Littérature, fiction, vérité : Morozov, Rancière, Foucault.

L’omniprésence du storytelling en politique est désormais un fait établi. La montée en puissance du thème du populisme de gauche en est un avatar au sein des forces liées au mouvement ouvrier. Pour Jean-Jacques Lecercle, cette évolution risque de subordonner la politique à la mythologie, c’est-à-dire à une fiction dogmatique. Pour déployer pleinement les ressorts du mythe, il propose l’analyse magistrale d’un fait divers devenu mythique en Union soviétique, l’histoire de Pavlik Morozov, enfant de koulak assassiné par son grand-père aux heures sombres de la collectivisation forcée. Démêlant toutes les versions du récit, Lecercle souligne notamment les limites du discours historien. Dans le sillage de Rancière et Foucault, il avance une thèse paradoxale : seule la littérature peut rendre justice à un personnage ordinaire, sans histoire, comme celui de Morozov. Seule la fiction littéraire peut reconstruire un récit « vrai » de l’existence individuelle d’un « infâme » en dehors du pathos tragique. Et « il n’y a au mythe qu’un seul antidote : non la science, non l’histoire, non la politique ou le droit, mais bien la littérature. »

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1. Mythe et contre-mythe.

Je vais traiter d’un film, Boy Hero 001, qui a passé sur ARTE en 1998, dans la série des mercredis de l’histoire, avec un commentaire de l’historien médiatique bien connu, Alexandre Adler. Il s’agit d’un film finlandais de Pakka Latho, qui conte l’histoire de Pavlik Morozov, le héros officiel du mouvement soviétique des Pionniers. Voici comment le lendemain Libération résumait le contenu du film : « En 1932, le jeune Pavlik Morozov, un enfant de Sibérie, dénonce son père comme contre-révolutionnaire et le fait envoyer au Goulag, où il disparaîtra. Le môme sera lui-même assassiné par son grand-père. »

L’histoire est bien entendu en grande partie mythique, même si elle se fonde sur un fait divers réel. Elle s’est passée dans le village de Gerasimovka, dans l’Oural, près de la frontière sibérienne, en 1932, c’est-à-dire à l’époque de la collectivisation forcée de l’agriculture soviétique. Le film commence par exposer le contenu du mythe, puis il reconstruit sa diffusion. Je propose de nommer cela la première version de l’histoire. La voici : Morozov père, président du soviet local, vendait de faux papiers aux koulaks qui cherchaient à fuir la répression. Il fut dénoncé par le vertueux Pavlik, son fils, jeune pionnier militant, arrêté et condamné à dix ans de prison. Pour se venger, les grands parents de Pavlik, avec la complicité d’un autre de leurs petits-enfants et d’un oncle, assassinèrent Pavlik, qui était âgé de quatorze ans, et son frère Fyodor, qui avait neuf ans, alors qu’ils cueillaient des baies dans la forêt. Le mythe s’attarde sur le nombre de coups de couteau dont fut lardé le corps des victimes. Les coupables furent condamnés à mort après un procès public, et le gamin devint le héros national des pionniers. Le village se forma en kolkhoze, qui prit le nom de Pavlik Morozov ; l’école où il avait usé ses fonds de culotte devint un musée à lui consacré. D’innombrables portraits de lui furent publiés dans les journaux, même si aucun n’avait pour source la seule photographie (un groupe d’écoliers) qui nous soit restée de lui : ils se fondaient sur la figure d’un enfant en odeur de sainteté, avec un halo de chevelure blonde, et correspondaient au portrait d’un enfant saint du XIXe siècle. On érigea même un monument à sa mémoire, dans un parc de Moscou, à qui on donna son nom – pas sur la place Rouge, mais dans un faubourg ouvrier, ce qui était encore mieux. D’innombrables biographies parurent, ainsi que des poèmes et des images d’Épinal qui diffusèrent le mythe. Eisenstein tira même de l’histoire un film, jamais programmé et aujourd’hui disparu, Le Pré de Béjine. Le film transforme Pavlik en héros shakespearien, qui incarne la lutte de l’athéisme contre la superstition, mais aussi celle des nouveaux kolkhoziens contre la vieille paysannerie rétrograde. Ce film n’eut pas le bonheur de plaire à Staline, dont on dit qu’il s’exclama : « On ne peut pas laisser un gamin se comporter comme s’il était à lui seul le pouvoir soviétique ». Le mythe, donc, qui fait de Pavlik Morozov une figure christique sacrificielle, prospéra sous Staline puis se désagrégea vers la fin du régime soviétique, lorsque son contenu se trouva inversé. Appelons cela le contre-mythe, ou la seconde version de l’histoire. Dans cette version, Pavlik Morozov est un jeune hypocrite, un sale gosse qui cafarde et un traître aux valeurs éternelles de la famille, et il a été instrumentalisé par le régime totalitaire et ses valeurs délétères. Car il n’est jamais moralement juste de dénoncer son père aux autorités. Ce contre-mythe est l’actuelle doxa sur l’histoire de Pavlik Morozov. Lorsque l’on google son nom, on trouve d’innombrables versions du contre-mythe : le résumé de Libération est un bon exemple de cette inversion, car le contre-mythe est purement réactif, et aussi cavalier avec la vérité et généreux envers la fiction que le mythe originel. Dans le film finlandais, on interviewe une vieille baba qui s’exclame : « Ceux qui dénoncent leur père vont en Enfer » : notre petit Christ est devenu un jeune Judas. Le contre-mythe, toutefois, implique plus que des sentiments antisoviétiques : cela apparaît dans le fait que la meilleure version du contre-mythe, et la plus brève, est attribuée à Staline lui-même. Il n’aimait pas cette histoire (dont le principal promoteur était Gorki) et il aurait dit : « Quel petit salaud ! Dénoncer son propre père ! ».

