valeur en cherchant des structures récurrentes à l’intérieur d’une grande base de données, en les arrangeant d’une certaine manière afin de pouvoir les stocker et les vendre. Le concept de donnée, cependant, est trop mince et inerte pour rendre compte adéquatement de la manière dont la valeur est produite et capturée. Il vaut mieux se concentrer sur la manière dont les algorithmes des moteurs de recherche, comme PageRank de Google, captent la valeur produite par le savoir et l’intelligence des utilisateurs en suivant et en consolidant les décisions et les liens crées. Les réseaux sociaux ont également découvert des mécanismes pour extraire de la valeur des relations sociales et des interactions entre les utilisateurs. Derrière la valeur des données, en d’autres termes, se trouve la richesse des relations sociales, de l’intelligence sociale et de la production sociale. L’extraction du commun est ainsi un cadre utile pour saisir les mécanismes de l’accumulation dans le capitalisme de plate-forme et ses dérivées.

Un autre domaine central de l’extraction capitaliste concerne le territoire social lui-même. La métropole, par exemple, bien plus qu’un simple environnement bâti, est un foyer de la production du commun, qui inclut des dynamiques culturelles, des modèles de relations sociales, des langages novateurs, des sensibilités affectives, etc. Une manière de concevoir la gentrification est donc un processus d’extraction du commun incorporé dans le territoire urbain lui-même – parfaitement analogue à l’extraction du gaz de schiste, et parfois avec des effets tout aussi destructeurs. Les marchés de l’immobilier, dominés par la finance, devraient être considérés comme de vastes domaines d’extraction de valeurs sociales dans les territoires urbains et ruraux.

La revendication fondamentale ici est que la richesse produite socialement – par la coopération sociale, l’intelligence humaine, l’activité cognitive, les relations affectives, etc. – est extraite et accumulée par le capital – et que ce mode d’accumulation devient central dans l’économie capitaliste dans son ensemble.

Toni Negri et moi, avec Carlo Vercellone et beaucoup d’autres, avons tenté de saisir et d’analyser l’extraction de ces formes sociales du commun à partir du concept de la subsomption réelle chez Marx. Et je pense qu’on peut facilement reconnaître à quel point ce concept s’y prête : les richesses produites par les formes d’intelligence, de coopération, et de relations nées au sein de la société capitaliste sont ensuite récupérées par le capital. Ce processus correspond bien au concept de Marx, comme je l’expliquerai dans quelques instants.

Mais le concept de subsomption réelle peut aussi conduire à des malentendus importants dans la mesure où il suggère notamment une société capitaliste de plus en plus homogène. Il me semble essentiel de reconnaître aujourd’hui les multiplicités qui existent au sein du capital, qui comprennent des axes de race et de genre en plus et en conjonction avec des formes variées de travail salarié et non salarié. La reconnaissance de ces multiplicités est essentielle, en particulier, pour comprendre l’importance et l’efficacité d’une variété de formes contemporaines de lutte anticapitaliste.

Pour aborder cette question de la multiplicité, je propose d’abord d’aborder la conception de la subsomption formelle et de la subsomption réelle chez Marx, puis de montrer comment on pourrait étendre ces concepts au-delà de Marx.

Subsomption formelle et subsomption réelle

Pour Marx, la distinction entre la subsomption formelle et la subsomption réelle repose fondamentalement sur la genèse des pratiques de travail et, plus précisément, si celles-ci sont nées en dehors ou au sein de la domination capitaliste.

La subsomption formelle du travail sous le capital est caractérisée par des pratiques de travail créées en dehors de la domination capitaliste, comme par exemple une méthode de coupe de la canne à sucre, qui sont soumises à la domination du capital, notamment en transformant ces coupeurs de canne en salarié(e)s. Dans de tels cas, la subsomption du travail est simplement formelle, d’après Marx, parce que la « substance » du travail – ou, en réalité, le processus de travail – reste inchangé. Les travailleurs, en d’autres termes, effectuent les mêmes opérations ; ils le font simplement dans un nouveau contexte, un nouveau régime de pouvoir. Dans le passé, j’ai trouvé utile de comprendre les processus de l’impérialisme en accord avec ceux de la subsomption formelle – en accord, par exemple, avec la manière dont Rosa Luxemburg dans L’Accumulation du Capital caractérise les impérialismes européens et leurs violences intrinsèques en termes d’une intériorisation de l’extérieur, menant les économies non-capitalistes et les formes sociales sous la domination du capital.

