Pour une critique radicale de l’eurocentrisme : entretien avec Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu

Selon le récit dominant, l’origine du capitalisme est un processus fondamentalement européen : ce système serait né dans les moulins et les usines d’Angleterre ou sous les guillotines de la Révolution française. Le marxisme politique ou encore l’analyse en terme de système-monde n’échappent pas non plus à ce pli eurocentriste. Dans How the West Came to Rule (2015), Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu se ressaisissent de la théorie du développement inégal et combiné développée chez Trotsky pour mettre en valeur le rôle décisif des sociétés non-occidentales dans l’émergence du capitalisme. Ils offrent ainsi une théorie internationaliste et non-ouvriériste du changement social.

Print Friendly

Vous avez récemment publié le livre How the West Came to Rule. Cet ouvrage commence par une critique des théories marxistes, comme la théorie des systèmes-monde et le marxisme politique, qui concernent la transition vers le capitalisme. Pourquoi sont-elles insuffisantes pour expliquer comment l’Occident a établi sa domination ?

En fait, il y a ici deux questions distinctes mais étroitement liées. La première concerne l’analyse du système-monde et les conceptions du marxisme politique de la transition du féodalisme au capitalisme ; la deuxième se rapporte à l’explication de la montée de la domination occidentale. Dans le premier chapitre de How the West Came to Rule nous effectuons une critique des explications du marxisme politique et de l’analyse du système-monde de Wallerstein concernant la transition vers le capitalisme. Dans des chapitres ultérieurs nous articulons cette thématique au débat autour de la « montée de l’Occident ». Nous procédons de cette manière parce que, tant pour les marxistes politiques que pour la forme particulière de l’analyse du système-monde mise en avant par Wallerstein, ces deux questions historiques n’en font qu’une : les origines du capitalisme dans certains États ouest-européens (notamment la Hollande et l’Angleterre) expliquent comment « l’Occident » est arrivé à une position de domination globale.

Ce type d’approche n’est pas à proprement parler faux, mais il est incomplet. Il est clair qu’une fois les percées initiales du capitalisme accomplies aux Pays-Bas et en Angleterre, les disparités matérielles entre ces sociétés et les autres ont augmenté. En même temps, l’apparition du capitalisme au nord-ouest de l’Europe ne s’est pas immédiatement traduite par le type de rapports de puissance qui ont caractérisés l’ordre international du XIXe siècle. Tandis que les structures sociales capitalistes ont offert le potentiel productif pour des innovations technologiques de plus en plus importantes (en particulier dans le domaine militaire) et des capacités financières et organisationnelles supérieures, les effets en termes de développement n’ont pas été immédiats ou indifférenciés mais décalés et inégaux. En effet, ce potentiel serait probablement resté inexploité s’il n’avait pas été articulé à la « découverte » européenne du Nouveau Monde et ses bénéfices significatifs apportés à l’Europe – et distribués disproportionnellement aux Pays-Bas et à l’Angleterre (chapitre 5). On peut dire la même chose par rapport aux effets des colonies des Indes orientales sur le développement capitaliste néerlandais : si la classe dominante néerlandaise n’avait pas été capable de mettre en valeur cette masse de force de travail vaste – mais dispersée – en Asie, son développement capitaliste aurait été insoutenable comme cela fut le cas pour d’autres formes « antédiluviennes » du capital1dans les cités nord-italiennes de Gênes et Venise (chapitre 7).

Pour ces raisons, un exposé des origines du capitalisme en Europe du nord-ouest n’est pas suffisant en soi afin d’expliquer la montée subséquente de la puissance occidentale. Le capitalisme devrait plutôt être conçu comme ayant mis en place les conditions de possibilité pour les États du nord-ouest de l’Europe pour finalement dépasser et dominer leurs rivaux asiatiques. Toutefois, c’est seulement à partir du moment où l’Angleterre s’est transformée en une puissance industrialo-capitaliste qu’elle a été capable de dominer d’autres sociétés hautement développées en Asie comme la Chine. Par ailleurs, l’industrialisation britannique a été largement facilitée à la fois par les « découvertes » du Nouveau Monde et peut-être encore plus par la colonisation des terres indiennes ; ce qui a seulement été rendu possible à travers une confluence de pressions internes et externes ayant sévèrement déstabilisées l’Empire moghol au début du XVIIIe siècle (chapitre 8).

Ainsi, réduire la question de savoir comment l’Occident a établi sa domination à une explication de la transition vers le capitalisme est, d’après nous, un problème général partagé par les marxistes politiques mais aussi les analystes du système-monde comme Wallerstein et ceux et celles qui le suivent. En même temps, il existe de nombreux problèmes spécifiques à leurs théories des origines du capitalisme (chapitre 1). Brièvement, nous soulignons trois thématiques particulièrement problématiques et interconnectées dans les explications de l’émergence du capitalisme chez les marxistes politiques : premièrement, leur attachement à une analyse méthodologiquement internaliste et eurocentriste – ou plus précisément anglocentriste pour les disciples de Brenner – des origines du capitalisme ; deuxièmement, les insuffisances qui en découlent concernant leur étude des rapports entre la naissance du capitalisme et la géopolitique ; et troisièmement leur conception hautement abstraite et minimaliste du capitalisme. Pour ces raisons, nous arguons que les approches du marxisme politique sont théoriquement et historiquement intenables, malgré les nombreux concepts et découvertes inestimables qu’elles offrent. De même, en soulignant certaines des contributions importantes apportées par Wallerstein et d’autres théoriciens du système-monde à l’étude des origines du capitalisme nous prétendons tout de même que cette approche – notamment sa version wallersteinienne – trouve ses limites à cause de deux problèmes gênants : la reproduction non intentionnelle d’un certain type d’eurocentrisme qui efface les acteurs non européens ; et l’incapacité de proposer une conception du capitalisme suffisamment historicisée.