Mais le film finlandais ne s’arrête pas au mythe et au contre-mythe. Le réalisateur est aussi un journaliste et il se transforme en détective. Sous les strates du mythe et du contre-mythe, il essaie de découvrir « la véritable histoire de Pavlik Morozov » (à ce stade, l’expression est entourée de guillemets de précaution). Il consulte donc les archives et interviewe les témoins, fort âgés au demeurant. Et l’histoire qu’il découvre est très différente de celle que racontaient le mythe et le contre-mythe. Appelons cela la troisième version de l’histoire. Il semble que le père de Pavlik, quelque temps avant le fait divers, avait abandonné sa femme et ses quatre enfants et avait disparu : il ne peut donc pas avoir été dénoncé par son fils. Pavlik, l’aîné des quatre enfants, dut prendre la place du père pour subvenir aux besoins de sa famille et devint le principal soutien de sa mère. À ce moment, le grand-père entre en scène : il exige de récupérer un pré qui appartenait au père, et sur lequel la famille Morozov comptait pour se nourrir, ce qui plongea Pavlik et sa famille dans la misère. Dans le même temps, le grand-père et les siens cachent sur leur propriété une meule de foin et une charrette, pour éviter qu’elles ne soient réquisitionnées par les autorités. Pavlik dit aux autorités où elles peuvent trouver la meule et la charrette, et en conséquence lui et son frère sont assassinés au coin d’un bois par leur grand-père, aidé d’un cousin.

Cette version, bien que plus « vraie » que les précédentes, nous donne probablement de Pavlik un portrait trop positif. Elle suggère que certes il a dénoncé sa famille, mais pas par fanatisme idéologique. Et ce n’est pas son père qu’il a dénoncé, ce qui nous permet de lui accorder des circonstances atténuantes. Le mythe idéologique se réduit à un banal fait divers : une sordide histoire de litige et de vengeance dans la campagne russe. Mais même si nous accordons créance à cette version de ce que les télévisions anglo-saxonnes appellent un cold case, il semble qu’il soit difficile de se débarrasser du mythe : il fait retour dans la « vraie » version de l’histoire, de trois façons. Dans le film, la « véritable » histoire de Pavlik Morozov est décrite dans les termes d’une tragédie ; dans son commentaire, l’historien médiatique, de façon assez prévisible, qualifie cette histoire d’ « œdipienne », donnant ainsi son nom à cette tragédie ; et dans le film, où une séquence cherche à reconstituer la scène du meurtre, la scène est filmée comme si elle faisait partie d’un conte de fées : les petits poucets errent dans la forêt, où les attendent la méchante grand-mère, la sorcière, et l’ogre son mari. La forêt est silencieuse, car les animaux craignent le pire, et un halo de lumière, filtré par la futaie, entoure les petites victimes. Nous ne sommes plus dans le monde d’Œdipe Roi, mais dans celui de Hansel et Gretel, ou dans The Night of the Hunter, de Charles Laughton.

Il nous faut donc envisager une quatrième version de l’histoire. Elle nous est fournie par une historienne, Catriona Kelly, professeure de russe à Oxford, qui a écrit ce qui restera sans doute le livre définitif sur le cas de Pavlik Morozov1. L’historienne sait faire la différence entre faits et fictions, elle a eu accès à des archives jusqu’ici interdites, en l’occurrence celles du KGB, où elle a retrouvé les minutes du procès des assassins de Pavlik. Et son livre fait partie d’une recherche plus étendue sur la situation des enfants en Union Soviétique. Elle est donc en mesure d’historiciser le mythe : il est apparu dans les années 1930 mais il appartient à l’atmosphère des années 1920, lorsque l’État encourageait le rejet des anciennes valeurs familiales et lorsque le jeune militant était une figure de pointe. Et elle peut critiquer les inventions du mythe comme celles du contre-mythe : il n’est même pas certain que Pavlik était un jeune pionnier plutôt qu’un jeune chenapan ; elle n’a trouvé aucune trace du procès fait au père, et les seuls documents qui évoquent la dénonciation ont été rédigés longtemps après les faits ; le procès de la famille de Pavlik a été une parodie de procès, le verdict était contestable, et le procès aurait dû se terminer par un acquittement au bénéfice du doute. Si bien que lorsqu’elle s’essaie elle-même, assez timidement, à nous conter sa version de l’histoire dans le dernier chapitre de son livre, nous sommes enclins à croire que nous allons enfin connaître « la véritable histoire » de Pavlik Morozov. Elle suggère que son frère et lui ont été tués par leur cousin aidé d’un autre adolescent, sans préméditation, lors d’une rixe villageoise. Mais l’expression « la véritable histoire » est mise entre guillemets dans le titre même du chapitre, et l’historienne est consciente des limites de sa tentative : the case is stone cold, les indices sont rares et douteux, et toute reconstitution de « ce qui s’est réellement passé » contiendra nécessairement une proportion importante de fiction.

Je tire de ce récit quatre conclusions provisoires. 1) Il apparaît qu’il n’y a jamais de « vérité » d’une histoire ou d’un état de choses, une vérité dont on pourrait prendre connaissance par l’entremise des sens ou par l’enquête historique – tout est déjà interprétation, et même l’historien est une sorte de mythographe. Comme disait l’autre, « Il n’y a pas de hors texte », ce qui veut dire ici « Il n’y a pas de hors interprétation ». 2) Pour autant, le mythe n’est pas seulement une histoire, c’est une bonne histoire, une histoire réussie parce qu’efficace, qui remplit une fonction. La tradition hegelo-marxiste de Lévi-Strauss et Vernant soutient que la fonction du mythe est de proposer une solution à une contradiction dans une conjoncture historique (tiens, il y a donc un hors-texte : la conjoncture historique) : dans notre cas, l’État contre la famille et l’Église, le neuf contre l’ancien (le kolkhoze contre l’agriculture traditionnelle), et cette contradiction s’incarne dans l’opposition entre les jeunes et les vieux (et l’on se souviendra que tous les mouvements révolutionnaires à cette époque célébraient le culte de la jeunesse, comme il apparaît dans l’aile révolutionnaire du fascisme italien). Dans la mesure où il se présente comme une tragédie, le mythe de Pavlik Morozov n’est pas tant la tragédie d’Œdipe (se débarrasser du père n’est pas vraiment l’objet de l’histoire) qu’une forme inversée de la tragédie d’Antigone, dans laquelle le héros connaît un sort tragique pour avoir pris le parti de Créon. 3) La contradiction à laquelle le mythe offre une solution n’est pas éternelle, elle ne reflète pas une quelconque nature humaine ; elle est solidement ancrée dans une conjoncture historique, ou plutôt deux : la collectivisation forcée de l’agriculture soviétique pour le mythe, la chute programmée du communisme pour le contre-mythe. Il y a donc bien une réalité historique sur laquelle le mythe travaille, au prix (ou au bénéfice) d’une distorsion. 4) La troisième et la quatrième version (celle du journaliste et celle de l’historienne), qui prétendent nous donner la véritable histoire de Pavlik Morozov, avec ou sans guillemets, sont certainement plus vraies que les deux versions mythiques, et ma première conclusion provisoire était une exagération. Pour anticiper sur ce qui suit, je dirai que cette augmentation du coefficient de réalité ou de vérité est due au fait que les deux dernières versions sont plus proches de la vie ordinaire, dans la mesure où la vie ordinaire est l’objet de la littérature. Il nous faudra donc envisager une cinquième version : la forme la plus haute de vérité à laquelle nous puissions accéder, c’est du moins ce que je soutiendrai, est celle qui nous est donnée par l’artifice de la fiction littéraire.

