Le ciné-capital : d’Ozu à Hitchcock. Entretien avec Jun Fujita.

L’oeuvre de Deleuze sur le cinéma a longtemps été écartée du corpus politique de ce dernier. Publiée tardivement, elle marque pour beaucoup le retour du philosophe à ses premières préoccupations esthétiques et contemplatives. Voire elle bouclerait le parcours deleuzien autour d’une même problématique idéaliste du sens et du virtuel. À rebours de ces interprétations, Jun Fujita propose, dans cet entretien mené par Sophie Coudray, de lire en Deleuze un penseur du ciné-capital. Cette proposition consiste à voir le cinéma comme une mise au travail des images, au-delà de leur évidente marchandisation. Fujita finit en outre par suggérer un devenir-revolutionnaire des images : au travers de Ozu, Godard, Straub-Huillet ou encore Spielberg, Fujita montre que le potentiel émancipateur des images consiste à enrayer, détourner, faire bégayer le ciné-capital. Sous ce regard, Fujita indique une voie neuve pour la critique, attentive tant aux dispositifs de production qu’à la résonance et aux échos de l’image ; il nous invite en outre, en tant que révolutionnaires ou militants, à regarder le cinéma (et à lire Deleuze) autrement.

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Votre livre se construit à partir d’une lecture marxiste de L’Image-mouvement et de L’Image-temps de Deleuze. Comment avez-vous entrepris cette lecture marxiste de ce diptyque de Deleuze ? Quelle place ces ouvrages accordent-ils à la pensée marxiste et comment s’est organisé ce dialogue théorique ?

Depuis fort longtemps, le cinéma est seul. Il n’y a personne qui parle du cinéma ou qui pense au cinéma. Cel fait bien longtemps que Les Cahiers du cinéma sont devenus les cahiers des films. La revue ne se demande plus : « qu’est-ce que le cinéma ? », question bazinienne qui en était fondatrice. La théorie du cinéma telle que les gens comme Eisenstein ou Epstein s’en sont occupés dans les années 1920 et 1930 n’existe plus. Dans une conversation avec Daney au moment de la préparation de ses Histoire(s) du cinéma, Godard rappelle que ce qui était important dans la « politique des auteurs », proposée par Truffaut, ce n’était pas le mot « auteurs », mais « politique » : les critiques français des années 1950 définissaient le cinéma comme un mouvement collectif et appelaient « auteurs » les cinéastes engagés dans ce mouvement. Mais les « auteurs » se sont trouvés coupés du cinéma dès l’apparition de l’« auteurism » : en réinterprétant la thèse française dans un contexte libéral, les critiques étasuniens des années 1960, tels que Andrew Sarris ou Peter Bogdanovich, se sont mis à affirmer que si Hawks ou Ford sont « auteurs », c’est en tant qu’ils ont chacun leur « style », en travaillant dans les genres les plus divers. Ainsi on ne parle désormais plus que des auteurs et de leurs cinémas individuels.

Sans théorie, pas de pratique. La plupart des cinéastes de nos jours travaillent sans se mettre en rapport avec le cinéma, ou, plutôt, en considérant que celui-ci leur est donné comme un espace de jouissance immédiate, où chacun s’exprime librement, sans prendre en compte les travaux des autres. Un Xavier Dolan ou un Michel Hazanavicius n’ont pas d’aînés ni de frères. Ils ne sont pas citoyens du cinéma. Seuls les cinéastes hollywoodiens, qui connaissent entre eux une rivalité intense permanente, savent se dire encore : « si Spielberg fait ça et que Cameron fait ça, alors moi il faut que je m’occupe de ça. » À Hollywood, ce n’est pas les auteurs qui s’expriment au moyen du cinéma, mais c’est le cinéma qui s’exprime à travers leurs films. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui, parmi les cinéastes non hollywoodiens, c’est Godard, le seul qui continue de parler du cinéma et de l’histoire du cinéma, qui est le plus proche des cinéastes hollywoodiens contemporains.

