« Ne copiez pas sur les yeux » disait Vertov

Impossible de se référer au cinéma soviétique sans voir évoquer le nom de Dziga Vertov et mentionner son légendaire Homme à la caméra. Malheureusement, Vertov est aujourd’hui réduit à cette figure de musées. Son travail est le plus souvent convoqué comme un témoignage d’une avant garde anticipant les formes plus modernes du cinéma documentaire ou encore de l’art vidéo. Dans ce texte de 1972, Jean-Paul Fargier polémiquait déjà contre ces tentatives d’annexer Vertov au panthéon du cinéma d’Art. À l’époque, Vertov était au cœur de toutes les tentatives issues de la gauche révolutionnaire de réinventer le cinéma. À travers une ample historicisation de la recherche vertoviennne, Fargier en montre la radicalité et son caractère indissociable des tâches de la révolution. Par un véritable tour de force, il propose une lecture parallèle de l’économie soviétique du cinéma. Précieux témoignage de la critique impitoyable des années 1970, ce texte marque aussi la fécondité de revues comme Cinéthique dans l’élaboration du projet esthétique émancipateur.

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« Camarades, si cela vous amuse, continuez à discuter : le cinéma est-il un art ou non ? Continuez à ne pas remarquer notre existence et notre travail. Une fois de plus je vous l’affirme : le chemin du développement du cinéma révolutionnaire est trouvé. »
Vertov, 1932.

Sur Vertov lui-même, dans le champ des pratiques et des théories filmiques, la lutte idéologique ne paraît pas être actuellement très étendue ni très acharnée. C’est à peine si la tempête critique soulevée par l’émergement, en surface, du travail du Groupe Dziga Vertov, avec la sortie de Tout va bien, effleura le nom de Vertov1. Aucun des chroniqueurs cinématographiques qui signalèrent l’existence d’un Groupe ne se risqua à interroger cette raison sociale : Dziga Vertov ; de peur, sans doute, de lever quelque question que leur plume habituelle ne pourrait plus barrer (littéralement donc : de peur d’y laisser leurs plumes). Mais, d’un autre côté, comme pour donner raison aux critiques qui perpétuent le silence et l’obscurité autour de ce nom, ceux-là même (Godard et Gorin) qui en firent un drapeau, semblent faire peu de cas – du moins théoriquement, mais il est vrai qu’ils font peu de théorie – de celui dont le nom signe le caractère collectif de leur pratique filmique2. Mais les revues spécialisées en théorie (Les Cahiers du Cinéma, Cinéthique) en font-elles plus cas ? Proclamant bien haut l’importance politique des films et des écrits de Vertov, elles n’en ont guère rendu compte, jusqu’à présent, en dehors de la publication de certains écrits inédits3, que sous forme d’allusions, de sous-entendus, de notes en bas de page ou de remarques plus ou moins digressives, de déclarations orales transcrites ou de tracts recopiés, bref, par des promesses de futures recherches ; au mieux – mais c’était au pire – deux articulets des Cahiers 4 témoignaient négativement de cette importance par leur empressement discret à la déplacer, à la cantonner, à la recouvrir, bref, à l’absenter au lieu d’en réactiver ce qui pourrait d’être. Quant à nous, malgré la diffusion répétée de plusieurs films de Vertov et un enseignement poursuivi pendant deux ans sur (autour et à partir de) Vertov5, nous n’avons pu encore, par un passage au texte, prendre la mesure des effets que le travail de ce cinéaste révolutionnaire n’a cessé de produire sur le développement du nôtre. Il pourrait donc sembler que Vertov ne préoccupe guère l’un des camps en présence dans la lutte idéologique sur le terrain des pratiques artistiques, et qu’il n’intéresse l’autre qu’à titre de drapeau, de modèle passé ou de preuve lointaine. En fait, il n’en est rien : Vertov est déjà plus qu’un symbole.