2. Pavlik Morozov n’existe pas, mais, bien entendu, il existe.

Nous nous trouvons face à un problème supplémentaire. Nous avons établi que les versions « vraies » sont plus réussies que les versions mythiques. Mais les deux versions du mythe ne sont pas sur un pied d’égalité. Ce que j’ai appelé le contre-mythe est pour nous plus acceptable que le mythe, car l’idée qu’un fils puisse dénoncer son père nous répugne moralement ; et cet épisode est au cœur du mythe soviétique, ce qui pose un problème : pourquoi les soviétiques ont-ils choisi, et probablement même inventé, une telle version ? Les mythes officiels de ce type sont généralement formulés dans les termes de la moralité la plus pure et la plus innocente, même et surtout s’ils sont destinés à camoufler des événements historiques saumâtres. Comme le disait George Orwell, une opération militaire coloniale, dont l’objet est de terroriser les populations civiles en brûlant leurs villages, est ordinairement affublée du doux nom de « pacification ». Il nous faut donc essayer de comprendre les raisons qui ont amené les soviétiques à cette apologie de ce que, dans la cour de récréation de mon école primaire, on appelait du cafardage.

Il y a deux réponses possibles à cette question. La première est fournie par le contre-mythe, et formulée en termes de moralité : dénoncer son père, c’est aller contre les lois de la simple humanité, de ce que les anglais appellent common decency. Les valeurs défendues par l’État totalitaire, l’empire du Mal, étaient les contre-valeurs du mal. La seconde réponse est celle de l’historien : il y a des conjonctures historiques, et des systèmes de valeur, dans lesquels il est juste de dénoncer un membre de sa famille, et même son père. Supposez qu’un jeune garçon découvre que son père est un pédophile prédateur : nous n’éprouverions aucun scrupule à faire l’éloge du jeune dénonciateur. Ce qui nous répugne dans le cas de Pavlik Morozov, c’est que le mythe a été utilisé pour renforcer une politique, la collectivisation forcée et la liquidation de la classe des koulaks, que l’histoire a condamnée. Notre répugnance est historique et politique plutôt que morale (et de fait nous devons nous méfier des politiques échafaudées en termes purement moraux, comme dans le cas des fiascos criminels de Bush et de Blair).

Mais peut-être me suis-je débarrassé un peu vite de la question morale. Peut-être est-il moralement condamnable, quelles que soient les circonstances, de dénoncer son père. La raison pour laquelle cette question fait retour est que je suis à moitié corse, et que cette île, comme la Sicile, connaît le fléau de l’omertà. Était-il moralement juste de refuser de dire à la police où se cachait l’homme qui, de sang froid, avait abattu le préfet de la république ? Beaucoup de corses pensaient que cela était juste. Et l’on trouve les traces de ce que l’on pourrait appeler une éthique populaire dans un texte qui est parvenu jusqu’au cœur du canon de la littérature française grâce à Mérimée, l’équivalent corse de l’histoire de Pavlik Morozov. Je ne fais pas allusion à Colomba, qui a présenté au public continental la pittoresque coutume, chargée de couleur locale, de la vendetta : je fais allusion à la nouvelle intitulée « Matteo Falcone ». Le gendarme est rusé ; le gamin est avide et facilement tenté par la montre en argent que le gendarme balance négligemment devant lui : il lui dit où se cache le bandit blessé. Lorsque le père, héros éponyme de cette histoire, apprend la chose (qu’il qualifie immédiatement de trahison), il emmène son fils dans le maquis et lui tire une balle dans la tête. Le lecteur est impressionné par la couleur locale – nous sommes en train de plonger sans retenue dans le mythe pur. Il ne lui est pas demandé d’éprouver de la sympathie pour le fils, mais plutôt d’apprécier la grandeur tragique de l’acte du père, car l’honneur, vertu virile qui chez nous est depuis longtemps tombée en désuétude, était encore plus important dans la Corse de Mérimée que l’amour paternel. Et on notera bien entendu une différence essentielle avec l’histoire de Morozov : c’est une histoire d’infanticide, non de parricide. Le parricide, même sous une forme atténuée, est moralement condamnable. Mais l’infanticide est admis : c’est une action romaine, et le paterfamilias a le droit de reprendre la vie qu’il a donnée.

Et voici une autre histoire, moins dramatique, et plus proche de nous. Elle se passe à Londres en 1997. À la suite d’informations qu’ils avaient reçues, deux journalistes du Daily Mirror se font passer pour des stagiaires dans une agence immobilière et, dans un pub, achètent quelques grammes de cannabis à un adolescent, qui se trouve être le fils d’un des ministres de Sa Majesté. Le directeur du journal téléphone au père, qui prend son fils par la peau du cou, pour l’amener au commissariat le plus proche, où il le livre à la justice. Après une bataille juridique, le journal obtient le droit de nommer le ministre en question. Il s’agit de Jack Straw, ministre de l’intérieur, connu pour son opposition à la légalisation du cannabis, pour sa politique de tolérance zéro à l’égard des dealers et des usagers, et pour ses diatribes sur la responsabilité des parents. L’incident provoqua deux types de réactions. Certains louèrent la fibre morale d’un ministre qui n’avait pas hésité à livrer son fils à la justice (en réalité, il n’avait pas le choix, sinon c’était la démission) : il pratiquait ce qu’il avait prêché, et l’opposition conservatrice s’abstint de faire de cette affaire un argument électoral. D’autres insistèrent sur l’ironie dramatique de la situation : peut-être le ministre aurait-il dû réfléchir avant de proposer une politique qui risquait de transformer en délinquants une proportion non négligeable de la jeunesse britannique. Mais personne ne soutint qu’il n’était en aucun cas moralement juste pour un père de dénoncer son fils, et la conduite de Jack Straw fut unanimement louée. Il y a donc bien des cas où l’on devient un héros national pour avoir dénoncé un membre de sa proche famille.