Mon livre ne traite pas d’un thème spécifique tiré du cinéma, mais il traite de la question générique du cinéma, soit, de la volonté d’art (Kunstwollen) qui traverse tout le cinéma et toute son histoire. Avec Le Ciné-capital, j’ai tenté de réactiver la tradition suspendue ou assoupie de la théorie du cinéma. Le livre aurait pu être intitulé Rebonjour Cinéma pour faire allusion au fameux livre d’Epstein. Je ne suis pas chercheur ni savant, mais je suis critique, même si je donne des cours de cinéma à l’université depuis une quinzaine d’années. Après Daney, dans la langue française du moins, il est devenu très rare qu’une maison d’édition accepte les manuscrits écrits par un critique, les critiques de cinéma n’ont aujourd’hui pour lieu de publication que les revues ou les blogs. Il est encore plus rare qu’on publie un livre de théorie du cinéma (je ne saurais qu’adresser mes grands remerciements à mon éditeur Hermann ainsi qu’à Sylvie Rollet, la directrice de la collection), les deux volumes de Cinéma de Deleuze, publiés dans les années 1980, constituant l’un des derniers cas.

Si je me suis orienté vers la relecture du diptyque deleuzien, c’était donc pour en prendre le relais, c’est-à-dire, pour y reprendre le chemin qui mènerait vers un renouvellement de la théorie du cinéma. Si Deleuze avait enculé Bergson avec le cinéma (« enculer » est l’un des verbes chers au philosophe français), moi j’ai essayé d’enculer Deleuze avec Marx. Derrière Deleuze, qui affirmait : « La production des singularités se fait par accumulation d’ordinaires1 », j’ai fait venir Marx, qui lui chuchotait : « L’ouvrier parcellaire ne produit pas de marchandise. C’est le produit collectif des ouvriers parcellaires qui se transforme en marchandise. Le capitaliste paye à chacun des cent ouvriers sa force de travail indépendante, mais il ne paye pas la force combinée de la centaine2. » Et, à côté d’eux, j’ai convoqué une sage-femme, qui s’appelait Gilbert Simondon et qui les encourageait en leur disant : « Ce n’est pas l’individu qui invente, c’est le sujet, plus vaste que l’individu, plus riche que lui, et comportant, outre l’individualité de l’être individué, une certaine charge de nature, d’être non individué3. » En mettant ainsi en scène un ménage à trois, j’ai observé si cela pouvait donner quelque chose, donner naissance à un bâtard intéressant. Et c’est ce bâtard que j’ai baptisé « ciné-capital », au moment de l’accouchement.

Dans l’espace discursif autour du cinéma, il existait et il existe toujours un puissant courant de critique marxiste. C’est celui-ci qui a accusé, par exemple, dans les années 1950 au Japon, le cinéma d’Ozu de se contenter, à chaque film, de montrer quelques soucis insignifiants de la vie quotidienne des petit-bourgeois, et qui règne aujourd’hui encore sur le palmarès du Festival de Cannes avec l’attribution du premier prix aux films sociologiques des frères Dardenne, de Ken Loach, d’Imamura ou, pour cette année, de Kore-eda. Mais mon livre n’a évidemment rien à voir avec cette « Internationale des bons sentiments » (dixit le jeune Althusser), il va à son opposé même, et ce, jusqu’à prôner Ozu comme le cinéaste le plus révolutionnaire de toute l’histoire du cinéma.

Si j’ai mis Le Capital derrière Cinéma, c’était pour dégager de ce dernier une logique de la valeur, une théorie de la production de valeur propre au cinéma. Il s’agit de s’interroger, dans le premier chapitre du Ciné-capital, sur la manière dont le cinéma met au travail les images de façon à leur faire produire de la plus-value ; puis de se demander, dans le deuxième chapitre, quand et pourquoi le cinéma se met à intégrer le public à son processus de valorisation ; enfin dans les deux derniers chapitres, de se demander comment et dans quelles conditions les images entrent en résistance contre l’exploitation ciné-capitaliste de leur travail. Dans la conclusion, je m’éloigne de Cinéma pour relire le chapitre particulièrement stimulant intitulé « Géophilosophie » de Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari, à la lumière d’une ligne généalogique du cinéma politique, qui va d’Eisenstein à Straub et Huillet en passant par Glauber Rocha. Il faut noter également que cet ensemble d’écrits est précédé d’une « amorce » bellissime de Peter Szendy.

