La littérature prolétarienne : Tendenz ou prise de parti ?

Littérature partisane ou littérature engagée ? Pour Georg Lukács, l’ébullition littéraire qui a succédé à la révolution bolchévique est restée prisonnière de l’impasse bourgeoise de la Tendenzliteratur, l’idée que l’auteur doit prendre parti contre l’état de choses existant. Polémiquant avec le courant de la littérature prolétarienne, Lukács expose dans ce texte, paru en 1932 et inédit en français, les difficultés d’un art partisan : refuser de séparer le réel et le souhait, ce qui « est » et ce qui devrait être. À ce titre, ses cibles sont aussi variées que les marxistes Franz Mehring et Léon Trotsky, ou encore Kant et Schiller. Pour Lukács, tout réalisme émancipateur doit montrer la réalité telle qu’elle est, une totalité rongée par d’insolubles contradictions. Cette critique corrosive de l’art engagé comme de l’art pour l’art, quelles que soient ses limites, apporte un correctif salutaire à la tentation encore vive d’écrire des « fictions de gauche ».

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La1 question de savoir si la littérature prolétarienne est tendancieuse (tendenziös) n’est pas une question terminologique. Lorsque nous proposons le terme « partisan » (au lieu de celui de « Tendenz ») pour désigner l’un des marqueurs principaux de notre littérature, il est clair que ce terme comporte une nouvelle théorisation de la nature (Wesen) de notre littérature. Ce faisant, nous nous efforçons d’évacuer un tissu de maladresses (Schiefheiten) théoriques et de semi-vérités de notre conception de la littérature ; nous souhaitons formuler la singularité de notre littérature de manière plus claire et sans ambiguïtés, par rapport à ce qui fut fait jusqu’à maintenant.

Que signifie le terme « Tendenz » ? Et comment est-il entré dans notre terminologie littéraire ? Pour commencer : le mot Tendenz est extrêmement polysémique. Il s’agit avant tout d’« une loi  (…) que des facteurs antagonistes peuvent affaiblir, ralentir et même arrêter2.» ; signification qui ne nous concerne pas dans le cas présent, mais dont il doit être fait mention, car elle ne doit pas disparaître de notre terminologie. Plus importante, et plus proche de nos préoccupations présentes, est l’acception selon laquelle Tendenz signifie « aspiration, aspirer à ». Cette signification était largement utilisée dans la première moitié du XIXe siècle, dans les documents de la police et du gouvernement ; il est très largement fait référence aux « tendances » (Tendenz) séditieuses, etc., dans les décrets de censure de livres de cette époque. Il est significatif que Tendenz fût dotée d’une connotation subjective dans ces décrets. [Dans sa critique des derniers décrets de censure prusse, le jeune Marx qualifie ces pages de marqueurs de l’arbitraire, de la « juridiction de la suspicion » (Jurisdiktion des Verdachtes) ; car ce sont des lois « qui ne font pas de l’action en elle-même, mais bien des spéculations de la personne agissante, les critères principaux3».] Je n’ai, hélas, pas été en mesure de retracer la manière dont cette terminologie juridique-policière a évolué en terminologie esthétique. (Cette évolution semble avoir été en grande partie allemande, les pièces de théâtre « tendancieuses » (Tendenzdramen) françaises du milieu du XIXe siècle, par exemple, étaient appelées « drames à thèse».) [Il est, en tout cas, certain que cette désignation commence à se mettre en place dès les années 1840.] Engels parle, par exemple, de la  « Tendenz » chez Arndt en ce sens en 1841, alors qu’il était encore sous l’influence de « Jungen Deutschland ». L’un des poèmes d’Heinrich Heine dans son Zeitgedichte s’intitule « Die Tendenz », dont voici la dernière strophe :

Blase, schmettre, donnre täglich,

Bis der Letzte Drânger flicht-

Singe nur in dieser Richtung,

Aber halte diese Dichtung

Nur so allgemein als möglich.

Cette conclusion ironique de Heine, écrite à un moment où il était plus éloigné qu’il ne le fut jamais de « l’art pur », [de « l’absence de tendances » (Tendenzlosigkeit),] montre que – avec un excellent instinct de poète – il réprouve fortement la nature de « l’art tendancieux » (Tendenzkunst) de l’époque [en raison de quoi il se positionnait contre l’expression « Tendenz »]. Dans ce poème (ainsi que dans d’autres écrits qui lui sont contemporains), il combat la nature subjective, bornée (et par conséquent abstraite et générale) de la littérature « tendancieuse ». Les bases sociales de cette abstraction seront traitées plus tard. Un exemple, inspiré d’un autre poète contemporain, considérant également la poésie comme une arme, justifie le commentaire ironique de Heine. Dans le duel, très important dans l’histoire de la littérature, Herwegh-Freiligrath sur la partialité (Parteilichkeit) ou l’impartialité (Überparteilichkeit) de l’écrivain (1843), Herwegh4 écrivait :

… Ein Schwert in euer Hand sei das Gedicht.

