État, parti, transition

Quelle est l’autonomie des organisations révolutionnaires par rapport à l’État ? C’est à cette question que tâchait de répondre Étienne Balibar dans cette intervention de 1979, deux ans avant son exclusion du P.C.F. Soulignant l’aporie de Marx, qui restait celle d’Althusser, à savoir de ne parvenir à penser la transition au communisme qu’en fonction de l’alternative « parti » versus « État », il montre que les masses, et par conséquent le mouvement révolutionnaire lui-même, sont toujours déjà pris dans des rapports de pouvoir étatiques ; de telle manière que toute idée de pureté des positions antagonistes, d’extériorité radicale par rapport à l’État, est illusoire. Si la Révolution culturelle a eu le mérite de mettre à mal ces partages en montrant que le parti lui-même est dans la lutte des classes, son défaut a été de faire croire qu’il était le lieu au sein duquel toutes les contradictions devaient se résoudre. La conclusion de Balibar, au tournant des années 1980, est sans appel : la « forme parti » n’est plus synonyme d’unité du mouvement communiste, mais de crise et de division, d’où la nécessité d’une rupture prolongée dans la théorie et la pratique.

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Je donne volontairement à cette intervention, qui ne touche qu’une partie des problèmes soulevés par Althusser et d’autres camarades, une forme ouverte et interrogative1.

Les formules d’Althusser ont choqué parce qu’elles prennent le contre-pied des thèses au nom desquelles s’est mise en place la tentative « eurocommuniste » de rectifier les effets de la déviation stalinienne dans les P.C. occidentaux : « parti de lutte et de gouvernement » (P.C.I.), « parti de gouvernement » (P.C.F.). Elles paraissent à certains de nos camarades engager une régression du mouvement ouvrier, à la fois vers le spontanéisme et vers la lutte défensive (« revendicative »), n’attribuer la capacité dynamique de transformation de la société qu’à un ensemble diffus de « mouvements » hétérogènes, et interdire au parti révolutionnaire de dépasser une fonction d’opposition en face de l’État. En somme, elles paraissent reculer devant les risques du pouvoir à cause de la dramatique « déviation » qu’ils peuvent comporter. Je veux faire remarquer que, dans la logique de l’argument d’Althusser, l’idée de « parti d’opposition » serait exactement aussi erronée que celle de « parti de gouvernement ». Le parti d’opposition, comme pure et simple expression d’une résistance populaire dans le cadre d’un rapport de forces sociales fixés et des « règles du jeu » politique qu’il se donne, n’est que l’autre face du « parti du gouvernement ». Il est tout aussi prisonnier du processus de reproduction de ce rapport de forces fondamentalement invariant. On ne peut pas ne pas évoquer ici ce qu’a été pour l’essentiel la situation européenne dans la période de la IIIe Internationale (au sens large où c’est seulement la « crise » actuelle qui commence à en bouleverser les données) : malgré les virtualités et les tendances révolutionnaires réelles que recélèrent les Fronts populaires et les mouvements de la Résistance, on a eu une parfaite symétrie entre des partis communistes « de gouvernement » (à l’Est) et des partis communistes « d’opposition » (à l’Ouest), ayant en commun le même modèle d’organisation, une idéologie et une « ligne » commune (ce qui ne voulait pas dire : sans contradictions). En fait, il s’est agi des deux versants d’un même système, dont il faut bien reconnaître qu’il a laissé intact le statu quo des formes de domination étatique, parce qu’il en a subi la « logique » impérialiste d’évolution. Par conséquent, lorsqu’Althusser critique l’idée de « parti de gouvernement », ce sont bien les moyens d’une conquête et d’une transformation effectives du pouvoir d’État qu’il propose de rechercher et de rassembler.

