La Neue Marx-Lektüre : critique de l’économie et de la société

À partir du milieu des années 1960, une nouvelle interprétation de la critique de l’économie politique marxienne a vu le jour en RFA sous le nom de Neue Marx-Lektüre («nouvelle lecture de Marx»). À l’écart du marxisme traditionnel et influencée par Adorno, une nouvelle génération de théoriciens, parmi lesquels Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt et Alfred Schmidt, ont entrepris de relire Le Capital et ses manuscrits préparatoires avec pour ambition d’en réactiver la dimension authentiquement critique. Dans cet article, Riccardo Bellofiore et Tommaso Redolfi Riva s’attachent à revenir sur le moment d’élaboration d’un tel paradigme et en exposent le motif central : celui de l’abstraction et de la forme-valeur comme domination sociale.

Marx et les limites du capitalisme : relire le « fragment sur les machines »

Il est courant de lire que dans le « fragment sur les machines » issu des Grundrisse, Marx aurait annoncé le triomphe du travail immatériel et la fin de la société industrielle. Dans cette optique, l’exploitation et la résistance ne se jouent plus au sein du travail salarié, mais à travers les capacités affectives, communicationnelles et cognitives des individus. Riccardo Bellofiore et Massimiliano Tomba retracent ici la généalogie de cette interprétation, de Bordiga à Negri en passant par Panzieri, Tronti et Virno. Bellofiore et Tomba proposent une lecture alternative du fameux « fragment », fidèle au premier opéraïsme mais opposée à sa postérité autonomiste: Marx analyse une contradiction entre d’une part l’extension des marchés et des besoins sociaux, et d’autre part l’impératif d’exploiter la force de travail. En d’autres termes, le travail vivant et le travail exploité coexistent toujours, et constituent l’antagonisme irréductible du capitalisme.

Droit et État

Qu’est-ce que l’État ? Comment se constitue-t-il et quelles fonctions remplit-il dans la société ? C’est à ces questions qu’entreprend de répondre Evgeny Pašukanis dans cet extrait de son ouvrage classique de 1924, La théorie générale du droit et le marxisme. Pour Pašukanis l’État ne se réduit ni à l’ensemble des normes juridiques dont il assure la validité, ni à un simple instrument aux mains des classes dominantes, encore moins à l’expression d’une quelconque volonté générale. Il représente bien plutôt la forme spécifique que prend le pouvoir de la bourgeoisie dans une société marchande, où les rapports de classe prennent la forme de rapports privés entre individus supposés libres et égaux.

Le paradoxe du réformisme

La différence entre réforme et révolution n’est pas une question de programme. En réalité, le réformisme est incapable d’obtenir des réformes par son seul concours. Dans cette formation (1993) à destination des cadres de son organisation, Solidarity, Robert Brenner détaille les raisons sociologiques de ce paradoxe, et en formule les conséquences stratégiques aux États-Unis. Le réformisme est l’idéologie spontanée d’une couche sociale bien précise : les permanents syndicaux et les politiciens sociaux-démocrates. Pour Brenner, la social-démocratie est une « forme de vie » à part entière dont les ressorts ne dépendent pas des défaites ou des victoires de la lutte des classes, mais de la négociation syndicale ou des résultats électoraux. Il en résulte que les révolutionnaires n’ont pas à combattre des « programmes » réformistes, mais une orientation au sein de la lutte qui rend inévitable la défense de l’ordre établi.

L’usine nostalgique

La fin des années 1970 a été un moment de rupture et de reconfiguration historique de grande ampleur : l’après-Mai 68 et la recomposition du champ politique qui l’accompagne – avec pour horizon la décomposition du gauchisme. Dans le champ intellectuel, une certaine sociologie des classes populaires prenait le pas sur un marxisme en crise. Dans ce texte de 1980 issu de la revue-collectif Les révoltes logiques, Jacques Rancière invite à repenser le nouage entre pratique et savoir militant, à l’aune de ce retournement du marxisme en sociologie. Dans ce mouvement, Rancière lance déjà son attaque contre Bourdieu et trouve quelques ressources dans l’opéraïsme pour penser le déclin de la figure ouvrière traditionnelle et l’émergence d’une nouvelle forme d’antagonisme.