O wählt ein Banner, und ich bin zufrieden,

Obs auch ein andres, denn das meine sei…5

Nous voyons ici Herwegh soutenir la partialité en général, contre l’avis de Freiligrath selon lequel « le poète se tient au-dessus des partis6». Deux des aspects de la position de Herwegh nous intéressent ici. Premièrement, il pose la question de la partialité ou de l’impartialité [dans la terminologie ultérieure : « Tendenzkunst » ou « art pur »] comme relevant d’une décision subjective. Il ne voyait pas cela comme un caractère inéluctable de la littérature dans son ensemble, comme le produit et l’arme de la lutte des classes. Deuxièmement, il accueille tout ce qui est partial – y compris ce qui provient de l’opposition – comme un pas en avant ; prenant par conséquent une position formelle vis à vis du problème global de la prise de parti (de la Tendenz).

Il n’est pas nécessaire de s’attarder longuement à démontrer que le point de vue de Herwegh se fonde entièrement sur une illusion. Mais puisque toutes les théories bourgeoises qu’elles soient pour ou contre « l’art tendancieux » sont plus ou moins basées sur de telles illusions, il convient de citer et d’analyser celles-ci. Nous sommes moins concernés par le fait de pointer ces illusions que par la mise au jour de leurs racines dans l’existence de la classe bourgeoise. Cela est important pour nous, car les formulations de base de ce problème dans la littérature prolétarienne-révolutionnaire de Franz Mehring ont été fortement influencées par la « Tendenzkunst » bourgeoise et, malgré tous ses efforts, Mehring n’a jamais été capable de surmonter les contradictions non résolues de ce problème au sein de sa problématisation (Fragestellung) bourgeoise.

Il est compréhensible, voire même évident, que la littérature prolétarienne des débuts dérivait de la « Tendenzliteratur » écrite par et pour les vestiges de la bourgeoisie progressiste ; et que, par conséquent, elle endossa la théorie et la pratique de la « Tendenz ». D’autant plus qu’à ses débuts, elle fut forcée d’adopter la position de lutte (Kampfposition) que cette littérature bourgeoise avait toujours tenue. Il convient de noter que la Tendenz est quelque chose d’extrêmement relatif. Dans la critique littéraire bourgeoise, n’importe quel travail dont les bases et objectifs de classes sont hostiles à l’école dominante est taxé de « tendancieux » (tendenzmäβig) ; sa propre « Tendenz » (eigene Tendenz) n’est donc pas « tendancieuse », mais est seulement la Tendenz adverse (die gegnerische). L’hostilité des diverses factions littéraires de la bourgeoisie (dont les groupes politiquement et socialement plus progressistes habituellement accusés, bien sûr, de davantage d’« écriture tendancieuse » que les réactionnaires) était encore plus prononcée envers les débuts de la littérature prolétarienne. Chaque représentation de l’ordre social, qu’il s’agisse du prolétariat ou de la bourgeoisie, était qualifié de « tendancieux », si elle émanait du point de vue de classe (Klassenstandpunkt) du prolétariat, ou si elle en était proche, et on lui opposait les arguments selon lesquels l’« art tendancieux [ou de propagande] » était « non-artistique » et « hostile à l’art ». Dans de telles circonstances, et si l’on ajoute à cela que « l’art pur » bourgeois est d’une part plus pauvre en contenu et plus éloigné de la réalité, et d’autre part est devenu – justement à cause de cette première raison – plus « tendancieux », il est plutôt compréhensible que la littérature prolétarienne embryonnaire grandissante s’empare du stigmate d’« art propagandiste » (Tendenzkunst) utilisé par ses ennemis de classe et le cloue à son mât comme un terme d’honneur – comme les gueux hollandais au seizième siècle et les sans-culottes de la Révolution Française. De plus, l’« art pur » bourgeois s’appauvrissait progressivement en contenu et de plus en plus éloignée de la réalité et, par conséquent, de plus en plus tendancieuse elle-même, de telle sorte que sa condamnation de l’« art propagandiste » prolétarien devint de plus en plus hypocrite. Par conséquent, nous avons manifesté pendant longtemps une fierté controversée en appelant la littérature « littérature de propagande » (Tendenzliteratur).