Vertov est déjà en jeu dans la lutte idéologique, aujourd’hui. On peut, si l’on veut, lire son activité silencieuse dans tel ou tel film de Godard et Gorin, dans tel ou tel texte de Cinéthique ou des Cahiers. Et soudain l’autre camp, celui de la bourgeoisie et du révisionnisme réunis, vient à son tour s’intéresser à Vertov, se met, à la fois par nécessité idéologique et calcul marchand, à compter avec lui. Le marquent très nettement, deux événements récents : un livre, une émission de télévision. Le livre, c’est celui – posthume – de Georges Sadoul, publié en juin 1971 par les éditions Champ Libre ; rassemblement « opportun » de quelques articles déjà parus dans des revues et de notes inédites. L’émission, c’est celle du dimanche 30 janvier 1972, dans la série « Ciné-Club » de la deuxième chaîne, au cours de laquelle fut présenté L’Homme à la Caméra. Est-ce un hasard si le film de Vertov choisi pour être projeté à des centaines de milliers de téléspectateurs est celui seul que la tradition culturelle bourgeoise a toujours valorisé, et non pas, par exemple, Enthousiasme ? Ce n’en est pas un, en tout cas, si, pour toute présentation, l’habituel Claude-Jean Philippe (producteur de l’émission « Ciné-Club ») ne put que brandir, en gros plan, référence suprême, le livre de Sadoul tandis qu’il en récitait les principales idées.

– Propos d’oisifs, bavardage de paresseux ! Et c’est sans doute pour donner l’illusion qu’il travaillait que ce présentateur tint à se faire filmer dans une salle de montage !?

– Oui certes, mais c’est aussi pour, en en disposant le cadre, imposer la lecture qu’en bon libéral il faisait semblant de seulement proposer. Légende (littéralement : ce qui doit être lu) bourgeoise et révisionniste, réduisant L’Homme à la Caméra à un brillant exposé d’avant-garde sur les techniques cinématographiques doublé d’un retour à Lumière (la reproduction de la « vie »), et c’est tout. Alors que ce film est bien plus que cela : une machine de guerre contre toutes les formes de cinéma existant alors en U.R.S.S.

S’il faut parler de Vertov, une légende est là, en réserve, prête à être monnayée. On en eût la preuve la plus évidente au cours des jours qui suivirent la relance télévisée de L’homme à la Caméra. Les chroniqueurs de télévision de la presse écrite orchestrèrent, par des accords grossiers, les quelques idées fournies par leur compère du « petit écran » ; idées certes réduites à leur plus simple expression (cf. la note de Siclier dans Le Monde du 1er février) mais pas déformées pour autant, l’essentiel y est : le message-Sadoul passe. Et Vertov trépasse6.

Ainsi, au moment où, par leur travail et leur lutte, certains font sortir Vertov du musée, d’autres s’apercevant qu’il y était (mais dans l’ombre), s’empressent de bavarder bien fort sur la place qu’ils lui voudraient bien y voir encore occuper. Et le bruit qu’ils font autour de cette place vide, mais désormais bien éclairée, est à la mesure de leur surprise apeurée d’embaumeurs constatant que ce qu’ils prenaient pour leur momie vit encore, arme efficace aux mains de révolutionnaires. Car, c’est bien parce qu’il a posé et en partie résolue, pratiquement et théoriquement, quelques problèmes essentiels à une pratique révolutionnaire du film, que Vertov est devenu un enjeu précis dans la lutte idéologique après mai 68. Discret au début (un groupe de cinéastes révolutionnaires prend son nom, quelques revues s’intéressent à lui), cet enjeu ne l’est plus aujourd’hui ; on devrait même entendre parler de Vertov de plus en plus. En effet : alors que certains ont entrepris un très productif retour à Vertov, d’autres en profitent pour organiser le retour de Vertov sur le marché de la consommation culturelle7. Si pour les premiers il ne s’agit, pour lutter aujourd’hui, que de puiser certains traits dans une pratique datée, il ne saurait être question, pour les autres, que de dater une œuvre, de la remettre à sa place dans l’histoire du cinéma, bref de la périmer – au besoin en en proclamant l’étonnante modernité. Entreprise qui ne comporte pas que des aspects négatifs : érigeant Vertov en valeur nouvelle, elle tend à élargir le nombre des « curieux-de-Vertov » ; et puisqu’il est plus facile de faire reconnaître la véritable portée politique de ce qui a déjà une réputation culturelle, cette opération bourgeoise d’édition et de projection, en même temps qu’elle l’entrave, favorise aussi, sous certaines conditions, le développement révolutionnaire de la lutte idéologique.