Une longue révolution : entretien avec Raymond Williams

Dans ce long entretien accordé à la rédaction de la New Left Review, Raymond Williams revient sur ses contributions fondamentales au marxisme en général et à la théorie de la culture en particulier. Qu’il s’agisse de penser le rapport entre pratiques artistiques et pratiques économiques, de reconstruire la « structure de sentiment » d’une époque ou de conceptualiser la manière dont les structures sociales s’articulent en une totalité, l’œuvre de Williams ne constitue pas seulement une interprétation pénétrante du présent historique : elle est une ressource précieuse pour sa transformation.

Le Lénine d’Althusser

Lénine a bien une place fondatrice dans la trajectoire intellectuelle d’Althusser. Si les lecteurs du philosophe marxiste ont longtemps considéré que Lénine n’était rien d’autre qu’un prête-nom, Warren Montag tente ici au contraire de montrer le caractère inaugural des interventions d’Althusser sur Lénine. Par une lecture serrée de « Contradiction et surdétermination », Montag récapitule la dignité philosophique qu’Althusser est allé chercher dans la pensée politique de Lénine. Ces éléments de philosophie contenus dans des textes non philosophiques allaient s’inscrire au cœur de la lecture althussérienne de Spinoza, Machiavel, Rousseau : la rencontre de flux et de courants hétérogènes, la contradiction considérée comme multiple et complexe, le renouveau de la pensée dialectique des rapports de forces.

Caetano Veloso, entre contre-culture et contre-révolution

L’œuvre musicale de Caetano Veloso exprime une conjoncture sociale et politique. C’est l’analyse que propose Roberto Schwarz en revisitant l’histoire du mouvement tropicalismo, qui a émergé au Brésil à la fin des années 1960 et qui faisait cohabiter l’expérimentation d’avant-garde avec la musique populaire, la bossa nova et le rock psychédélique. Pour Schwarz, l’autobiographie de Veloso, Pop tropicale et révolution, exprime les contradictions à l’œuvre dans la société brésilienne, des luttes populaires et estudiantines auxquelles mirent fin le coup d’État de 1964 jusqu’au capitalisme néolibéral triomphant des années 1990. Le tropicalismo aura dès lors été l’expression de la misère dans laquelle l’impérialisme et la dictature ont jeté le pays, et la protestation contre cette misère : une véritable allégorie de la contre-révolution, des aspirations à l’émancipation qu’elle a étouffées, et des formes de résistance qui viennent hanter le Brésil d’aujourd’hui.

Théorie et enquête. Rencontre avec la revue Viewpoint

Viewpoint Magazine est une revue de théorie marxiste en ligne basée aux États-Unis, initiée dans le cadre des débats autour des mouvements Occupy. Il s’agit d’une publication ouverte sur les nouvelles formes de radicalités et portée théoriquement sur les traditions révolutionnaires extraparlementaires, ultra-gauche et opéraïstes. Viewpoint Mag propose régulièrement des livraisons thématiques, sollicitant des contributeurs contemporains mais aussi traduisant ou republiant des analyses plus anciennes du mouvement révolutionnaire – en particulier la séquence rouge des années 1960 et 1970 en Italie, France et Allemagne. Dans cet entretien, les deux initiateurs de la revue nous expliquent leur projet théorique et politique et les défis de la pensée marxiste aux États-Unis. Ils nous mettent en garde contre tout esprit défensif vis-à-vis des « pensées critiques » non marxistes, et invitent à réinventer la tradition marxiste à l’aune du présent.

Philosophie, aliénation et néocapitalisme : entretien avec Stéphane Haber

Considérés par les uns comme la pièce centrale de la critique du capitalisme, rejetés par les autres pour l’essentialisme dont il serait porteur, le concept d’aliénation fait partie de ces notions qui polarisent la théorie marxiste. Dans cet entretien, Stéphane Haber revient sur les enjeux d’une critique sociale formulée en termes d’aliénation, dont la spécificité serait de penser d’un même mouvement l’autonomisation des rapports sociaux et les expériences négatives qu’elle suscite. Ainsi définie, l’aliénation dessinerait les contours d’un cadre théorique suffisamment souple pour éclairer le présent historique tout en dégageant les caractéristiques essentielles du capitalisme comme forme de vie sociale insatisfaisante.