Mais comprendre la manière dont nous sommes arrivés à cette position théorique est loin de prouver sa véracité théorique. [Au contraire.] Elle endosse, avec l’énoncé bourgeois du problème et la terminologie bourgeoise indépendante de la formulation du problème, ses contradictions, non résolues, mais en partie floues, en partie fortement polarisées ; ce point de vue accepte sans aucune critique tout l’éclectisme bourgeois dans la formulation du problème. Nous entendons par là la différence entre « l’art pur » et  la « Tendenz ». Une fois acceptées ces hypothèses, deux réponses peuvent être apportées. Premièrement : nous ne sommes pas intéressés par l’« art pur » ou la « perfection formelle ». La littérature a une fonction sociale dans la lutte des classes, qui détermine son contenu ; nous accomplissons consciemment cette fonction et ne nous préoccupons pas des problèmes bourgeois décadents concernant la forme. (C’est-à-dire, restreindre la littérature à de l’agitation quotidienne : le point de vue du matérialisme mécanique dans la théorie littéraire). Deuxièmement, nous admettons l’existence d’une « esthétique » et nous nous efforçons de la concilier avec la « Tendenz » émanant du champ « social » ou « politique », c’est-à-dire d’un champ « étranger à l’art ». C’est-à-dire que se pose le problème insoluble – éclectique – d’une composante « étrangère à l’art » au sein de l’œuvre d’art. D’une part, il y a une reconnaissance (tacite) de l’immanence esthétique, de la « pure » cohérence artistique des œuvres d’arts, c.a.d. la primauté de  la forme sur le contenu ; d’autre part, on exige qu’un contenu – selon ce point de vue – extérieur à l’art (« auβerkünstlerischer Inhalt ») (la Tendenz) soit tout de même assuré. Un idéalisme éclectique en découle.

Ces contradictions non résolues – qui sont insolubles selon les hypothèses précédentes – furent la cause de l’incertitude de Franz Mehring sur ce point. Mehring acceptait l’esthétique de Kant, qui dominait la théorie de l’art bourgeoise sur le déclin, comme une base théorique. Le principe fondamental de cette esthétique : « Zweckmässigkeit ohne Zweck », l’exclusion de tout « intérêt » de son approche de l’art, est à l’évidence une théorie de l’« art pur ». Le prolongement par Schiller de cette théorie : « l’absorption du contenu par la forme » (adoptée par Mehring), accentue simplement cette tendance subjective idéaliste. De ce fait, il était totalement pertinent pour la théorie de l’art de la bourgeoisie sur le déclin d’utiliser ces idées comme armes dans la bataille contre la « propagande » [ou « tendance »]. Son succès était d’autant plus important que les défenseurs de l’« art propagandiste » acceptaient la théorie sous-jacente (à l’exception des partisans d’un matérialisme mécanique simplifié à outrance). Ils ne pouvaient que fournir des efforts inconsistants et éclectiques pour réfuter les conclusions nécessairement et inéluctablement déduites de cette théorie.

