Caetano Veloso, entre contre-culture et contre-révolution

L’œuvre musicale de Caetano Veloso exprime une conjoncture sociale et politique. C’est l’analyse que propose Roberto Schwarz en revisitant l’histoire du mouvement tropicalismo, qui a émergé au Brésil à la fin des années 1960 et qui faisait cohabiter l’expérimentation d’avant-garde avec la musique populaire, la bossa nova et le rock psychédélique. Pour Schwarz, l’autobiographie de Veloso, Pop tropicale et révolution, exprime les contradictions à l’œuvre dans la société brésilienne, des luttes populaires et estudiantines auxquelles mirent fin le coup d’État de 1964 jusqu’au capitalisme néolibéral triomphant des années 1990. Le tropicalismo aura dès lors été l’expression de la misère dans laquelle l’impérialisme et la dictature ont jeté le pays, et la protestation contre cette misère : une véritable allégorie de la contre-révolution, des aspirations à l’émancipation qu’elle a étouffées, et des formes de résistance qui viennent hanter le Brésil d’aujourd’hui.

Théorie et enquête. Rencontre avec la revue Viewpoint

Viewpoint Magazine est une revue de théorie marxiste en ligne basée aux États-Unis, initiée dans le cadre des débats autour des mouvements Occupy. Il s’agit d’une publication ouverte sur les nouvelles formes de radicalités et portée théoriquement sur les traditions révolutionnaires extraparlementaires, ultra-gauche et opéraïstes. Viewpoint Mag propose régulièrement des livraisons thématiques, sollicitant des contributeurs contemporains mais aussi traduisant ou republiant des analyses plus anciennes du mouvement révolutionnaire – en particulier la séquence rouge des années 1960 et 1970 en Italie, France et Allemagne. Dans cet entretien, les deux initiateurs de la revue nous expliquent leur projet théorique et politique et les défis de la pensée marxiste aux États-Unis. Ils nous mettent en garde contre tout esprit défensif vis-à-vis des « pensées critiques » non marxistes, et invitent à réinventer la tradition marxiste à l’aune du présent.

Philosophie, aliénation et néocapitalisme : entretien avec Stéphane Haber

Considérés par les uns comme la pièce centrale de la critique du capitalisme, rejetés par les autres pour l’essentialisme dont il serait porteur, le concept d’aliénation fait partie de ces notions qui polarisent la théorie marxiste. Dans cet entretien, Stéphane Haber revient sur les enjeux d’une critique sociale formulée en termes d’aliénation, dont la spécificité serait de penser d’un même mouvement l’autonomisation des rapports sociaux et les expériences négatives qu’elle suscite. Ainsi définie, l’aliénation dessinerait les contours d’un cadre théorique suffisamment souple pour éclairer le présent historique tout en dégageant les caractéristiques essentielles du capitalisme comme forme de vie sociale insatisfaisante.

De l’antifascisme au socialisme : stratégie révolutionnaire dans la guerre civile libanaise

En 1986, au cœur du tumulte de la guerre civile, Mahdi Amil, intellectuel communiste libanais, fait paraître l’État confessionnel à Beyrouth. Le texte qui suit, conclusion de l’édition arabe de l’ouvrage, constitue une intervention dans cette conjoncture. Les forces progressistes libanaises, représentées par une alliance de nationalistes, de Palestiniens et de communistes, ont traversé une séquence révolutionnaire (1975-1976) puis une série de défaites, combattues par la Syrie, l’État d’Israël et les forces réactionnaires phalangistes. Amil tente ici d’hégémoniser les forces antifascistes, en donnant à la lutte contre les phalangistes un contenu précis : la lutte contre le régime confessionnel, comme libération démocratique-nationale, point de départ d’une transformation socialiste du Liban. Assassiné l’année suivante par des milices chiites, Amil livre ici un testament politique gramscien, saisissant avec acuité les liens entre crise de l’État et confessionnalisme.

Théorie sociale et mondialisation : l’avènement de l’État transnational

Le plus souvent, la mondialisation est présentée comme un processus qui se joue indépendamment voire contre les nations. Dans cet article classique, William Robinson remet en cause ce diagnostic, qui repose sur une séparation entre l’État et le marché ou entre le national et le mondial. Il propose à l’inverse de reconstruire une théorie marxiste du rapport de l’État à la mondialisation capitaliste. Il émet ainsi l’hypothèse de la formation d’un État transnational dans le cadre de la restructuration néolibérale du capitalisme initiée dans les années 1970. L’État transnational est l’institution d’une nouvelle classe capitaliste transnationale, qui reconfigure le rapport capital-travail à l’échelle mondiale. Loin de disparaître, les États nationaux se voient intégrés à cet appareil étatique émergent qui dessine l’horizon des luttes émancipatrices contemporaines.

