[Guide de lecture] Photographie

« [D]ans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura » (Marx et Engels, L’Idéologie allemande). Dans cette célèbre métaphore, on peut rétrospectivement voir les prémices d’une tradition ininterrompue de problématisation marxiste du medium photographique. Véritablement initiée au lendemain de la Révolution de 1917 dans le sillage de l’avant-gardisme russe, avant d’être enrichie par l’apport du marxisme hétérodoxe venu d’Allemagne, elle s’est poursuivie dans les années 1970 avec le renouveau de la photographie ouvrière et le développement de conséquentes études théoriques et historiques, pour enfin prendre un nouvel essor en ce début de XXIe siècle dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’histoire croisée de l’art et du mode de production capitaliste. Rodtchenko, Tretiakov, Brecht, Benjamin, Kracauer, Berger, Spence, Rouillé, Nesbit, Sekula, Ribalta, voici quelques-uns des noms, parmi beaucoup d’autres, que l’on croisera dans ce foisonnant guide de lecture signé par Steve Edwards, qui témoigne de la vitalité et de l’irréductible hétérogénéité de la théorie-pratique matérialiste de la photographie.

La poétique transitive d’Allan Sekula : métonymie et métaphore dans Lottery of the Sea, Ship of Fools et The Dockers’ Museum

Photographe, cinéaste et théoricien de l’art, Allan Sekula n’a eu de cesse dans ses œuvres d’interroger le langage pictural du capitalisme et les problèmes de représentation soulevées par les processus de réification de l’expérience sociale. Déployant une approche matérialiste de l’image artistique en tant qu’insérée dans le tissu des rapports économiques et politiques, il a pris pour objet de ses créations The Lottery of the Sea, Ships of Fools et The Docker’s Museum l’industrie maritime comme prototype du marché mondial. Dans cet essai, Gail Day analyse les politiques de la métaphore et de la métonymie à travers lesquels Sekula s’attache à ramener la logique « sous-marine » du capitalisme à la « surface de la conscience ».

Les chronotopes d’Allan Sekula : le capitalisme inégal et combiné

Allan Sekula était l’un des plus importants photographes, cinéastes et essayistes marxistes contemporains. Son travail a consisté à représenter la part enfouie du capitalisme contemporain : à l’heure du triomphe apparent de l’immatériel, de la vitesse et de la désindustrialisation, Sekula mettait en exergue l’infrastructure logistique (containers, ports industriels) et humaine des échanges mondiaux. Dans ce texte issu de Ship of Fools / The Docker’s Museum, Steve Edwards revient sur la trajectoire esthétique de Sekula, en pointant une ambiguïté au coeur de sa démarche. Alors que certains essais de Sekula semblent confiner la réalité du capitalisme à celle du taylorisme et de la grande industrie, dans une autre partie de son travail, la plus stimulante aux yeux d’Edwards, Sekula est parvenu à inventer une « poétique du développement inégal », c’est-à-dire une représentation visuelle des espaces et des formes de travail hétérogènes du capitalisme tardif.

Idéologie juridique et idéologie bourgeoise (Idéologie et pratiques artistiques)

Derrière la « personne juridique », il y a la marchandise et l’État : c’est d’abord le sujet privé de l’échange marchand, celui qui « possède » et dispose du droit de vendre ou d’aliéner sa possession ; c’est ensuite les appareils de l’État, combinant coercition et idéologie, pour mettre en œuvre le droit, l’inculquer à ses sujets. Ce texte, paru pour la première fois en 1973 dans la revue La Pensée, illustre cette problématique au prisme du droit d’auteur. À travers une recension détaillée de l’ouvrage de Bernard Edelman Le Droit saisi par la photographie, Nicole-Edith Thévenin décrit la crise du sujet que traverse le capitalisme avancé et les limites intrinsèques du droit face à la socialisation de plus en plus poussée du procès de production artistique.

Le socialisme et la mer : Allan Sekula, 1951-2013

Steve Edwards rend ici hommage à l’immense œuvre du photographe et essayiste marxiste Allan Sekula, décédé le 10 août 2013. L’auteur rappelle le parcours biographique de Sekula, passe en revue quelques uns de ses travaux les plus marquants dans le cinéma et la photographie, et introduit ses essais majeurs sur l’histoire de la photographie.