Sous certaines conditions, oui : qu’il y ait lutte effective sur ce terrain. Mais il s’agit d’abord de ne pas se tromper de terrain. Le terrain où ce texte prétend intervenir n’est pas celui des discours plus ou moins contradictoires suscités par Vertov et ses films pris comme objets de la critique de cinéma ou de l’histoire du cinéma mais celui que ces discours s’accordent pour occulter : la pratique filmique révolutionnaire aujourd’hui.

Comme son sous-titre8 l’indique, l’objet du présent texte est donc moins Vertov lui-même que ce qui peut être détaché de la pratique du seul cinéaste soviétique dont les films et les écrits de même que la vie (la pratique sociale) présentent à des degrés différents – c’est-à-dire inégaux – et sous divers rapports, un intérêt réel pour une pratique et une théorie du film révolutionnaire dans le moment actuel. Attention à bien lire : non pas pensées… sur mais pensées détachées sur. Pas plus qu’il n’y aboutit, encore moins en part-il : il le traverse, il passe par lui (au sens où l’on dit qu’il faut en passer par – et il le faut en effet).

Commande ce passage et ordonne le détachement qu’il vise à constituer, l’ensemble des questions que la pratique politique révolutionnaire pose à la pratique filmique : question des appareils idéologiques d’État, question du reflet (procès) artistique, question de la lutte philosophique entre matérialisme et idéalisme, de la lutte idéologique entre conception bourgeoise du monde et conception prolétarienne du monde, question des rapports avant-garde artistique/avant-garde politique (le cinéma de parti), question du rapport des masses aux pratiques artistiques, question du sujet et de son rôle prévalant, question des articulations entre les divers stades de la réalisation, question du nouveau formel, question de la diffusion des films (quel « public »?).

Il ne s’agit donc pas de faire le portrait d’un cinéaste, de partir à sa recherche, de le « donner à voir » ou à « lire » tel qu’en « lui-même » enfin la « science critique » le change ; pas question non plus de produire le « système de » Vertov. Aussi commencerons-nous par éviter le piège de prendre pour révolutionnaire la substitution d’un discours sur la « pratique signifiante » (de) Vertov à un discours sur la « vie et l’œuvre d’un auteur », ce qui revient seulement à remplacer un écran par un autre – certes beaucoup plus moderne. Mais il faut aussi éviter – autre piège – de les laisser de côté l’un et l’autre. Pour autant que ces discours empêchent de prendre en considération la pratique de Vertov comme pratique politique et idéologique révolutionnaire, il est impossible de négliger leur existence et leur action ; nous devrons donc commencer par les mettre à l’écart.

PREMIÈRE PARTIE

Vertov contre l’art bourgeois

les révisionnistes contre Vertov

1. PORTRAIT DE SADOUL EN CAPITAINE DE POMPIERS.

« L’incendie mondial de l' »art » est proche », proclamait Vertov en s’apprêtant à l’attiser. Et il voulait que ses films soient ce feu consumant l’art bourgeois. Mais, à tout feu ses pompiers. En voici donc qui accourent où s’active Vertov. Sadoul en tête.

Lebedev, Abramov, Luda et Jean Schnitzer, Rouch : autant de sapeurs9. Alors que Vertov ne cesse de chercher, par ses films et ses textes, à re-marquer la rupture fondamentale que la révolution prolétarienne ne pouvait pas ne pas produire dans l’ordre des pratiques artistiques, ses biographes, exégètes, disciples ou soi-disant amis n’ont de cesse qu’ils aient remis Vertov à ce qu’ils déclarent être sa place dans une histoire de l’Art ne comprenant ni rupture ni contradiction antagoniste, où règne en maître la loi de la continuité. C’est dire assez que leur principal objectif, qu’ils le veuillent ou non, est d’effacer la division que les luttes de Vertov s’efforçaient de porter à l’irrémédiable. Et ils y ont réussi : il n’y a qu’à lire leurs livres ou entendre leurs hommages. Rarement révolutionnaire aura été autant trahi par ceux qui l’appelaient camarade, et cinéaste révolutionnaire autant incompris (ou peut-être trop bien compris) par ses critiques, autant défiguré par ses portraitistes, autant éteint par ses biographes, autant absenté par ses historiens. Et ceux qui aujourd’hui croient s’en tirer en dénonçant les censeurs d’hier, ne font souvent que les relayer. Ainsi Rouch : d’un côté, dans la préface au livre de Sadoul, il stigmatise « les bureaucrates qui ont à jamais mutilé les films de Vertov », mais, de l’autre, répétant le discours de Sadoul, il continue à défigurer ces films. De toutes les mutilations, les plus graves pour nous parce que les plus essentiellement actuelles sont celles que lui infligent aujourd’hui ses soi-disant amis ou disciples qui, pour n’être pas des bureaucrates, censurent pourtant Vertov, dans l’ombre de Sadoul, aussi bien que des bureaucrates. Ceux qui entretiennent la confusion entre Kino-pravda et Cinéma-vérité. Ceux qui se disent ses humbles continuateurs10. Ceux qui, en septembre 1967, lui ont élevé, au cimetière de Novo-Dévitchié à Moscou, une stèle sur laquelle – ô ironie – une flamme vient tournoyer autour de son nom. Et si, certes, on ne peut mettre sur le même plan ce geste hypocrite et celui des dirigeants du Sovkino qui, en 1927, licencient Vertov sans explication, si l’on voit ce qui sépare les ricanements bourgeois du critique de la Kinogazeta11 des approches plutôt favorables des épigones de Sadoul, il ne faut cependant pas craindre de dire que le résultat reste le même : d’un côté comme de l’autre – consciemment ou pas – se trouve réprimé l’essentiel de la pratique vertovienne : le développement d’une voie révolutionnaire pour la pratique filmique.

