Technique et capitalisme : entretien avec Andrew Feenberg

La critique de la technique oppose souvent une technophilie béate et apolitique à une technophobie tendanciellement réactionnaire. Dans cet entretien, Andrew Feenberg propose de dépasser cette alternative inopérante. S’appuyant sur la « philosophie de la praxis » élaborée par Lukács, Marcuse et Adorno à la suite de Marx, il replace la « question de la technique » dans son contexte social et historique : c’est seulement du point de vue des luttes (luttes contre l’accès inégalitaire au savoir technique, contre ses effets néfastes sur la société ou pour un usage libre et collectif de ses possibilités), que peut s’élaborer une connaissance adéquate des systèmes techniques.

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Ton premier livre The Philosophy of Praxis. Marx, Lukács and the Frankfurt School, qui est une étude des sources lukácsiennes d’un marxisme critique qui irait jusqu’à Adorno et Marcuse, vient d’être réédité chez Verso. Pourrais-tu retracer brièvement cette généalogie ? En quoi a-t-elle été importante dans ton parcours ? Et en quoi est-elle matricielle pour une philosophie contemporaine de la technique ?

Andrew Feenberg : En fait, mon livre commence avec le jeune Marx parce qu’il est à l’origine de la première formulation de ce que j’appelle la  philosophie de la praxis. Le problème clé de ce courant du marxisme est ce que Marx a appelé la « réalisation » de la philosophie. Ainsi, la philosophie de la praxis ambitionne d’être bien plus qu’une simple philosophie sociale ou politique. Elle considère la révolution prolétarienne comme une sorte de méthode philosophique, susceptible de résoudre les antinomies fondamentales qui caractérisent la tradition philosophique occidentale depuis ses origines. Cela signifie qu’il ne s’agit pas simplement de la réalisation sociale d’un idéal éthique, mais de la résolution pratique de l’antinomie ontologique fondamentale du sujet et de l’objet.

Cette ambition extraordinaire apparaît clairement dans les fameux Manuscrits de 1844 de Marx. Il envisage l’unification de la nature et de l’histoire à travers le travail dans une société post-révolutionnaire comme une révision radicale de la perspective de l’identité du sujet et de l’objet propre à l’idéalisme allemand. Le concept lukácsien de l’identité sujet-objet dans Histoire et conscience de classe, quant à lui, est construit différemment et se réfère principalement au monde social, mais le programme qu’il annonce à maintes reprises n’en est pas moins englobant que celui de Marx.

Cette perspective est moins évidente chez Adorno et Marcuse, qui n’envisagent plus forcément la possibilité d’une révolution prolétarienne. Mais il n’en demeure pas moins que leur marxisme est aussi censé avoir une dimension ontologique importante, même s’ils problématisent ses modalités de réalisation pratique. Marcuse, plus qu’Adorno, se réfère à ce fait, mais même dans la supposée dialectique négative d’Adorno, la figure de l’espoir déçu de la révolution est décisive. Après tout, il commence sa Dialectique négative en écrivant : « La philosophie qui paru jadis dépassée, se maintient en vie parce que le moment de sa réalisation fut manqué1. »  Marcuse, de son côté, formule quasi-explicitement ce qu’impliquerait un possible future révolutionnaire : « La transformation rationnelle du monde pourrait […] nous mener vers une réalité formée par la sensibilité esthétique de l’homme. Un tel monde pourrait (dans un sens littéral !) incarner, incorporer les facultés humaines et les désirs au point où ces derniers apparaîtraient comme faisant partie du déterminisme objectif de la nature2. »

Du coup, que pourrait signifier cette réinterprétation de la critique marxienne du capitalisme en termes de « rationalité » plutôt que « d’aliénation » ou « d’exploitation » ?