Ce qui fait problème, dans ce texte comme dans d’autres interventions récentes (cf. la série des articles parus en avril dernier : « Ce qui ne peut plus durer dans le P.C.F. »), est, me semble-t-il, ailleurs. Que veut dire « le parti doit être fondamentalement hors État », même en précisant « par son activité dans les masses » ? Que veut dire « arracher le parti à l’État pour le rendre aux masses », réaliser « l’autonomie du parti par rapport à l’État » ? Ne retrouve-t-on pas ici la volonté (révolutionnaire) de ses membres, le produit des règles qu’il s’impose lui-même en fonction du but final auquel il tend (le communisme = le dépérissement de l’État), et qui serait par conséquent « libre » de choisir le lieu qu’il occupe dans les rapports sociaux, voire de définir lui-même son « intérieur » et son « extérieur » ? Ou plutôt, ne retrouve-t-on pas ici l’aporie dans laquelle Marx lui-même n’a cessé de s’empêtrer à propos de « l’autonomie » du parti révolutionnaire, ballotté d’un terme à l’autre d’alternatives insolubles : tantôt le parti se confond avec la « conscience de classe » des masses, tantôt il représente au contraire le centre d’organisation, d’éducation et de direction du prolétariat ; tantôt le parti est fondé sur la « libre association » de ses membres, pris comme individus, tantôt il est déterminé par l’existence et la forme même des institutions étatiques (notamment leur forme nationale). On peut penser que cette aporie n’est pas étrangère à l’étonnant chassé-croisé qui marque les thèses de Marx sur la transition révolutionnaire : soit que, comme dans le Manifeste et les textes de 48, elles soient centrées sur l’initiative d’une classe directement « organisée en parti politique », mais ignorent la question des transformations de l’État ; soit que, comme dans les analyses de la Commune de Paris, elles posent le problème de la nature et du fonctionnement d’un « gouvernement de la classe ouvrière », mais sans que le rôle du parti révolutionnaire y soit si peu que ce soit examiné2. Tout se passe comme si ces deux problèmes (l’État, le parti) n’avaient aucun espace commun dans la théorie, comme s’ils correspondaient à deux « points de vue » incompatibles sur le processus révolutionnaire. Mais tout se passe également comme si le concept du « parti révolutionnaire » et celui de « l’État prolétarien », représentaient deux solutions concurrentes pour un seul et même problème, celui de la « transition » au communisme (ou de l’autonomie et de l’hégémonie historique des travailleurs), l’un des deux étant toujours de trop, bien que l’expérience des luttes de classes impose l’une et l’autre. Impasse qui s’est présentée à nouveau chaque fois que le « modèle de la Commune de Paris » s’est trouvé remis « à l’ordre du jour » : et notamment en Russie soviétique, en 1917-18, et en 66-67 dans la Révolution culturelle chinoise.

Quelques remarques autour de ce problème.

Parti et « appareil »

Montrer dans les partis ouvriers de « petits appareils d’État », construits « sur le modèle » de l’État bourgeois et par conséquent potentiellement intégrés à son fonctionnement ou destinés à en assurer la reproduction (y compris par-delà une rupture révolutionnaire), n’est-ce pas un lieu commun de la sociologie bourgeoise (depuis Michels au moins3) ?

Il n’est pas indifférent que ce lieu commun ait été emprunté à la critique anarchiste, y compris, en leur temps, par les fondateurs des partis communistes pour critiquer le fonctionnement de la social-démocratie, alors que par ailleurs toute leur pratique d’organisation des luttes et leur conception du rôle dirigeant de la classe ouvrière les y opposait. Que périodiquement, au sein même du mouvement ouvrier, cette critique ressurgisse pour ainsi dire sans changement, est sans doute le symptôme d’un problème bien réel. C’est aussi la preuve qu’elle repose encore sur notre ignorance, et de ce qu’est l’État, et de ce que sont effectivement, comme formes et produits historiques, nos partis ouvriers. On ne peut qu’être frappé, notamment, de ce qu’Althusser, qui s’est explicitement élevé contre l’insuffisance de la métaphore de la « machine » à propos de l’État, la reproduise à propos du parti, quand il s’agit d’expliciter la dépendance du parti par rapport à l’État.