Vertov a échoué : les positions qu’il tenait dans la lutte idéologique n’ont cessé d’être minoritaires, dominées, et, depuis sa mort (mais il serait plus juste de dire : depuis le moment où il se vit retirer tout réalisation de long métrage, c’est-à-dire depuis 1944), ces positions n’ont plus d’existence réelle en U.R.S.S. Parce que personne ne les a reprises à son compte. Et pourtant on voudrait nous faire croire que Vertov n’a cessé et ne cesse d’avoir, en U.R.S.S. Et ailleurs, de l’influence. C’est que les « historiens » de ce cinéaste révolutionnaire, étant donné leurs positions politiques révisionnistes, ont la difficile mission « historique » de faire prendre un échec pour une victoire. C’est d’un vaincu qu’ils traitent, mais à aucun moment ils ne peuvent le faire apparaître tel. Mieux : ils ne parlent et n’écrivent que pour que sa défaite continue à ne pas être vue.

La défaite de Vertov est politique : elle est liée12 à l’échec de la construction du socialisme en U.R.S.S. ; sa réduction à l’inactivité est un effet du développement de l’idéologie bourgeoise dans les superstructures de l’État soviétique. C’est en victoire artistique que cette défaite politique va être transformée et par ceux-là même qui appartiennent au camp des vainqueurs. Autrement dit : une fois Vertov éliminé, il importe que sa destruction ne soit pas désignée comme telle. Vertov sera donc traité comme un grand cinéaste qui a réussi. Et cette réussite sera dessinée sur le modèle de celle des cinéastes dont il n’a pas réussi à entamer les positions mais qui ont très bien sur amoindrir puis anéantir les siennes. Rien d’étonnant à cela ; c’est dans la logique même de leur victoire : il voulait se différencier d’eux par des lignes de démarcations nettes et précises, ils finissent par se l’agréger par un amalgame à l’amiable.

« L’arrêt de mort rendu en 1919 par les Kinoks à l’encontre de tous les films sans exception est toujours valable aujourd’hui », disait Vertov en 1923. Cette déclaration de guerre au cinéma bourgeois se développant en U.R.S.S. Sous diverses formes après la révolution d’octobre ne fut jamais rendue caduque par l’Histoire. Le cinéma bourgeois n’a jamais cessé de dominer les écrans en U.R.S.S. La mort du « cinéma artistique » annoncée par Vertov n’a pas eu lieu ; le « cinéma théâtral » s’y porte mieux que jamais. C’est le moment de s’en rendre compte alors que les biographes patentés de Vertov nous invitent à contempler, hier et aujourd’hui, ici et là, sa postérité.