Cet échec apparaît de façon plus frappante chez Mehring, le plus grand critique littéraire allemand de la dernière génération, qui surpasse largement ses contemporains bourgeois. L’éclectisme de Mehring s’est clairement manifesté dans son incapacité à trouver une autre solution au problème central du fond et de la forme qu’un choix dichotomique. Mehring sentait qu’une acceptation inconditionnelle de la solution Kant-Schiller (idéalisme subjectif) conduisait nécessairement à la reconnaissance de « l’intemporalité » de l’art et par conséquent à la primauté de la forme et au rejet de toute « Tendenz ». Se refusant à accepter cette conclusion, il écrivit : « … ainsi le goût dépend aussi du contenu et pas uniquement de la forme7». Cet éclectisme, qui apporte une réponse complètement vaine à la question véritablement fondamentale, montre à quel point Mehring a peu dépassé la proposition Kant-Schiller quant au problème sous-jacent, ou dépassé l’esthétique bourgeoise en général. Les limites de ce point de vue deviennent évidentes lorsque le problème de la « propagande » est considéré comme le problème des relations entre l’art et la morale. En d’autres termes, la nature subjective idéaliste de la « propagande » remonte à la surface : la « Tendenz » devient une exigence, une convocation, un idéal, que l’écrivain oppose à la réalité. Ce n’est pas la tendance du développement social lui-même, rendu conscient (dans le sens proposé par Marx) par l’écrivain, mais un commandement (conçu subjectivement), dont l’aboutissement est une exigence de réalité. Revenant sur cet énoncé du problème, nous avons les considérations suivantes : premièrement une séparation rigide et circonscrite des différents champs de l’activité humaine, c-à-d. le reflet idéologique de la division capitaliste du travail, qui n’est pas analysée ni critiquée d’un point de vue marxiste comme une réalité, conséquemment à cette même division du travail. À l’inverse, cela est conçu comme (de façon purement idéologique) la loi « éternelle » de la séparation des « fondamentaux » et a non-historiquement constitué le point de départ de toutes les analyses ultérieures. Deuxièmement, l’activité humaine c-à-d la praxis, n’est pas prise dans sa configuration actuelle et objective, comme préoccupée par la production matérielle et par le changement de l’ordre social, mais dans son reflet idéologique déformé et inversé (comme « morale »). Ainsi, la conclusion idéologique déformée (de nouveau non-historiquement) doit être convertie en point de départ théorique. Troisièmement, la différence entre l’art et la morale repose sur l’illusion idéologique et dénuée de toute critique que l’individu est un « atome » de la société (cf. sur cette illusion la Sainte Famille8). Cela implique du même coup le concept fétichiste de la société comme quelque chose de « matériel », quelque chose entourant les hommes comme une réalité « extérieure » (théorie de l’environnement), qui n’est pas la somme, le système et le résultat de l’activité humaine (bien que dans le capitalisme ce résultat soit involontaire et inconscient). Quatrièmement, l’isolement de l’œuvre d’art par rapport à la praxis, à la production matérielle et à la lutte des classes – le concept de la mission de l’art comme accomplissement d’un « idéal esthétique » – correspond à la distinction rigide et mécanique entre l’individu et la société, qui sous-tend toute la conception bourgeoise de la « morale ». Cinquièmement, de ce point de vue, l’art et la morale ne sont pas le résultat de praxis identiques, mais la réalisation d’idéaux différents, divergents et radicalement opposés (pour Kant : « intérêt » et « indifférence »). Ce qu’a dit Hegel du concept non-dialectique du corps et de l’âme s’applique à la résolution du problème de la littérature et de la « tendance » (« morale ») :

Si l’on présuppose, en effet, l’âme et le corps comme deux substances absolument indépendantes l’une de l’autre, il faudra les considérer comme impénétrables l’une à l’autre, de la même manière qu’on considère comme impénétrables les divers corps entre eux, et qu’on place l’un deux là où l’autre n’est pas, c’est-à-dire dans les pores9.

L’on peut faire l’examen de n’importe quel écrit ou théorie littéraire du XIXe siècle et l’on remarquera qu’aucun ne pouvait échapper aux conséquences inéluctables de cette approche du problème, qui était nécessairement conditionnée par l’existence sociale de la classe bourgeoise et, plus particulièrement, de l’auteur (fétichisme et autre). Il n’y avait que deux alternatives : soit l’auteur renonce délibérément à la « Tendenz » (cette renonciation étant purement illusoire) et crée un « art pur », qui donne lieu à un portrait tendancieux de la réalité, ainsi, « littérature de tendance » est la pire connotation de ce terme. Ou bien la « Tendenz » est confrontée à une réalité re-créée d’une façon subjective, moralisante et sur le mode du prêche, en en faisant ainsi un élément étranger dans le travail de création.

[Mehring aussi n’arrive pas – ce qui est désormais compréhensible – à trouver une issue au filet des contradictions. Lorsqu’il blâme les « Tendenz non artistiques » dans le Guilaume Tell de Schiller ou les « moyens non artistiques » de Heinrich Kleist, ces réponses ne sont que des solutions éclectiques (eklektische Lösungen), puisqu’il n’est pas en mesure, et ne peut pas l’être avec de telles hypothèses, d’expliciter, théoriquement comme pratiquement, ce qu’est une « Tendenz artistique ». ] Cela découle de la conception bourgeoise de l’art (que Mehring était incapable d’abandonner tout à fait) dont l’idéal serait « l’absence de tendance » et selon laquelle seules des circonstances défavorables au développement de l’art (c-à-d. l’aggravation de l’antagonisme de classe) imposeraient la « Tendenz ». En tant que révolutionnaire sincère, Mehring s’efforça de déduire correctement les conclusions de classe, c’est-à-dire qu’il approuva la « Tendenz ». Mais son point de vue politique de classe était irréconciliable avec son jugement artistique. Il l’exprime très clairement, sans réaliser l’importance de ses mots :

Dans toutes les époques révolutionnaires et dans toutes les classes luttant pour leur émancipation, le goût est toujours considérablement terni par la logique et la morale, ce qui, traduit en termes philosophiques, signifie simplement que le jugement esthétique souffrira toujours chaque fois que la connaissance et la faculté d’apprécier sont soumis à forte pression10.