Marx distingue alors le processus de la subsomption formelle d’une subsomption réelle du travail sous le capital dans laquelle de nouveaux processus de travail sont créés par le capital lui-même ou, plutôt au sein du domaine social désormais capitaliste. Marx s’est concentré sur la façon dont les processus de travail sont créés à travers l’application des sciences, la mise en œuvre de nouvelles technologies, et ainsi de suite. Les pratiques de travail sont générées dans le capital et sont fondamentalement différentes de celles qui ont été importées de l’extérieur, et Marx fait souvent référence au passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle comme l’avènement d’une société « proprement capitaliste ».

Les concepts de la subsomption formelle et réelle de Marx sont utiles à plusieurs égards, mais je dois les étendre au-delà de leur utilisation à deux égards pour la suite de mon raisonnement. Il faut d’abord étendre la subsomption réelle du travail sous le capital, analysée par Marx, à la subsomption réelle de la société sous le capital. Dans les années 1970, Toni Negri, entre autres, a trouvé nécessaire de lire cet argument des Grundrisse de manière détaillée lorsqu’il est devenu clair que le fonctionnement de la domination capitaliste et les formes de lutte anticapitaliste s’étendaient bien au-delà des murs de l’usine, ayant investi le champ social dans sa globalité. En d’autres termes, la subsomption réelle de la société était un moyen de théoriser, d’une part, l’extension extraordinairement large et profonde des rapports de production capitalistes dans tout le tissu social, en particulier dans les pays dominants. Le concept, en revanche, faisait partie d’une analyse selon laquelle les formes traditionnelles d’organisation syndicaliste ne suffisent plus et ont besoin, afin de combattre la domination capitaliste, l’articulation de diverses luttes à travers le champ social.

Il est important de reconnaître que les analyses de la société capitaliste contemporaine en termes de subsomption réelle n’indiquent pas un processus d’homogénéisation sociale – comme si être « proprement capitaliste » en termes de Marx impliquait l’élimination des différences. Au contraire, les théories en termes de subsomption réelle doivent considérer la société capitaliste comme composée de multiplicités, un cadre dans lequel les différences sociales interagissent. La reconnaissance que toutes les relations sociales, et pas seulement le travail, ont tendance à être subsumées sous le capital nous oblige alors à théoriser la dynamique entre la classe, la race, le genre et d’autres axes de subordination.

Il est également important de résister à l’interprétation du passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle comme un passage historique absolu, tel que l’analyse de Marx semble le suggérer. En d’autres termes, bien que je trouve utile d’inscrire ces termes dans un argument de périodisation – à peu près dans les années 1970, nous sommes passés d’une société dans laquelle la subsomption formelle était dominante à une société dans laquelle la subsomption réelle l’a remplacée – les processus de subsomption formelle n’ont aucunement cessé. Le capital travaille encore, incorpore, et fonctionne aux côtés non seulement des pratiques de travail mais également des diverses formes sociales qui viennent de l’« extérieur ». Certains chercheurs contemporains – Harry Harootunian et Alvaro Garcia Linera me viennent à l’esprit – insistent même sur le fait que la subsomption formelle est la règle générale du développement capitaliste.

Je préfère dire qu’il y a une dynamique continue entre les processus de subsomption formelle et ceux de la subsomption réelle. Alors que la subsomption formelle fournit une charnière entre le présent et divers passés, éclairant les relations entre le capital et ses dehors ainsi que les différentes voies du développement capitaliste, la subsomption réelle met en évidence la manière dont le capital produit et reproduit continuellement les différences et les structures à l’intérieur de son domaine, avec des moyens « proprement capitalistes ».

Capitalisme racial et capitalisme patriarcal entre subsomption formelle et réelle