L’arrêt de mort rendu en 1919 par les Kinoks, le voici : « Nous affirmons l’art du cinéma futur comme la négation du cinéma d’aujourd’hui. La mort de la cinématographie est indispensable pour que vive l’art du cinéma. Nous appelons à accélérer sa mort ». Déclaration polémique (c’est-à-dire de guerre) et dialectique (de la façon la plus insistante). Que vise-t-elle exactement ? En quoi consiste la négation qui la programme ? La déclaration de 1923 ne permet pas d’en douter : elle vise « tous les films sans exception », c’est-à-dire tous les genres de films existants à l’exception du montage d’actualités qui n’était pas considéré comme un genre spécifiquement cinématographique, proprement artistique. Nous verrons plus loin comment Vertov définissait le cinéma bourgeois et comment il voyait le développement du cinéma révolutionnaire. Pour l’instant disons que, globalement, l’ennemi c’est le « film d’art » mis en scène d’après un scénario, joué par des acteurs ; film qualifié de « littéraire », « théâtral » ou d’« artistique ». En face : le cinéma des Kinoks, le Ciné-oeil, seul cinéma révolutionnaire selon Vertov (et, pour ce qui est du moment où il intervenait, il avait parfaitement raison). Cinéma sans scénario (littéraire) mais non sans plan de travail, « cinéma non-joué » c’est-à-dire sans acteur, sans mise en scène, sans studio. Lorsqu’en 1923, Vertov proclame : « le chemin du développement du cinéma révolutionnaire est trouvé », il ne manque pas de préciser : « il passe par dessus les têtes d’acteurs et les toits de studios – en plein dans la vie, dans la véritable réalité »13. c’est clair et net. La trahison commence quand, ne pouvant effacer de telles prétentions, on se met à les banaliser, à les innocenter. À dire par exemple, comme le fait Sadoul, que cet arrêt de mort vise seulement le mauvais cinéma bourgeois, sans qualité artistique, le seul – voudrait-on faire croire – que Vertov connaissait. Comme si Vertov ne faisait pas précéder sa sentence de cet attendu (dont nous aurons l’occasion de vérifier la pertinence) : « Après examen des films qui nous sont venus d’Occident et d’Amérique et compte tenu des renseignements que nous possédons sur le travail et les recherches menées à l’étranger et chez nous, j’en viens à cette conclusion : l’arrêt de mort prononcé en 1919… etc. ».

Mais voyons Sadoul à l’exercice, voyons le mettre des guillemets à « bourgeois » quand il parle de films bourgeois. Page 48 il écrit : « Pendant la guerre civile, en 1919, les quelques cinémas qui fonctionnent encore dans un pays démuni de pain et de charbon, montrent surtout de vieux films « bourgeois » sans aucune valeur artistique. C’est à ce répertoire que s’adresse sa déclaration de guerre au « cinéma théâtral » ». Et page 58, après avoir énuméré quelques titres de films projetés à Moscou en pleine N.E.P. (après Jay Leda), il commente ainsi : « Si l’on met à part La Dixième Symphonie d’Abel Gance pour sa valeur artistique et Rapacité, sérial américain, mais polémiquant violemment contre les trusts, rien dans les programmes de Moscou énumérés par Jay Leyda qui n’appartiennent au pire et au plus traditionnel cinéma bourgeois d’avant 1914 (et d’avant la révolution russe). On comprend donc la fureur de Vertov contre de tels films ». Commentaire de menteur. Les attaques de Vertov contre tout le « cinéma artistique », Sadoul les déplace, en réduisant leur cible aux seuls vieux films « bourgeois » sans qualité artistique, laissant entendre que si Vertov avait connu quelques chefs d’œuvre du cinéma bourgeois et non tous ces « navets » il se serait montré moins violent et plus réservé car, n’est-ce pas, un « bon » film bourgeois est moins bourgeois qu’un « mauvais » film bourgeois ! Ainsi le lutteur idéologique est transformé par Sadoul en amateur d’art ; de farouche il devient malchanceux14.

De la même façon, Luda et Jean Schnitzer après avoir signalé que « le but avoué de Vertov était la suppression pure et simple du film joué » se mettent à insister beaucoup sur « les traditions désuètes des ciné-mélos », sur « le jeu théâtral, outré grimaçant des acteurs » du cinéma d’alors et ils désignent là l’objet de la haine de Vertov. Procédé de réduction. Et pour mieux restreindre encore les attaques de Vertov à ce seul cinéma poussiéreux et décadent, pour parer à toute généralisation, ils soulignent que Vertov n’était pas le seul à viser cette cible mais qu’il partageait ce désir de rupture avec tout « la cohorte des jeunes cinéastes soviétiques ». Autrement dit : si des cinéastes de fiction se trouvent avoir le même ennemi que Vertov n’est-ce pas la preuve que ses attaques ne visent pas tous les genres de fiction cinématographique ?!