Ce que je veux montrer, en contant cette anecdote, c’est que de tels héros n’existent pas, que ce sont des constructions sociales et politiques, au-delà de leur misérable existence empirique. Le fils de Jack Straw (j’avoue n’avoir aucune idée de ce qu’il est devenu) était, côté empirique, un adolescent bourgeois typique et banal. Une fois pris dans la tourmente médiatique, il est devenu l’espace d’un instant une figure publique, un héros inversé, portant involontairement témoignage de la vertu politique de son père, et contribuant à sa carrière politique et à la construction de son image. Et c’est bien entendu aussi ce qui est arrivé à Pavlik Morozov, qui n’existe pas, en tant que héros ou qu’anti-héros, en tant que Christ ou en tant que Judas : il ne peut pas parvenir à l’existence, étant sans cesse pris dans la lutte entre le mythe et le contre-mythe, entre le faits et la fiction ; ce n’est pas un gamin, c’est le symptôme, comme nous l’avons vu, d’une lutte politique, sous la forme de l’affrontement entre différents appareils d’État (le Parti contre l’Église, le Parti contre la Famille). Je pense que nous pouvons maintenant comprendre pourquoi les autorités soviétiques ont choisi une version du mythe qui nous répugne. Parce que, bien entendu, ils avaient besoin de la force illocutoire que le mythe, dans cette version, dans cette conjoncture historique, exerce. Car le mythe ne se contente pas de refléter, ou plutôt de réfracter, une conjoncture historique, il intervient en son sein. Voici comment Staline décrivait la campagne de collectivisation forcée de l’agriculture : « Une révolution par le haut, à l’initiative de l’État, avec le soutien des masses paysannes2 ». Une révolution qui part « d’en haut » doit être imposée ; et même si elle est soutenue par les « masses paysannes » (ce qui probablement relève de la propagande), il y a une section de la population des campagnes qui se trouve exclue de ces masses, en l’occurrence les koulaks, qui furent liquidés en tant que classe. Si nous considérons la formulation du mythe, nous notons une homologie entre la structure ternaire de la description politique (l’État, les koulaks, les masses) et les dramatis personae du mythe : le gamin en tant que représentant de la nouvelle paysannerie, ces masses paysannes dont on souhaite l’apparition ; le père et les assassins en tant que représentants de la classe des koulaks ; les juges, bien entendu, en tant que représentants de l’État et, derrière eux, jamais explicitement mentionné mais manipulant tous les acteurs comme des marionnettes, le père du père, mieux connu sous le sobriquet de Petit Père des peuples, ou, si vous préférez une autre langage, Big Brother. Le mythe n’est pas tant une description du Mal que la dramatisation, sous forme d’une narration, d’une ligne politique que l’histoire a condamnée.
Si nous voulons parvenir jusqu’au vrai Morozov, au Morozov réel (si toutefois la chose est possible), il nous faut donc commencer par comprendre le fonctionnement du mythe ; il nous faut faire à rebours, c’est-à-dire défaire, le travail du mythe, équivalent narratif du travail du rêve chez Freud, dans lequel la « véritable » histoire joue le rôle des pensées latentes du rêve. D’emblée, il est clair que le mythe officiel se focalise sur le pathos de la mort héroïque du gamin, comme conséquence, mais aussi comme justification a posteriori, de la dénonciation, qu’il transforme en acte vertueux (ce pathos rappellera aux gens de ma génération leurs livres d’histoire de l’école primaire, où l’on célébrait la mort héroïque du petit Bara, tambour de l’armée républicaine massacré par des chouans). Et il est également clair que le mythe se focalise sur la personne du père pour donner un poids tragique et politique plus grand à l’acte de Pavlik (dans la version canonique du mythe, la dénonciation a lieu en public, au tribunal ou lors d’une réunion du soviet local). Tandis que le contre-mythe, la chose est tout aussi claire, se focalise sur la dénonciation et minimise le meurtre (le meurtre du jeune frère y est en général ignoré), et il déplace l’attention du cousin et des grands-parents vers le père, pour insister sur la force des liens familiaux, qui sont aussi des liens religieux, pour les opposer aux tristes valeurs totalitaires.

Mais si nous adoptons le point de vue de l’historienne, ce que nous serions enclins à appeler la véritable histoire de Pavlik Morozov, ce que les Italiens appellent un banal fatto di sangue, est une histoire totalement différente : c’est une histoire de femme abandonnée par son mari (le contre-mythe ignore totalement le personnage de la mère, que le mythe déforme pour en faire une Vierge de seconde zone), de misère paysanne et de vengeance, peut-être même une sordide histoire de fraude fiscale.