Les spécialistes de la théorie du capitalisme racial et de la théorie du capitalisme patriarcal, bien qu’ils n’utilisent pas ces termes, enrichissent de manière efficace ces analyses de la subsomption formelle et réelle. Cedric Robinson, par exemple, commence son étude du capitalisme racial dans son livre Black Marxism en remarquant que lorsque les rapports de production capitalistes se développaient en Europe, ils employaient diverses formes de racisme préexistants, assujettissant non seulement les Africains mais aussi les Irlandais, les Slaves et divers autres. La production du mode capitaliste enrôlait et déployait des marqueurs raciaux et des hiérarchies raciales – qu’on pourrait considérer formellement subsumés – au sein de ses propres structures de pouvoir. Robin Kelley développe d’avantage le concept de Robinson : le capitalisme et le racisme « ne rompaient pas avec l’ordre ancien mais en découlaient afin de produire un système mondial moderne de « capitalisme racial » s’appuyant sur l’esclavage et la violence, sur l’impérialisme et le génocide. Le capitalisme était « racial » non pas en raison d’un complot visant à diviser les travailleurs ou à justifier l’esclavage et la dépossession, mais parce que le racialisme s’était déjà répandu au sein de la société féodale occidentale. » Le fait que les races et les hiérarchies raciales préexistaient par rapport au capital (et furent incorporées et redéployées dans les sociétés capitalistes) fournit un moyen de reconnaître que la race n’est pas une caractéristique accidentelle ou accessoire du système capitaliste. La race est constitutive du mode de production capitaliste et essentielle à la domination continue du capital. Notons que le concept de capitalisme racial n’inverse pas seulement la priorité du capital, il ne refuse pas que le racisme soit considéré comme secondaire au capital pour prétendre que le capital est subordonné aux hiérarchies raciales. Au contraire, les hiérarchies raciales et capitalistes sont relativement autonomes, ni subordonnées ni dérivées l’une de l’autre, et, d’autre part, les deux sont intimement liées dans la société contemporaine, de sorte que le fonctionnement et la survie de l’une dépendent de ceux de l’autre.

Les théories féministes du capitalisme patriarcal ont depuis longtemps développé des arguments sur l’histoire du capitalisme et du patriarcat parallèlement à ceux développés par les théories du capitalisme racial. (La relation historique entre le patriarcat et le capital, bien que n’étant plus une occupation centrale de la théorie féministe, a été explorée en détail par une génération de féministes socialistes dans les années 1970 et 1980.) Comme les théoriciens du capitalisme racial, les féministes socialistes avancent que le patriarcat précède de loin l’avènement du capital et ne pouvait ainsi être son produit. Cependant, le fait que les conceptions du genre et des structures de domination du genre existaient auparavant ne signifie pas que le patriarcat est un système universel ayant les mêmes structures de base à travers l’histoire. Au contraire, les structures patriarcales furent adoptées et transformées dans la société capitaliste, créant, par exemple, une nouvelle structure familiale avec un système complexe de divisions sexuelles du travail. En d’autres termes, l’antériorité historique de la hiérarchie des genres ne nécessite pas le maintien de l’autonomie de celle-ci par rapport à la domination capitaliste, mais, comme pour les théoriciens du capitalisme racial, de tels récits historiques offrent un point de vue pour faire voir que le genre et la race, bien qu’entrelacés avec les hiérarchies capitalistes, conservent une autonomie relative. Le fait est que dans nos analyses, nous devons accorder aux structures du patriarcat et du capitalisme un poids égal et une indépendance relative tout en reconnaissant leur nature mutuellement constitutive et en démontrant ainsi que le capitalisme est essentiellement patriarcal.

Bien sûr, les débats sur le capitalisme racial et patriarcal sont bien plus riches, mais pour mener à bien mon raisonnement, je veux simplement souligner un double argument partagé par ces traditions théoriques, qui facilite d’ailleurs notre compréhension du fonctionnement de la subsomption formelle et réelle. D’une part, le racisme et le patriarcat ne sont pas des traits accessoires du système capitaliste et ne sont pas comme dominés par lui, comme s’ils n’étaient que des ennemis secondaires face à la lutte primaire contre le capital. Ce sont des structures relativement autonomes qui ont été subsumées formellement de l’intérieur de la société capitaliste. D’un autre côté, les hiérarchies raciales et de genre ne sont pas historiquement fixes mais ont été complètement transformées, réinventées et redéployées – c’est-à-dire réellement subsumées – dans la société « proprement capitaliste » et son mode de production global. De plus, ces deux affirmations de subsomption formelle et réelle ne sont pas contradictoires mais mettent en évidence les multiplicités réelles existant dans la domination capitaliste. Le racisme et le patriarcat sont constitutifs de la société capitaliste et essentiels à sa persévérance dans ce double sens, entre la subsomption formelle et réelle. (On devrait à ce stade, si le temps le permet, inverser le sujet du raisonnement afin d’analyser comment, tout comme le capital subsume les relations patriarcales et racistes, ces dernières l’incorporent également).