En fait, cette critique n’est-elle pas simplement l’envers de la prétention affichée par l’appareil des partis lui-même ? Nous sommes bien placés, en France, pour le vérifier : puisque c’est le point de vue officiel de la direction du P.C.F. à propos du « centralisme démocratique » (point de vue qu’elle répète depuis le 22e Congrès de façon lancinante, et sur lequel Paul Laurent vient de publier un livre4) que l’État est une chose, le parti une autre ; que pour cette raison leur « règles de fonctionnement » sont inverses et appellent d’un côté le pluralisme, de l’autre le centralisme ; que dans « le socialisme que nous voulons » (différent en cela de l’U.R.S.S.) il y aura « indépendance de l’État et du parti », de façon sans doute à ce que chacun des deux soit « libre » de réaliser sa finalité propre, etc. Je suppose que les particularités institutionnelles de la situation italienne, dans laquelle la Constitution issue de la Résistance permet de présenter comme une conquête populaire (acquise, ou du moins récupérable) la reconnaissance idéologique des partis antifascistes comme « trame associative » de l’État, entraînent un discours différent : notamment l’idée que le « pluralisme » (des groupes sociaux, voire des classes) pénètre chacun des grands partis de masses. Donc, au lieu d’opposer mécaniquement fonctionnement du parti et fonctionnement de l’État, démocratisation du parti et démocratisation de l’État, on aura plutôt tendance à les identifier dans un processus d’action réciproque : le parti est l’instrument d’une démocratisation de l’État dans la mesure même où, progressivement, il « se fait État, c’est-à-dire se démocratise lui-même en élargissant sa base de masse et sa capacité de « médiation » politique entre les intérêts des différentes fractions populaires. Mais cette variante, finalement, ne revient-elle pas au même ? Ne se contente-t-elle pas de déplacer sur la comparaison entre les partis qui sont associés/concurrents au sein de l’État la différence qui, dans l’idéologie du P.C.F., porte sur la comparaison entre le parti et l’État (c’est-à-dire en fait le gouvernement) ? Ou encore, ne se contente-t-elle pas d’organiser différemment l’opposition du « bon État » (démocratique) et du « mauvais État » (corporatif), ou du « bon parti » (qui permet l’initiative historique des masses) et du « mauvais » (qui la réprime et la manipule) ? Opposition abstraite et morale qui montre assez, dans tous les cas évoqués, l’incapacité à analyser la genèse et les effets historiques des contradictions réelles qui « travaillent » aujourd’hui les partis ouvriers, donc en dernière analyse la classe ouvrière elle-même. N’est-ce pas cette tâche capitale qui doit être posée à travers la critique du « modèle étatique » des partis communistes, et qui peut seule permettre de l’arracher à l’idéalisme ?

Les masses sont déjà dans « l’État »

Les masses ne sont pas, en tout état de cause, « hors État ». Elles sont, au contraire, toujours déjà prises dans un réseau de rapports étatiques, c’est-à-dire de divisions institutionnelles (le code des « qualifications » professionnelles aussi bien que celui des appartenances nationales) à fonction de répression et d’assujettissement idéologique qui, dans des conditions historiques données, sont tout simplement indispensables à leur existence, et qui forment la condition matérielle de toute politique (Que ceux qui en douteraient réfléchissent tant soit peu, par exemple, à ce que signifie en termes de lutte politique de classes la participation de millions de travailleurs argentins au rituel de la Coupe du Monde de Football : est-ce le hasard qui fait que la seule « fausse note » qu’on y a entendue a été le cri silencieux d’un petit groupe de femmes ?). À cet égard, c’est évidemment Lénine qui, par sa critique radicale du concept de « spontanéité » dans le moment même où il reconnaissait à l’initiative des masses la capacité de rupture révolutionnaire, a jeté les bases d’une position matérialiste, rectifiant l’idéalisme toujours vivace du Manifeste communiste qui se représentait le prolétariat révolutionnaire comme une classe non seulement « hors de l’État », mais hors de tous les rapports idéologiques depuis la famille et de la patrie jusqu’à la religion et la morale.

Mais si les masses ne sont jamais « hors d’État », cela veut dire que le mouvement ouvrier révolutionnaire lui non plus n’est jamais « hors État », mais au contraire soumis dans sa constitution et son développement aux formes et aux contraintes des rapports étatiques. À cet égard, je crois tout à fait erronée la représentation qu’ont de nombreux marxistes d’un mouvement ouvrier primitif « campant hors de la cité », face à un appareil d’État auquel il serait radicalement extérieur, et que de ce fait même il aurait eu tendance à penser en termes de pure instance coercitive. La « révolution passive » qu’on invoque pour désigner l’institutionnalisation du mouvement ouvrier à la fin du XIXe – si toutefois ce concept est adéquat – n’est qu’un changement des formes de dépendance de l’État et du mouvement ouvrier (marqué notamment par la cristallisation des « rôles » du parti et du syndicat). Elle marque bien la nécessité d’analyser simultanément, pour chaque conjoncture historique, et la nature des rapports étatiques sur lesquels se fonde l’efficacité de la centralisation du pouvoir d’État, et le degré d’antagonisme (ou l’indice d’efficacité politique) des luttes de classes qui s’y déroulent. Autrement dit, non pas penser en termes d’intérieur/extérieur de l’État, c’est-à-dire de « pureté » des positions antagonistes (cette vieille tentation idéaliste déjà dénoncée par Lénine), mais en termes de contradictions internes du système des rapports étatiques. Ce qui est sans doute erroné dans la position actuelle de certains P.C. (comme le P.C. F.), ce n’est pas d’avoir introduit l’idée de contradictions dans l’État comme donnée fondamentale de la lutte révolutionnaire, c’est : 1) d’avoir présenté ces contradictions comme une nouveauté absolue (où certains théoriciens, ne reculant devant aucune « audace », sont allés jusqu’à apercevoir les prémisses objectives du « dépérissement de l’État » !) ; 2) de les avoir localisées par excellence dans les « appareils » les plus étroitement « politiques » au sens officiel (juridique) défini par l’État bourgeois (préservant de ce fait même, encore aujourd’hui, une image mythique de la famille, de l’école et de la culture, etc. Et surtout, s’efforçant ainsi d’isoler une « crise de l’État » qui, miraculeusement, ne s’accompagnerait d’aucune « crise » des partis ouvriers et de leurs courroies de transmission syndicales, municipales, culturelles) ; 3) d’avoir en conséquence formidablement sous-estimé l’inégalité encore très grande du rapport des forces de classes, au point d’imaginer à chaque détour électoral un État bourgeois au bord de la faillite, des travailleurs à la veille de l’hégémonie, etc.