Ces problèmes du marxisme politique et de l’analyse du système-monde se révèlent assez importants lorsqu’on examine l’histoire du capitalisme. Sans compréhension profonde des contextes intersociétaux2ou géopolitiques dans lesquels les sociétés européennes (notamment au nord-ouest) ont fait la transition au capitalisme, on ne peut tout simplement pas expliquer comment le capitalisme a émergé. La construction du capitalisme en Europe n’a pas seulement été un phénomène intraeuropéen mais contient bien une dimension internationale et intersociétale qui a vu des acteurs non-occidentaux agir sur et (re-)diriger la trajectoire et la nature du développement européen. Tracer cette dimension internationale et souvent extra-européenne des origines du capitalisme et la soi-disant « montée de l’occident » est un des thèmes clés du livre.

Tandis que l’accent que nous mettons sur ces sources internationales de l’émergence du capitalisme peut sembler plutôt évident pour certains, il est frappant de voir à quel point si peu d’approches théoriques (marxistes ou autres) fournissent réellement une théorisation substantielle en matière de sociologie historique de « l’international ». Que l’approche en question conceptualise « l’unité d’analyse » primaire comme agissant sur le plan domestique ou mondial – ce qui est respectivement le cas du marxisme politique et de l’analyse du système-monde – le problème reste le même. En partant d’une conception d’une structure sociale spécifique (que ce soit l’esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme, etc.) la théorisation de « l’international » prend la forme d’une ré-imagination de la société domestique plus généralement : une extrapolation des catégories analytiques dérivées d’une société conçue comme une abstraction unitaire. Ensuite, cela fait disparaître ce qui est unique à un système intersociétal : une structure « anarchique » prioritaire et irréductible aux formes historiques variées des sociétés constituant n’importe quel système donné.

C’est un problème particulièrement gênant pour le marxisme parce qu’un des traits caractéristiques de la théorie marxiste est la prétention de pouvoir fournir une conception véritablement holistique des structures sociales, ce qui demande une internalisation théorique de l’interdépendance de chaque élément « pour que les conditions de son existence soient considérées comme faisant partie de ce qu’il est3». Si une telle prétention est prise au sérieux, le statut théorique de « l’international » exige pour une approche historico-matérialiste des origines du capitalisme une confrontation directe avec la question de ce qui est « l’international », compris et théorisé dans ses termes sociologiques et historiques substantifs propres. Autrement dit, comment pouvons-nous offrir une « définition sociologique » convenable de « l’international » ‒ de « cette dimension de la réalité sociale qui émerge spécifiquement de la coexistence avec plus d’une société en son sein » ‒ qui « formule cette dimension comme un objet de la théorie sociale… organiquement contenue, c’est-à-dire à l’intérieur d’une conception du développement social lui-même4» ?

Notre réponse théorique à cette problématique – et aux modes d’analyse eurocentristes qu’elle fait souvent émerger – est une reconstruction critique du concept du développement inégal et combiné (DIC) de Léon Trotsky qui a récemment vu sa renaissance dans la discipline des relations internationales, notamment grâce au travail de Justin Rosenberg5. En postulant le caractère multilinéaire du développement comme sa « loi la plus générale » le développement inégal fournit la correction nécessaire à la conception ontologique singulière des sociétés et la conception unilinéaire de l’histoire correspondante qui appuie les analyses eurocentristes. En postulant en revanche le caractère intrinsèquement interactif de la multiplicité socio-politique le développement combiné lance un défi à l’internalisme méthodologique des approches eurocentristes tout en continuant à subvertir la forte dimension étapiste de leurs modèles de développement.

Les marxistes politiques proposent une distinction nette entre les formes d’extraction de surplus extra-économiques et les formes non coercitives capitalistes d’extraction de surplus. Ainsi, ils se rapprochent d’une abstraction idéal-typique. Toutefois, Marx ne semble pas utiliser une telle distinction aussi nette puisqu’il considérait par exemple l’esclavage dans les Amériques comme au moins partiellement capitaliste parce qu’il faisait partie d’un ensemble plus large des relations économiques capitalistes internationales. Comment détermine-t-on le capitalisme ?

Nous sommes parfaitement d’accord avec votre critique de la conception du capitalisme propre au marxisme politique ; elle est beaucoup trop abstraite et platonique/platonicienne pour être utile à la compréhension du capitalisme (passé et présent) puisqu’elle exclut ou externalise tellement de processus socio-historiques qui ont été – et continuent à être – fondamentaux au développement et à la reproduction du capitalisme. Cela contient un certain nombre d’implications politiques importantes. L’externalisation des formes d’exploitation et d’oppression « extra-économiques » du capitalisme mène finalement les marxistes politiques à exclure les histoires du colonialisme et de l’esclavage, un exemple que vous signalez à juste titre, des processus internes du capitalisme en arguant que de telles pratiques trouvent leurs racines dans la logique féodale ou absolutiste de l’accumulation géopolitique. Tandis que nous n’irons pas jusqu’à affirmer que les marxistes politiques ignorent le colonialisme et l’esclavagisme en soi – par exemple Charlie Post a réalisé un certain nombre de travaux excellents sur ces questions, même si nous sommes en désaccord avec ses conclusions théoriques – ils estiment néanmoins que ces histoires se situent à l’extérieur de la logique « pure » du développement capitaliste.

