Politiques d’Italo Calvino. Le marxisme singulier des Leçons américaines

Italo Calvino est un auteur mondialement connu du XXe siècle. Pour beaucoup, il est avant tout une figure combinant écriture ludique, exercices oulipiens et fabulation existentielle. Dans cet article, Gabriele Pedullà montre que l’engagement communiste et l’environnement intellectuel marxiste de Calvino ont considérablement marqué son écriture. L’ouvrage posthume Les Leçons américaines est un texte de théorie littéraire qui, à ce titre, condense les diverses préoccupations du romancier. C’est un ouvrage aride, composé à partir de couples de notions, selon un principe qui fait largement écho à l’oeuvre des structuralistes (Barthes, Levi-Strauss). S’en tenir là, ce serait oublier que Calvino est un intellectuel formé et rompu à la dialectique de Croce et Gramsci. Pedullà démontre bien que Calvino faisait ici une tentative de repenser la dialectique, non plus comme une logique universelle à même de surmonter tout conflit, mais justement comme une méthode pour débusquer les oppositions, les contradictions qui travaillent un réel pourtant saturé par le triomphe de l’homogène et du consensus. Ainsi, les Leçons américaines s’avèrent être un manuel de survie littéraire à l’heure du néolibéralisme victorieux.

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Laissez-moi commencer par deux simples affirmations :

Italo Calvino est un écrivain italien, ne à Cuba le 15 octobre 1923 et mort à Sienne le 19 Septembre 1985.

Calvino a été tout au long de sa vie d’adulte, un militant communiste.

Chacune de ces phrases est également vraie, évidente même ; et pourtant, à l’extérieur de l’Italie et surtout dans la sphère universitaire anglo-saxonne, la deuxième affirmation apparaitra comme surprenante. Calvino ? Italo Calvino ? L’écrivain du récit combinatoire ? Le disciple de Jorge Louis Borges ? L’ami de George Perec ? Le théoricien de la « Légèreté » ? Le même Calvino ? Communiste ? Ce Calvino ?

Du moins en Italie, ce ne fut jamais un grand secret que Calvino ait été communiste; mais même ici, avec le temps, l’activité et la passion politiques derrière l’œuvre sont de plus en plus ignorées. C’est ce qui arrive souvent aux classiques. Mais dans le cas présent se fait également sentir un immense désir d’oublier tout un pan de l’histoire récente. C’est pourquoi il est d’autant plus important de revenir sur ces simples faits.

Calvino était militant communiste lorsqu’il faisait partie de la Résistance en Ligurie. Il était militant communiste quand il travaillait pour l’imprimerie turinoise qui publiait L’Unita (le quotidien officiel du parti communiste italien), entre 1948 et 1949. Il était militant communiste en 1957, quand il défendit La Chute de Berlin, le film de propagande staliniste sur l’armée rouge pendant la deuxième guerre mondiale et réalisé par Michail Ciaureli. Il était militant communiste cette même année 1957, quand il quitta le parti communiste italien en même temps qu’une centaine d’autres intellectuels, afin de protester contre l’invasion de la Hongrie. Il était militant communiste quand il a déménagé à Paris en 1968 juste à temps pour participer aux évènements du « Joli Mai » (à ce sujet, il nous laissa d’ailleurs un lettre magnifique, relativement peu connue, mais qui vaut la peine d’être citée : « nous vivons les derniers jours de cette ville extraordinaire sans voitures et sans métro, avec les files d’attentes devant les magasins, et les discours de De Gaulle, avec les klaxons de ses soutiens qui essaient de pénétrer le Quartier Latin mais qui se font refouler; la Sorbonne ressemble à une forteresse assiégée, avec les militants prêts au combat et les jeunes qui craignent le pire et insultent le Parti Communiste. Des nuits durant lesquelles vous ne faites rien si ce n’est marcher parmi les alarmes qui ne cessent jamais, dans un climat d’excitation continue. […] Il me semble que quelque chose est véritablement en train de changer en Europe. Sans aucun doute c’est un pas vers l’organisation d’une nouvelle force révolutionnaire soutenue par la classe ouvrière, alors qu’à ce moment précis la voie prise par les partis communistes est irréversible, comme le fut celle des démocraties sociales à la veille de la première guerre mondiale. La question de savoir à quel point la réaction au mouvement va progressivement s’orienter vers le fascisme ne semble pas inquiéter les jeunes révolutionnaires : et qui sait, peut-être ont-ils raison, car nous vivons une époque tellement différente de notre passé, et les choses ne sont jamais comme nous les avions présagées »). Il était un militant communiste quand en 1974, dans Corriere della Sera, le journal de la bourgeoisie italienne, il se rappelait de son propre stalinisme de manière calme, sans remords ni secrets. Et il était militant communiste quand, trois ans après, dans le même journal, il faisait l’éloge de ce qu’il définissait comme étant « la discipline militaire » du PCI, et l’appelait son « héritage historique le plus précieux, et que, espérons-le, nous pouvons sauver de toute récupération idéologique », (une référence polémique tacite aux nouveaux mouvements politiques et plus généralement à la gauche libérale). Mais les exemples, comme on peut le voir, sont sans fin.

