Déprovincialiser Marx

Sous le concept de « subsomption réelle », l’école de Francfort et l’opéraïsme ont popularisé l’idée selon laquelle le capital aurait dorénavant produit un monde à son image, dans lequel toutes les pratiques seraient soumises à la logique de la valeur d’échange. Pour Harry Harootunian, cette idée typique du « marxisme occidental » constitue aujourd’hui un lieu commun dont il est il est urgent d’interroger les origines et les présupposés. Elle apparaît en effet comme une reprise de l’image que les sociétés capitalistes ont voulu donner d’elles-mêmes à l’époque de la Guerre froide. Et elle repose sur une conception eurocentrique de l’histoire, dans laquelle la marchandisation totale de la vie apparaît comme un destin auquel tous les peuples doivent se soumettre. Contre ce mythe d’un capital devenu omnipotent, Harootunian propose de relancer l’enquête historique sur les différences de temporalités et les formes de subsomption hétérogènes qui co-existent au sein du capitalisme, afin d’élargir l’horizon des pistes qui s’offrent à son dépassement.

Provincialiser le sujet occidental : pour un communisme postcolonial

Dans Le Capital, Marx identifiait déjà le mode de production capitaliste à un mode de subjectivation dont la personne « libre » de se faire exploiter comme d’échanger des marchandises serait la figure principale. C’est cette perspective que se propose ici d’enrichir et de décentrer Daniel Hartley. À partir d’une confrontation entre la théorie postcoloniale et les débats sur le « mode de production colonial », il montre que le capital subsume, transforme et produit des formes de subjectivation hétérogènes qui sont autant d’obstacles à son universalisation. Si les contradictions objectives du système travaillent de l’intérieur les subjectivités, alors, plus que jamais, la transformation de soi apparaît comme une condition de la transformation du monde.

Que faire des postcolonial studies ? À propos de Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital

Dans Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Vivek Chibber développe une discussion polémique autour des études subalternes et postcoloniales. Son argumentation consiste non pas tant à nier la nécessité d’une « provincialisation de l’Europe », qu’à contester la capacité de la critique postcoloniale à mener ce projet à bien. L’auteur tâche de montrer que les théories sociales « universalistes » ne sont pas nécessairement homogénéisatrices, mais offrent des instruments permettant de penser les différences historiques sans sombrer dans une nouvelle forme d’orientalisme. Fait assez rare pour être souligné, Chibber prend au sérieux les énoncés de ses adversaires postcoloniaux et les passe au crible de la recherche historique et de la pensée marxiste. Car c’est bien le fond de la dispute : l’héritage de Marx est-il valable pour penser les sociétés au-delà de l’Europe ?

Provincialiser le capitalisme : le cas de l’historiographie chinoise

À quelles conditions des catégories forgées pour expliquer la trajectoire historique de l’Europe occidentale – mode de production, féodalisme, capitalisme – peuvent-elles être appliquées au devenir des formations sociales non-européennes ? En exposant les différentes réponses apportées par l’historiographie chinoise à ce problème, Arif Dirlik soutient que le marxisme souffre moins d’un biais eurocentrique que du privilège accordé au capitalisme dans l’écriture de l’histoire. Pour imaginer collectivement une autre histoire, ce n’est donc pas d’une provincialisation de l’Europe que nous avons besoin, mais d’un décentrement du capitalisme.

Pour une critique radicale de l’eurocentrisme : entretien avec Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu

Selon le récit dominant, l’origine du capitalisme est un processus fondamentalement européen : ce système serait né dans les moulins et les usines d’Angleterre ou sous les guillotines de la Révolution française. Le marxisme politique ou encore l’analyse en terme de système-monde n’échappent pas non plus à ce pli eurocentriste. Dans How the West Came to Rule (2015), Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu se ressaisissent de la théorie du développement inégal et combiné développée chez Trotsky pour mettre en valeur le rôle décisif des sociétés non-occidentales dans l’émergence du capitalisme. Ils offrent ainsi une théorie internationaliste et non-ouvriériste du changement social.

Politique des parias. Sur la racialisation de la classe ouvrière anglaise

Depuis l’étude magistrale d’E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise, on ne peut plus faire une histoire marxiste du prolétariat sans comprendre les étapes qui l’ont mené à sa propre formation culturelle, politique, communautaire. La racialisation de la classe ouvrière est longtemps restée l’un des points aveugles d’une telle approche – un aspect pourtant essentiel de la « formation de classe ». Dans son livre sur le racisme, les classes et les « parias racialisés », Satnam Virdee tente de combler cette lacune en reconstruisant le fil perdu de la race et de l’antiracisme dans la formation des classes ouvrières. Il s’avère que, de l’antisémitisme d’hier à l’islamophobie d’aujourd’hui, les parias racialisés au sein du prolétariat sont appelés à jouer un rôle déterminant dans la mise au jour et la lutte contre le racisme inscrit au sein du mouvement ouvrier.

C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial

La critique de l’eurocentrisme est à renouveler. Pour certains, appliquer les concepts du marxisme au-delà des frontières de l’Europe est une condition suffisante pour réviser les attaches européennes de la théorie sociale. Pour d’autres, provincialiser l’Europe nécessite de renoncer à toute conceptualisation unitaire du capitalisme et des conflits qui se déploient en son sein. Matthieu Renault propose de changer les termes de ce débat en insistant sur l’originalité et l’importance du travail théorique de CLR James. Le marxisme caribéen de James offre une clé essentielle de la critique de l’eurocentrisme, que Matthieu Renault choisit d’examiner au prisme des notions de civilisation et de traduction.