[Guide de lecture] Les origines de la Ve République

La réalité de la Ve République est le plus souvent résumée à ses traits les plus autoritaires et à ses origines putschistes. Dans un contexte d’escalade répressive, d’essoufflement du régime et de radicalisation des forces de l’ordre, cette perspective est salutaire. Dans ce guide de lecture, Grey Anderson propose des outils d’analyse du régime, de son histoire et de sa nature au prisme de la théorie marxiste de l’État. Anderson n’hésite pas à entrer dans le détail des publications largement descriptives, sur l’économie gaulliste, sur la guerre d’Algérie et la naissance du nouveau régime, notamment parce que le gaullisme était et demeure une énigme : régime bourgeois régulier ? bonapartiste ? fascisant ? La contingence historique liée à l’apparition de la Ve République donne une épaisseur et une complexité au problème. Anderson nous propose brillamment de démêler ce nœud théorique, en combinant les lectures théoriques marxistes d’époque et en historicisant les analyses des forces bourgeoises, anticolonialistes ou issues du mouvement ouvrier. Ce cheminement bibliographique donne une clarté à un phénomène encore mal cerné, et pourtant terriblement actuel.

État, parti, transition

Quelle est l’autonomie des organisations révolutionnaires par rapport à l’État ? C’est à cette question que tâchait de répondre Étienne Balibar dans cette intervention de 1979, deux ans avant son exclusion du P.C.F. Soulignant l’aporie de Marx, qui restait celle d’Althusser, à savoir de ne parvenir à penser la transition au communisme qu’en fonction de l’alternative « parti » versus « État », il montre que les masses, et par conséquent le mouvement révolutionnaire lui-même, sont toujours déjà pris dans des rapports de pouvoir étatiques ; de telle manière que toute idée de pureté des positions antagonistes, d’extériorité radicale par rapport à l’État, est illusoire. Si la Révolution culturelle a eu le mérite de mettre à mal ces partages en montrant que le parti lui-même est dans la lutte des classes, son défaut a été de faire croire qu’il était le lieu au sein duquel toutes les contradictions devaient se résoudre. La conclusion de Balibar, au tournant des années 1980, est sans appel : la « forme parti » n’est plus synonyme d’unité du mouvement communiste, mais de crise et de division, d’où la nécessité d’une rupture prolongée dans la théorie et la pratique.

Money, money, money : entretien avec Costas Lapavitsas

Longtemps marginalisée, la théorie marxiste de la monnaie opère depuis la crise financière de 2007 un retour sur le devant de la scène. Penseur principal de ce renouveau, Costas Lapavitsas s’est notamment inspiré des théories classiques de l’impérialisme pour comprendre les bouleversements des rapports sociaux provoqués par la financiarisation. Dans cet entretien, il dresse un tableau de ces bouleversements qui intègre non seulement la dynamique spatiale du capitalisme, l’interpénétration entre centre et périphérie, mais aussi la dynamique hiérarchique des rapports entre les différentes fractions du capital (industrielle, financière) et les travailleurs.

Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci

À partir de 1965 jusqu’à la rédaction de L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre, le marxisme de Nicos Poulantzas porte l’empreinte d’Antonio Gramsci. D’abord influencé par Lucien Goldmann et Lukacs, c’est en lisant et en discutant non seulement les travaux d’Althusser, mais aussi l’œuvre du communiste italien que Poulantzas s’oriente peu à peu vers le sujet qui le préoccupera jusqu’à sa mort, et qui constitue son principal apport au matérialisme historique : une théorie de l’État capitaliste comme pouvoir de classe. Dans cette intervention, Panagiotis Sotiris souligne la richesse et la pertinence intactes du débat autour des concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral et de guerre de positions, et invite à poursuivre une des discussions les plus stimulantes du marxisme contemporain.

État d’exception ou étatisme autoritaire : Agamben, Poulantzas et la critique de l’antiterrorisme

L’antiterrorisme est souvent appréhendé en termes d’exception et de suspension de l’État de droit. Contre cette lecture exceptionnaliste notamment développée par Giorgio Agamben, Christos Boukalas défend une approche stratégique-relationnelle des mutations des États capitalistes et des appareils sécuritaires, au regard de laquelle l’étatisme autoritaire apparaît comme une forme normale du pouvoir politique dans les sociétés capitalistes. Dans cette perspective, les potentiels de résistance aux stratégies du pouvoir ne doivent pas être localisés dans la « vie nue » mais dans les forces sociales et les luttes concrètes qui caractérisent la conjoncture actuelle.