Nous avons ici les germes de la théorie littéraire du trotskisme. Car il est clair que quand Trotsky dit que « la dictature du prolétariat n’est pas l’organisation économique et culturelle d’une nouvelle société, c’est un régime militaire révolutionnaire dont le but est de lutter pour l’instauration de cette société11», [lorsque, par la suite, il oppose fortement socialisme et lutte des classes12, le renforcement de la lutte des classes et la concrétisation de tous les problèmes qu’elle contient] il est évident que dans l’argumentation de Trotsky, la culture en générale joue le rôle que « l’art pur » (kantien) jouait pour Mehring. Plus tard, Trotsky écrit : « la littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d’un esprit de haine sociale… (c-à-d. un « art de tendance » G.L.) Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société13. » En d’autres termes, « art pur » et « vraie culture » sont possibles. Ainsi, ce n’est pas pur accident si l’héritage de Mehring, exempté de critiques, a promu le trotskisme dans nos théories de la littérature et de la culture. Aucune réduction mécanique des finalités littéraires qui sont les nôtres ne doivent mener – consciemment ou inconsciemment, délibérément ou involontairement – à nous engager dans les sillages du trotskisme.

Analyser toutes les erreurs de ces points de vue n’entre pas dans le cadre de notre mission, cela a déjà été amplement fait dans la lutte contre le trotskisme. Nous nous bornerons aux erreurs d’une importance décisive dans le problème actuel : la conception fausse et non dialectique du facteur subjectif. [Marx et Engels traitent de la dialectique des facteurs subjectifs et objectifs dans l’évolution sociale à plusieurs reprises sans aucune ambiguïté et en tirent les bonnes formulations dialectiques. Je n’en évoquerais que quelques-unes qui sont essentielles au règlement de notre questionnement :

La classe ouvrière (…) n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre14.]

C’est la réalisation de la nécessité sociale qui – contrairement aux points de vues mécanistes et idéalistes – arrête la place correcte (et importante) du facteur subjectif dans l’histoire. Et ce dernier est déterminé différemment pour le prolétariat ou pour les autres classes. L’affirmation [de Marx] selon laquelle : « la classe ouvrière n’a pas à réaliser d’idéal » s’applique uniquement au prolétariat. Quant aux autres classes (y compris la bourgeoisie à son stade révolutionnaire), l’aphorisme d’Engels s’applique : « L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse » (Lettre à Mehring, 14 juillet 189315). Cette « conscience fausse » résulte soit de l’accréditation d’une indépendance magnifiée et d’un rôle majeur de l’activité humaine consciente dans le processus historique, ou bien de sa relégation à aucune signification active du tout. Tout cela apparaît dans le facteur subjectif sous la forme de la « moralité » et de ses objectifs comme « idéaux ». Même ces auteurs bourgeois et ces philosophes qui pénètrent assez profondément dans la dialectique de l’histoire se perdent dans un brouillard mystique ou restent empêtrés dans des contradictions qu’ils ne peuvent résoudre. (Hegel par exemple, en qui Marx trouva un « idéalisme non critique » allant de pair avec un « positivisme non critique ».) Et lorsqu’ils sont capables de percevoir les véritables et objectives forces motrices du développement social, ils le font, involontairement, inconsciemment, avec la « conscience fausse » et parfois même contre leur volonté. À propos de Balzac, Engels16 pointe du doigt le fait que Balzac a délibérément l’intention de glorifier la classe de l’ancien régime français sur le déclin, mais qu’« il a été contraint, contre ses propres affinités de classe et préjugés politique » de peindre un portait exact et exhaustif de la société de son époque. Sa « Tendenz » est, par conséquent, opposée à sa conception ; son œuvre est importante non pas à cause de sa « Tendenz », mais malgré elle. (Cela est également vrai de Tolstoï et d’autres auteurs bourgeois.)