Vous écrivez que « si le cinéma peut être considéré comme un art des masses, c’est qu’il est un art de bolchévisation des masses. » (p. 13.). Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ? Comment le cinéma œuvre-t-il à cette bolchévisation des masses ?

Dans le livre, j’en pris l’exemple des Oiseaux de Hitchcock. Dans la fameuse conversation avec Truffaut, le cinéaste anglais explique le motif de son adaptation filmique du roman éponyme de Daphné du Maurier : « Je n’aurais pas tourné le film s’il s’était agi de vautours ou d’oiseaux de proie ; ce qui m’a plu est qu’il s’agissait d’oiseaux ordinaires, d’oiseaux de tous les jours4. » Le film montre, comme vous le savez, un grand soulèvement des oiseaux, parmi lesquels on ne trouve pourtant ni moineau-Lénine, ni corbeaux bolcheviques. Les oiseaux sont tous « ordinaires », il n’y a pas un seul oiseau extra-ordinaire par lui-même. Ce sont des oiseaux ordinaires qui deviennent extraordinaires sans être dirigés par un parti d’avant-garde, qui incarnerait dans une conscience leur investissement pré-conscient collectif, ce qui rend complètement insaisissable le « pourquoi » (c’est un mot qui revient à plusieurs reprises dans le film) de l’événement ornithologique pour les personnages humains tout comme pour les spectateurs. J’appelle « bolchevisation des masses » un tel devenir-extraordinaire immédiat des masses ordinaires.

Parmi les cinéastes contemporains, c’est Spielberg qui continue de travailler dans cette direction. Il s’intéresse toujours à la question de la quantité, ou, pour reprendre un terme deleuzien, du « dividuel » : l’accumulation quantitative ne s’effectue jamais sans changement qualitatif. À l’instar de l’horloge (deux coups consécutifs ne sonnent pas deux fois une heure, mais deux heures), la quantité détermine la qualité, la quantité est immédiatement qualitative. Voilà pourquoi, pour prendre le cas le plus connu, Spielberg a fait venir une masse de figurants lors du tournage de La Liste de Schindler : un figurant, considéré en lui-même, n’est qu’un homme sans qualité et c’est dans la quantité des figurants que se produit une qualité singulière. Ce matérialisme dividuel demeure opérant jusqu’à ses films les plus récents. Tout l’enjeu de Ready Player One consiste à remplir l’écran d’une masse de joueurs sans qualité s’engageant dans la lutte collective contre la multinationale qui domine l’espace virtuel. Dans Pentagon Papers, il s’agit moins de dénoncer l’existence des documents en question que de les imprimer et d’en faire le maximum de copies. Spielberg est moins juif que chrétien ou, mieux, catholique dans son travail : ce qui compte pour lui, ce n’est pas la parole, mais son incarnation, c’est-à-dire, sa traduction matérielle la plus massive possible (la « traduction », au sens courant du terme, est en effet un des thèmes les plus récurrents chez lui dès Rencontres du troisième type). Il ne croit pas à la parole, mais à la chair. Il croit à la puissance matérielle des images. Et c’est ce catholicisme du cinéaste hollywoodien d’origine juive qui a allumé la colère de Lanzmann lors de la sortie de La Liste de Schindler, huit ans après celle de Shoah. Chez Spielberg tout comme chez Hitchcock, un plus un n’égalent jamais deux, mais ils font toujours trois. Voilà le principe du devenir-extraordinaire des masses ordinaires.