En revanche, dans How the West Came to Rule, nous examinons ces histoires comme des aspects fondamentaux ou constitutifs de la formation du capitalisme comme mode de production globalement dominant (chapitres 5, 7 et 8). Nous prenons également en considération la formation entremêlée et variée des hiérarchies raciales, sexuelles et de genre constitutives et liées de manière complexe à la construction du capitalisme. Avec ces questions à l’esprit nous arguons dans le livre que le meilleur type de compréhension du capitalisme l’envisage comme un ensemble de configurations, une multitude de rapports sociaux et processus orientés autours de la (re-)production systématique du rapport capital–travail-salarié, mais non-réductible ‒ ni historiquement ni logiquement ‒ à ce rapport tout seul. En mettant l’accent sur de telles configurations et multitudes nous avons pour but de souligner comment l’accumulation et la reproduction du capital à travers l’exploitation du travail salarié présuppose une gamme plus large de différents rapports sociaux qui rendent possible ces processus. Ces rapports sociaux peuvent prendre des formes multiples comme des appareils d’État coercitifs, des idéologies et des cultures du consensus ou encore des formes de pouvoir et d’exploitation qui ne sont pas immédiatement le résultat ou dérivées du simple rapport capital–travail-salarié, comme le racisme, le patriarcat ou le travail non payé. Pour être plus concret, votre exemple de l’esclavage dans les Amériques ‒ et similairement les formes d’esclavage dans les colonies néerlandaises en Asie de l’Est ‒ est exactement le type de configuration qui visait la reproduction systématique du rapport capital –travail-salarié en Angleterre mais il n’est toutefois pas réductible à ce rapport même (chapitres 5 et 7).

D’un côté Dipesh Chakrabarty souligne que les Histoires 1 sont « modifiées constitutivement mais inégalement6» par les Histoires 2, de l’autre côté d’après Vivek Chibber « Chakrabarty surestime la puissance de l’Histoire 2 afin de déstabiliser l’Histoire 1, il sous-estime largement les sources d’instabilité au sein de l’Histoire 17». Comment la théorie du développement inégal et combiné contribue-t-elle à la compréhension des processus de différentiation au sein de la dynamique universalisante du capitalisme ?

Il existe beaucoup de confusion sur la distinction de Chakrabarty entre Histoire 1 et Histoire 2. Voici quelques définitions rapides :

‒ L’Histoire 1 désigne un passé présupposé par le capital, « un passé positionné par le capital lui-même comme sa condition préalable » et « son résultat invariable8». Bien que Chakrabarty ne spécifie pas vraiment cet aspect il est clair que ce qu’il a à l’esprit c’est le travail abstrait.

‒L’Histoire 2 désigne les histoires que le capital rencontre « non pas comme des antécédents » établis par lui-même ni « comme des formes de son propre processus vital9». Les histoires 2 ne sont pas « à l’extérieur » du capital ou de l’Histoire 1. Elles existent plutôt « dans une relation de proximité avec lui10» tout en « interrompant et ponctuant le cours de la logique propre du capital11». Les Histoires 2 peuvent bien inclure des rapports et processus sociaux non capitalistes, précapitalistes ou locaux mais le concept n’est pas épuisé par ceux-là et peut faire référence à des catégories universelles et globales, des rapports et processus sociaux, y compris les marchandises et la monnaie – deux catégories universelles centrales à la reproduction du capitalisme12.

Ainsi, d’un côté nous dirions que Chakrabarty ne sous-estime pas les sources d’instabilité au sein de l’Histoire 1. Dans Provincializing Europe Chakrabarty consacre une partie entière au « travail abstrait comme critique » dans laquelle il analyse précisément ces sources d’instabilité au sein de l’Histoire 1 (ce qui est chez les Marxistes communément connus comme la « contradiction mouvante »). De l’autre côté Chakrabarty n’exagère pas l’importance de l’Histoire 2. Par conséquent, l’erreur se trouve dans l’interprétation de Chibber : en réduisant l’Histoire 2 à la « culture locale13», il est clair que Chibber ne comprend pas ce que l’Histoire 2 signifie réellement. Cela devient particulièrement évident lorsque Chibber invoque la « lutte universelle des classes subalternes pour défendre leur humanité de base » et « l’intérêt au bien-être » comme une « source fondamentale de l’instabilité du capital14». A partir des définitions ci-dessus nous pouvons voir que lorsque Chibber invoque le « bien-être » et « l’humanité de base » il invoque paradoxalement l’Histoire 2 comme la « source de l’instabilité du capital ». En fait, Chibber est plus coupable du problème qu’il attribue à Chakrabarty que Chakrabarty lui-même.

L’impasse du désordre créé par Chibber ne doit pas nous empêcher de lire Chakrabarty de manière compréhensive, ou de le lire comme un marxiste. Comme Marx, Chakrabarty met l’accent sur la tendance du capital à universaliser et différencier dans une égale mesure. Or, Chakrabarty va au-delà de Marx en identifiant les tendances universalisantes et différenciantes en dehors de, mais liées à la logique originelle du capital (même s’il n’est pas le seul à le faire). Cela apporte à notre compréhension du capitalisme global des formes d’oppression mais aussi des acteurs et de la résistance qui peuvent résider à l’extérieur du rapport salarial. Ce fait ouvre l’espace théorique, historique et politique permettant de reconnaître les manières dont le travail reproductif et/ou travail affectif, ou des luttes antiracistes ou anti-castes sont inhérentes à la politique anticapitaliste. Cela désigne les luttes indigènes pour les terres ou la terre comme composantes vitales de la résistance globale.

Toutefois, il existe une source ou champ supplémentaire d’universalisation-différencialisation que Chakrabarty n’aborde pas – l’intersociétal ou international. Une des conclusions-clés du DIC est de démontrer comment l’existence de sociétés multiples – des États multiples – sous le capitalisme est simultanément un indicateur de sa tendance universalisante et de sa tendance vers la différenciation et fragmentation. C’est-à-dire que l’État-nation fonctionne comme un standard universel de la forme qu’une communauté politique peut et doit prendre. En même temps, les processus concrets du développement inégal et combiné constituent une des sources principales de différenciation entre les États-nations.