AF : L’aliénation et l’exploitation demeurent des concepts décisifs pour une philosophie de la praxis, mais vous avez raison de signaler l’importance pour cette tradition du concept de rationalité. Déjà chez Marx, la perspective révolutionnaire nous promet une société rationnelle au sens où l’éthos coopératif se voit réconcilié avec les problèmes pratiques de la vie économique. Chez Lukács et l’« école de Francfort », le problème de la rationalité est formulé de manière plus concrète, dans les termes du rôle disciplinaire de la rationalité technique et des formes d’ordre social qu’elle implique. Contrairement au jeune Marx, ces auteurs évoluent dans des sociétés modernes basées sur la gestion bureaucratique d’une vie sociale technologiquement organisée. Comme Foucault le montrera plus tard, d’une manière plus ou moins indépendante des élaborations francfortoises, ces sociétés perpétuent précisément à travers leur organisation rationnelle ce que Marx appelait l’aliénation et l’exploitation. La question de la révolution se trouve dès lors entremêlée avec celle de la critique des formes de rationalité qui caractérisent la modernité : ses techniques disciplinaires, ses formes économiques, bureaucratiques et technologiques. Bien que très certainement influencée par le romantisme, la philosophie de la praxis rejette l’opposition romantique entre raison et émotion, entre raison et « vie » et lui préfère la critique dialectique de la rationalité formelle qui caractérise les sociétés modernes. C’est ce que Lukács appelle la rationalité « réifiée », et la confrontation avec ses formes variées préoccupa de manière continue la première génération de l’« école de Francfort ».

Dans ton dernier livre paru en français, Pour une théorie critique de la technique (Lux, 2014), tu fais intervenir la catégorie de « dystopie » comme figure centrale de la critique de la modernité (la catastrophe comme contre-utopie). Tu sembles plaider pour une critique « par-delà la dystopie » via la formule de « rationalisation démocratique ». Pourrais-tu nous expliquer les enjeux de cette conceptualisation ?

AF : La critique romantique de la raison a pris, dans la science-fiction du XXe siècle, la forme du récit dyspotique. Un roman comme Le meilleur des mondes met en scène la confrontation entre la réification et l’individualité humaine sans la médiation de la catégorie de l’espérance ou de celle de la possibilité de sa résolution. L’extrapolation de certaines tendances comme par exemple celle d’une surveillance généralisée par la NSA (National Security Agency) repose aujourd’hui sur des peurs dystopiques similaires. Ce type de récit gagne en plausibilité à cause de la difficulté que l’on peut avoir à imaginer la transformation de notre environnement technique et de nos doutes quant à l’existence d’un agent historique susceptible de réaliser cette transformation. Ceci nous conduit à une politique du désespoir, que ce soit par le retrait total ou par le terrorisme.

Une alternative radicale doit projeter une telle transformation et en identifier un possible agent. Aujourd’hui, aucun des deux ne semble s’imposer. Cependant, dans une perspective historique, les nouveaux mouvements sociaux autour de l’écologie nous suggèrent certaines possibilités et solutions. On aperçoit peut-être certaines de ces solutions sur le plan de l’impact des mouvements autour des grands choix techniques, comme par exemple l’arrêt du nucléaire au profit des énergies renouvelables en Allemagne. Ces mouvements deviendront sans doute plus significatifs dans l’avenir. Je qualifie leurs succès de « rationalisations démocratiques » dans la mesure où ils impliquent des solutions techniquement rationnelles susceptibles de satisfaire des revendications démocratiques, contrairement aux solutions technocratiques prises autoritairement auxquelles nous sommes accoutumées dans la sphère technique.

Pour l’instant, il semble raisonnable d’interpréter ces phénomènes quelque peu différemment, comme les dernières flammes d’une culture oppositionnelle née dans les années 1960 et condamnée à disparaître sous les coups d’une nouvelle phase de notre société de consommation inaugurée par l’apparition d’Internet et des smartphones. Je ne nie pas que cela puisse constituer une interprétation alternative plausible. Mais je dois admettre que la situation actuelle est ambigüe. En tirer des conclusions dystopiques serait prématuré. Et si nous devions faire une sorte de pari pascalien, le choix serait clair.

Dans Pour une théorie critique de la technique, tu traces une voie médiane entre une « technophilie » apolitique et une position radicalement « technophobe», toujours guettée par de potentielles dérives réactionnaires. Pourrais-tu revenir sur certaines expériences, comme celle par exemple du vidéotex, sur lesquelles tu t’appuies pour dépasser cette pseudo-alternative, à tes yeux inopérante ?

AF : La question telle que je la pose concerne la possibilité d’une capacité d’agir publique dans la sphère technique. Les sociétés modernes sont dominées par une idéologie technocratique, pour laquelle toute décision doit être prise par des experts. Dans cette perspective, l’action publique semble irrationnelle, « idéologique ». Mais les experts commettent des erreurs, comme tout le monde. Ces dernières années, leur sagesse s’est révélée limitée sur un double plan. Ils tendent d’une une part à négliger certains risques, tels que la pollution, que seules les mobilisations des victimes de leurs merveilleuses inventions peuvent leur rappeler. Ils tendent, d’autre part, à négliger le potentiel de ces inventions, leur capacité à rencontrer certaines attentes publiques qu’ils n’avaient pas anticipées. Le meilleur exemple de ce phénomène, c’est la communication sur des réseaux informatiques.