Intersections de la lutte antiraciste, féministe et anticapitaliste

Les conséquences pour une pratique politique impliquée dans la mise en évidence des multiplicités au sein des structures dirigeantes capitalistes devraient être clairs. « Dans l’ensemble », pour reprendre les mots d’Iris Young au début des années 1980, « les socialistes ne considèrent pas suffisamment la lutte contre l’oppression des femmes en tant comme un aspect central de la lutte contre le capitalisme lui-même » (p. 64). Des affirmations parallèles concernant la race peuvent être trouvées tout au long de l’histoire de la théorie marxiste et de l’organisation communiste, posant l’antiracisme comme une question importante mais secondaire. Si, comme je le dis, les relations entre ces systèmes de domination sont internes, et si le racisme, le patriarcat et le capital sont mutuellement constitutifs, alors les luttes féministes, antiracistes et anticapitalistes doivent se rencontrer sur le même terrain. Souligner la multiplicité au sein des structures du pouvoir aide ainsi à reconnaître l’importance et l’efficacité d’un large éventail de luttes contemporaines et la nécessité de les entrelacer en pratique. Et, je me dois de remarquer, un large éventail de militants aujourd’hui comprennent profondément l’importance de ce point.

Cette relation entre la multiplicité de l’analyse et l’intersection des luttes est clairement illustrée, par exemple, dans les pratiques de « grève des femmes » par le mouvement NiUnaMenos en Argentine, en Italie et ailleurs. NiUnaMenos est né en réaction au féminicide et à la violence contre les femmes dans toutes ses manifestations et dans tous ses lieux – au travail, dans la famille et dans la rue. La violence de genre en général, et le féminicide en particulier, est une expression du contrôle patriarcal dans ses formes les plus vicieuses et brutales. Ainsi, le mouvement vise donc sans équivoque à défier les structures et les pratiques du patriarcat. Mais les militantes sont pleinement conscientes que la lutte contre la violence de genre se doit d’être aussi une lutte contre le capital.

La lutte féministe et la lutte anticapitaliste se rejoignent clairement dans la proposition de la grève comme outil politique. Les militantes argentines NiUnaMenos ont conçu la grève des femmes, d’abord, comme un outil pour politiser les violences contre les femmes et, ensuite, comme une manière de positionner les femmes, non pas seulement comme des victimes, mais aussi comme des sujets puissants. La pratique de la grève, en second lieu, implique pour elles tout autant la relation intrinsèque entre patriarcat et capital. La grève, explique Verónica Gago,

a permis une cartographie de l’hétérogénéité du travail dans un registre féministe, valorisant et rendant visibles les formes de travail précaires, informelles, domestiques et migrantes non pas comme complémentaires ou subsidiaires au travail salarié, mais comme fondamentales pour les formes actuelles d’exploitation et d’extraction de valeur.

En d’autres termes, pour comprendre l’extraction des formes sociales du commun, il faut reconnaître comment ces formes sociales sont différentes selon le genre et comment les modes d’extraction s’appuient sur et fonctionnent à travers la structure patriarcale. Fonder la pratique féministe en termes de grève ne veut pas dire introduire une analogie – que les femmes peuvent faire grève de la même manière que les travailleurs salariés – mais consiste plutôt à mettre en évidence une relation interne : le capital fonctionne à travers les hiérarchies de genre et ne peut fonctionner autrement. Cependant, il est clair qu’une telle grève ne peut plus se restreindre à l’ancienne forme industrielle de blocage d’usine, mais doit plutôt articuler diverses formes de refus, de retrait et de sabotage dans différents espaces sociaux. En préparation de la grève des femmes en Argentine, NiUnaMenos a mené un projet de recherche au cours duquel on demandait aux collectifs d’ouvrières, aux collectifs d’étudiantes, aux collectifs communautaires et autres ce que signifiait pour eux la grève et comment ils la mettraient en œuvre. Ensuite la grève des femmes elle-même relie ces contextes et expériences variés. En effet, l’utilisation de la grève par NiUnaMenos illustre une demande générale centrale : à mesure que la production devient de plus en plus sociale, les formes traditionnelles de grève doivent aussi se transformer en grève sociale. Avec ce raisonnement, NiUnaMenos indiquent clairement que leur lutte contre la violence de genre et contre les structures du patriarcat de manière plus générale est nécessairement aussi une lutte anticapitaliste au sens large.