Un facteur central perpétuant ce développement inégal, manifesté dans des formes territorialisées et géographiques, est la construction d’infrastructures physiques enchâssées dans l’espace (par exemple les moyens de transport ou les technologies de la communication), nécessaires à la reproduction élargie du capital. Des investissements dans de tels environnements construits reviennent à définir des espaces régionaux pour la circulation du capital. Par conséquent, le capital manifeste une tendance claire vers sa concentration dans des régions spécifiques, au détriment des autres, produisant « une logique de puissance territoriale » ‒ la régionalité – quelque peu poreuse mais identifiable qui émerge de manière inhérente à partir du processus d’accumulation du capital dans le temps et l’espace15. Cette forme du développement inégal est spécifique au système capitaliste. L’effet de ces tendances est qu’elles vont perpétuellement agir à miner toute unification des « capitaux multiples » en une seule fraction du « capital global ». Comme le disait Marx, « le capital existe et ne peut qu’exister comme des capitaux multiples et ainsi son auto-détermination paraît comme l’interaction mutuelle des uns sur les autres ». Il doit donc nécessairement « repousser lui-même de lui-même ». Par conséquent, un « capital universel, un capital sans autres capitaux à confronter, avec lequel il échange – est ainsi une non-chose16».

De plus, comme David Harvey l’a montré, la reproduction et l’expansion spatiale de l’accumulation du capital produit et nécessite la création de configurations territoriales organisées relativement immobiles et concentrées. Des constellations spatiales denses de rapports sociaux capitalistes peuvent ainsi fournir les fondements territoriaux des États commandant et fournissant en même temps les ressources nécessaires pour soutenir un appareil d’État fonctionnel. Dans ce sens, le caractère inégal et combiné du développement capitaliste renforce et perpétue la fragmentation territoriale qui, dans sa modalité contemporaine, prend la forme d’une pluralité d’États-nations souverains. De notre point de vue, cette géopolitique territorialisante et déterritorialisante du capitalisme n’est pas prise en considération chez Chakrabarty ; cette géopolitique qui, à notre avis, est cruciale pour comprendre les origines du capitalisme et sa reproduction contemporaine continue…

Vous soulignez une faiblesse partagée à la fois par les analyses eurocentristes et postcoloniales qui consiste à présupposer « une histoire européenne hermétiquement scellée dans laquelle la modernité a été créée avant de s’étendre consécutivement sur le globe17». Quelles sont les idées principales de « l’historiographie internationaliste » du capitalisme qui est censée abolir cette faiblesse ?


Ce que nous entendons par « historiographie internationaliste18» est la chose suivante : les origines et l’histoire du capitalisme peuvent seulement être véritablement comprises dans des termes intersociétaux et « internationaux », et cette « internationalité » même est constitutive du capitalisme en tant que mode de production historique. Bien que cela puisse intuitivement sembler évident pour beaucoup de lecteurs, dans le livre nous démontrons comment les conceptions existantes du capitalisme ont jusqu’à présent échoué à prendre au sérieux cette « internationalité », conduisant à des théorisations problématiques de ses origines et développement qui limitent non seulement nos histoires du capitalisme mais aussi nos critiques du présent.

Alors que beaucoup d’études soulignent empiriquement cette dimension « internationale » de l’émergence historique et du développement du capitalisme, dans l’ensemble elles échouent à comprendre théoriquement les spécificités de « l’international » en tant que composante organique du développement social (voir ci-dessus). Autrement dit, les sources internationales ou géopolitiques du développement sont reléguées à la sphère de la coïncidence, des « chocs » exogènes et/ou des autres externalités non théorisées, attachée de manière ad hoc à une théorie de la société formée en préalable et conçue comme une abstraction singulière. En dépassant les faiblesses théoriques et empiriques de telles approches,  le livre propose une reconstruction théorique de l’idée de Trotsky du DIC qui de manière unique incorpore une dimension de la causalité expressément intersociétale dans sa conception fondamentale du développement. La formulation originelle de Trotsky contient implicitement une redéfinition du concept et de la logique du développement lui-même : elle est liée à une prémisse ontologique « plus qu’une seule » qui est absent dans les autres approches de théorie sociale19.

Une telle perspective n’élargit pas seulement l’échelle d’analyse spatiale afin de saisir les déterminations distinctes émergeant de la coexistence et de l’interaction de multiples sociétés (c’est-à-dire « l’international ») mais permet aussi de mettre l’accent sur les relations d’interconnexion et de co-constitution multiples entre « l’occident » et « le reste » dans leur construction commune, bien que inégale, du monde capitaliste moderne. Des effets économiquement régénérateurs de l’expansion de la Pax Mongolica pendant le long XIIIe siècle en passant par la rivalité de « superpuissances » entre les Ottomans et les Habsbourg au long du long XVIe siècle à la « découverte » du Nouveau Monde et sa division suivant des espaces de souveraineté linéairement démarqués et aux bénéfices économiques et stratégiques plus larges accrus des colonies connectant l’Océan Atlantique à l’Océan Indien. Tous ces processus et développements historiques ont été absolument centraux quant à l’effondrement du féodalisme et à l’émergence de la modernité capitaliste (chapitres 3-8).

Marx a écrit qu’« en somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde20». Comment les « découvertes » du Nouveau Monde ont-elles contribué au développement du capitalisme et du système moderne des États territorialisés ?


En effet, les « découvertes » de 1492 ont été cruciales pour la formation des sociétés capitalistes européennes modernes en constituant un vecteur fondamental au développement inégal et combiné à travers lequel l’ordre mondial moderne est né. Dans How the West Came to Rule nous examinons une palette large de différents processus et développements via lesquels le « Nouveau Monde » a affecté les différentes trajectoires de développement du « Vieux Monde » dans leurs transitions (et non-transitions) variées à la modernité capitaliste.

Par exemple, nous regardons comment les interactions, conflits et luttes intersociétales entre les Européens et Amérindiens, qui ont eu lieu dans les Amériques, ont joué un rôle crucial dans l’émergence des conceptions modernes de la souveraineté territoriale et au développement de l’eurocentrisme, du racisme scientifique et de l’institution moderne du patriarcat. En particulier nous examinons comment les juristes espagnols du XVIe siècle ont aspiré à réconcilier le décalage grandissant entre le christianisme comme idéologie globale et universelle et la rencontre avec les peuples non chrétiens dans les Amériques. La réponse des juristes à ces problèmes a invité à reconceptualiser l’universalisme, basé sur une distinction ontologique entre les Européens et les « Indiens ».