Le prolétariat n’est pas sujet à ces barrières idéologiques. Car son existence sociale permet au prolétariat (et, partant, aux auteurs prolétariens révolutionnaires) de transcender ces barrières, de saisir les rapports de classes et le développement de la lutte des classes derrière les formes fétichistes de la société capitaliste. La lucidité sur ces rapports et sur les lois de leur évolution signifie, de même, la lucidité quant à la fonction historique du prolétariat et au rôle du facteur subjectif dans ce développement. Cela vaut aussi bien pour la détermination de ce facteur subjectif par l’objectivité, l’évolution économique historique, que pour la fonction active de ce facteur subjectif dans la transformation des conditions objectives. Cette connaissance n’est pas produite directement et mécaniquement par l’existence sociale. Elle doit être élaborée. Mais le processus d’élaboration est aussi le produit de la stratification interne (matérielle et idéologique) du prolétariat. Dans le même temps, cela favorise l’évolution d’une « classe en soi » à une « classe pour soi », pour reprendre l’expression de Marx dans Misère de la Philosophie ; cela favorise l’organisation interne de cette dernière pour l’accomplissement des tâches historiques (la création de syndicats et de partis, leur croissance, etc.)

Si le facteur subjectif dans l’histoire est si défini – et l’écrivain prolétarien révolutionnaire maîtrisant le matérialisme dialectique se doit de le définir – tous les problèmes traités précédemment en lien avec la « Tendenz » cessent d’être des problèmes. L’écrivain rejette alors le problème de l’« art pur » et de l’« art de tendance ». Son travail est une représentation de la réalité objective, ses forces motrices et ses tendances actuelles de développement, dans lesquelles il n’y a pas de place pour un « idéal », qu’il soit moral ou esthétique. Il n’apporte aucune revendication « du dehors » à sa conception de la réalité, car cette dernière doit contenir en elle-même le destin de chaque revendication, qui découle de manière concrète et réelle de la lutte des classes, comme moment intégré à la réalité objective, dans sa naissance et dans les effets qu’elle a sur celle-ci, s’il veut dessiner la réalité correctement – c.a.d. dialectiquement. De même, il rejette les autres dilemmes de l’incorporation « tendancieuse » de la « Tendenz » dans la conception de l’opposition nue, directe entre la « Tendenz » et l’image de la réalité. Il n’a pas besoin de distordre, corriger ou colorer « tendancieusement » la réalité, car son portrait – s’il est correct et dialectique – se fonde sur la perception de ces tendances (dans le sens marxien légitime du terme) ce qui leur permet d’être objectivement en évolution. Et aucune « Tendenz » ne peut ni ne doit confronter cette réalité objective comme « revendication », car les revendications, celles que les écrivains représentent, font partie intégrante du mouvement de cette même réalité, à la fois conséquences et antécédents de sa dynamique.

Tout cela indique de même que le rejet de la « Tendenz » ne signifie en aucun cas le point de vue de Freiligrath sur l’écrivain « au-dessus de la mêlée », qui serait supérieur à toute « position partisane ». À l’inverse, l’image correcte et dialectique et la conception littéraire de la réalité présupposent une prise de parti de la part de l’écrivain. Qui plus est, non pas une « prise de parti en général » abstraite, subjective et indifférenciée comme Herwegh, mais une prise de parti aux côtés de la classe qui est l’instrument du progrès historique de notre époque : le prolétariat ; [partialité pour chaque « composante de la classe, pour chaque parti dont les membres ne se distinguent des autres prolétaires » qu’en ce qu’« ils mettent en évidence et font valoir les intérêts communs à l’ensemble  du prolétariat et indépendants de la nationalité ; d’autre part, aux divers stades de développement que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt de l’ensemble du mouvement17».]

La prise de parti n’entre pas en contradiction – comme la « Tendenz » ou la représentation « tendancieuse » – avec l’objectivité dans la reproduction et la conception de la réalité. Elle est, au contraire, la condition préalable nécessaire pour la véritable objectivité – dialectique. Contrairement à la « Tendenz », dans laquelle la prise de parti en faveur de quelque chose signifie sa glorification idéaliste et l’opposition implique sa distorsion, et contrairement à l’« impartialité », dont la devise (jamais accomplie dans la pratique) : « tout comprendre c’est tout pardonner », qui implique de prendre une position inconscience et, par conséquent, presque toujours hypocrite, ce type de prise de parti atteint le point de vue qui rend possible la connaissance et la représentation du processus entier comme la totalité résumée de ses forces motrices réelles, comme la reproduction accrue et perpétuelle de ses contradictions dialectiques sous-jacentes. Cette objectivité se fonde sur la détermination juste – dialectique – des rapports entre subjectivité et objectivité, du facteur subjectif au développement objectif, sur l’unité dialectique de la théorie et de la pratique. Les analyses de Marx, Engels et Lénine nous fournissent les modèles pour comprendre cette unité dialectique. Pour citer, ne serait-ce qu’un exemple de Lénine :