Spielberg d’un côté et Straub et Huillet de l’autre constituent les deux pôles extrêmes du cinéma d’aujourd’hui. Si Spielberg ne cesse de multiplier ou de copier le Même afin d’en dégager des effets qualitatifs en fonction de la quantité qui s’augmente, la question de la quantité se pose tout autrement chez Straub et Huillet, qui multiplient, quant à eux, le Différent sans jamais répéter la même chose deux fois dans un film. Straub et Huillet se gardent, avec la dernière rigueur, de traduire une image dans une autre, la parole dans l’image, le texte dans la façon de le réciter, ou encore, le contenu sémantique du texte dans sa forme syntaxique, et ce, pour atteindre des masses audio-visuelles infiniment différenciées (chez eux, les deux coups consécutifs d’une horloge ne devraient jamais être identiques, mais différents). Ils ont ainsi inventé une nouvelle forme de bolchevisation des masses, dans laquelle un plus un ne font plus trois, mais se mettent à valoir pour eux-mêmes dans une équation tautologique (un plus un égalent un plus un), de sorte que le Différent multiplié s’affirme lui-même comme une étrange qualité singulière. Je crois que tout le cinéma contemporain oscille entre ces deux extrémités matérialistes.

L’une des caractéristiques originales de votre ouvrage est le recours à des notions marxistes pour penser moins l’appareil de production du cinéma que la production d’images cinématographiques. Vous expliquez notamment la façon dont le cinéma fait produire de la plus-value aux images en exploitant leur force de travail. Pouvez-vous expliquer ce processus ? Pouvez-vous revenir plus largement sur la pertinence d’une telle utilisation de la méthodologie marxiste pour penser la production d’images cinématographiques ?

Je crois que nous sommes tous d’accord pour dire du travail de Marx qu’il était une analyse de la production sous l’angle du travail. Dans la tradition de la théorie du cinéma, il est vrai que dès Koulechov, on s’intéressait toujours à la question du montage du point de vue de la production de valeur (le montage comme « moyen de production » propre au cinéma), mais, à ma connaissance du moins, personne n’a jamais parlé de « travail », il n’y a personne qui ait dit : les images travaillent. Or, si vous voulez marxiser la théorie du cinéma, la première chose à y introduire, ce devrait être le mot « travail ». Il faudrait dire de l’effet Koulechov, par exemple, qu’il est la plus-value produite par les deux images mises en collaboration au moyen d’un montage.

Peut-être qu’il n’est pas tout à fait exact de dire que mon livre porte moins sur l’aspect industriel du cinéma que sur l’aspect esthétique ou artistique. Ce que j’ai essayé de faire dans Le Ciné-capital, c’est inventer une théorie du cinéma susceptible de traiter ce double aspect du cinéma en même temps. Parmi les formes d’art, le cinéma a cette propriété spécifique d’être industriel. Les images ne tombent pas du ciel, mais elles sont à acheter. Qu’est-ce qu’on vend alors ? Des films, bien évidemment. Mais qu’est-ce que c’est qu’une marchandise-film ? En quoi consiste-t-elle ? Les spectateurs ne paient pas leurs droits d’entrée pour voir simplement une série d’images, mais pour consommer ou jouir de la plus-value esthétique produite par celles-ci. C’est par la vente de la plus-value esthétique que les industriels du cinéma réalisent leur profit économique. Pour vous faire mieux voir les choses, je schématise un peu ce que je viens de dire : la part des industriels ne vient pas de l’image, mais de l’entre-image, cet intervalle qu’ils intègrent à leur marchandise sans payer un seul sou. Si le cinéma est art industriel, c’est que l’économique hante ainsi l’esthétique par derrière tout au long du processus de production filmique. Voilà à peu près ce que j’entends par cette phrase que Deleuze insère de manière assez inattendue dans le chapitre consacré au concept d’« image-cristal » et qui m’a servi de point de départ : « l’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit5. »

Je crois que c’est seulement à l’époque des frères Lumière que le cinéma suivait le modèle du capital commercial et opérait en tant que commerce des images à la dix-neuvièmiste, mais que dès l’invention du montage vers le début des années 1910, il s’est restructuré sous forme d’un capital industriel.

De cette façon, comment les images peuvent-elles cesser de travailler, « faire grève », pour s’opposer à ce processus ?