Ajoutons à ceci un argument parallèle concernant divers exemples de luttes antiracistes contemporaines, y compris les différents courants de BlackLivesMatter aux États-Unis et les mouvements étudiants en Afrique du Sud, Rhodes Must Fall et Fees Must Fall. Les militants sont bien conscients que là aussi, la hiérarchie raciale et la suprématie blanche sont intimement liées à la domination capitaliste – de l’activité policière au complexe industriel carcéral, des politiques étatiques et des régimes du travail racialisés aux régimes racialisés d’expropriation, des régimes anti-migratoires aux centres de détention des migrants, et ainsi de suite. Elles sont entrelacées à un tel point que, pour contester la suprématie raciale, il faut aussi attaquer la domination capitaliste et, par conséquent attaquer la suprématie blanche afin de remettre en cause la domination capitaliste. En effet, toute menace sérieuse contre les hiérarchies raciales est elle-même un danger mortel pour le capital.

Concentrons-nous désormais sur deux exemples récents de luttes centrées sur l’extraction du commun dans le contexte du capitalisme racial. La première est la lutte de Standing Rock contre l’oléoduc « Dakota Access » en 2016. Je trouve remarquable que le mouvement, guidé par un extraordinaire rassemblement de tribus Nord-américaines, n’ait pas contesté la construction de la pipeline en s’appuyant sur les droits de propriété – ce qui serait par exemple dire que l’oléoduc et ses dangers violeraient leurs droits en tant que propriétaires des territoires tribaux traversés. Ils se sont tout autant abstenus de demander davantage de régulation de la part de l’État. Ils ont posé un défi bien plus radical : ceux qu’on appelle les « protecteurs des eaux » ont demandé le développement d’un nouveau rapport à la terre qui ne la traite plus en tant que propriété – qu’elle soit privée ou publique – mais comme quelque chose de commun, avec des pratiques de soin, de responsabilité et de participation. Cette lutte, en d’autres termes, essayait à la fois de bloquer l’extraction du commun sous forme de pétrole et d’affirmer et de développer une nouvelle relation avec la terre en tant que commun.

Un deuxième exemple serait l’initiative « Black Land and Labor », qui a lancé, en juin dernier – le 19 juin, « Juneteenth » (l’anniversaire de la libération des esclaves) – divers projets pour la réappropriation par les communautés noires de terres, d’espaces urbains et d’autres formes de richesse sociale à travers des pratiques d’occupation et d’autres formes d’actions militantes. Un aspect fascinant de l’analyse de ce groupe est sa stratégie d’attaque visant non seulement le vol historique de la richesse des Noirs américains mais aussi, et plus fondamentalement, les « enclos » imposées par le capital sur la terre, la métropole et l’ensemble des relations sociales. Il s’agit là certainement d’un discours exigeant des réparations pour les expériences subies pendant l’esclavage et la longue histoire du capitalisme racial, mais d’une manière très innovatrice : la richesse « volée » ne doit pas être restituée sous la forme de propriété privée mais de richesse commune. Les militants de cette initiative font ainsi écho, peut-être sans le reconnaître, à la réponse de Marx au dicton de Proudhon : « la propriété, c’est le vol. » Oui, dit Marx, on peut certes dénoncer la propriété comme un vol, mais considérer le vol en tant qu’injustice fondamentale présuppose l’existence de la propriété et reste donc dans sa sphère idéologique. Le programme plus radical, comme celui imaginé par ces activistes, exige non seulement l’abolition de la propriété, mais également un processus collectif de libération qui prend la forme de la constitution du commun.

De l’articulation des luttes à la constitution de la multitude

J’ai commencé par parler de l’extraction du commun, mais j’ai ensuite essayé de développer, à travers une lecture de la subsomption formelle et réelle, un cadre pour saisir la multiplicité des luttes anticapitalistes contemporaines. Mon argument tourne, en grande partie, autour du caractère interne ou externe des rapports entre le capital, la suprématie raciale et le patriarcat. S’ils étaient externes, on pourrait dire que, bien que les divisions de race et de genre imprègnent le capitalisme ou la société capitaliste, elles ne sont pas internes au capital et donc les différentes luttes restent radicalement distinctes (David Harvey avance cet argument dans Seventeen Contradictions and The End of Capitalism). Si au contraire les relations entre les structures des hiérarchies capitalistes, raciales et de genre étaient internes – si le patriarcat et le racisme étaient intrinsèques non pas au capital dans l’abstrait mais au fonctionnement du capital tel qu’il s’est développé historiquement – alors une articulation plus profonde est non seulement possible mais nécessaire. Les mouvements féministes et antiracistes dont j’ai parlé plus tôt ne se laissent pas simplement réduire à des luttes anticapitalistes – ils sont aussi contre le patriarcat, la suprématie blanche, la colonialité et davantage. Mais le fait qu’ils soient déjà anticapitalistes et que les luttes anticapitalistes visent également une hiérarchie raciale et sexiste indique la présence d’une base d’articulation.