C’est l’affaire de la bourgeoisie de développer les trusts, de rebattre vers les fabriques les enfants et les femmes, de les y martyriser, de les pervertir, de les vouer au pire dénuement. Nous ne « revendiquons » pas ce genre de développement, nous ne le « soutenons » pas, nous luttons contre lui. Mais comment luttons-nous ? Nous savons que les trusts et le travail des femmes dans les fabriques marquent un progrès. Nous ne voulons pas revenir en arrière, à l’artisanat, au capitalisme prémonopoliste, au travail des femmes à domicile. En avant, à travers les trusts, etc., et au-delà, vers le socialisme18!

En ce sens, « prise de parti » n’est, par conséquent, pas un terme nouveau pour une idée ancienne. Ce n’est pas une question de substitution du mot « Tendenz » par le mot « prise de parti » en laissant tout le reste inchangé. Non. La terminologie n’est jamais fortuite. Notre adoption du terme « Tendenz » de la théorie et de la pratique littéraire de l’opposition bourgeoise (et pas même à l’époque de son développement révolutionnaire) signifiait, comme nous l’avons montré, que nous avons repris avec ce mot un agrégat idéologique non négligeable. Aujourd’hui, lorsque nous soumettons l’héritage de la Deuxième Internationale dans notre propre théorie et pratique pour une révision approfondie, nous devons veiller à ne pas traîner dans notre théorie et pratique littéraire un héritage bourgeois transmis à travers la Deuxième Internationale, entravant notre progression.

Nous avons tenté de fournir une brève ébauche de la théorie de la « Tendenz ». Nous voudrions demander, en conclusion, si cette théorie a eu quelque effet sur notre pratique. Évidemment, elle ne fut pas sans impact. En effet, on ne pense pas seulement la pratique littéraire du trotskisme dans toute sa variété – consciente et inconsciente –, mais nous y incluons aussi la meilleure littérature écrite à ce jour. Cette dernière a-t-elle vraiment réussi une telle percée dans la prise de parti, rendant possible une conception dialectique et objective du processus global de notre époque ? Clarifier cette question est synonyme de sa négation. Notre littérature, même dans ses meilleures productions, est encore pleine de « Tendenz ». Car elle parvient rarement à recréer ce à quoi la partie la plus consciente (klassenbewuβt) du prolétariat aspire, en raison de la perspicacité de cette dernière dans les forces motrices du processus global comme représentant les grands intérêts historiques de la classe ouvrière. Dans de rares cas seulement elle est capable de le recréer comme une volonté et un acte qui émanent dialectiquement de ce même processus global étant eux-mêmes des facteurs indispensables dans le processus de la réalité objective. À la place de la réalisation du facteur subjectif dans le développement révolutionnaire on trouve souvent un simple « désir » subjectif (car non transformé) de l’auteur : une « Tendenz ». Et quand l’auteur présente ce désir comme objectif et accompli au lieu de recréer véritablement, dialectiquement, le facteur subjectif avec sa volonté et ses actes, la représentation devient « tendancieuse ». Nous n’avons aucune raison de nier ces erreurs et défauts. Encore moins de les attribuer à des « défauts techniques » ou à des « maladresses techniques ». La méthode qui dévoile nos erreurs et met au jour leurs sources – l’héritage non liquidé de la Deuxième Internationale –, est la même méthode qui nous aide à les surmonter : le matérialisme dialectique, le Marxisme-Léninisme. Prise de parti à la place de « Tendenz » est un point – important – à partir duquel nous pouvons et devons effectuer cette percée vers l’analyse du Marxisme-Léninisme pour notre méthode de création.

 

Traduit de l’anglais et de l’allemand par Sophie Coudray et Selim Nadi.

Le texte allemand original fut publié en 1932 dans Die Linkskurve (IV/6), p. 13-21.

Le texte fut traduit en anglais en 1934 par Leonard F. Mins et publié (en version abrégée) dans Partisan Review (Avril-Mai 1934, vol. 1 n°2), p. 36-46.