Ainsi, pendant que les colonialistes ont conduit « le génocide le plus important de l’histoire humaine21» dans les Amériques, ces idéologues ont été occupés eux-mêmes en Europe à détruire une autorité – le christianisme – qui s’est révélée incapable d’articuler les expériences du Nouveau Monde. A partir des débris résultant les conceptions jumelles du soi européen et de l’autre non européen ont émergé, traçant la voie pour un appareil idéologique – l’eurocentrisme, le racisme, le patriarcat – qui servira à la fois à légitimer les horreurs du colonialisme et à stimuler le développement du capitalisme. La rencontre coloniale dans les Amériques a aussi témoigné (pour la première fois dans l’histoire) du développement de formes linéaires de souveraineté territoriale (chapitre 5).

Par ailleurs, nous montrons comment le pillage des métaux précieux et des ressources américaines par les Européens a contribué à exacerber une divergence déjà naissante entre le féodalisme des empires ibériques et les capitalismes embryonnaires des États du nord-ouest de l’Europe. En effet, le développement du capitalisme en Angleterre fut lui-même dépendant de la sphère d’activité élargie par l’Atlantique. Comme nous le démontrons, c’était seulement à travers la combinaison sociologique des terres américaines, du travail d’esclave africain et du capital anglais que les limites du capitalisme agraire anglais ont finalement été dépassées. La sphère de circulation élargie, impliquée par le commerce triangulaire transatlantique hautement rentable, n’a pas seulement offert des occasions nombreuses aux capitalistes anglais à étendre leur sphère d’activité, mais la combinaison de différents processus de travail à travers l’Atlantique a favorisé la recomposition du travail en Angleterre via la Révolution industrielle. L’exploitation brutale des esclaves dans les plantations a offert un éventail de facteurs contribuant à la Révolution industrielle. Dans ce sens, entre autres, « il fallait » à la subsomption du travail sous le capital dans l’usine britannique et à l’établissement du travail salarié « libre » en Europe la condition préalable fondamentale de « l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde. »

Les théoriciens néo-weberiens considèrent la compétition géopolitique comme force moteur derrière la construction des États en Europe. Ainsi, en conformité avec la théorie réaliste des relations internationales, ils supposent que la politique internationale se déroule dans un contexte d’anarchie. Si l’anarchie n’est pas la force motrice derrière la politique, qu’est-ce qui explique la nature guerrière du système étatique féodale européen ?

En bref, la réponse se trouve dans les spécificités des rapports de production féodaux qui sont entrés dans une crise systémique généralisée au cours du Moyen-âge et de l’époque moderne. De prime abord, on pourrait croire qu’il s’agit d’un retour illicite à une théorisation internaliste et eurocentriste – celle précisément que nous critiquons tout au long du livre. Toutefois, lorsqu’on élargit l’analyse au-delà de l’Europe il est important de reconnaître que les rapports sociaux féodaux européens – et le système géopolitique qui émerge avec – et leur composantes technologiques, militaires et idéologiques ont tous une origine distinctement intersociétale (chapitres 3, 4, 6, 8).

Tout en gardant à l’esprit ces sources intersociétales et extra-européennes de la construction du féodalisme européen, alors comment le féodalisme a-t-il généré un système géopolitique tellement compétitif et enclin à la guerre ? Ici nous suivons partiellement le travail de Robert Brenner sur le sujet. En l’absence du type de dynamisme économique sans précédent rendu possible par les rapports sociaux capitalistes, la guerre a été un moyen opportun d’élargir les surplus à la disposition des classes dominantes sous le féodalisme. Les relations productives féodales ont offert peu d’incitation et pour le paysan et pour le seigneur à introduire continuellement et systématiquement des méthodes technologiques plus productives, surtout puisque les paysans avaient un accès direct à leurs moyens de production et de subsistance. Par conséquent, les intérêts seigneuriaux résident dans l’extraction de plus de surplus par des moyens directement coercitifs. Cela pouvait être fait en poussant les paysans jusqu’à la limite de leur subsistance ou en saisissant les terres des autres seigneurs. Ce dernier scénario a abouti à un processus « d’accumulation politique » parmi les seigneurs – un processus de formation étatique induit par la guerre22.

Cette condition signifiait que la classe dominante aristocratique avait besoin des moyens politiques, idéologiques et militaires afin d’exploiter la paysannerie et extraire un surplus pour la consommation seigneuriale. Cependant, à la différence des empires tributaires en Asie, ces moyens n’ont pas été contrôlés par – ou concentrés dans – un État centralisé et unitaire mais ils ont été dispersés à travers la noblesse. Cette dispersion des capacités coercitives signifiait que l’autorité politique en Europe a été fragmentée, parcellisée et donc hautement compétitive avec une lutte intra-seigneuriale exacerbée pour des territoires se déployant au sein et à l’extérieur des « États » féodaux (chapitres 4, 6, 8).

Les seigneurs restés debout à la fin du processus de l’accumulation géopolitique ont formé la base pour l’’État absolutiste. Représentant « un appareil de domination féodale redéployé et rechargé23» le système étatique absolutiste européen de l’époque moderne est resté animé par les impératifs systémiques de l’accumulation géopolitique qui a commencé à interagir – et dans certains cas à fusionner – avec la logique émergente de l’accumulation du capital compétitive accompagnant ces États qui étaient déjà en train de faire leur transition vers le capitalisme. Cela explique partiellement l’état de guerre endémique qui caractérise cette époque. Ce qui a rendu cette ère de guerre permanente si intense, c’est la crise généralisée des rapports de production féodaux ravageant l’Europe.