De la même manière, si l’image de la ville revient de manière si obsessive dans ses livres, de La Spéculation immobilière à Marcovaldo en passant par La Journée d’un scrutateur ou Les Villes invisibles c’est parce que pour Calvino la ville n’est pas un simple conglomérat de maisons et d’immeubles (ce que désigne le terme urbs en latin), mais une combinaison d’hommes et de femmes qui ont décidé de vivre ensemble (civitas en latin). Et jusqu’à la fin, il a pensé et s’est pensé à l’intérieur d’un projet complexe de refondation de la communauté humaine sur des bases plus justes et plus rationnelles.

Comme le suggèrent ces quelques détails, l’histoire de Calvino en tant que militant communiste peut être racontée de différents point de vues, internes ou externes à son œuvre. Cependant, il serait intéressant de la raconter du point de vue qui est peut-être le plus difficile : c’est-à-dire, en utilisant comme point de départ le travail critique qui l’a rendu célèbre – au point d’être devenu une sorte de manifeste du postmodernisme international. Je fais référence bien sûr aux Leçons américaines écrites en 1985 et publiées de manière posthume en 1988. Ici aussi, c’est au point apparemment le plus éloigné de l’engagement politique qui l’accompagna toute sa vie que les affinités politiques de Calvino émergent d’une manière absolue – même si les universitaires ont choisi de l’interpréter comme le texte d’un formaliste désengagé des luttes de ses plus jeunes années. Une lecture attentive du texte montre en fait que la situation est assez différente.

Les Leçons Américaines avaient été originellement conçues comme une série de conférences pour l’université de Harvard, faisant partie des prestigieuses « Norton Lectures », et données l’année même de la mort de Calvino. Il est bien connu qu’il s’agit d’une réflexion sur les six vertus littéraires que Calvino se proposait de transmettre aux lecteurs du siècle naissant, particulièrement aux jeunes lecteurs. Un évènement accidentel et irréparable (la mort de l’auteur alors que le manuscrit était incomplet) a imposé la structure des Leçons américaines telles que nous les connaissons aujourd’hui. Apres son éloge de la « Légèreté », de la « Rapidité », de l’ « Exactitude », de la « Visibilité » et de la « Multiplicité », Calvino a en fait à l’esprit une sixième leçon consacrée à la « Constance » qu’il avait prévu d’écrire à son arrivée aux Etats-Unis. Cependant, la rédaction de cette partie est restée inachevée et le travail préparatoire n’a jamais été publié.
C’est une très grande perte, car nous en saurions plus de la pensée de Calvino sur la Constance (surtout sur la Constance, dirais-je), mais c’est aussi un excellent point de départ pour parler des Leçons. Bien sûr, il n’est pas impossible d’imaginer, au moins en partie, ce que Calvino aurait écrit dans ce dernier chapitre. La collection officielle de ses essais rassemble approximativement quatre mille pages et cependant elle n’inclut pas plus des deux tiers de ses textes précédemment publiés (et peut-être même moins). Et à certains moments, la valeur littéraire de la Constance apparait dans ces écrits. Cependant, il est intéressant de noter qu’au moins une fois, dans ses réflexions, quelques vingt années plus tôt, dans son premier roman Le Sentier des nids d’araignées, Calvino prend explicitement position contre la Constance. Tous ses amis qui ont lu le livre avant sa publication, écrit Calvino, ont évoqué la même erreur. Alors que le reste du roman est narré du point de vue d’un enfant qui ne comprend pas les évènements dans lequel il est engagé (la résistance italienne), Calvino introduit à la fin du livre un changement soudain de registre et laisse place aux pensées d’un militant communiste politiquement plus mûr afin d’expliquer le sens historique réel de cette lutte. Au nom de l’ « homogénéité », ses amis lui avaient conseillé de manière unanime de couper ce chapitre ; en effet, écrit Calvino avec ironie « en ces temps-là, l’unité stylistique était l’un des rares critères esthétiques qui restait incontesté ». Cependant, Calvino a tenu bon, et vingt ans après, il était toujours fier de son opposition à l’homogénéité.