 

 

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  1. N.d.T. : Ce texte a été traduit à partir de deux sources. La première est le texte original de Lukács, publié en 1932 dans la revue Die Linskurve et la seconde est la traduction anglaise de Leonard F. Mins parue dans Partisan Review en 1934. Néanmoins, la version anglaise comporte de nombreuses coupes et modifications du texte original, qui en infléchissent parfois le sens. Cette traduction-ci, qui se veut la plus proche possible du texte de Lukács, rend compte des changements opérés par Leonard F. Mins en plaçant entre crochets ce qui a été coupé dans la version anglaise. Par ailleurs, le titre allemand (« Tendenz oder Parteilichkeit ? ») est difficilement traduisible en français. La plupart des textes français utilisant le concept de « Tendenzliteratur » traduisent celui-ci soit par « littérature engagée », soit par « littérature de tendance ». Or, aucune de ces deux traductions ne nous semble entièrement satisfaisante. Dans la traduction anglaise du texte de 1934, Leonard F. Mins a choisi de traduire « Tendenz » par « Propaganda », arguant que c’est par ce terme que les opposants bourgeois à la littérature prolétarienne décrivent ce mouvement littéraire. Jean Jourdheuil, quant à lui, fait référence à ce texte sous le titre « Tendance ou prise de parti ? », ce qui ne reflète pas réellement le mouvement littéraire désigné par la Tendenzliteratur. Ici, nous avons délibérément choisi de conserver le terme allemand pour désigner ce mouvement littéraire qui assume explicitement sa visée idéologique et politique. Nous avons cependant utilisé le terme de « propagande » lorsque « Tendenz » était utilisé dans un sens péjoratif, par les opposant à la littérature prolétarienne. []
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Capital, Livre III, Archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-III/kmcap3_13.htm []
  3. Karl Marx, « Bemerkung über die neueste preuβische Zensurinstruktion » , in : Karl Marx/Friedrich Engels, Werke, édité par l’Institut pour le Marxisme-Léninisme du comité central du SED, 1er volume, Berlin (Dietz) 1956, p. 14. []
  4. Georg Herwegh (1817-1875), poète bourgeois révolutionnaire allemand, pris part à la révolution de 1848, à la tête d’une colonne de troupe révolutionnaire. Son œuvre principale est Gedichte eines Lebenaigen (« Poèmes d’un homme vivant ») ; plusieurs de ses plus célèbres poèmes révolutionnaires se trouvent dans le recueil de 1848 : Ein Lesebuch für Arbeiter. Ferdinand Freiligrath (1810-1876), poète allemand post-romantique et exilé politique pendant de nombreuses années, fut l’une des figures de proue de l’école d’écriture bourgeoise-révolutionnaire. []
  5. Herwegh, dans le poème « Die Partei » (à Ferdinand Freiligrath), dans les Herweghs Werke, H.Tardel (dir.), Berlin-Leipzig-Vienne-Stuttgart, 1ère partie, p. 122. []
  6. F.Freiligrath, « Aus Spanien » (Nov. 1841), dans les F. Freiligraths Werke in neun Bänden, Berlin-Leipzig, volume IV, p. 11. []
  7. Mehring Franz, « Zur Literaturgeschichte von Hebbel bis Gorki », volume II des Gesammelten Schriften und Aufsätze, in Einzelausgaben  Eduard Fuchs (dir.), Berlin 1929, S 264 (Hrsg.). []
  8. Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, Archives internet marxistes. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm. []
  9. Hegel, Philosophie de l’esprit, tome 1, trad. A. Véra, Paris, Germer Baillière, 1867, p. 88-89. []
  10. Mehring, volume II des Œuvres complètes, op. cit., p. 263. []
  11. Léon Trotsky, Littérature et révolution, Paris, 10/18, 1964, p. 219. []
  12. Ibid, p. 262-263. []
  13. Ibid, p. 263. []
  14. Karl Marx, La guerre civile en France, Archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530c.htm []
  15. Friedrich Engels, “Lettre à Mehrin”, 14 juillet 1893, Archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1893/07/kmfe18710124.htm. []
  16. Friedrich engels, « Ein unveröffentlichter Brief Friedrich Engel’s über Balzac », Die Linkskurve, Mars 1932, p. 11-14. []
  17. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 91. []
  18. Lénine, « À propos du mot d’ordre de « désarmement » », in Œuvres, tome 23, août 1916-mars 1917, Paris/Moscou, Éditions Sociales, 1959, p. 108. []
Georg Lukács