L’État et la nation. Entretien avec Neil Davidson

Tandis que le capital s’organise plus que jamais à l’échelle internationale, la fragmentation territoriale et la référence à la nation s’imposent à nouveau dans les débats académiques et militants. Dans ce contexte, Neil Davidson revisite la pensée marxiste à propos des États-nations et critique le courant wéberien qui domine ce champ. Cette approche lui permet de sortir de la confusion conceptuelle actuelle régnant autour des dangers et possibilités de l’État-nation et de fournir par conséquent une boussole qui dépasse la séparation entre politique nationale et internationale au profit d’une analyse de classe. Il en résulte un cadre théorique renouvelé en rupture à la fois avec l’internationalisme abstrait et le nationalisme des conceptions réformistes d’une partie du mouvement ouvrier.

L’illusion de l’État social : entretien avec Joachim Hirsch

On assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour les théories de l’État proposées par Gramsci ou Poulantzas. C’est cependant sur une autre tradition, largement méconnue en France, que revient ici Joachim Hirsch : celle de la « dérivation de l’État » – il s’agit d’aborder la forme politique spécifique que prennent la domination de classe et l’abstraction marchande dans la société bourgeoise. Contre toute illusion réformiste, Hirsch rappelle ainsi que l’État n’est pas un instrument neutre, mais un moment essentiel de l’accumulation capitaliste. À ce titre, il reste le lieu de conflits mettant en jeu la reproduction même de la société. 

Démolition et contre-révolution : la rénovation urbaine dans la région parisienne

La question urbaine souffre aujourd’hui de deux écueils à gauche : ou bien elle est exclusivement envisagée sous l’angle des dynamiques structurelles du capitalisme financiarisé, ou bien elle est référée à des initiatives de « gentrification ». Pour Stefan Kipfer, il est indispensable de penser la rénovation urbaine comme une stratégie d’État, en grande partie conditionnée par la race. Kipfer rassemble ici des hypothèses issues d’un terrain mené dans les banlieues de région parisienne, et conclut que les agences de rénovation mènent une « contre-révolution coloniale ». Combinant les intuitions d’Henri Lefebvre et de Frantz Fanon, Kipfer dresse un tableau détaillé de la guerre préventive de l’État contre les mouvements de l’immigration et des quartiers. Les luttes raciales sont une composante irréductible du combat pour le « droit à la ville ».

De l’antifascisme au socialisme : stratégie révolutionnaire dans la guerre civile libanaise

En 1986, au cœur du tumulte de la guerre civile, Mahdi Amil, intellectuel communiste libanais, fait paraître l’État confessionnel à Beyrouth. Le texte qui suit, conclusion de l’édition arabe de l’ouvrage, constitue une intervention dans cette conjoncture. Les forces progressistes libanaises, représentées par une alliance de nationalistes, de Palestiniens et de communistes, ont traversé une séquence révolutionnaire (1975-1976) puis une série de défaites, combattues par la Syrie, l’État d’Israël et les forces réactionnaires phalangistes. Amil tente ici d’hégémoniser les forces antifascistes, en donnant à la lutte contre les phalangistes un contenu précis : la lutte contre le régime confessionnel, comme libération démocratique-nationale, point de départ d’une transformation socialiste du Liban. Assassiné l’année suivante par des milices chiites, Amil livre ici un testament politique gramscien, saisissant avec acuité les liens entre crise de l’État et confessionnalisme.

Théorie sociale et mondialisation : l’avènement de l’État transnational

Le plus souvent, la mondialisation est présentée comme un processus qui se joue indépendamment voire contre les nations. Dans cet article classique, William Robinson remet en cause ce diagnostic, qui repose sur une séparation entre l’État et le marché ou entre le national et le mondial. Il propose à l’inverse de reconstruire une théorie marxiste du rapport de l’État à la mondialisation capitaliste. Il émet ainsi l’hypothèse de la formation d’un État transnational dans le cadre de la restructuration néolibérale du capitalisme initiée dans les années 1970. L’État transnational est l’institution d’une nouvelle classe capitaliste transnationale, qui reconfigure le rapport capital-travail à l’échelle mondiale. Loin de disparaître, les États nationaux se voient intégrés à cet appareil étatique émergent qui dessine l’horizon des luttes émancipatrices contemporaines.