À ce stade de l’argumentation, il convient de développer, en marge, une critique du concept de solidarité dans la mesure où il repose sur une notion externe de ces relations. Après la révolution de 1905 en Russie, Rosa Luxembourg, dans son écrit Massenstreik critiquait le fait que le prolétariat allemand ne pouvait exprimer qu’une « solidarité internationale avec le prolétariat russe », comprenant le soulèvement manqué comme extérieur à lui, entièrement incapable de reconnaître que les événements russes étaient en fait internes à leur propre lutte, « un chapitre de leur propre histoire sociale et politique ». Luxembourg méprise bien sûr les expressions allemandes de sympathie (condescendantes) pour leurs pauvres cousins russes, mais sa thèse principale porte ici sur la rapport interne entre les luttes. Sa critique de la solidarité (et de l’externalité présumée des luttes) trouve son expression directe dans ce que nous avons présenté ci-dessus. On peut former des coalitions ou exprimer une solidarité à travers les luttes contre le capital, le patriarcat et la suprématie raciale, mais cela n’altère jamais la séparation fondamentale. Au contraire, si, comme le soutiennent les théories du capitalisme racial et du capitalisme patriarcal, ces différentes voies de lutte sont réellement internes les unes aux autres, alors les luttes des autres sont véritablement des chapitres divers de notre propre histoire sociale et politique.

Le chemin vers une pratique révolutionnaire doit passer par une articulation de ces luttes et de nombreuses autres semblables. Mais cette articulation n’est nullement spontanée ou immédiate. La reconnaissance théorique des multiplicités au sein de la domination capitaliste et la réalisation pratique des intersections entre les luttes contre le patriarcat, la suprématie blanche et le capital ne fournissent rien de plus qu’un point de départ solide. L’articulation nécessite un processus de constitution.

La reconnaissance de ces multiplicités devrait expliquer, en partie, pourquoi nous avons tenté d’utiliser le concept de multitude pour interpréter et traduire la dynamique contemporaine de la classe et pour saisir plus généralement les possibilités de la subjectivité politique dans la lutte. D’abord, ce que l’illustre ce que je viens d’évoquer, la multitude produit et reproduit le commun, et puisque le commun n’est pas homogène mais lui-même un champ de différences, il fournit un moyen d’indiquer les multiplicités radicales du capital. Deuxièmement, et plus important pour mon argument ici, la multitude signale un terrain d’action politique à partir duquel l’articulation entre diverses subjectivités politiques est possible. En d’autres termes, par multitude, je n’entends point nommer un sujet existant ou simplement pointer vers des différences sociologiques, mais plutôt indiquer une matrice de possibilités. Troisièmement, et finalement, la multitude en tant que sujet politique est le résultat d’un processus de constitution, un sujet différencié intérieurement mais articulé par la lutte en commun. Multitude résume ainsi la trajectoire analytique et politique qui va de la reconnaissance des multiplicités au sein du capital à l’articulation des luttes au sein d’un projet politique cohérent. Cela fournit à la fois un moyen d’apprécier l’importance des luttes existantes et un cadre pour augmenter et réaliser leur potentiel révolutionnaire.

Ce texte est initialement un travail engagé en commun aux côtés de Sandro Mezzadra et Antonio Negri. Il est traduit de l’anglais par Jeanne Etelain et Pierre Schwarzer.

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  1. Ce texte, exposé à la Maison des Sciences Economiques de Paris le 6 avril 2018, reprend et prolonge des arguments développés dans M. Hardt, S. Mezzadra, Il soggetto del Manifesto, in K. Marx, F. Engels, Il manifesto comunista, Ponte alla grazie, Firenze, 2018, pp. 278-94, et dans M. Hardt, A. Negri, The Multiplicities Within Capitalist Rule and the Articulation of Struggles, disponible online à la page https://www.triple-c.at/index.php/tripleC/article/view/1025. Texte traduit de l’anglais par Jeanne Etelain et Pierre Schwarzer. []
Michael Hardt