Par delà opéraïsme et post-opéraïsme. Entretien avec Gigi Roggero

Comment réinventer l’autonomie après des décennies de défaite et de contre-révolutions néolibérales ? C’est à cette lourde tâche que cet entretien, mené par Davide Gallo Lassere avec Gigi Roggero (militant et théoricien autonome en Italie), tente de répondre. Contre la réification des concepts issus de la tradition du mouvement ouvrier (spontanéité, organisation, gauche, droite, travail cognitif), Roggero propose une lecture à rebrousse-poil de l’opéraïsme originel. Pour retrouver le sens actuel de la composition de classe, de la co-recherche militante, il faut relire Tronti, Negri et Alquati notamment, pour saisir leur geste fondamental. Ce geste, il pourrait se résumer à la formule suivante : non pas attendre de récolter les fruits du développement historique, mais provoquer ruptures, bifurcations et clivages à chaque opportunité ouverte par les nouvelles figures de l’ouvrier et du capital. Cette préoccupation théorique urgente, l’enquête auprès de toutes les subjectivités qui puissent prendre part à l’offensive, constitue une dimension centrale des tâches militantes de l’époque, et à cet égard ce texte en est un brillant compendium : une synthèse riche et informée de ce que peut vouloir dire être militant autonome et organisé aujourd’hui.

La trajectoire théorique et politique de Mario Tronti

L’opéraïsme a acquis une renommée internationale pour son rôle fondateur dans l’émergence d’un marxisme autonome, acteur théorique majeur des conflictualités sociales en Italie à la fin du XXe siècle. Pour autant, le pionnier de cette approche, Mario Tronti, n’a pas suivi le chemin tumultueux des partisans autonomes de l’insurrection. Issu du parti communiste, la fin de l’expérience de Classe operaia a signifié pour lui un retour dans le giron du parti. Souvent décrite comme un reniement, la trajectoire intellectuelle de Tronti est ici restituée dans sa plénitude par Davide Gallo Lassere. Loin d’être une régression théorique, le tournant de l’autonomie du politique a été pour Tronti un prolongement de l’élaboration opéraïste sur le terrain des institutions. Convaincu du bien-fondé d’une pratique prolétaire du gouvernement, Tronti a proposé dans ces années crépusculaires une relecture stimulante des pensées conservatrices des institutions (de Weber à Schmitt). Sans prendre parti, Lassere propose de lire un Tronti encore inconnu en français, qui offre une contribution riche sur le devenir de la classe ouvrière et sur la question brûlante d’une realpolitik communiste.

Romano Alquati : de l’opéraïsme aux écrits inédits des années 1990

Les trajectoires militantes les plus connues de l’opéraïsme, celles de Negri et de Tronti, ont représenté deux projets radicaux de refonte de l’enquête militante : pour le premier, à travers les collectifs de l’Autonomie ouvrière, et pour le deuxième à partir de l’appareil du parti communiste. Une autre hypothèse a cherché à frayer ses voies dans les ténèbres de la défaite et du long hiver néolibéral : celle de Romano Alquati. Dans cet article, Gianluca Pittavino propose une reconstruction de la pensée alquatienne, du point de vue de celles et ceux, à l’intérieur du mouvement social, qui ont gardé un rapport actif à cet horizon théorique. Centré sur l’enquête comme « corecherche », Alquati a proposé une figure militante de type nouveau, transversale aux syndicats, partis, collectifs ; cette figure se doit de traquer, dans chaque recoin de la domination industrielle sur le travail vivant, les ressources, les savoirs, les émotions, que le capital n’a pas encore réussi à « avaler ». Sans se perdre dans certaines outrances liées à l’hypothèse du « capitalisme cognitif », Alquati a su penser la transformation en cours de la civilisation industrielle, et fournit des outils puissants pour travailler, lutter contre un système toujours plus proche de la barbarie.

[Guide de lecture] Opéraïsmes

Parce qu’il a su relier l’exigence théorique et l’intervention pratique, l’autonomie des luttes et les perspectives stratégiques, l’opéraïsme fait aujourd’hui l’objet d’un vif intérêt dans différents secteurs de la gauche radicale. Pourtant, le faible nombre de traductions disponibles comme la richesse de cette tradition hétérodoxe du marxisme italien contribuent à en gêner l’appropriation créative. On réduit encore trop souvent l’opéraïsme à un courant homogène, que l’évocation de quelques grands noms (Mario Tronti, Toni Negri) ou l’invocation de quelques concepts clés (composition de classe, refus du travail) suffiraient à cerner. Par contraste, c’est à la diversité interne de l’expérience opéraïste qu’entendent ici rendre justice Julien Allavena et Davide Gallo Lassere. De la scission des Quaderni rossi aux débats que suscita l’émergence de nouvelles figures de la lutte des classes dans les années 1970, en passant par l’enquête ouvrière et la lecture de Marx, c’est une ligne de conduite intellectuelle et politique en perpétuel renouvellement qu’ils donnent à voir dans ce guide de lecture, qu’en complèteront bientôt deux autres consacrés à l’autonomie et au post-opéraïsme.