La persistance du conflit armé tout au long de la période n’a pas simplement été le résultat de la dynamique structurelle habituelle du mode de production féodal – la tendance vers l’accumulation (géo)politique – mais le processus de l’exploitation par la classe dominante a été lui-même en crise et en danger dans la mesure où le féodalisme a épuisé pratiquement toutes les possibilités d’une expansion interne (c’est-à-dire en Europe) supplémentaire. En revanche cela a précipité une baisse significative des revenus seigneuriaux, qui elle-même a été exacerbée de manière supplémentaire par la crise démographique provoquée par la peste, et menant à une augmentation dramatique des révoltes paysannes et des luttes de classes plus généralement (chapitre 3). Par ailleurs, cette situation périlleuse a été exacerbée et « surdéterminée » par la menace géopolitique persistante venant de l’Empire ottoman (chapitre 4). Dans ces conditions, un état de guerre quasiment continu – incluant à la fois des luttes internes à la classe dominante et les efforts incessants d’écraser les révoltes paysannes – est devenu une « nécessité » sociologique (chapitre 6).

À l’encontre des analyses du marxisme politique qui insistent sur les raisons internes au développement du capitalisme en Angleterre vous soulignez le rôle décisif des facteurs externes à travers le « privilège de l’arriération » ou « la cravache de la nécessité externe ». Quels sont les facteurs externes qui ont contribué au développement du capitalisme en Angleterre et comment sont-ils liés aux facteurs internes tels que la lutte des classes entre les seigneurs et les paysans conduisant au capitalisme agraire ?

Les marxistes politiques ont correctement identifié l’existence d’une classe dominante anglaise relativement homogène comme explication pour la trajectoire particulière de l’Angleterre vers le capitalisme agraire. A la différence de la situation française, où l’État et la noblesse rivalisent pour les surplus des paysans, la classe dominante anglaise a agir de concert à exproprier la paysannerie et clôturer les terres. En « libérant » la paysannerie des terres de cette manière, et en concentrant les moyens de production dans les mains de la classe dominante, nous assistons à l’émergence d’une classe distincte de capitalistes d’une part, et des travailleurs salariés d’autre part. Or pourquoi l’Angleterre se caractérise-t-elle par cette unité particulière de la classe dominante ? Pour Perry Anderson, et d’autres, la réponse se trouve dans la démilitarisation relative de la classe dominante anglaise pendant le XVIe siècle. Tandis que dans le reste de l’Europe les États absolutistes de l’époque moderne ont centralisé et étendu leurs capacités militaires sous la forme d’une armée permanente et des investissements dans l’armement, l’Angleterre a régressé militairement.

L’explication évidente pour cette démilitarisation est l’isolement relatif de l’Angleterre des pressions géopolitiques – elle n’avait pas besoin d’armée parce qu’elle a été comparativement isolée des multiples guerres submergeant l’Europe à cette époque. Nous argumentons qu’une des raisons clés – raisonnablement la raison principale – pour l’isolement de l’Angleterre était qu’elle n’avait pas d’importance par rapport aux ambitions et préoccupations des puissances géopolitiques majeures de l’époque. Elle fut considérée comme « relativement arriérée », un coin perdu au nord-ouest qui était sans importance pour la reproduction du christianisme et du féodalisme impérial. Pendant le XVIe siècle, la menace la plus importante aux grandes puissances du Christianisme se trouvait au sud-est : l’Empire ottoman.

Les Ottomans ont effectué des incursions rapides au sud-est de l’Europe et ont pris possession de l’est de la Méditerranée, le pivot des intérêts géopolitiques européens de l’époque. Les Ottomans ont ainsi joué le rôle d’un type de tampon ou du centre de gravité géopolitique occupant l’État le plus puissant en Europe tout en laissant l’Angleterre relativement isolée des machinations des Habsbourg, des États pontificaux, des cités italiennes et (dans une moindre mesure) des Français. Ce fut l’isolement apporté par le tampon ottoman qui a homogénéisé la classe dominante anglaise, la rendant capable d’entreprendre de telles activités unitaires contre la paysannerie. L’histoire des enclosures peut donc seulement être comprise entièrement lorsqu’on la regarde du point de vue ottoman.

D’après André Tosel, 1991 n’a pas été la fin du marxisme mais la fin du marxisme-léninisme qui contenait également une perspective déterministe, étapiste du développement historique. Comment expliquez-vous la réémergence du DIC dans la théorie marxiste ?

Les trotskystes pourraient crier « Réémergence ? Ha ! Nous avons toujours parlé du DIC! » Toutefois, il est intéressant de voir que même si les trotskystes invoquent le DIC, c’est seulement depuis la dernière décennie environ qu’il y a une utilisation aussi résolue et innovatrice de cette idée – théoriquement et historiquement. Éventuellement, et c’est plus curieux, beaucoup de ces innovations viennent de personnes qui ont abandonné le trotskysme comme projet politique il y a longtemps (ou qui n’en ont jamais participé). D’ailleurs, c’est pour cette raison que nous résistons à la caractérisation par John Hobson du DIC comme « néo-trotskyste24».

Or, la question de l’historicité du DIC est extrêmement importante et nous l’abordons seulement partiellement dans le livre. Bien que nous repérions le contexte de son émergence dans les débats parmi les révolutionnaires au début du XXe siècle, nous n’examinons pas vraiment sa réémergence récente. Et même si nous situons historiquement l’étude du capitalisme dans le contexte post-2008, l’histoire du DIC en tant que projet intellectuel suit un rythme différent. D’une perspective plutôt insulaire et académique, l’actualité de l’idée du DIC est ancrée dans un ensemble de problèmes intellectuels que les marxistes (et ultérieurement les non-marxistes) ont débattu au sein de la discipline des relations internationales. Cela concerne spécifiquement des questions comme « pourquoi n’existe-t-il pas de sociologie historique internationale ? » ou plus généralement « pourquoi est-il si difficile de former le lien entre les modes sociologiques et géopolitiques de théorisation25? » Le DIC a frappé beaucoup d’entre nous comme manière remarquablement utile de répondre à ces questions. Or, il existe un contexte historique et politique plus large qu’il vaut la peine d’expliquer.