Politique bourgeoise et politique prolétarienne

La forme sous laquelle la tradition marxiste révolutionnaire a réfléchi le rapport entre l’existence de contraintes étatiques déterminant de l’intérieur le développement du mouvement révolutionnaire, l’existence de contradictions internes de l’État, et l’initiative historique des masses, c’est la distinction entre politique bourgeoise et politique prolétarienne du mouvement ouvrier. Elle constitue un couple théorique, une « unité de contraires » dont la traduction concrète est à rechercher dans chaque conjoncture à travers une expérimentation permanente, puisque, à la lumière de cette opposition, chaque tendance politique « se divise en deux » ; par exemple l’indépendance d’organisation de la classe ouvrière en ouvriérisme et hégémonie prolétarienne, la lutte de libération nationale en nationalisme et anti-impérialisme, etc. C’est bien à cette distinction (dont on peut dire qu’elle est le véritable « noyau » de l’unité théorie/pratique dans le marxisme) que se réfère Althusser.

Mais la reconnaissance de cette distinction s’est elle-même accompagnée, historiquement, d’extraordinaires difficultés. Elle a commencé par se réfléchir comme distinction entre politique (bourgeoise) et non-politique (prolétarienne), en identifiant toute « politique » à la reproduction des formes de domination de l’État existant (celui des classes dominantes). À bien des égards, l’anarcho-syndicalisme représentait l’expression la plus féconde de cette conception, en même temps qu’il en manifestait les limites étroites. Avec Lénine et Octobre 17, la distinction s’est trouvée déplacée, au niveau théorique, sur l’opposition entre des formes institutionnelles (la « démocratie bourgeoise » et la « démocratie prolétarienne », voire à la limite le Parlement et le Soviet ou Conseil). Cette nouvelle formulation était liée au fait que, pour la première fois, la « dictature du prolétariat » désignait réellement, non une simple tactique révolutionnaire, mais une phase historique de transition, avec ses formes propres de luttes de classes et de transformations sociales contradictoires, dont le déroulement n’est pas déterminé à l’avance. Mais cette représentation (qui s’est accompagnée, ne l’oublions pas, d’une progression sans précédent des luttes de classes, sous l’impulsion des partis communistes) a eu aussi un double effet négatif, de plus en plus sensible avec le temps.

1) D’une part elle a très rapidement isolé la question du « parti » comme forme historique, en le présentant comme définitivement arraché à la contradiction de la (pratique) politique bourgeoise et prolétarienne, c’est-à-dire finalement comme le lieu où (sous réserve d’une « ligne juste », d’une « correction des déviations », etc.) cette contradiction est toujours déjà résolue.

2) D’autre part elle a localisé l’essentiel de la contradiction dans une antithèse de formes juridiques. (J’ai déjà eu l’occasion de souligner l’importance symptomatique que revêt, à mes yeux, comme « point de non-retour » de la déviation stalinienne, la constitution soviétique de 36 qui proclame déjà, en fait, « l’État du peuple tout entier ». C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec la concession que fait Althusser lorsqu’il dit que, en U.R.S.S., la « règle du jeu » constitutionnelle a été « supprimée » ; elle a plutôt été déplacée et renforcée, même s’il faut pour cela en répéter périodiquement la sanction symbolique – sans doute à cause de la gravité des antagonismes latents – ; et c’est l’étonnant épisode de la « nouvelle Constitution » de 77, qui, pour la deuxième fois en quarante ans, proclame officiellement la « fin de la dictature du prolétariat » !).