Pour que ce type d’argument s’écroule et s’avoue supercherie de révisionnistes, il suffit de mettre en contradiction le rapport que Vertov entretient avec les films américains du genre Pinkerton et l’admiration sans borne que nourrissent à leur égard les jeunes réalisateurs de la Feks (Fabrique de l’Acteur Excentrique comprenant principalement Kosintsev, Trauberg, Youtkévitch)15. alors que ceux-ci naïvement repeignent en rouge ce héros d’aventures policières et en font leur personnage privilégié (baptisé Pinkertonov), Vertov, lui se limite à un geste de reconnaissance sur un point très précis (technique, disons) assorti d’un jugement négatif catégorique : « Aux films d’aventures américains, ces films pleins de dynamisme spectaculaire, aux mises en scènes américaines à la Pinkerton, le Kinok dit merci pour la vitesse de passage des images, pour les gros plans. C’est bon, mais désordonné, pas fondé sur une étude précise du mouvement. Un degré au-dessus du drame psychologique ; cela manque malgré tout de fondement. Poncif. Copie de copie. » C’était en 1919 dans le Manifeste NOUS (publié en 1922 dans la revue Kino-photo, numéro 1). En 1923, dans le Manifeste Kinok-révolution, on peut lire aussi :

DÈS AUJOURD’HUI au cinéma, on n’a plus besoin de drames psychologiques ou policiers.

DÈS AUJOURD’HUI on n’a plus besoin de mises en scène théâtrales filmées.

DÈS AUJOURD’HUI on ne doit plus adapter Dostoïevski ni Nat Pinkerton.

TOUT EST INCLUS DANS LA NOUVELLE CONCEPTION DES CINÉ-ACTUALITÉS.

Conclusion : de Pinkerton et Cie, les Feks retiennent surtout les excentricités et ne font que remplacer un système de grimaces vieillies par un système de grimaces modernes ; Vertov n’accorde un intérêt qu’au seul mouvement et encore en critiquant son absence de fondement et de rigueur. Qui peut prétendre alors que Vertov ignorait les qualités artistique du cinéma bourgeois ? Et quand, par l’entremise du Mejrabpom (Secours ouvrier international), arriveront des films de La Triangle, l’attitude de Vertov ne changera pas, elle restera critique.

Dans les « extraits de l’histoire des Kinoks » on peut relever une trace significative du rapport de Vertov à un film comme Intolérance : tactique. Il joue sur la reconnaissance de certaines qualités de ce film d’art par les dirigeants du cinéma et la majorité des réalisateurs pour essayer de faire reconnaître et accepter une de ses propres innovations dans le montage d’actualités : le montage rapide. Il fait donc intervenir Intolérance comme argument d’autorité auprès de ceux qui reconnaissent cette autorité ; cela ne veut pas dire qu’il s’y soumette lui-même. Mais voyons le texte.

Premiers travaux du ciné-oeil. Première étude expérimentale décisive : La bataille de Tsaritsyne16. Elle a été réalisée par un montage très rapide, sans intertitres. L’ancêtre des films Ciné-Œil et de L’Homme à la caméra. La construction du montage de cette toute première étude s’appuyait sur le ciné-langage : il n’y avait pas de mots-intertitres. Le montage était déjà un montage d’images. (…) Pour l’époque (1920) l’étude était excessivement rapide. Le film de Griffith Intolérance arriva peu après. Il fut alors plus facile de discuter.

Mais la discussion n’eut pas les résultats attendus par Vertov : « néanmoins… le Conseil artistique et la Direction émit un avis négatif ».