La comparaison entre la version réelle et la version mythique de l’histoire nous livre des indications à deux niveaux. D’abord, elle clarifie les quatre opérations du travail du mythe : le déplacement (du grand-père vers le père), la focalisation (sur la dénonciation ou sur le meurtre), le refoulement (absence de la mère ou diminution de son rôle) et la condensation (les deux enfants assassinés sont condensés en un seul). Deuxièmement, elle permet de comprendre la fonction du mythe, son impact politique, comme un exemple de storytelling. Je fais allusion, bien sûr, au livre de Christian Salmon dont ce mot est le titre3 : il analyse l’importance des narrations en tant qu’instruments de gestion des entreprises, ainsi que leur rôle dans les campagnes électorales américaines, instruments qui, par ironie dramatique, sont issus des œuvres des narratologues français, de Barthes à Greimas. C’est ainsi que Christian Salmon raconte l’histoire d’Ashley Faulkner, adolescente déprimée dont la mère était l’une des victimes du 11 septembre. On la présenta à George W. Bush, lors d’un meeting de sa campagne de réélection. Il la prit dans ses bras et lui dit : « Are you safe ? », ce qui guérit immédiatement la demoiselle (au Moyen Âge, les rois de France usaient de moyens semblables pour traiter les écrouelles). Cette histoire devint un film de propagande électorale pour le parti républicain, produit à grands frais, avec dans les rôles principaux Ashley Faulkner elle-même et son père, et on dit qu’il fut pour quelque chose dans la réélection de George W. Bush. Les gourous de la gestion par narration attribuent le succès du président sortant à l’utilisation par les républicains des techniques de narration, par opposition à l’ennuyeuse habitude des démocrates de présenter un programme politique (le livre de Salmon date d’avant l’élection d’Obama). La supériorité du storytelling sur le programme peut se dire selon la corrélation suivante : syntagme (l’ordre linéaire de l’histoire) contre paradigme (la liste des points du programme politique) ; le temps (la séquence narrative) contre l’espace (espace de la liste des points du programme) ; l’ordre (l’histoire se conforme à la définition aristotélicienne de l’histoire complète : elle a un début, un milieu et une fin) contre le chaos (il est inévitable que la liste des points du programme ne soit que partiellement ordonnée) ; l’identification (avec le sauveur présidentiel, avec la jeune héroïne) contre la distance (l’abstraction du programme politique) ; l’émotion (l’histoire d’Ashley Faulkner est faite pour faire pleurer dans les chaumières) contre la froide rationalité (le programme politique fait appel à l’analyse et à l’argumentation rationnelle) ; la fonction conative du langage (le spectateur est interpellé en électeur par le film, qui est censé l’émouvoir jusqu’aux larmes) contre la fonction, référentielle (le programme fait référence aux ennuyeuses statistiques du chômage, etc.). Tout cela ne marque même pas la revanche posthume de Georges Sorel sur Marx ou Tocqueville, cela marque plutôt la disparition de la politique sous les couches du mythe : situation bien ironique dans le cas de Morozov, car le mythe était destiné à illustrer la ligne politique d’un parti qui avait confisqué l’État.

Nous sommes maintenant au clair quant aux modalités de la non-existence du Morozov mythique. Mais qu’en est-il du Morozov empirique ? Mon hypothèse est que sa seule chance d’exister, de devenir réel, passe par la fiction. Certes, la recherche menée par l’historienne dans les archives nous rapproche considérablement de « la véritable histoire ». Mais la figure du gamin continue de nous échapper : les indications (une photo de groupe jaunie, etc.) sont rares et contradictoires, les strates du mythe rendent le travail de l’historienne difficile et obscurcissent la figure du personnage principal. C’est la prudence même de l’historienne, sans aucun doute une de ses principales vertus, qui empêche le vrai Pavlik d’émerger de sa version de l’histoire, sauf quand elle fait appel à la fiction. Je propose donc que nous acceptions la nécessité d’une cinquième version de l’histoire, et je vais soutenir le paradoxe selon lequel c’est la fiction seule qui rend une personne empirique réelle dans le sens plein du terme. De fait, si je reviens à ce que j’appelle maintenant la véritable histoire de Pavlik Morozov, il est clair que c’est toujours déjà une histoire, et non une simple série de « faits », et une histoire ni mythique ni même tragique : plutôt une nouvelle tirée de Maupassant, Bounine ou Chalamov. Cette cinquième version sera, dans son contenu, presque identique à la troisième ou à la quatrième version, mais elle leur donnera des couleurs plus vives, elle les transformera en une histoire cynique et sordide de séduction et d’abandon, d’avarice et de vengeance, dans le style du chef-d’œuvre de Bounine, Le village, qui dépeint les paysans russes non à la manière idyllique de Tolstoï, mais comme un ramassis de gredins. A moins, bien sûr, que nous préférions le réalisme moins exacerbé du bref roman de Tchékhov, La steppe, ou la description plus distanciée de la souffrance humaine que l’on trouve dans le chef d’œuvre de Chalamov, les Récits de la Kolyma. Il y a un vrai Morozov qui cherche à se faire entendre dans les pages de la description historique de Catriona Kelly, un personnage en quête de l’auteur qui va enfin lui donner l’épaisseur de la réalité. Le paradoxe que je propose soutient que la fiction la plus exagérée est plus proche de la « vérité » de l’histoire que les imaginations du mythe ou que le sérieux de ce qui se présente comme des comptes-rendus factuels. Il ne m’échappe pas, bien entendu, que le Morozov empirique est le seul réel, et que le Morozov mythique est un Morozov fictif. Mais lorsque nous essayons de dégager la vraie histoire des couches du mythe, ce que nous finissons par obtenir n’est peut-être pas le Morozov empirique mais certainement le vrai Morozov, un personnage qui devient réel en tant qu’il est fiction littéraire. En d’autres termes, une fiction vraie.

3. Vérité de la fiction.

On peut immédiatement faire une objection à cette thèse. Il apparaît que c’est une des caractéristiques définitoires de la fiction que de ne pas prétendre à la vérité. Le discours qui combine la narration d’une histoire avec une préoccupation stricte pour la vérité de ce qu’il avance n’est pas le discours littéraire mais le discours historique. La tâche de l’historien est assez semblable à celle de l’analyste freudien : il doit détricoter le travail du mythe afin que le Morozov vrai et le Morozov réel ou empirique coïncident.

J’ai déjà formulé trois objections à cette objection. D’abord, l’historien médiatique, dans son commentaire du film, contribue à la mythification, ou à la dramatisation, de l’histoire par sa référence clichéique au mythe d’Œdipe ; le réalisateur et journaliste la mythifie deux fois, en utilisant le langage critique de la tragédie et le langage filmique du merveilleux ; et l’historienne sérieuse, Catriona Kelly, voit sa tentative limitée par le sérieux même de sa recherche, car les trous de la narration ne peuvent être comblés que par le recours à des hypothèses ou à la fiction.