Si l’on a besoin d’une théorie marxiste du cinéma, c’est surtout pour mieux comprendre quel était l’enjeu pour le cinéma lorsque Rossellini a dit : « Le cose sono lì. Perché minipolarle ? » C’était une déclaration de guerre. Avec l’apparition du néo-réalisme, le cinéma est entré dans une guerre contre lui-même, les images se sont engagées dans une guerre civile contre le régime ciné-capitaliste en disant : « Nous sommes ici. Pourquoi nous manipuler ? » L’important est de savoir que cette guerre civile déclenchée en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale ne cessait de s’élargir depuis lors en Europe puis dans le monde entier, et qu’elle continue jusqu’à nos jours, si bien que chaque nouveau cinéaste est obligé de choisir son camp : ou bien devenir un agent du ciné-capital, ou bien entrer, au contraire, en alliance avec les images insurgées contre celui-ci. En ce sens, je dirais que mon livre s’adresse en premier à tous les nouveaux cinéastes et à tous ceux qui veulent être cinéastes.

À propos du néo-réalisme, de la Nouvelle Vague ou du cinéma d’Ozu, Deleuze parle des « situations optiques et sonores pures », où « les objets et les milieux prennent une réalité matérielle autonome qui les fait valoir pour eux-mêmes6. » Voilà la guerre, la grève : les images refusent de travailler. Godard dit : « Ce n’est pas du sang, c’est du rouge. » Cette fameuse formule traverse tout le cinéma des situations optiques et sonores pures, d’Ozu à Skolimowski en passant par le cinéaste gore Harschell Gordon Lewis. Dans Bonjour d’Ozu, dès le générique d’ouverture, chaque plan est constellé de points rouges, qui communiquent entre eux dans un silence absolu, sans produire la moindre plus-value métaphorique, et qui se font valoir pour eux-mêmes à leur surface abstraite de pures couleurs. Au début de Color Me Blood Red de H. G. Lewis, la tache rouge que le héros a faite d’un coup de pinceau accidentel sur la nuque de sa fiancée se connecte immédiatement à la couleur rouge du maillot porté par celle-ci, ce qui permet à la tâche de se détourner de la représentation figurative du sang. Et à la fin de Deep End de Skolimowski, un lourd appareil d’éclairage, violemment balancé par le protagoniste adolescent frustré, blesse et fait saigner la jeune femme à la tête d’un côté, et renverse une grande quantité de peinture rouge de l’autre, si bien que le sang devient pure couleur en entrant en rapport avec la matérialité optique de la peinture qui dégouline. Dans le film de Skolimowski, tout comme dans celui de Lewis, le refus du travail est double : la couleur rouge se déterritorialise par rapport à la production de la plus-value figurative (le sang), en même temps que le sang se décode par rapport à la production de la plus-value métaphorique (la pulsion meurtrière, la violence sexuelle). On passe ainsi de la figurativité métaphorique à la matérialité littérale.

Ces trois films coloristes ont tous en commun un fait important : c’est que pour que les images puissent se faire valoir pour elles-mêmes, il ne leur suffit pas de se décrocher du montage ou de la chaîne de montage ciné-capitalistes, mais qu’il faut qu’elles s’organisent dans une nouvelle forme de connexion, nouveau régime de montage, où elles prennent une « réalité matérielle autonome » : les points rouges se connectent les uns aux autres chez Ozu, la tache rouge à la nuque se connecte au maillot chez Lewis, et le saignement à la tête se connecte à la peinture chez Skolimowski. L’autonomie matérielle ne s’affirme comme telle qu’organisée, connectée, voire montée. Voilà pourquoi le cinéaste suisse qui dit : « ce n’est pas du sang, c’est du rouge », ne cesse de répéter également : « montage, mon beau souci. »

Comment le cinéma fait-il travailler le public pour l’intégrer au processus de production de plus-value ?

Il s’agit du phénomène historique que j’appelle « financiarisation de l’économie ciné-capitaliste ». À un moment donnée dans l’histoire du cinéma, disons, vers la fin des années 1960, le ciné-capital a connu une crise de surproduction, où tout produit filmique apparaissait comme étant un déjà-vu, déjà-produit, voire un cliché. C’était la crise du keynésianisme du cinéma. Mais cela n’a finalement pas empêché du tout le ciné-capital de continuer à se valoriser. Il a aussitôt inventé un nouvel art de valorisation, qui consiste à tirer de la plus-value des clichés mêmes : parodier les clichés. C’est de cela que Deleuze parle à la fin du premier volet de son diptyque, à propos du New American Cinema, dont l’apparition est contemporaine du choc Nixon et de la mise en place du régime de changes flottants.