Classes et confessionnalisme au Liban

Les luttes confessionnelles constituent l’un des axes centraux de la vie politique au Liban. Comment rendre compte de cette forme d’antagonisme en termes marxistes ? Fawwaz Traboulsi propose ici une reconstruction théorique qui fait un sort aux conception économicistes – pour lesquelles les confessions appartiendraient à une dimension purement idéologique (de l’ordre de la superstructure) tandis que les classes existeraient par elles mêmes. Pour Traboulsi, à l’inverse, le défi posé par les confessions, leurs luttes, est précisément de comprendre en quoi ces conflits sont constitutifs de la formation des classes sociales au Liban.

C.L.R. James, Leçon de politique moderne

CLR James est souvent cité pour son œuvre magistrale Les Jacobins noirs, fresque historique inégalée de la révolution à Saint Domingue. Il est moins connu pour ses travaux philosophiques et ses nombreuses interventions politiques. Dans cette conférence de 1960, CLR James revisite la tradition politique occidentale, de la démocratie athénienne à Rousseau, pour en investir l’héritage démocratique radical. James est alors au milieu d’un séjour de quatre ans à Trinité-et-Tobago, son pays natal, où il participe aux activités du parti nationaliste People’s National Movement de son ami Eric Williams. Dans ces années, le désir de James est de faire des Antilles une communauté politique à même de régénérer la civilisation mondiale, à l’image de la Grèce antique. Cette « leçon de politique moderne » s’inscrit donc dans un projet de rénovation nationale et de participation démocratique large, un encouragement au mouvement national pour qu’il accomplisse son œuvre sociale et culturelle.

Vers un nouveau départ. Une alternative à la micro-secte

Pour une certaine doxa militante, « au commencement était le groupuscule » : le « parti révolutionnaire » serait d’abord une micro-secte qui évoluerait, au fil de la lutte des classes, vers un parti de masse. Comme le souligne Hal Draper ici, aucun parti de masse n’a suivi ce chemin et ni Marx ni Lénine n’ont jamais théorisé un tel développement. Cette « anatomie de la secte », exercice à la fois ludique et autocritique, est destiné à rétablir une vision plus juste de la politique révolutionnaire telle qu’elle a existé. Elle fut écrite à l’heure d’une ébullition groupusculaire au sein de la nouvelle gauche aux États-Unis, en 1971. Draper revient sur l’histoire des organisations auxquelles il a contribué et retrace les origines de l’involution sectaire du communisme et du trotskisme. Il propose en outre une autre perspective pour la politique révolutionnaire organisée : construire des « centres politiques ».

Althusser et Mao

Une lecture créatrice et imaginative d’Althusser est possible et nécessaire. Dans cette préface à un recueil en langue chinoise des Œuvres d’Althusser, Étienne Balibar propose une introduction à la vie et à la recherche du philosophe marxiste, en mettant l’accent sur la portée de ses textes pour des lecteurs chinois. Au-delà des raisons politiques de l’engagement philosophique d’Althusser, l’influence singulière qu’a eu sur lui Mao Zedong, en tant que philosophe et dirigeant révolutionnaire, est mis en lumière par Balibar. Des textes sur la contradiction à la Révolution culturelle, l’image projetée de la Chine en Occident a marqué la trajectoire philosophique althussérienne, aussi est-il particulièrement nécessaire d’y revenir pour engager des relectures fécondes de cet itinéraire marxiste.

Radical America (1967-1987) : redécouvrir une tradition révolutionnaire. Entretien avec Paul Buhle

Radical America a pris naissance en 1967 à l’initiative de Paul Buhle. Cette revue d’histoire radicale a mené des enquêtes approfondies et novatrices sur les luttes sociales de l’époque (des luttes de libération noires aux mouvements féministes), fait retour sur l’histoire sociale et politique américaine et a fait connaître aux États-Unis des courants politiques émergents comme l’autonomie ouvrière italienne. Cet entretien avec Paul Buhle est l’occasion de revenir sur cette expérience importante de la nouvelle gauche étudiante des années 1960-1970, sur la conjoncture historique qui l’a vue naître, et sur ce que pourrait signifier un usage radical et révolutionnaire de l’histoire des luttes sociales. Radical America ou l’idée d’un « passé à réactiver », comme pour mieux insister sur les temporalités fondamentalement discordantes que mobilise la mémoire des mouvements politiques d’émancipation.