En déplaçant et cristallisant ainsi la contradiction fondamentale de la politique bourgeoise et de la politique prolétarienne l’idéologie communiste a ainsi donné lieu à de nouvelles formes de « crétinisme parlementaire » et de « crétinisme antiparlementaire » dans le mouvement ouvrier. Nouvelles formes auxquelles on n’échappe évidemment pas en recherchant de différentes façons (« intellectuels organiques », au travail !) des « synthèses », des « combinaisons » ou des dosages plus ou moins subtils de la démocratie parlementaire et de la démocratie « directe » (ou de l’autogestion : cf. cette perle de la « théorie » de notre parti français : « l’autogestion nationale d’ensemble5 »), dont on veut faire la formule de la transition socialiste. Elle a du même coup tendanciellement annulé un élément essentiel de la dialectique révolutionnaire du marxisme, qu’on peut essayer d’exprimer ainsi dans le langage de la stratégie : en posant la nécessité de la conquête du pouvoir d’État (donc de la destruction ou du contrôle de ses « organes » répressifs) le marxisme marquait que la politique prolétarienne doit opposer aux points forts de la domination de classe bourgeoise (les points où elle se « concentre ») le maximum de concentration de ses propres forces. Mais la forme juridique, ou quasi juridique (d’évolution des « pouvoirs », modalité de la « représentation » des citoyens, etc.), quelle que soit son importance réelle, n’est qu’un point relativement faible du dispositif étatique. Entendons par là, non seulement qu’elle est aisément transformable indépendamment de l’ensemble, mais qu’elle ne tire, en fait, son efficacité que de l’effet cumulé de tous les appareils de domination idéologique et politique de classe sous-jacents (école, famille, droit, etc.).

La révolution culturelle, le parti et la question des « A. I. E. »

La révolution culturelle chinoise, qui reste la tentative la plus significative d’entreprendre de l’intérieur la rectification en profondeur de la déviation stalinienne, comporte à cet égard des leçons qu’il faut encore étudier. Pour autant que nous la connaissions bien (et sa propre opacité est certainement l’une des dimensions de son échec actuel), elle témoigne aussi de la difficulté qu’il y a à dégager l’élaboration d’une « politique prolétarienne » de l’impasse précédente. En posant que la lutte de classes (entre « deux voies ») se poursuit au sein de la transition toute entière, sans que la question de l’exercice réel du pouvoir par les masses soit jamais définitivement réglée, elle ne développait pas seulement une thèse léniniste restée abstraite ou équivoque ; elle donnait un nouveau sens à la « transition » qui en rectifiait potentiellement les aspects mécanistes et finalistes (la transition n’est plus un programme de construction, à étapes économiques et institutionnelles prévisibles, sinon calculables ; elle est bien comme le disait Marx, « une longue suite de luttes, une série de processus historiques », c’est-à-dire une tendance contradictoire). Laissons ici de côté les difficultés que soulève la façon dont la Révolution culturelle a réduit la révolution dans les rapports idéologiques à une transformation de la « division du travail manuel et intellectuel » (et les limites très étroites dans lesquelles cette transformation elle-même est restée confinée). Ce qui est révélateur, c’est surtout son attitude à l’égard du parti.

Qu’observons-nous ? Initialement, une double mise en cause révolutionnaire, certainement hasardeuse et contradictoire, mais qui touchait aux problèmes décisifs :

1) La R.C. posait que des étapes nouvelles et des aspects nouveaux de la lutte de classes peuvent exiger, dans une conjoncture donnée, des formes d’organisation nouvelles (par exemple de la jeunesse scolaire et ouvrière). Donc remise en cause du schéma kautskyste, évolutionniste et en fait apologétique, conservé par les partis communistes, dans lequel le parti représente la forme « finale » d’intégration des luttes et de synthèse théorie/pratique. Il y avait là l’assomption implicite que telle forme d’organisation et de lutte qui est forte face à un tel aspect de la domination de classe (la centralisation du pouvoir politique et économique) est faible par rapport à tel autre (ce que j’appellerai, – en jouant sur la distinction de Marx et sur le « concentré politique » de Lénine – , la concentration des pouvoirs : contrôle économique, division du travail, assujettissement idéologique).

2) La R.C. posait que le parti est dans la lutte de classes, non pas comme un terme pur, un « acquis » définitif6, mais comme un lieu et un enjeu décisifs de cette lutte. Donc pas de reprise et de continuation de la révolution dans l’État, sans révolution(s) dans le parti, soumettant le parti à la « contestation » critique des masses et le transformant lui-même. Du même coup la thèse du « dépérissement de l’État » semblait s’éclairer et se concrétiser quelque peu : elle semblait échapper aux images mécaniques de la « destruction » pure et simple et de la « table rase » comme aux mystifications de l’économisme (où dépérissement de l’État = gestion sociale rationnelle, purement « technique »), elle prenait le sens d’une lutte révolutionnaire ininterrompue au sein même des appareils qui matérialisent la conquête du pouvoir par les travailleurs et les masses.