En premier lieu, 1991 et la chute de l’Union soviétique a mis fin aux vestiges de la théorisation étapiste (au sein du marxisme au moins). Mais ce contexte a aussi ouvert un ensemble de questions politiques détruisant beaucoup des vieilles certitudes (problématiques) de la gauche marxiste(-léniniste). Pendant cette période nous faisons face à la victoire du néolibéralisme, la nature changeante de la forme-État, les péripéties accrues de la soi-disant mondialisation et la subsomption croissante de la vie sociale sous les auspices de l’accumulation du capital. Tous ces développements ont donné naissance à des possibilités et nécessités politiques très nouvelles dans lesquelles la « vieille gauche » ‒ avec son attachement à l’identité de « l’ouvrier » ‒ ne pouvait pas s’engager adéquatement. En réfléchissant à cette histoire politique et historique, il n’est pas surprenant que le DIC émerge dans un contexte dans lequel des élaborations théoriques dérivées d’une expérience d’oppression singulière – dérivée de points de vue singuliers – sont devenues de moins en moins importantes, voire complètement inutiles par rapport au quotidien du prolétariat global.

Simultanément, la présence accrue des conceptions poststructuralistes, postcoloniales, des théories critiques raciales, féministes et queer de la manière dont le capitalisme – et le pouvoir plus généralement – fonctionne ont provoqué un besoin conceptuel plus important de prendre en compte les questions de liminalité, d’hybridité et d’intersectionnalité, etc. De nombreux courants du marxisme plus dogmatiques tendaient à ignorer, mettre sur la touche ou s’opposer ouvertement à ces différentes approches, et beaucoup d’entre eux continuent à faire cela (Il suffit de penser aux multiples rejets paresseux de « l’identité politique » qui continuent à se répandre dans des organisations politiques variées se réclamant de la libération et de la révolution). Le DIC est une idée qui – au moins théoriquement – est plus ouverte et en phase avec ces tendances « post-positivistes » (en tout cas c’est notre point de vue). En même temps, c’est une idée qui reste liée à bien des égards (mais pas nécessairement à tous) à l’approche historico-matérialiste, à l’analyse des classes et aux écrits de Marx et des marxistes. A notre avis, c’est pour cette raison que le DIC peut constituer un cadre à travers lequel des écarts théoriques et politiques entre des approches critiques marxistes et non-marxistes peuvent être comblés. Par exemple, dans How the West Came to Rule ? nous cherchons à ouvrir un dialogue avec les approches postcoloniales, au lieu de les rejeter.

D’après Michael Löwy « la politique du développement inégal et combiné » consiste en trois problèmes dialectiquement connectés : la possibilité d’une révolution prolétarienne dans un pays « arriéré » ; la transition ininterrompue de la révolution démocratique à la révolution socialiste ; l’extension internationale du processus révolutionnaire26. Quel rôle joue le processus révolutionnaire international ininterrompu dans votre analyse qui considère le DIC comme transhistorique, ou – pour être précis – comme transmodal, traversant les modes de production ?

Éventuellement, il vaut la peine de clarifier ce que nous entendons par le fait de dire que le DIC fonctionne de manière transmodale. Lorsqu’on l’utilise à un niveau général, transmodal, le DIC renvoie à une prémisse basique ou une ontologie de l’histoire humaine. Autrement dit, il identifie un ensemble abstrait de déterminants qui décrivent une condition générale à laquelle font face toutes les sociétés, peu importe leur contexte historique. Par conséquent, lorsqu’on l’utilise à ce niveau transmodal, le DIC ne nous donne en réalité pas beaucoup d’indications sur les processus historiques concrets et explique certainement très peu sur ces processus. À ce niveau d’abstraction, il ne constitue pas une théorie. Toutefois, ce n’est pas la seule manière dont le DIC peut être utilisé. Dans le livre nous l’utilisons aussi méthodologiquement. Nous pouvons dériver de la prémisse ontologique transmodale un ensemble de questions de recherche avec une attention particulière pour : (1) la multiplicité du développement sociétal ; (2) les interactions entre les sociétés émergeant à partir de cette multiplicité ; et (3) les formes combinées du développement qui émergent à partir de ces interactions. Or, en soi ces postulats ontologiques et méthodologiques généraux ne constituent toujours pas une théorie en tant que telle – au moins pas dans le sens spécifiquement marxiste. Autrement dit la théorie est seulement possible à un niveau historiquement plus spécifique, auquel les coordonnées ontologiques et méthodologiques de l’étude sont connectées à des catégories historico-sociologiques plus déterminées et concrètes. Nous pensons que c’est utile dans la mesure où nous pouvons considérer le DIC dans sa spécificité historique comme quelque chose de différent selon les contextes historiques, sans nécessairement abandonner la prémisse transmodale. (C’est en effet exactement comment l’idée marxiste de « mode de production » fonctionne).

Pour revenir à Löwy, sa généalogie de la politique du DIC se déroule à un niveau d’analyse concret qui est infléchi par la conception transhistorique du DIC, mais pas dérivé d’elle. Les problèmes qu’identifie alors Löwy sont spécifiques à un ensemble de problèmes historiques (en particulier ceux appartenant au XXe siècle) qui ne sont pas nécessairement pertinents dans des contextes différents comme aujourd’hui ou l’époque moderne (qui est la focalisation de notre analyse). Savoir si ces problèmes sont constitués dans des époques différentes constitue le travail de la sociologie historique et de l’activité politique, et ne peut pas être dérivé de seuls arguments transmodels.