Comme on le sait, la financiarisation de l’économie consiste à intégrer les spéculateurs au processus de production de valeur de chaque entreprise, en plus du patron et des travailleurs. Il en va exactement de même avec la financiarisation ciné-capitaliste, qui intègre les spectateurs au processus de production de valeur de chaque film, en plus du cinéaste et des images : les images, mises au travail collectivement par le cinéaste, produisent des clichés, sur lesquels s’effectue le travail d’interprétation ou, si vous voulez, de spéculation des spectateurs, ce qui permet au ciné-capital d’obtenir de la plus-value parodique et, par conséquent, de survivre à l’inflation de produits.

Selon Deleuze, les cinéastes du New American Cinema, tels que Lumet ou Altman, ont leur précurseur incontestable. Il s’agit d’Hitchcock, l’inventeur du cinéma à suspense. Le cinéaste anglais distingue le « suspense » de la « surprise ». Dans un film à surprise, les spectateurs, qui s’identifient aux personnages, se demandent : « qu’est-ce qui nous attend au bout du chemin ? », tandis que dans un film à suspense, les spectateurs, informés d’avance de ce que l’on va découvrir, se demandent : « comment les personnages réagissent-ils au moment de la révélation ? » En inventant le suspense comme une nouvelle forme de plus-value, le compatriote de Hume a défait l’identification des spectateurs aux personnages, voire aux images, et les a intégrés à nouveau, en tant que « variable indépendante » à part entière, au processus de valorisation ciné-capitaliste. Ce qu’il y a de particulièrement génial dans tout cela, c’est que les cinéastes n’ont pas besoin de payer un seul sou pour s’approprier ce nouveau capital variable qu’est le spectateur. C’est plutôt celui-ci qui paye son droit d’entrée pour se faire exploiter…

Toujours en dialogue avec Deleuze, vous utilisez le terme de « devenir-révolutionnaire » des images. Pouvez-vous expliquer celui-ci ?

Les images se trouvent dans une double impossibilité par rapport à l’exploitation ciné-capitaliste : elles ne la supportent plus, mais, en même temps, elles n’arrivent jamais à s’en retirer complètement. Plus leur refus du travail est catégorique, plus elles se heurtent fermement contre l’impossibilité d’esquiver la subsomption ciné-capitaliste. Je dirai, au passage, que l’introduction de la notion de « travail » dans la théorie du cinéma, c’est la subjectivation ou, si vous me permettez de faire de l’hispanisme, la « protagonisation » des images, et l’adoption de leur point de vue. De toute façon, c’est l’impossibilité réelle ou objective de faire la révolution, jointe à celle volitive ou subjective de ne pas la faire, qui force les images à entrer au processus de devenir-révolutionnaire.

Je reprends l’exemple de Color Me Blood Red, dont le titre (« Colore-moi de rouge sang ») me semble tout dire. Dans ce film réalisé la même année que Pierrot le fou, à propos duquel Godard a déclaré son littéralisme coloriste, la tâche rouge, agencée avec la nuque de la fiancée, est en fait bien prise dans un processus de production ciné-capitaliste, où elle laisse exploiter sa force de travail non seulement dans la reterritorialisation figurative du sang, mais aussi dans le recodage métaphorique de la pulsion meurtrière. C’est en résistant à cette réalité objective indéniable que la tâche se met à entrer dans un devenir-couleur avec le maillot rouge. Il est à noter que l’image est ici dédoublée : la tâche se scinde en deux directions hétérogènes, dont l’une est captée par le pouvoir ciné-capitaliste (en connexion avec la nuque), et dont l’autre s’échappe de celui-ci pour s’installer à la surface coloriste purement optique (en connexion avec le maillot). C’est ça que Deleuze appelle « image-cristal ». Dans L’Image-temps, volume consacré, selon ma lecture, à la question du devenir-révolutionnaire des images, le philosophe écrit : « Le cristal […] ne cesse d’échanger les deux images distinctes qui le constituent, l’image actuelle du présent qui passe et l’image virtuelle du passé qui se conserve7. » De la tache rouge chez Lewis on peut dire qu’elle est une image-cristal, dans laquelle on peut voir l’échange perpétuel entre l’image actuelle du sang et l’image virtuelle du rouge : blood-red, red-blood.