Le lecteur des Leçons américaines ne sera pas surpris par cette position, et n’aura pas besoin non plus de recourir à ces concepts chers aux historiens de la littérature, tels que « évolution » ou « oscillation », pour expliquer le supposé contraste entre les jugements de 1964 et ceux de 1985. Le lecteur ne sera pas surpris, car au début du premier chapitre Calvino lui-même explique que les six valeurs qu’il a choisies ne doivent pas être contrastées par six défauts, mais au contraire, par six autres valeurs, peut-être tout aussi admirables. Calvino écrit : « je consacrerai ma première conférence à l’opposition légèreté/pesanteur, et soutiendrai les valeurs de la légèreté. Cela ne veut pas dire que je considère que les raisons soutenant la pesanteur soient moins valides, mais seulement que je pense avoir plus de choses à dire à propos de la légèreté». Bien que Calvino ne répète pas la même réflexion à propos des quatre autres vertus, il n’existe aucune raison de penser qu’il en est autrement pour Rapidité, Exactitude, Visibilité et Multiplicité. Si Calvino est dans le cas présent si explicite, c’est tout simplement parce que, dans la culture italienne encore très politisées des années 80, faire l’éloge de la légèreté aurait pu être entendu comme une preuve de désengagement. Dans les quatre leçons suivantes, Calvino montre que la valeur dont il fait l’éloge a souvent affaire avec son contraire quand il écrit, par exemple, que la vertu suprême de l’Imprécision est le résultat d’une absolue Exactitude, ou lorsqu’il décrit la Multiplicité comme l’aptitude à gouverner le chaos grâce à un nombre minime de principes. Aussi, même si les Leçons américaines sont souvent lues comme étant un livre de recettes sophistiquées pour écrire de la bonne littérature, la lecture qui consisterait à améliorer certaines vertus et éviter certains vices relève d’une interprétation du texte hautement trompeuse.

Dans cette approche, il y a un autre aspect qui mérite notre attention. En lisant la table des matières de Calvino, certaines valeurs littéraires semblent se contredire entre elles. Si la Rapidité va bien avec la Légèreté, dans l’esprit commun, l’Exactitude ne fonctionne pas bien avec la Rapidité. De même, alors que la Visibilité et l’Exactitude sont clairement reliées, Multiplicité et Constance semblent être plus difficiles à réconcilier. En définissant précisément ces concepts, les différents chapitres montrent que de telles contradictions ne sont qu’apparentes. En même temps, Calvino évite délibérément de résoudre cette tension. C’est pour cette raison que si j’essaie d’imaginer ce qu’il aurait écrit sur la Constance, je ne peux pas m’empêcher de le voir s’engager dans une lutte avec le célèbre essai de Leo Spitzer sur l’accumulation chaotique dans la tradition poétique occidentale.