Or il semble bien – si nous suivons notamment l’analyse très scrupuleuse qu’en propose Bettelheim dans ses Questions sur la Chine après la mort de Mao Tsé-toung (Maspero, 1978) – que cette thèse s’est, à son tour, et très tôt, retournée en son contraire ; elle est devenue la thèse selon laquelle, sous la dictature du prolétariat, la lutte de classes se déroule avant tout (sinon exclusivement) dans le parti, se « concentre » en lui. Ce qui veut dire : c’est toujours encore dans le parti et dans lui seul qu’il faut rechercher les « deux voies », et régler leur conflit ? Ce qui veut dire également : aucune « fraction » particulière du parti n’est certes assurée de se maintenir au pouvoir (Liu, Lin Piao, Teng, les « Quatre »…), mais le parti comme tel est assuré que la question se réglera en son sein. « Assurance sur la vie » pour le parti ! Cependant que les masses sont plus que jamais utilisées, manipulées pour soutenir telle ou telle tendance. Au prix d’une inversion formelle de la pratique stalinienne (l’unité à tout prix de la « direction collective » au sein du parti devient la « lutte de classes au sein du parti ») le résultat est exactement le même.

Il nous faut donc poser (sans réponse préalable) la question : qu’est-ce qui manque fondamentalement, dans l’expérience de la révolution culturelle, non seulement en termes de forces sociales et de conditions historiques, mais en termes d’analyse et de théorie révolutionnaire ?

Et je suis tenté de joindre à cette question une question parallèle à propos des « Appareils idéologiques d’État » d’Althusser, dans la mesure où l’écho de la Révolution culturelle y a retenti directement. Le concept des « A.I.E. » est clairement destiné à analyser le développement des contradictions et de la lutte des classes dans le réseau des rapports étatiques. Pour reprendre la métaphore stratégique d’il y a un instant, il s’agit de poser le problème d’une lutte révolutionnaire à long terme (mais qui comporte aussi ses conjonctures de « crise ») correspondant non pas aux points relativement faibles du dispositif de domination idéologique de classe, mais à ses points forts, qui ne sont pas nécessairement les plus manifestes, ceux qu’on atteint en les « visant » directement. Il s’agit donc de tenter d’analyser la complexité des conditions dont dépend ce renversement tendanciel du rapport entre l’initiative des masses et leur assujettissement, voire leur manipulation, renversement qui n’est que l’autre nom du développement des contradictions de l’État, donc de la prépondérance de la « politique prolétarienne » sur la « politique bourgeoise ». Il s’agit du même coup de comprendre pourquoi, dans la lutte de classes prolétarienne, cette libération des possibilités de l’initiative de masse peut être manquée – comme elle l’a été finalement en mai 68 en France, alors que se développait un mouvement de masse sans précédent – entraînant du même coup la coupure entre le parti et les masses, et la stérilisation réciproque du « mouvement » et de « l’organisation » : faute de saisir ce qui, indirectement peut-être, articule une stratégie de conquête du pouvoir (au niveau de sa centralisation étatique) et une tendance à l’ébranlement de la domination de classe (au niveau de sa concentration, que matérialisent les A. I. E.). Mais Althusser lui-même a-t-il réussi, même au niveau théorique, à saisir le point de cette articulation, ou bien n’a-t-il fait qu’en proposer le programme ? À nouveau la question du parti est ici un indice pertinent : parler d’A I.E. n’a de sens que si cela permet de reconnaître, et d’analyser, la place contradictoire du parti révolutionnaire lui-même, le « jeu » des A.I.E., ou si l’on préfère d’analyser la constitution et les transformations du parti révolutionnaire comme tendance antagonique dans les A.I.E. C’est ce qui n’a pas été vraiment fait jusqu’à présent. Peut-être tout simplement faute d’une bonne analyse historique, matérialiste, de la place et du rôle exact des partis et des organisations ouvrières dans l’histoire du rapport de classes capitaliste (pour laquelle commencent cependant à exister des éléments). Là encore, nous sommes conduits à nous demander ce qui manque toujours, théoriquement (pour en faire un objectif prioritaire de notre travail sur – et dans – la « crise du marxisme »).

Les contradictions de la « forme parti »

Si l’on veut être « historiciste », il faut être (qu’on me passe cet emprunt à Gramsci) historiciste absolu. Cela veut dire : non pas « relativiser » de différentes manières la signification historique de la forme parti pour en atténuer les contradictions, mais aiguiser celles-ci pour découvrir les conditions matérielles de sa transformation. Cette tâche n’est « destructive » qu’en apparence. Elle correspond en réalité à la nécessité impérative de rattraper le retard qu’a pris le mouvement ouvrier sur les transformations mêmes de l’impérialisme (et donc du rapport social capitaliste, des formes de l’exploitation et de la « technologie » étatique de la classe dominante). Il se pourrait bien que ce qu’on a appelé « l’Eurocommunisme » n’ait été que le phénomène d’une conjoncture très brève, parce que non seulement il correspondait à quelques illusions sur la proximité et les moyens de la « révolution en Occident », mais parce qu’il croyait pouvoir résoudre les contradictions de la forme-parti sans les poser au fond. Donc sans découvrir aucun moyen de dépasser l’oscillation entre le maintien crispé des structures staliniennes (au nom du rôle dirigeant de la classe ouvrière) et l’assimilation aux partis bourgeois (le P.C. devenant « un parti comme les autres », qu’ils soient « de gouvernement » ou « d’opposition »).

C’est pourquoi il faut au moins poser la question, même si c’est très abstraitement encore : est-ce que la forme parti, telle qu’elle existe aujourd’hui, au terme d’un processus de longue durée dont les « déviations » sont tout aussi essentielles que les principes initiaux et les succès, n’est pas devenue la forme historique de reproduction de certaines « contradictions au sein du peuple » ? Est-ce qu’il ne faut pas, en conséquence, parler de rupture nécessaire avec cette forme, ou plutôt dans cette forme, au terme d’un processus dont nous ne pouvons encore prévoir, ni toutes les étapes, ni le résultat ? Je veux ici dire ceci : parler de rupture nécessaire ne signifie pas (mieux vaut le préciser) la liquidation du mouvement ouvrier et des organisations existantes. Ce qui est en cause n’est ni l’existence d’un « acquis » théorique marxiste ni l’existence de forces ouvrières et populaires, d’un courant révolutionnaire organisé. Sans ces forces et ce courant, le problème actuel ne pourrait même pas être posé. Force est pourtant de le constater aujourd’hui, les limites à l’intérieur desquelles ces forces ont réussi à s’organiser et les contradictions qui les travaillent n’ont plus rien à voir (si jamais ce fut le cas) avec un simple développement inégal, dû à des « conditions nationales » inégalement favorables, ni avec un simple retard de développement, dû aux lenteurs de la prise de conscience, aux difficultés du travail politique, aux menées de l’adversaire, etc. Elles ont acquis un caractère structurel (ce qui ne veut pas dire, précisément, « fonctionnel ») dans l’évolution du capitalisme actuel. On ne peut indéfiniment se satisfaire de l’argument paresseux qui tire de la réalité des luttes de classes organisées par les syndicats prolétariens et les partis communistes, et des résultats qu’elles ont pu obtenir (tant en contrecarrant la hausse des taux d’exploitation et donc en contribuant à mettre en crise le « modèle d’accumulation » capitaliste des années 60, qu’en conquérant des « zones de liberté » pour l’initiative populaire contre l’État de la classe dominante) la « preuve » anticipée de leurs capacités à conduire jusqu’au bout le processus révolutionnaire.

Il faut voir les organisations de classe, avec tout l’acquis théorique qu’elles représentent pour les travailleurs et tous les opprimés, telles qu’elles sont aujourd’hui, et non telles qu’elles pourraient ou auraient dû être.

C’est un fait structurel, qui affecte de l’intérieur la « forme parti » en tant que forme historique, que le marxisme soit aujourd’hui une idéologie révolutionnaire de masse seulement dans quelques pays de l’Europe latine, d’Extrême-Orient et peut-être à Cuba (et qu’en est-il de l’Afrique ?), c’est-à-dire qu’il n’ait permis finalement, sous sa forme actuelle, ni la concertation et la centralisation des luttes de classes dans la majorité des pays impérialistes « développés » (dont les pôles dominants de l’impérialisme), ni la continuation de la révolution dans les pays du « socialisme réalisé », ni la fusion véritable du mouvement ouvrier et des mouvements de libération nationale (sauf rarissimes et « précieuses » exceptions…), ni la riposte prolétarienne au développement des entreprises « multinationales ». C’est un fait structurel que la « forme parti » telle qu’elle fonctionne aujourd’hui n’est pas la forme d’unité du mouvement communiste international, mais est devenue la forme de sa crise et de sa division, dans laquelle prévaut non pas la solidarité des luttes, mais (surtout depuis la fin de la guerre du Vietnam) l’opposition des intérêts nationaux d’État, c’est-à-dire en dernière analyse la subordination aux tendances de l’impérialisme et à ses « règles du jeu ».

À une échelle plus modeste, mais non moins significative, c’est un fait structurel que, en France et en Italie, à des degrés différents, les partis communistes n’organisent qu’une partie de la classe ouvrière et de ses luttes, même en tenant compte (avec tous les problèmes que cela pose) de l’organisation indirecte qui passe par les syndicats, les municipalités, les pouvoir régionaux. Que cette limitation ait été – notamment en France – pour une bonne part le résultat de lignes politiques erronées ou contradictoires ne change rien au fait qu’elle est maintenant matériellement inscrite dans des rapports de forces et des rapports sociaux structurels. En France, le P.C.F. n’organise pas, ou peu, la classe ouvrière des « petites et moyennes entreprises » (notamment celle des nouvelles P.M.E. mi-urbaines mi-rurales que crée la « sous-traitance ») ; il n’organise pas ou très peu les travailleurs immigrés et leurs luttes ; il n’organise pas les femmes d’ouvriers non-salariées (confinées au « travail domestique ») qui, de ce fait, sont à l’écart de toute politique. En Italie, comme l’ont fait remarquer Trentin et d’autres camarades7, les organisations existantes (P.C.I. et syndicats) sont largement désarmées devant le clivage qu’introduit au sein de la classe ouvrière le chômage de masse, au point que le pouvoir de contrôle et de contestation qu’elles ont conquis dans les centres industriels devient une arme à double tranchant qui ne tend pas seulement à unir les exploités, mais qui peut tendre aussi à les diviser !

Ce sont tous ces faits, et d’autres encore, qui mettent en cause dans ces principes la « forme parti » et posent le problème d’une transformation, enjeu de toute une période historique. Une transformation qui ira certainement au-delà de la rectification des rapports traditionnels entre « parti » et « syndicat » fixés par le marxisme des Deuxième et Troisième Internationales et exprimés dans sa conception du « primat de la politique ». Une transformation qui, dans l’immédiat, met en cause le « pluralisme » du parti et des « mouvements donc des organisations de masses », beaucoup plus fondamental que le pluralisme des (seuls) partis, qui par lui-même ne contribue en rien à ébranler l’assujettissement des masses aux formes de la politique bourgeoise, bien au contraire (la faillite de sa politique des « organisations de masse » est le grand échec historique du parti français, puisqu’elle a abouti à ce non-sens, non seulement d’en réprimer le développement, mais d’y paralyser totalement toute initiative des militants communistes !). Car précisément dans la mesure où l’histoire des organisations de la classe ouvrière n’est pas isolée de celle de l’État et de la société bourgeoise, dans la mesure où leurs « limitations » renvoient soit aux aspects de la domination de classe bourgeoise que nous n’avons pu ni maîtriser ni mettre en échec, soit aux nouvelles tendances de la lutte de classes sur lesquels sans prise, ces limitations deviennent des contradictions internes, qui viennent « surdéterminer » et précipiter les effets de la crise latente depuis les années 30. C’est précisément parce que, dans la lutte de classes, aucun rapport de forces n’est stable, que le « dépassement » des limites historiques du mouvement révolutionnaire n’est pas possible sans rupture prolongée ; mais c’est aussi parce que les contradictions éclatent que cette rupture devient possible dans la théorie et dans la pratique.

Juillet 1978.

retranscription : Manon Valdiguié

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  1. Le texte qui suit a été communiqué aux participants du Colloque du C.E.R.M sur « l’État contemporain en France », qui s’est tenu à Paris les 6-7 janvier 1979. []
  2.  J’ai abordé ce problème dans mon étude « État, parti, idéologie », in A. Tosel, C. Luporini, É. Balibar, Marx et sa critique de la politique, Paris Éditions F. Maspero, 1979, coll. Théorie (un extrait a paru dans La Pensée, n° 201, oct. 1978). []
  3. Cf. R. Michels, Les partis politiques, coll. Champs, Flammarion. []
  4. Cf. les articles publiés par Paul Laurent dans France Nouvelle (6 juin 77) et dans La Nouvelle Critique (n° 103. Avril 77). Les mêmes thèses sont reprises, quoique de façon beaucoup moins claire, dans Le P.C.F. comme il est (Éd. Sociales, 1978). []
  5.  Cf. J. Fabre, F. Hincker, L. Sève, Les communistes et l’État, Éditions Sociales 1977, p. 167. []
  6. Cf. la formule rituelle dans notre parti français : « la grande chance des travailleurs, c’est d’avoir un parti communiste puissant ». []
  7. De Bruno Trentin, on peut lire en français, « Un syndicalisme pour la révolution », in Dialectiques n° 18/19 []
Étienne Balibar