Sur la violence révolutionnaire

Aujourd’hui comme hier, les luttes d’émancipation sont sommées d’exorciser leur prétendue « violence ». Au cœur des années 2000, à l’heure de l’altermondialisme et des mouvements antiguerre, l’agenda dominant entendait imposer la non-violence comme mot d’ordre : contre les résistances palestinienne et irakienne, contre les black blocs. Dans ce texte de 2003, le philosophe Georges Labica se saisissait de cette conjoncture pour rappeler un fait massif : la période était déjà sous le signe de la guerre globale et d’une mondialisation conquérante. La violence est du côté du système ; pour les opprimés et les exploités, elle est une réponse stratégique. « Les endormissements, les résignations, et les soumissions n’auront qu’un temps. Les conditions sont d’ores et déjà réunies pour qu’éclatent, aux endroits les plus inattendus, soulèvements de masse, insurrections, révoltes sanglantes ou actes “terroristes” que les bonnes consciences vilipenderont de leurs cris d’orfraies. »

Sorel, les Juifs et l’antisémitisme

Les rapport de Georges Sorel à l’antisémitisme sont complexes et paradoxaux. Théoricien du syndicalisme révolutionnaire et dreyfusard convaincu à l’origine, il évolua progressivement vers un socialisme conservateur aux accents ouvertement antisémites, le plus souvent difficilement identifiable d’un point de vue politique. Dans cet article, l’historien des idées Shlomo Sand se propose de revenir sur le parcours de Sorel, d’en reconstituer la logique contradictoire avec pour ligne directrice ses rapports à la « question juive ». L’occasion surtout de faire retour sur un moment singulier de l’histoire du mouvement ouvrier européen, celui du passage du XIXe siècle au XXe siècle, qui s’impose comme matriciel du point de vue d’un certain nombre de débats.

Provincialiser le capitalisme : le cas de l’historiographie chinoise

À quelles conditions des catégories forgées pour expliquer la trajectoire historique de l’Europe occidentale – mode de production, féodalisme, capitalisme – peuvent-elles être appliquées au devenir des formations sociales non-européennes ? En exposant les différentes réponses apportées par l’historiographie chinoise à ce problème, Arif Dirlik soutient que le marxisme souffre moins d’un biais eurocentrique que du privilège accordé au capitalisme dans l’écriture de l’histoire. Pour imaginer collectivement une autre histoire, ce n’est donc pas d’une provincialisation de l’Europe que nous avons besoin, mais d’un décentrement du capitalisme.

Stalinisme et capital : économie politique d’un effondrement

Quelles forces ont précipité la chute du « socialisme réellement existant » à l’Est et en URSS ? Cette question, largement débattue par les marxistes, découle de l’analyse du stalinisme qu’on choisit d’adopter. Pour Robert Brenner, les économies de l’Est n’étaient ni des capitalismes d’État, ni des sociétés en transition vers le socialisme bureaucratiquement déformées. Il propose de rapporter les évolutions en URSS et à l’Est à un mode de production bureaucratique, qui aurait ses propres lois, caractérisées par l’inexistence des faillites et du chômage, mettant en péril les mécanismes concurrentiels du capitalisme. Cette analyse lui permet dans ce texte, paru entre la chute du mur de Berlin et l’effondrement du système soviétique, d’anticiper de façon fulgurante les traits de la période à venir : une transition catastrophique vers le capitalisme, une tiersmondisation des économies de l’Est, une progression des forces antisémites et ethnicistes.

Qui s’intéresse encore à l’impérialisme français ? Entretien avec Claude Serfati

Souvent remis en cause, le concept d’impérialisme est essentiel à notre compréhension du monde. Loin d’être une lubie conspirationniste, ou encore un synonyme du colonialisme, il comporte des dimensions politique, économique et sociale. Pour Claude Serfati, il faut comprendre l’impérialisme comme l’expression politique des impératifs de l’accumulation du capital. À travers ce concept, il peint un tableau saisissant de la France d’aujourd’hui : une industrie exsangue et un faible potentiel d’expansion, compensées par une politique ultra-belliciste, néocoloniale, appuyée par de grands groupes stratégiques (armement, nucléaire, pétrole). Cette « économie politique de la Ve République », constitue une proposition théorique marxiste novatrice, qui permet d’articuler État et capital de façon résolument dialectique.