Mes deux premières objections sont fortes ; la troisième l’est moins, car ce recours à la fiction fait partie intégrante de la pratique de l’historien. Je ne suis pas le premier à suggérer que le discours historique, depuis ses débuts chez Hérodote, est inextricablement mêlé au discours littéraire, et que la tentative positiviste, au XIXe siècle, de les séparer était vouée à l’échec. Je suis conforté dans cette opinion par la vogue de la biographie historique, dont on a un exemple chez Alain Corbin, avec sa vie de Louis-François Pinagot, humble savetier de l’Ouest de la France au milieu du XIXe siècle4. Corbin a choisi ce personnage comme sujet de sa biographie parce qu’il n’avait laissé d’autres traces qu’un nom et une date sur un registre de baptême. La vie de Pinagot par Corbin est donc, du début à la fin, une reconstruction, c’est-à-dire une fiction, car tout ce qu’on sait de lui est que c’était un savetier illettré qui vivait à proximité de la forêt de Bellème, dans le département de l’Orne. Mais cette biographie entièrement fictionnelle, lecture fascinante au demeurant, est néanmoins vraie : Corbin nous promène à travers l’histoire économique et politique de l’Ouest de la France, histoire à laquelle Pinagot a nécessairement participé, même modestement. Nous avons donc une histoire qui est de bout en bout une fiction, et qui pourtant est vraie. La question qui se pose est : en quoi tout cela a-t-il quelque chose à voir avec la littérature ? Et la réponse est que, oui, cela a quelque chose à voir, si par « littérature » on entend, à la suite de Rancière et de Foucault, un nouveau type de discours qui a émergé au XIXe siècle.

Dans son volume d’essais, Politique de la littérature, publié en 2007, Rancière a un texte intitulé « L’historien, la littérature et le genre biographique5 ». Son point de départ est un passage de la poétique d’Aristote souvent commenté, et qui affirme la supériorité de la poésie sur l’histoire : l’histoire est contrainte de narrer les événements dans leur ordre chronologique, tandis que la poésie peut se concentrer sur les événements cruciaux et sur la chaîne des causes et des effets. Ce qui est intéressant ici, c’est que le type de discours qui a une valeur cognitive, qui donne au lecteur accès à la vérité, est le discours poétique. L’histoire nous donne la vie nue de ses personnages, et seule la poésie nous explique les raisons des événements, seule la poésie donne sens à cette vie passive. Cette opposition, dit Rancière, est caractéristique de ce qu’il appelle le régime discursif de la représentation, qui selon lui prit fin à la fin du XVIIIe siècle. La poétique de la représentation, qui reflétait fidèlement les hiérarchies sociales, faisait une différence entre la vie obscure et passive de la masse du peuple, dont il n’y avait rien à dire, car elle était trop banale, et la vie héroïque ou tragique des grands, qui seule faisait sens. L’essence de la tragédie est de donner un sens à la vie des héros, et c’est à juste titre que l’on qualifie la vie mythique de Pavlik Morozov de tragique : tout l’objet du mythe est la transformation d’un obscur gamin en héros tragique.

Tout cela, selon Rancière, prit fin avec un changement politique (l’égalitarisme et la démocratie de la Révolution française) et un changement poétique (la « révolution littéraire » du romantisme – c’est un des traits les plus attachants de Rancière qu’il admire Wordsworth). Ces révolutions permirent de transformer la vie obscure du plus humble des personnages (un idiot de village, la femme coquette et écervelée d’un médecin de campagne) en matériau de l’œuvre d’art. Avec la littérature ainsi définie vint la démocratie des personnages, des auteurs et des lecteurs.

Et cette révolution dans le champ de la littérature a eu des conséquences dans le champ de l’histoire : la biographie, l’histoire d’une vie narrée dans l’ordre chronologique, de la naissance à la mort, dans ses aspects les plus triviaux (et il y en a toujours beaucoup) comme dans ses aspects les plus extraordinaires (et il n’est plus nécessaire qu’il y en ait), est « l’emblème de la révolution littéraire qui rend l’histoire possible comme science6 ». Rancière soutient que ce qu’il appelle l’histoire savante est rendu possible par la révolution littéraire qui a aboli la différence entre le simple fait et la reconstruction de la fiction : l’objet de l’histoire savante est la reconstitution du vécu, de la vie du personnage telle qu’il l’a ressentie, et cette reconstitution n’est possible que sous la forme d’une écriture qui est entièrement fictive et néanmoins vraie. Nous comprenons pourquoi la vie de Louis-François Pinagot (Rancière cite ce livre, ainsi que la vie de Guillaume le Maréchal, le chevalier médiéval, par Georges Duby)7 est un bon objet pour le discours historique. Et nous comprenons pourquoi la vie de Pavlik Morozov ne peut être rendue vraie que si elle est contée dans le style de Bounine ou de Maupassant. Rancière termine son essai en évoquant ce qu’il appelle la « duplicité de la biographie historique » : la vérité de l’historien, naturellement, n’est pas la même que la vérité du romancier – il la trouve dans les archives, dans la critique des sources, dans l’enquête qui est le sens étymologique du mot « histoire ». En d’autres termes, l’historien n’invente pas ce qu’il narre. Mais le paradoxe, ou la duplicité, tient à ce que l’établissement de la preuve passe par un type de discours dans lequel les faits et la fiction sont devenus indissociables.

Il me semble que la position de Rancière implique trois choses : une théorie de la littérature, une théorie de la vérité et une théorie de la vie ordinaire. Le dernier point devra attendre, et je me contente de renvoyer aux œuvres de Guillaume Le Blanc8. Mais je peux envisager rapidement les deux premiers.

4. Détour par Foucault.

« La vie des hommes infâmes9 » n’est pas le moins connu des essais de Foucault (Deleuze disait que c’était celui qu’il préférait). L’essai devait être la préface d’une anthologie, jamais publiée, d’extraits des registres de l’Hôpital général et de la Bastille, pendant la plus grande partie du XVIIe siècle. L’objet de l’anthologie était de redécouvrir l’histoire d’hommes et de femmes qui n’avaient pas laissé d’autres traces que ces brèves inscriptions, et qui étaient « infâmes » parce qu’internés par les autorités mais aussi parce qu’ils n’avaient pas de fama, ni réputation ni gloire, ni aucune reconnaissance de leur existence autre que le « rayon de lumière du pouvoir », comme dit Foucault, qui dissipait temporairement l’obscurité dans laquelle ils étaient plongés.

L’histoire d’un de ces internés suffira à nous donner une idée de ce qu’aurait été l’anthologie. Le portrait n’occupe que quelques lignes :

 

Mathurin Milan, mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 : « Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d’avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdu, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois10».