Vers la fin de ce second volume de Cinéma, Deleuze reformulera cette scission cristalline en termes de « visibilité » et de « lisibilité » : si l’aspect actuel de l’image est à voir, son aspect virtuel est à lire. Dans Le Ciné-capital, j’ai repris cette distinction entre le voir et le lire telle qu’elle est présentée par le philosophe, de façon à définir le devenir-révolutionnaire des images comme étant de l’ordre d’un processus de lisibilité. Mais je me demande si je n’aurais pas dû inverser cette distribution conceptuelle deleuzienne du voir à l’actuel et du lire au virtuel. Car, après tout, je me suis rendu compte que c’est plutôt la plus-value ciné-capitaliste, qu’elle soit figurative ou métaphorique, qui se produit sous forme lisible dans l’entre-image, tandis que les images se mettent à valoir pour elles-mêmes en s’établissant dans une visibilité excédentaire. Dans le film de Lewis, le sang ou la pulsion meurtrière sont des lisibilités produites dans la connexion ciné-capitaliste de la tache rouge sur la nuque, tandis que la couleur rouge est une pure visibilité qui s’affirme dans la connexion révolutionnaire de la même tâche sur le maillot rouge. Ne peut-on pas dire de tout passage révolutionnaire du « valoriser » au « valoir » qu’il est refus de la lisibilité figurative ou métaphorique des choses et affirmation de leur visibilité matérielle ?

S’il est important d’insister sur la prévalence de la visibilité sur la lisibilité quitte à déformer plus ou moins une des thèses principales de la pensée deleuzienne, c’est que nous, les modernes, ne savons toujours pas voir. Nous lisons, et nous regardons pour lire, mais nos yeux restent toujours incapables de voir. Le verbe « voir » demeure hors de la nomenclature de prédicats ou de puissances d’agir des hommes. Nous sommes bien des êtres parlants, mais nous ne sommes pas des êtres voyants, nous ne le sommes toujours pas encore. Voilà ce qui est le plus lamentable, malgré plus de cent ans de l’histoire du cinéma. Celui-ci n’a cessé d’échouer à nous apprendre à voir, et, par conséquent, à faire de nous un peuple d’êtres voyants. Dans Notre musique, Godard critique Hawks en disant que celui-ci ne sait pas voir la différence entre un homme et une femme, mais, si j’ai parlé tout à l’heure de Spielberg en le présentant comme un cinéaste aussi important que Straub et Huillet, c’est que je crois que nous ne savons même pas voir le Même. Or, c’est justement cette capacité à voir le Même qui permet à l’héroïne d’Europe 51 de Rossellini ou à l’auteur de Surveiller et punir de voir littéralement, et non pas de lire métaphoriquement, « des condamnés » dans une usine.

Le cinéma, comme ayant pour propriété d’être à la fois un art visuel et un art des masses (selon Godard, la peinture n’a jamais été qu’aristocratique), n’a cessé et ne cesse d’appeler un peuple voyant, qui n’existe pas encore. Nous sommes tous malades de lecture, et nous n’en sommes toujours pas encore guéris. Est-ce de la faute du cinéma lui-même, qui ne savait guère résister à la tentation d’être parlant ? Probablement. Il est vrai que l’acte de parole, dès son entrée au cinéma à la fin des années 1920 (à vrai dire, il faisait partie du cinéma dès l’époque du muet sous forme d’intertitres), ne cessait de conduire nos yeux à lire l’entre-image ou ce qui s’y produit. Mais n’est-il pas concevable que l’acte de parole prenne une autre forme, sous laquelle il nous permettrait de voir les images et de suivre leur devenir-révolutionnaire ? Je crois que c’est là que réside une des tâches majeures de la critique du cinéma en tant qu’acte de parole qui s’opère à côté de l’écran. De Douchet à Emmanuel Burdeau en passant par Narboni ou Daney, les meilleurs des critiques ne faisaient et ne font en effet que ça : faire voir.