Le film comme étude : dialogue entre Peter Weiss et Harun Farocki

Dans ce dialogue avec Harun Farocki, publié dans la revue Filmkritik, en février 1980 et Juin 1981, Peter Weiss revient sur son rapport au cinéma et sur son passage du film à l’écriture. Les deux hommes s’interrogent sur ce qui fait la spécificité de l’expérience et de la représentation filmiques, en explorant les films majeurs de Weiss tout en les replaçant dans la globalité de son œuvre. Ce texte est précédé d’une introduction de Thomas Voltzenlogel.

Marcuse et l’esthétisation de la technologie

Comment transformer la rationalité technologique de vecteur de domination en instrument de libération ? Telle est, nous montre Andrew Feenberg, la question à laquelle se sera attaché à répondre Marcuse dans les années 1960 dans une tentative profondément originale de résurrection critique de la conception classique de la techne, nullement réductible, comme certains l’ont soutenu, à un nouvel avatar d’optimisme technologique. À une période de relâchement des liens entre théorie et pratique révolutionnaires, c’est dans une approche esthétique réconciliant raison et imagination, art et technique, que cette figure de proue de la Nouvelle Gauche qu’était Marcuse identifia les promesses d’une politique de la technologie gouvernée par des valeurs d’émancipation.

Le marxisme entre science et utopie

La vulgate marxiste oppose, selon la formule, socialisme utopique et socialisme scientifique. L’utopie n’aurait rien à faire avec la science ; les grands systèmes de Saint Simon, de Thomas More ou de Fourier auraient été à tout jamais dépassés par le marxisme. Pour Georges Labica, les choses ne sont pas si simples. Le rejet de l’utopie a été, pour Marx et Engels, leur façon de rompre avec la démarche surplombante de la gauche philosophique allemande. Elle convoque la raison historique contre les approches spéculatives. Mais les utopies résistent à l’empire de la science : leur portée anticipatrice a constamment nourri Marx et Engels. Et l’évacuation de l’utopie critique a aussi marqué l’avènement de la terrible utopie stalinienne, la pseudo-science ossifiée du marxisme-léninisme. L’utopie, le « non-encore-advenu », est décidément une part indissociable de la conception marxiste de l’histoire et de la politique.

L’État et la nation. Entretien avec Neil Davidson

Tandis que le capital s’organise plus que jamais à l’échelle internationale, la fragmentation territoriale et la référence à la nation s’imposent à nouveau dans les débats académiques et militants. Dans ce contexte, Neil Davidson revisite la pensée marxiste à propos des États-nations et critique le courant wéberien qui domine ce champ. Cette approche lui permet de sortir de la confusion conceptuelle actuelle régnant autour des dangers et possibilités de l’État-nation et de fournir par conséquent une boussole qui dépasse la séparation entre politique nationale et internationale au profit d’une analyse de classe. Il en résulte un cadre théorique renouvelé en rupture à la fois avec l’internationalisme abstrait et le nationalisme des conceptions réformistes d’une partie du mouvement ouvrier.

Sociologie de la guerre

Alors que la scène internationale continue d’être traversée par de nombreux conflits armés, la guerre reste souvent conçue comme un évènement exceptionnel qui viendrait rompre le cours quotidien des choses sociales et politiques. À l’encontre de cette position, Pierre Naville s’emploie dans cet article à socialiser les questions de stratégies militaires, en montrant qu’elles sont modifiées par et modifient en retour les structures économiques de la société. Comment mobiliser la société en faveur d’un conflit armé ? Et comment utiliser la guerre pour transformer les structures sociales chez le vainqueur comme chez le vaincu ? Telles sont dorénavant les deux questions principales que doivent aborder la stratégie militaire et sa critique.