La première expérience de contribution publique à un système technique s’est déroulée en France avec le Minitel. On oublie sans doute que, pendant une décennie, le Minitel était de loin la version la plus importante et la plus performante de ce que nous offre aujourd’hui Internet, à savoir un réseau informatique délivrant de l’information et de la communication à une audience de masse. Or, comme Internet, le Minitel n’a pas été conçu pour la communication humaine, mais comme un simple système d’information. Les première applications communicationnelle furent élaborées par des hackers et adoptées ensuite avec enthousiasme par des millions d’usagers. Voilà un exemple de rationalisation démocratique aux implications profondes pour notre compréhension du développement technique.

Un nombre important de luttes sociales contemporaines sont concernées par cette question de la technique. Pourrais-tu revenir sur la manière dont tu articules dans ton livre les concepts de technique et d’expérience ? En quoi cette articulation conceptuelle permet-elle d’envisager le lieu concret et effectif depuis lequel penser les modalités d’une politique d’émancipation faisant de la question de la technique l’un de ses enjeux principaux ?

AF : Platon dit quelque part que ce sont ceux qui font usage des artefacts techniques qui les connaissent le mieux. Si l’on peut douter de la validité de cette sentence dans les sociétés technologiquement avancées, il reste clair qu’usagers et victimes des effets secondaires de la technique disposent d’un certain savoir. Les technocrates ont toujours niés ce fait, mais ils sont chaque jour plus contraints de se confronter à ce que Foucault appelait les « savoir assujettis » de celles et ceux qui occupent une position subordonnée dans les systèmes techniques. On présente souvent la science comme la source ultime de notre savoir technique, mais c’est également de l’expérience des gens ordinaires que l’on apprend aujourd’hui. Même les entreprises informatiques les sollicitent aujourd’hui pour tester leurs nouveaux produits et évaluer les réactions des futurs consommateurs. Et seules les mobilisations des gens ordinaires attirent notre attention sur les effets secondaires médicaux de la pollution ou sur d’autres problèmes liés à la technologie.

Le savoir technique officiel est formulé par des disciplines rationnelles spécialisées et influencées par des traditions techniques. Ces spécialisations apparaissent de plus en plus étroites et dépassées face à la crise environnementale. Quant aux traditions, elles sont lourdement déterminées par une phase antérieure du développement capitaliste, au cours de laquelle l’élimination des savoir-faire et des habilités apparaissait par exemple comme un impératif de progrès. Il y a suffisamment de raisons de douter de la sagesse englobante des experts. Leur savoir doit être complété par les leçons de l’expérience, formulé dans le langage quotidien des gens ordinaires qui vivent au sein des systèmes techniques qu’ils ont créé. Le progrès authentique implique l’interaction fructueuse entre la rationalité technique et l’expérience.

La question de savoir si cette interaction mènera à une révolution communiste, ainsi que l’exige la philosophie de la praxis, n’est pas à l’ordre du jour. Les mouvements sociaux qui portent aujourd’hui sur des questions techniques sont, de fait, déréifiants, et liés en cela à la politique de la rationalité formulée par la philosophie de la praxis. Mais ils n’ont pas pour objectif le dépassement du système capitaliste. L’aspiration au communisme ne doit pas se substituer aux mouvements réels pour l’amélioration des systèmes techniques dont héritera n’importe quelle société révolutionnaire si elle devait voir le jour. L’incapacité à apprendre de ce de genre de mouvements a eu des effets catastrophiques en Union Soviétique et en Chine. L’articulation précise entre les mouvements pour le changement technique et les mouvements de transformation sociale radicale reste un défi pour l’avenir – un avenir dont il nous faut espérer qu’il apporte un bouleversement productif plutôt qu’une violence inutile ou la paix des tombeaux.

Entretien réalisé par Vincent Chanson et Frédéric Monferrand


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  1. T.W. Adorno, Dialectique négative, trad. Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978, p.13 []
  2. H. Marcuse, Vers la libération, trad. J.-P. Grasset, Paris, éditions de Minuit, 1969 []
Andrew Feenberg