 

L’objet de ce genre de texte n’est pas seulement de remplir un devoir de mémoire, il est de décrire la rencontre entre l’obscurité de la vie ordinaire et la gloire et la pompe du pouvoir royal, puisque ces hommes étaient détenus « selon le bon plaisir de Sa Majesté ». Mais un fil littéraire court tout au long de l’essai. Foucault répète sans cesse que ces vies sont des vies littéraires. Chaque extrait, dit-il, par exemple celui qui concerne Mathurin Milan, est une petite nouvelle ; ces vies sont le matériau dont on fait les légendes ; le discours officiel dans lequel elles sont narrées hésite sans arrêt entre le banal et le tragique. Il en conclut que la machinerie discursive produit un nouveau régime de littérature : on passe du régime des fables, dans lequel la vie ordinaire ne peut accéder à la dignité de l’art que si elle fournit une leçon morale ou un exemple, au sein d’une histoire fabuleuse, c’est-à-dire une histoire qui ne connaît pas la différence entre le vrai et le faux, au régime moderne de la littérature proprement dite, un autre type de fable, dont le fabuleux a été exclu, et qui implique à la fois un nouveau langage, dont l’objet est « l’infime et l’infâme », c’est-à-dire les vies ordinaires, et une nouvelle éthique du discours, qui cherche à révéler ce qui était caché dans le détail de la vie ordinaire. C’est de cette poétique et de cette éthique que la littérature telle que nous la connaissons aujourd’hui est sortie. Et cette nouvelle forme de littérature, nous dit Foucault, se nourrit de paradoxe : elle est explicitement présentée comme artifice (l’équivalent littéraire de ces vies infâmes est le produit de l’imagination fertile du romancier, par exemple Manon Lescault, que Foucault mentionne à la dernière page de son essai), mais elle s’engage à produire des effets de vérité, en étant fidèle à la vie ordinaire qu’elle dépeint. C’est ainsi, nous dit Foucault, que le roman se débarrasse du romanesque, de ce qui relève simplement de l’imagination.

On peut tirer de tout ceci un concept de littérature, autour de trois paradoxes.

Le premier paradoxe est un paradoxe temporel. La littérature, qui naît dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, a néanmoins toujours existé, sous la forme de la tragédie, de la légende ou de la fable. Autrement dit, la littérature selon Foucault est née avec le roman et la nouvelle. Une telle périodisation pose naturellement toutes sortes de problèmes. Nous pouvons noter, par exemple, que la coupure discursive qui donne naissance à la littérature se produit plus tard chez Rancière que chez Foucault, puisqu’elle doit attendre la Révolution française et le romantisme.

Le second paradoxe est le paradoxe de la vie ordinaire immortalisée. La nouvelle éthique du discours se focalise sur l’infime et l’infâme, sur l’ordinaire et sur ce qu’il cache. Et pourtant, bien sûr, la révélation de ce que cache cet ordinaire dans sa banalité produit des fictions extraordinaires, et l’épouse écervelée du médecin de campagne devient Emma Bovary.

Le troisième paradoxe nous dit que la littérature est caractérisée par sa relation ambivalente avec la vérité. La fausseté, la fiction qui est le fruit de l’imagination, induit des effets de vérité et devient la forme la plus vraie du vrai. Foucault note la fascination que la psychanalyse et la littérature ont toujours exercée l’une sur l’autre : nous sommes dans l’univers freudien de la scène de séduction, qui n’a jamais eu lieu, mais qui exerce des effets de vérité dans la psyché du sujet.

Mais il est temps de revenir à Morozov et de conclure en proposant une théorie de la vérité en tant que liée aux jeux de langage dans lesquels le terme est utilisé.

5. Formes de vérité.

J’ai suggéré ailleurs, dans une série de colloques tenus à l’université de Bergame, une théorie de la vérité dans les jeux de langage11.

Mon idée est que le mot « vérité », comme tous les mots, tire son sens des règles du jeu de langage dans lequel il est utilisé. On aura reconnu là les deux concepts wittgensteiniens de « jeu de langage » et de « sens comme usage » (meaning as use)12. Le mot « vérité », mot important et souvent utilisé, l’est dans de nombreux jeux de langage et il est donc fort polysémique. Il y a certes une ressemblance de famille (autre concept de Wittgenstein) entre tous ces usages et tous ces sens, mais il y a aussi les habituelles variations, ce qui fait que deux éléments distants d’une chaîne de ressemblance de famille peuvent n’avoir aucun point commun.
La corrélation qui suit est une tentative de définir la vérité dans le cadre d’un certain nombre de jeux de langage où le terme prend sens. Comme on peut le constater, cette théorie wittgensteinienne est aussi une théorie pragmatique13. Dans chaque jeu de langage, la « vérité » est définie par la force illocutoire qu’elle donne à l’énoncé dans lequel le mot apparaît, une force illocutoire déterminée par les instruments et les techniques qui la produisent. Elle est également définie par l’effet perlocutoire que les énoncés exercent sur leur destinataire, ainsi que par sa relation à son antonyme, l’erreur ou la fausseté, car les énoncés de vérité, comme tous les énoncés, ont leurs conditions de félicité et d’infélicité.

 

1 2 3 4 5
Jeu de langage. Mythe. Science. Littérature. Philosophie.
Force illocutoire de l’énoncé de vérité. Révélation ou énoncé dogmatique. Énoncés théoriques, expérimentation systématique. Énoncés fictionnels, poétique et style. Concepts, et leur construction.
=
Effet perlocutoire. Foi, croyance, certitude. Connaissance scientifique. Effets de vérité. Connaissance par concept.
+
Condition d’infélicité. Croyance naïve, superstition. Fraude. Limites dans le temps de la théorie et de l’expérimentation. Artifice explicite, fiction, imagination. Sophismes, dogmes philosophiques.

 

6 7 8
Histoire. Droit. Politique.
Énoncés sur les faits, enquête. Énoncés juridiques, débat contradictoire, procès devant un jury. Énoncés sur la justice, action politique.
Connaissance des faits. Conviction (dans les deux sens du mots anglais). Conviction politique (action de masse, vote).
Capture par le mythe ou le dogme. Erreur judiciaire. Tyrannie, fin de la politique.