Lénine au-delà de Lénine

Dans la première de ses 33 Leçons sur Lénine, prononcées en 1972-1973, Negri se confronte au léninisme dans la période qui précède de peu la dissolution de Potere Operaio dans « l’aire de l’autonomie » et avant l’affirmation définitive de l’avènement de la figure de l’ouvrier-social. Un grand nombre des thèses centrales de la pensée opéraïste sont ici explicitées : l’articulation composition technique/politique de la classe, la centralité ouvrière dans le développement du capital, la discontinuité et la matérialité de la classe. Mais c’est surtout un rapport original à Lénine qui est déployé. Negri se revendique d’un « léninisme de méthode » dans la lignée de Lukács. Il s’agit néanmoins de rompre avec toute fétichisation de Lénine qui viserait à importer dans le temps présent le contenu effectif de la politique léniniste, à savoir les modalités organisationnelles, les choix tactiques ou encore le rapport entre le parti et la classe. La vérité de Lénine n’est pas intemporelle mais correspond à l’adéquation de sa politique à la composition historiquement située de la classe dont il a assumé la direction. Restituer à Lénine sa grandeur c’est remettre cette grandeur à sa place, derrière nous, dans la Russie de 1917 : Lénine au-delà de Lénine…

Sous les pavés, Le Capital : Le problème du travail dans l’opéraïsme et la Neue Marx-Lektüre

Lire Le Capital n’a jamais été un exercice exclusivement théorique. Chaque époque y cherche les moyens de prendre la mesure des transformations sociales qui l’ont traversé. Après 1968, explique ainsi Laurent Baronian, c’est la question de la centralité politique du travail qui a retenu l’attention de l’opéraïsme et de la Neue Marx-Lektüre : faut-il faire du travail le principe de toute rupture avec l’état de chose existant ou l’activité par laquelle se reproduit l’aliénation marchande ? Exposant avec brio ces deux perspectives, Laurent Baronian conclut à leur unilatéralité. Dans les deux cas, soutient-il en effet, on rate la spécificité de la forme que prend le travail vivant dans le capitalisme, où l’activité n’est socialisée que par l’échange. Au-delà de la marxologie, c’est le caractère explosif de cette contradiction qui doit être analysé à nouveaux frais.

Réification et antagonisme. L’opéraïsme, la Théorie critique et les apories du « marxisme autonome »

L’opéraïsme et la Théorie critique francfortoise ne représentent pas seulement deux des tentatives les plus stimulantes de relance du projet marxien de « critique de l’économie politique » dans les années 1960, ils constituent également les deux sources d’inspiration principales du « marxisme autonome ». Pourtant, les divergences comme les points de rencontre de ces deux traditions sont rarement étudiés pour eux-mêmes. Pour Vincent Chanson et Frédéric Monferrand, c’est du point de vue d’une théorie du capitalisme qu’une telle étude peut être menée. De Panzieri à Adorno et de Pollock à Tronti se dessine en effet un même diagnostic sur le devenir-totalitaire du capital. Mais la question de savoir quelles pratiques opposer à ce processus dessine quant à elle une alternative au sein de cette constellation : là où chez Negri et les théoriciens post-opéraïstes, la subsomption du social sous le capital produit d’elle-même une subjectivité antagoniste (« l’ouvrier social » ou « la multitude »), elle implique au contraire pour Krahl une fragmentation accrue de la force de travail. Et pour Chanson et Monferrand, la reconnaissance de cette fragmentation constitue la condition de toute recomposition politique du prolétariat.

De l’usine au conteneur : entretien avec Sergio Bologna

Figure de la gauche extra-parlementaire italienne, co-fondateur des revues Classe operaia, Primo Maggio et du groupe Potere Operaio, Sergio Bologna revient dans cet entretien sur sa trajectoire intellectuelle et politique. Des luttes d’usine des années 1960 aux mouvements contemporains des précaires et des travailleurs de la logistique en passant par le « mouvement de 77 », Bologna donne à voir, dans leur interdépendance, l’histoire de l’opéraïsme et celle des luttes de classe en Occident.

Situation d’Ouvriers et Capital

Paru en 1966, Ouvriers et Capital a été un événement théorique sans précédent. Mario Tronti, son auteur, y a condensé l’expérience, la pratique et la théorisation du premier opéraïsme italien, de la systématisation de l’enquête militante aux pratiques de sabotage et d’indiscipline ouvrières. Ce texte majeur opérait un renversement absolu de l’orthodoxie marxiste en plaçant l’antagonisme ouvrier-capital au cœur de l’histoire de la modernité. Dans cette préface écrite à l’occasion de sa réédition pour son cinquantième anniversaire, Andréa Cavazzini et Fabrizio Carlino reviennent sur la conjoncture de ce texte, sur sa place dans l’historie du marxisme, pour mieux en circonscrire l’actualité : l’irréductibilité du « point de vue de classe » à toute téléologie historiciste et progressiste, seule susceptible de maintenir ouverte la perspective de l’émancipation.

Ni rire, ni pleurer : accélérer

On pourrait faire une cartographie de l’anticapitalisme et de ses apories en s’intéressant à son rapport au futur. D’un côté, le néo-léninisme cherche le futur dans le passé, c’est-à-dire prépare un retour des séquences révolutionnaires du XXe siècle. D’un autre côté, un néo-gauchisme diffus souhaite voir advenir le futur par une abolition du présent : le salut serait à chercher dans les communautés militantes, le refus du travail et la préfiguration du communisme. Dans cet article, Jamie Allinson éclaire les contours de ces alternatives, et en relève la limite principale : l’absence d’une approche programmatique qui cherche les tendances du futur au sein même du présent. Pour dépasser cette situation, l’auteur invite à s’inspirer du Manifeste accélérationniste. Son message est simple : exigeons de nous approprier la logistique, de socialiser la Big Data, d’utiliser la robotique pour nous libérer du travail, d’approfondir la dissolution des identités sexuées.