Les problèmes de Löwy, ont-ils été présents ou observables dans le centre de gravité de notre analyse (c’est-à-dire les origines du capitalisme) ? Bon, certains de ses arguments – l’existence du prolétariat et la question de la transition de la révolution démocratique à la révolution socialiste – présupposent le capitalisme et par conséquent ils ne peuvent pas être considérés comme partie de l’histoire de ses origines. La manière dont le troisième problème  – l’extension internationale du processus révolutionnaire – est formulé s’avère problématique en soi. Cela présuppose une révolution interne – domestique – qui s’étend ensuite vers l’extérieur – internationalement. Une telle perspective souffre du type d’internalisme (ou du nationalisme méthodologique) que nous dépassons en utilisant le DIC.

Néanmoins, dans un certain sens formel, on peut argumenter qu’il existe de nombreuses façons dont « le processus révolutionnaire international » a joué un rôle significatif dans la période que nous examinons dans le livre. Prenez par exemple la crise du christianisme. En Europe nous avons l’effondrement du féodalisme et des révoltes paysannes, articulées suivant le fils rouge de la révolte religieuse. En même temps, les révoltes paysannes contre le christianisme ont facilité l’expansion de l’Empire ottoman dans des territoires chrétiens, affaiblissant de manière additionnelle la Papauté et l’Empire des Habsbourg. Dans les Amériques nous faisons simultanément face à une série de révoltes des communautés indigènes contre l’impérialisme ibérien. Entretemps, en Asie, des communautés locales ont résisté aux tentatives de colonisation des puissances ibérienne et plus tard néerlandaise.

Nous défendons que ces histoires internationales, souvent non-européennes, inégales mais interconnectées ont été cruciales pour ce qui concerne l’effondrement de l’ordre social en Europe. Par conséquent, c’est à partir des débris de cet ordre social en voie d’effritement que des méthodes d’exploitation et un ordre social alternatif ont émergé – à savoir le capitalisme, le racisme et les formes modernes du patriarcat. Par ailleurs, ces nouvelles méthodes ont spécifiquement été utilisées pour écraser et/ou contrôler ces mouvements d’insurrection internationaux. Nous pensons qu’ici le fait est plus basique – la prémisse ontologique d’un DIC transmodal et les indications méthodologiques auxquelles elle donne naissance nous aident à comprendre la lutte des classes et les acteurs subalternes dans des termes intersociétaux plutôt que dans des termes domestiques et méthodologiquement nationalistes. Le DIC nous aide à reconnaître comment des processus inégaux, multiples et insurrectionnels peuvent s’entrecroiser et se combiner globalement. Et c’est important aujourd’hui, tout aussi important qu’au moment où Löwy a écrit son texte.

Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Benjamin Birnbaum

 

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_35.htm []
  2. Par opposition à l’international qui désigne les relations inter-étatiques, intersociétal renvoie aux relations des sociétés civiles, traversant les frontières d’un Etat donné. []
  3. Bertell Ollman, « Marxism and Political Science: Prolegomenon to a Debate on Marx’s Method », in Social and Sexual Revolution: Essays on Marx and Reich, London, Pluto Press, 1979, pp.99-156, 105. []
  4. Justin Rosenberg, « Why Is There No International Historical Sociology? », European Journal of International Relations, Vol. 12, No. 3, 2006, pp.307–340, 308. []
  5. Voir Ibid. Pour ce qui concerne la littérature contemporaine sur le développement inégal et combiné, voir http://www.unevenandcombineddevelopment.wordpress.com/writings/. []
  6. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2008, 2nd Ed, p. 70. []
  7. Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Londres, Verso, 2013, p. 229. []
  8. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, op.cit., p.63. []
  9. Ibid., p. 63., Karl Marx, Grundrisse , Harmondsworth, Penguin, 1973, pp. 105–106. []
  10. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, op.cit., p. 66. []
  11. Ibid., p. 64. []
  12. « À l’origine le capital rencontre la marchandise déjà existante, mais non pas comme son produit propre, de même il retrouve la circulation de monnaie, mais non pas comme un élément de sa propre reproduction… Les deux doivent être détruits comme formes indépendantes et subordonnées au capital industriel »  (Marx cité dans Chakrabarty, Provincializing Europe, op.cit., p. 64). []
  13. Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Spectre of Capital, op.cit., p. 235. []
  14. Ibid., pp. 231-233. []
  15. David Harvey, Spaces of Global Capitalism, Londres, Verso, 2006, p. 102. Voir aussi Ray Kiely, « Capitalist Expansion Imperialism-Globalization Debate: Contemporary Marxist Explanations », Journal of International Relations and Development , Vol. 8, No. 1 (2005), pp. 27–57, 41 ; David Harvey, The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 103. []
  16. Marx, Grundrisse,, op.cit., pp. 401, 421. []
  17. Alexander Anievas, Kerem Nisancioglu, How the West Came to Rule, Londres, Pluto, 2015, p. 40. []
  18. Jairus Banaji, Theory as History, Leiden, Brill, 2010, p. 253. []
  19. Justin Rosenberg, « The Philosophical Premises of Uneven and Combined Development », Review of International Studies, 39, 3, 2013, pp. 569-597, 581-83. []
  20. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-31.htm []
  21. Tzvetan Todorov, The Conquest of America: The Question of the Other, Norman, University of Oklahoma Press, 1982, p. 5. []
  22. Robert Brenner, « The Social Basis of Economic Development », in John Roemer, ed, Analytical Marxism, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pp. 23-53, 31–32. []
  23. Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, New Left Books, 1974, p. 18. []
  24. John M. Hobson, « What’s at Stake in the Neo-Trotskyist Debate? Towards a Non-Eurocentric Historical Sociology of Uneven and Combined Development »Millennium, Vol. 40, No. 1, 2011, pp. 147-166. []
  25. Rosenberg,  « Why Is There No International Historical Sociology? ». []
  26. Michael Löwy, The Theory of the Revolution in the young Marx, Haymarket Books, Chicago, 2010, p. 1. []
Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu