[Inédit] Lettre à Rinascita (sur la pensée de Gramsci)

La relation de Louis Althusser à Gramsci a toujours été complexe et ambivalente. Véritable génie politique, Gramsci représentait aussi pour Althusser un véritable adversaire philosophique. L’historicisme intégral, la fusion entre la vérité et la pratique, l’ambiguïté du marxisme entre science et religion, ces éléments se situaient en opposition avec le projet althussérien. Cette lettre inédite à la principale revue communiste italienne représente un condensation éclatante de ces enjeux théoriques. Rédigée en 1967, aux temps forts des controverses théoriques chez les communistes, elle est introduite par Laurent Lévy et Panagiotis Sotiris qui en éclairent le contexte et toutes les implications dans la trajectoire d’Althusser. Cet échange marque en tout état de cause non seulement des ruptures philosophiques, mais aussi des convergences inattendues, du côté d’un matérialisme de la rencontre, attentif aux conjonctures, aux configurations complexes et au primat des rapports de force dans la lutte des classes.

Vers un front uni intégral. Quelques axes stratégiques pour un laboratoire du communisme

Comment penser l’organisation ? Qu’on le veuille ou non, cette question reste centrale dans les luttes actuelles, et nul doute qu’elle en est l’une des pierres d’achoppement. Là où Marx ne nous a légué en la matière qu’une aporie, et où le modèle léniniste ne semble plus avoir d’autre fonction que de cristalliser des oppositions figées, Panagiotis Sotiris s’attache ici à ressaisir l’organisation à la lumière des conditions de formation d’une « intellectualité de masse ». Puisant ses racines chez Lukács, relancé au cours des dernières décennies, par Badiou et Rancière notamment, c’est néanmoins chez Gramsci que ce problème aura trouvé son expression la plus complète. Car la dialectique gramscienne ne vise pas seulement à se prémunir de la sclérose bureaucratique et à la dépossession des masses, mais aussi à défendre une conception du parti comme « laboratoire intellectuel » intégrant une multiplicité de pratiques et de collectifs ; un parti envisagé comme le lieu de production d’une pluralité de savoirs et, sur leur base, d’expérimentation de stratégies et de tactiques révolutionnaires hétérogènes. À l’État intégral comme arme de la bourgeoisie, Gramsci nous invite à opposer ce que Sotiris nomme un Front Uni intégral, seul à même d’assurer l’autonomie des classes subalternes, l’affirmation de leur pouvoir d’auto-organisation, sans lesquelles elles ne sauraient prétendre à l’hégémonie. Loin d’être derrière nous, cette tâche demeure plus que jamais la nôtre.

Les trois Lénine de Gramsci

Lénine est une figure politique cruciale de la tradition révolutionnaire du XXe siècle, mais il a aussi été une puissante source d’inspiration pour les philosophes. Ici, Livio Boni revient sur l’appropriation philosophique par Gramsci de l’action politique léninienne. Si le thème d’un Lénine gramscien a évidemment fait l’objet de nombreuses études, l’approche proposée dans ce texte interprète cette question à l’aune des concepts d’Alain Badiou. Dans un premier temps, l’événement d’Octobre 1917 nécessite de se tenir à la hauteur de la surrection inouïe des masses dans le maillon faible de la chaîne impérialiste. Dans un second temps, le soulèvement des soviets doit être interprété dans le présent des luttes ouvrières italiennes, à Turin, alors que Gramsci fonde un journal des conseils ouvriers, l’Ordine Nuovo. Enfin, le moment proprement philosophique s’écrit du fond des geôles fascistes, dans la solitude de la défaite, afin de restituer la contribution léninienne à la philosophie, dans le sillage de Spinoza, Rousseau et Machiavel. Boni montre le caractère crucial d’une telle intervention : comme chez Badiou, la philosophie est garante d’une réappropriation possible, par-delà les conjonctures, d’un événement de la politique d’émancipation. Ces trois étapes scandent l’émergence de l’hégémonie comme conceptualité issue de 1917 qui déborde réellement le cadre originel du mouvement ouvrier européen : c’est là que se trouve, sous la plume de Gramsci, la contribution fulgurante de Lénine.

Gramsci géographe : entretien avec Stefan Kipfer

Dans cet entretien, Stefan Kipfer réalise un tour de force. Non content d’avoir proposé un agenda profondément novateur en géographie critique, en associant Fanon et Lefebvre, Kipfer s’attaque cette fois à Gramsci. Prenant le contre-pied de la focalisation temporelle de Gramsci, autour du concept d’historicisme, le géographe montre l’immense potentiel que le philosophe communiste recèle pour penser l’espace. Jonglant brillamment avec les études gramsciennes sur la question méridionale, sur l’impact de l’urbain ou du rural dans le développement du fascisme, Kipfer n’oublie pas non plus d’aborder toute la littérature secondaire qui a permis de tirer de précieux enseignements sur Gramsci et la postcolonialité, la race et le nationalisme. De ce fait, Kipfer apporte un éclairage particulièrement neuf sur des sujets aussi divers que la géographie populiste de Christophe Guilluy, les révolutions arabes de 2011, la racialisation dans la périphérie de l’Europe, le sociologue islamique médiéval Ibn Khaldoun ou encore le rapport Orient-Occident. L’hégémonie ne s’avère pas seulement être une hypothèse parmi d’autres de l’histoire intellectuelle progressiste : il représente sans aucun doute l’un des agendas les plus féconds pour le subalternes aujourd’hui.

Hégémonie, praxis, traduction : entretien sur Gramsci avec Fabio Frosini

Longtemps monopolisée par le Parti communiste italien qui l’avait transformée en dogme, l’œuvre de Gramsci fait dorénavant l’objet d’usages et de réappropriations multiples. Revenant sur la constitution et la réception de cette œuvre, Fabio Frosini en éclaire certains des principaux concepts : de l’ « hégémonie », conçue comme processus de formation de la bourgeoise en classe dirigeante à la « traduction » du marxisme dans des contextes socio-historiques hétérogènes, il reconstruit les grandes lignes d’une « philosophie de la praxis » visant à réfléchir à et à intensifier la transformation révolutionnaire du monde. Une philosophie dont l’objectif ultime est donc la recomposition d’une « politique d’émancipation universelle ou encore d’élimination de la subalternité à tous les niveaux et dans tous les aspects de la vie sociale, jusqu’à la suppression des classes sociales. »

[Guide de lecture] Gramsci

La contribution de Gramsci est aujourd’hui essentielle pour quiconque s’intéresse à la stratégie révolutionnaire, aux philosophies ou encore à l’historiographie marxiste. La principale difficulté réside dans le fait que cette oeuvre est monumentale et fragmentaire ; la plupart des textes de Gramsci sont des notes prises dans des Cahiers de prison, dont la lecture attentive et chronologique est indispensable pour comprendre l’évolution de la pensée de son auteur. Ainsi, par le biais de citations tronquées, de recueils partiels ou encore d’ouvrage introductifs à la philologie douteuse, les concepts majeurs de Gramsci ont souvent été mal compris, déformés, mis au service d’agendas très divers et par ailleurs incompatibles. Pour lire Gramsci, il faut donc trouver le bon cheminement, les cahiers à lire en priorité, les sources secondaires les plus fiables. C’est ce qu’entend offrir avec brio ce guide de lecture composé par Panagiotis Sotiris. Il propose à la fois un ordre de lecture idéal pour les cahiers, et une sélection des ouvrages secondaires les plus marquants, aussi bien en langue française qu’anglaise ou italienne. Il présente ainsi une progression dans l’oeuvre du communiste sarde, qui part d’emblée d’une lecture politique, des écrits sur les conseils ouvriers à la conceptualisation du nouveau Prince, et il fournit les outils indispensables pour entrer dans la dialectique même des Cahiers, faite d’autorectification et d’ajustement constants, à l’image de la praxis comme autocritique de la réalité et renversement de la pratique.

Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci

À partir de 1965 jusqu’à la rédaction de L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre, le marxisme de Nicos Poulantzas porte l’empreinte d’Antonio Gramsci. D’abord influencé par Lucien Goldmann et Lukacs, c’est en lisant et en discutant non seulement les travaux d’Althusser, mais aussi l’œuvre du communiste italien que Poulantzas s’oriente peu à peu vers le sujet qui le préoccupera jusqu’à sa mort, et qui constitue son principal apport au matérialisme historique : une théorie de l’État capitaliste comme pouvoir de classe. Dans cette intervention, Panagiotis Sotiris souligne la richesse et la pertinence intactes du débat autour des concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral et de guerre de positions, et invite à poursuivre une des discussions les plus stimulantes du marxisme contemporain.

L’Uzeste de Bernard Lubat : un front culturel de résistance populaire

Bernard Lubat est l’une des figures emblématiques du jazz engagé aujourd’hui. Fondateur de la Compagnie Lubat et de d’Uzeste musical, il a fait de ses formations une expérimentation politique et esthétique ancrée dans une ruralité de Sud-Gironde. Dans ce texte, issu d’un recueil d’entretiens parus chez Outre Mesure, Fabien Granjon présente la pensée-pratique de Lubat. Dans le prisme de Gramsci et de la théorie de l’hégémonie, Granjon décrit le projet lubatien comme un travail musical éclectique, traversé par les traditions occitanes, paysannes, mais aussi par les musiques improvisées et le jazz. Il en émerge une conception de la musique comme travail collectif de condensation d’un vécu collectif et populaire.

De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel

Des auteurs de la tradition marxiste, Gramsci est sans doute le plus mobilisé sans intelligence de ses concepts : réduite à un pensée de « l’hégémonie culturelle », la critique tranchante du communiste sarde est généralement évincée. André Tosel, grand lecteur de Gramsci, a toujours cherché à souligner combien la « philosophie de la praxis » et les Cahiers de prison portent une refondation philosophique et politique du communisme. Dans cet entretien avec Gianfranco Rebucini, Tosel revient sur sa trajectoire intellectuelle, qui l’a mené à interroger le texte gramscien au prisme des impasses du communisme historique. De sa foi catholique au spinozisme, de la rencontre avec Althusser jusqu’au dépassement gramscien de l’althussérisme, Tosel raconte son passionnant cheminement du Dieu caché de l’espérance jusqu’à l’immanence radicale de l’histoire. Cette lecture de la politique comme nouvelle intellectualité des subalternes est à retrouver dans son Étudier Gramsci, Paris, Kimé, 2016.

De l’antifascisme au socialisme : stratégie révolutionnaire dans la guerre civile libanaise

En 1986, au cœur du tumulte de la guerre civile, Mahdi Amil, intellectuel communiste libanais, fait paraître l’État confessionnel à Beyrouth. Le texte qui suit, conclusion de l’édition arabe de l’ouvrage, constitue une intervention dans cette conjoncture. Les forces progressistes libanaises, représentées par une alliance de nationalistes, de Palestiniens et de communistes, ont traversé une séquence révolutionnaire (1975-1976) puis une série de défaites, combattues par la Syrie, l’État d’Israël et les forces réactionnaires phalangistes. Amil tente ici d’hégémoniser les forces antifascistes, en donnant à la lutte contre les phalangistes un contenu précis : la lutte contre le régime confessionnel, comme libération démocratique-nationale, point de départ d’une transformation socialiste du Liban. Assassiné l’année suivante par des milices chiites, Amil livre ici un testament politique gramscien, saisissant avec acuité les liens entre crise de l’État et confessionnalisme.