La mort de Calvino a figé l’image de ces leçons, une image qui a rapidement effacé les traces du sentier tortueux qui l’avait amené à ces réflexions finales sur la littérature. Cependant, pour ceux qui connaissent sa carrière politique et artistique, il est impossible de ne pas penser que toute sa vie fut marquée par la Pesanteur plus que par la Légèreté. Il fut un intellectuel qui émergea pendant les années les plus glaciales de la Guerre Froide et qui n’a jamais nié cette saison mais qui au contraire a cherché de manière incessante d’ouvrir des voies pour de nouvelles suggestions et sources d’inspiration sans jamais renier ses racines culturelles et politiques. De ce point de vue, dans les Leçons Américaines, la Légèreté ne peut pas être ennemie de la Pesanteur, et, tout comme dans les contes de fées, elle a une méchante sœur jumelle, appelée Stupidité. On pourrait même dire que si Calvino fait un tel éloge de la Légèreté, c’est parce que c’était la vertu la plus difficile pour lui à atteindre, lui qui n’a jamais dissocié création littéraire et engagement politique.

Si cette intuition est correcte et si, depuis le début, Calvino concevait le livre comme un ensemble de paires, les Leçons américaines dialoguent constamment avec leurs doubles invisibles. Ce second aspect, appelons le côté obscure des Leçons, constitue l’ombre des six valeurs opposées à la Légèreté, la Rapidité, l’Exactitude, la Visibilité et la Multiplicité. C’est-à-dire : Pesanteur, Lenteur, Imprécision, Invisibilité (ou peut être Sonorité), Singularité et Arbitraire. Cette liste pourrait être la table des matières potentielle d’un livre très prometteur (mais non encore écrit). De sorte que, si dans trente ans, je devais préciser ce qu’est l’héritage le plus durable des Leçons américaines, je ferais référence à cette organisation par couples plutôt qu’à l’un des chapitres marqué par le célibat.

Alors que je rédigeais ce dernier paragraphe, j’ai écrit puis supprimé un adverbe : dialectiquement. C’est un point important, en relation directe avec le fait que pour Calvino, penser par couples n’était ni une nouveauté ni une quelconque réussite. Pour une génération de militants marxistes élevés au pain sec et à la dialectique, le nombre magique n’était pas deux mais trois, comme les trois stades de la dialectique hégélienne : thèse, antithèse, synthèse. L’histoire était faite de contrastes, mais les contrastes avaient seulement un sens s’ils pouvaient au final être dépassés et réconciliés.

Dans une culture imprégnée d’Hegel et de Marx à travers Benedetto Croce et Antonio Gramsci, il s’agissait d’une notion essentielle, dans la mesure où seul le nombre trois assurait la possibilité d’échapper à ce qui aurait autrement été la paralysie de l’histoire et de la pensée. Cependant, désillusionnée par l’Union Soviétique de Staline, la génération de Calvino se trouva de plus en plus mal à l’aise avec le concept de synthèse. Calvino était un lecteur infatigable de philosophie pour la maison d’éditions Einaudi et a rapidement pris connaissance du travail de Theodore Adorno et de son refus d’une quelconque fin heureuse. Le troisième mouvement devait être évité à tout prix.

En même temps, les pairs de Calvino ont beaucoup eu affaire avec le structuralisme. Ce n’est pas un simple détail biographique que de mentionner le déménagement de Calvino à Paris en 1968, alors capitale de la théorie littéraire. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la structure binaire implicite des Leçons américaines. Entre 1974 et 1976, Calvino a travaillé ardûment à imaginer une nouvelle revue culturelle aux côtés de Claudio Rugafiori et Giorgio Agamben. Dans leur projet, chaque numéro devait tourner autour d’un binôme conceptuel tel que Comédie/Tragédie, Architecture/Indétermination, Langue maternelle/Langue morte, Biographie/Fable, Loi/Créature ou Philologie/Droit. Calvino choisit alors de travailler sur les concepts de Légèreté et de Rapidité : et il fait peu de doute que dix ans après, les Leçons américaines aient été fortement marquées par cette méthode binaire. Le modèle, bien sûr, venait des grandes catégories, alors très à la mode, de la linguistique et du structuralisme : langue/parole, paradigme/syntagme, diachronie/synchronie. Même si Agamben, Calvino et Rugafiori étaient plus imaginatifs que la plupart des adeptes de Barthes et Benveniste, on peut encore reconnaître leur influence dans ces couples de notions.