L’intuition qui est à l’origine de cette théorie, au-delà de son origine dans les concepts de Wittgenstein ou d’Austin, est que le mot « vérité » ne veut pas dire la même chose dans le domaine scientifique et dans le domaine juridique. La vérité en science est ce que la théorie prédit et que l’expérimentation systématique confirme ou infirme ; cette vérité est universelle et stable, et ses conditions de félicité sont temporelles, conditionnée qu’elle est par les limites temporelles de la théorie dans laquelle elle est formulée, limites qui un jour seront dépassées, ainsi que par les limites techniques de l’expérimentation, dont l’appareillage sera inévitablement amélioré et affiné. La vérité juridique, au contraire, est ce que le jury décide, avec la possibilité que ce qui est aujourd’hui la vérité soit demain une erreur judiciaire ; cette vérité-là n’est pas universelle ; c’est la vérité établie dans cette affaire-là, elle est sujette à appel et révision, et donc beaucoup moins stable que la vérité scientifique.

De même que la corrélation ne contient pas de ligne consacrée à la vérité, parce que chacun de ces jeux de langage émet des prétentions à la vérité, quoique de manière différente (cet essai a été consacré aux différences entre la vérité historique et la vérité littéraire), il n’y a aucune mention, sauf dans la colonne de l’histoire, de la condition d’infélicité la plus générale, lorsque la vérité dans un jeu de langage, sa force illocutoire et l’effet perlocutoire qu’elle produit, sont contaminés, ou plutôt capturés par les conditions de vérité d’un autre jeu de langage. Par exemple lorsque les conditions de vérité de la science sont capturées par celles du mythe, comme dans l’affaire Galilée, ou par celles de la politique, comme dans l’affaire Lyssenko.

Et il est clair que dans ce tableau des conditions de vérité la littérature est un cas à part, à cause de l’ambivalence de sa relation à la vérité : c’est la seule colonne dans laquelle les conditions de félicité sont inséparables des conditions d’infélicité, comme il apparaît dans le tableau. Dans tous les autres jeux de langage, les énoncés vrais sont nettement distingués des énoncés faux : il y a de faux prophètes, des scientifiques qui trichent, des sophistes en philosophie, des historiens instrumentalisés qui ne se soucient guère de la vérité de ce qu’ils avancent, comme il y a des erreurs judiciaires et des discours tyranniques. Mais dans le cas de la littérature, la nature artificielle de la fiction n’émet pas de prétention à la vérité et cependant produit des effets de vérité – là est le cœur de la théorie de la littérature avancée par Rancière et Foucault.

Nous comprenons maintenant ce qui fait problème dans l’histoire de Pavlik Morozov. Son histoire, qui doit s’écrire avec un « h » minuscule et ne participe pas de l’Histoire, n’a pas réussi à se formuler dans le jeu de langage du droit (comme le rappelle Catriona Kelly, le procès fut douteux, le jeu de langage du droit étant contaminé par celui de la politique). Elle fut capturée par le jeu de langage de la politique, mais seulement par le biais de ses conditions d’infélicité (l’imposition tyrannique d’une vérité officielle – et le pathos de l’innocence enfantine se situe en dehors du jeu de langage de la politique, qui est fait de discussion et d’action collective). Ou plutôt, cette histoire incarne la capture du jeu de langage de la politique par le jeu de langage du mythe, c’est-à-dire par le storytelling qui met fin à la possibilité même de toute analyse politique et de toute discussion politique. Elle a été capturée, mais trop tard, par le jeu de langage de l’histoire : l’historienne a établi les « faits » après des décennies de règne du mythe et du contre-mythe, et la force illocutoire des énoncés historiques n’est pas assez grande pour dissoudre les couches du mythe. Elle n’a jamais vraiment été capturée par le jeu de langage de la littérature, le seul jeu de langage capable de produire des effets de vérité en transformant la vie ordinaire en art. Si cette histoire avait été capturée par la littérature au moment où les événements se sont déroulés, l’histoire aurait été contée soit dans les termes pré-littéraires de la tragédie, soit dans le style du réalisme socialiste qui, dans la théorie de la littérature ici défendue, n’est que la survivance d’une épistèmè dépassée et ne peut guère être qualifié de littérature au sens plein du terme. Et l’histoire de Morozov, depuis le début, a été capturée par le jeu de langage du mythe, c’est-à-dire prise dans le jeu de la fabrication de la croyance par imposition d’une vérité dogmatique, avec l’inversion du contenu, lorsque la figure mythique devient objet d’exécration, c’est-à-dire lorsque l’appareil qui soutenait le mythe s’est effondré, pour être remplacé par son contraire.

On peut tirer de tout cela deux conclusions. La première est que le mythe tue (conclusion anti-sorélienne, mais des décennies de fascisme, ainsi que le regain actuel du populisme malheureusement confortent cette conclusion). La seconde est qu’il n’y a au mythe qu’un seul antidote : non la science, non l’histoire, non la politique ou le droit, mais bien la littérature.

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  1. C. Kelly, Comrade Pavlik, Londres : Granta, 2005. []
  2. Cité in J.T. Desanti, Une pensée captive, Articles de La Nouvelle Critique, Paris : PUF, 2008, p. 170. []
  3. C. Salmon, Storytelling, Paris, La Découverte, 2007. []
  4. A. Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris : Flammarion, 1998. []
  5. J. Rancière, « L’historien, la littérature et le genre biographique », in Politique de la littérature, Paris : Galilée, 2007, pp. []
  6. Ibid. p.198. []
  7. G. Duby, Guillaume Le Maréchal, Paris : Gallimard, 1984. []
  8. G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris : Seuil, 2007. []
  9. M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et écrits, III, Paris : Gallimard, 194, pp. 237-53 []
  10. Ibid. p.237. []
  11. J.J. Lecercle, « Fiction in science, science in fiction », in A. Locatelli, ed., La Conoscenza della letteratura/ The Konwledge of Literature, VI, Bergame : Bergamo University Press, 2007, pp. 23-40 ; « Fiction, science and truth » in ibid., VII, Bergame: Bergamo University Press, 2008, pp. 13-28; « The Truth of Literature, the Truth of Myth », in ibid. VIII, Bergame : University Press, 2009, pp. 15-31. []
  12. Wittgenstein, Philosophical Investigations, Oxford : Blackwell, 1967. []
  13. Les concepts de « force illocutoire », d’« effet perlocutoire » et de « conditions de félicité » proviennent de J.L. Austin, How to Do Things With Words, Oxford : Clarendon Press, 1962. []
Jean-Jacques Lecercle