La révolution appartient-elle à l’impossible ? Que signifie, comme l’écrit Deleuze dans L’Epuisé, l’épuisement du possible ? Est-ce un pas vers l’impossible et donc vers la révolution ?

La question est celle du « numéro deux », si l’on reprend le titre d’un film de Godard. Supposons que vous fassiez un film. Pour l’enrichir au maximum, vous y mettez tous les éléments possibles autour de votre sujet. Une fois que ce film connaît un succès commercial, votre producteur vous demande d’en faire une part 2. En ayant tout mis dans le premier film, vous n’avez plus rien à mettre dans le deuxième. Vous voilà devant un épuisement de possibles. Mais, c’est à partir de ce moment-là, justement, que votre travail s’ouvre sur un véritable processus créatif, en allant au-delà d’une simple réalisation ou mise en scène de possibles. Vous ne serez enfin plus réalisateur ni metteur en scène, mais créateur. Deleuze ne dit pas autre chose quand il parle de John McEnroe, joueur de tennis connu surtout pour son style particulier, qui consiste à s’approcher du filet à toute vitesse chaque fois qu’il sert la balle : « Comme McEnroe, c’est en se cognant la tête qu’on trouvera. Si l’on n’a pas un ensemble d’impossibilités, on n’aura pas cette ligne de fuite, cette sortie qui constitue la création8. » La création, qu’elle soit artistique, sportive ou politique, ne commence que quand on balaie tous les possibles. Voilà pourquoi au cinéma, un numéro deux est toujours meilleur que son numéro un, comme dans le cas de Retour vers le futur 2 de Zemekis, par exemple. Ou, plutôt, chaque fois qu’on réalise un film, il faut le faire comme s’il s’agissait d’un numéro deux, ce qui est l’idée du film godardien.

Tous les grands écrivains, les grands cinéastes, les grands peintres ou les grands révolutionnaires savent créer chacun devant soi un désert de possibles. C’est ce que Deleuze voit et fait voir chez Kafka, Youssef Chahine, Bacon ou Yasser Arafat. Mais c’est également ce qu’Althusser voit et fait voir chez Machiavel ou Rousseau. Selon le philosophe communiste français, le penseur florentin fait de l’Italie du XVIe siècle son Sahara en y voyant un « pays atomisé » en une infinité de petits États, tandis que l’écrivain genevois crée le sien en voyant dans l’état de guerre un peuple divisé en deux blocs parallèles, les riches et les pauvres. Chez Machiavel tout aussi bien que chez Rousseau, désertifier tout un champ, balayer les possibles, ou, dresser devant soi un mur d’impossibilités, c’est doubler une réalité donnée d’une vision volitive, qui est celle d’un manque de cause. L’un se divise en deux. Machiavel et Rousseau voient un vide de cause là où les autres n’en reconnaissent aucun. Ils font surgir chacun devant eux l’absence de cause de l’unification d’un pays ou d’un peuple, ce qui les force à entrer dans un processus de création.

Qu’est-ce qu’on crée ? Machiavel et Rousseau créent ce qui n’existe pas encore, à savoir, justement, la cause de l’unification nationale ou sociale. Or, cette cause à créer ne sera pas une cause réelle, mais fictive, on peut l’appeler « quasi-cause » en reprenant le terme deleuzien. Créer la quasi-cause de la révolution à partir de la vision, elle-même à créer, du manque de cause réelle : voilà la tâche fondamentale ou fondatrice de tous les révolutionnaires dignes de ce nom.

Entretien réalisé par Sophie Coudray

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  1. Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’Image-mouvement, Paris, Les Éditions de minuit, 1983, p.15. []
  2. Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre XVI et IV. []
  3. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p.248. []
  4. Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993, p.243 []
  5. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’Image-temps, Paris, Les Éditions de minuit, 1985, p.104. []
  6. Ibid., p.11. []
  7. Ibid., p.109. []
  8. Gilles Deleuze, « Les Intercesseurs », Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p.182-183. []
Jun Fujita