Calvino était fasciné par le structuralisme, et sa réputation en dehors de l’Italie est très fortement liée à ses romans structuraux des années 1970, tels que Les Villes Invisibles. Mais sa curiosité pour la production intellectuelle française de l’époque n’a cependant jamais cessé d’être accompagnée par un sentiment de suspicion. Clairement mécontent de la dialectique marxiste et hégélienne, Calvino n’était pas non plus complètement à l’aise avec la déclaration du structuralisme de faire fi du temps et de l’histoire (en fait, en tant qu’écrivain structuraliste, Calvino fit exactement le contraire, en utilisant, par exemple, les relations d’oppositions internes des cartes du tarot pour débuter un roman).

Cette insatisfaction explique aussi l’organisation première de la table des matières des Leçons américaines. Les théories françaises n’opposaient pas nécessairement les binômes, tel que, par exemple, il est impossible d’être pour la langue et contre la parole. Calvino, au contraire, est intéressé par les paires pour leur structure recto/verso. Sans devenir œcuménique, puisque Calvino prend parti pour ces six valeurs, les Leçons américaines reconnaissent la réversibilité potentielle de leurs propres présupposés et reconnaissent l’existence potentielle d’un livre complètement différent.

À chaque fois que je lis les Leçons américaines, je ne peux m’empêcher de penser que le charme de ce livre a principalement affaire avec la capacité de Calvino à associer des opinions fortes à une volonté d’inverser la perspective et un désir de regarder, encore et toujours, le problème sous un angle différent. Cette attention au verso de la carte est directement liée non seulement à son goût pour les distanciations littéraires (dans le sillage de Victor Sklovskij et Bertold Brecht) mais aussi à son engagement politique dans la lutte pour l’opprimé. Même après s’être défait de la dialectique, Calvino n’a jamais pu s’empêcher de penser en termes de vérités partielles et de positions réversibles.

Tout ceci semble être particulièrement pertinent pour nous, trente ans après le triomphe du néo-libéralisme. En lisant Leçons américaines sans préjugés, vous pouvez sentir le ton automnal ; autrement dit, contrairement à ce que beaucoup pensent, il n y a pas d’euphorie postmoderniste dans ces pages. Pour un marxiste italien comme Calvino, qui resta fidèle aux idéaux de sa jeunesse, le changement politique des années 1980 fut une terrible défaite. Et les Leçons américaines viennent d’une forte insatisfaction face au présent et d’un non moindre sentiment d’insécurité envers l’avenir, ce qui explique pourquoi Calvino regardait vers le nouveau millénaire avec une telle intensité. Comme l’avaient fait un siècle plus tôt Giacomo Leopardi et Stendhal, Calvino se projetait dans le monde de demain, laissant un message dans une bouteille pour les lecteurs futurs parce qu’il reconnaissait difficilement l’Italie nouvelle.

Parfois, la peur peut être la formidable sage-femme d’une bonne littérature, et un livre aussi extraordinaire que Leçons américaines semble le prouver. Kafka écrivît un jour une phrase terrible : « Les juifs, comme les olives, donnent le meilleur d’eux-mêmes quand on les écrase ». Mais, aussi terrible qu’elle soit, peut-être que cette phrase est aussi vraie au sujet de la littérature. Et si la leçon de Calvino est essentielle aujourd’hui, c’est aussi parce qu’il nous montre comment, même dans les moments de désespoir, une pleine conscience de la défaite peut contenir l’espoir. De ce point de vue au moins, Calvino n’a jamais abandonné les ressources de la dialectique.

On peut apprendre beaucoup de l’esprit combatif de Calvino. Pour citer les mots de Marco Polo, à la fin des Villes Invisibles :

l’enfer des vivants n’est pas quelque chose qui sera ; si il existe, il est ce qui déjà ici, l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, que nous formons en étant ensemble. Il y a deux façons d’échapper à ses souffrances. La première est facile pour beaucoup d’entre nous : accepter l’enfer et se fondre en lui au point de ne plus le voir. La deuxième est risquée et demande une vigilance et une anxiété constantes : chercher et apprendre à reconnaître les gens et les choses qui, au milieu de l’enfer, ne sont pas enfer, puis les éprouver et leur faire de l’espace.

« Les éprouver, et leur faire de l’espace ». Même aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup plus de recettes plausibles. Et cela ne vaut pas que pour la littérature.

Traduit de l’italien par Marc Démont.

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Gabriele Pedullà