Ce rapport critique de Vertov à l’« héritage » cinématographique bourgeois montre à quel point sont mal fondées les accusations de nihilisme de l’art fréquemment portées contre lui. Sadoul parle de « table rase » (p. 48), Luda et Jean Schnitzer écrivent que « Vertov partait en guerre contre la notion même d’art » (p. 161) et Abramov déclare que Vertov « comme tous les artistes « de gauche » niait le concept même d’art, l’accusant d’être un produit culturel de l’idéologie aristocratique et bourgeoise » (p.8). Or rien n’est plus faux. En effet : bien qu’il ait eu avec ce concept des rapports très agressifs mais diversifiés (dont nous interrogerons bientôt les raisons historiques), Vertov n’a jamais nié l’art en soi : ses attaques portent toujours contre un art en situation de classe bien spécifiée. On peut citer de nombreux textes où il proclame la nécessaire mort de l’art, mort de la cinématographie mais ce n’est jamais sans l’opposer implicitement ou explicitement (cf. le passage de « NOUS » précédemment cité) à la construction d’un cinéma révolutionnaire, d’un art révolutionnaire. Cela est si vrai qu’Abramov, évoquant (p. 14) le manifeste « NOUS », se sent obligé de noter : « Vertov y esquissait ses opinions sur la nature de l’art cinématographique ». Alors pourquoi maintenir cette accusation de nihilisme ? Autrement dit : à quoi sert cette manœuvre ? Son but est, à l’évidence, le même que celui de la précédente : dévaloriser les attaques de Vertov contre le « film d’art » identifié comme la forme principale du cinéma bourgeois, les priver de tout pertinence réelle. Mais alors que tout à l’heure elles étaient amoindries par leur restriction aux seuls « navets » de la mise en scène, elles sont ce coup-ci diluées par une extension à la notion même d’art. Elles sont banalisées, rendues insignifiantes.

  1. LES MANIFESTES : DES « ERREURS DE JEUNESSE ».

Sa lutte contre le « cinéma artistique », Vertov la mène sur deux fronts : d’une part il réalise des films de type nouveau – type provenant d’une transformation des actualités cinématographiques, d’autre part, en des écrits de diverses sortes (manifestes, articles dans la presse, conférences), il élabore une théorie générale du cinéma révolutionnaire ayant pour base ce mot d’ordre : « tout est contenu dans la nouvelle conception des ciné-actualités ». La critique révisionniste d’aujourd’hui (relayant les censures d’hier) s’attache à contrer Vertov sur ces deux fronts. Mais c’est d’abord aux interventions théoriques qu’elle s’en prend. Avec pour objectif de les dévaloriser à tel point qu’ils perdent toute valeur théorique, c’est-à-dire toute perspective de généralisation donc d’actualisation.

Menant une lutte extrêmement acharnée contre des ennemis qui loin de désarmer renforcent de jours en jours, à la faveur de la N.E.P., leurs positions – lutte dont l’objet n’est pas une simple hégémonie théorique mais très concrètement la réorganisation du cinéma soviétique après la prise du pouvoir et la guerre civile – Vertov intervient à tous les niveaux, mêlant sans cesse positions de principes, propositions tactiques, perspectives stratégiques, élaborations théoriques, déclarations polémiques. Au lieu de désintriquer tous ces niveaux – comme nous le ferons dans la 2° partie de ce texte – la critique révisionniste s’ingénie à les embrouiller encore plus en les réduisant au dénominateur commun de la polémique, considérée d’un point de vue péjoratif – ce qui est ignorer singulièrement à quel point la lutte idéologique est une guerre.

Mettant en avant sa violence verbale (que toute polémique implique), la critique révisionniste va commencer par qualifier Vertov de gauchiste. « S’il existe en art une gauche plus à gauche que la gauche extrémiste, la place appartient de plein droit à Dziga Vertov » écrivent Luda et Jean Schnitzer (« Vingt ans de cinéma soviétique »). Et déjà en 1928, Moussinac (Le cinéma soviétique) assignait à Vertov la position de gauche dans une figure où Eisenstein occupe le centre et Poudovkine la droite. Évoquant les débuts de Vertov, Kopaline, ex-kinok, du haut de sa chaire de l’Institut du Cinéma de Moscou, laisse aujourd’hui tomber : « il s’est laissé entraîner aux pires extrémités ». Entraîné ? Mais pas qui ou par quoi ? Si Kopaline l’ignore, Lebedev, lui, le sait et il se fait un plaisir de le dire : « cet extrémisme de gauche était une maladie infantile qu’expliquent la fragile préparation philosophique et politique de Vertov et l’attrait qu’il éprouvait pour les théories les plus extrêmes du L.E.F. » (qui signifie, comme on le sait, Front de l’art de gauche). Et Fevralski qui, hier soutint courageusement Vertov17, évoque aujourd’hui ses « déviations gauchistes ».

Dans un deuxième temps, cette « qualité » de gauchiste va être déniée par la critique révisionniste, car, si elle la prenait réellement en considération elle serait obligée d’entrer dans des discussions politiques qu’elle fuit comme la peste18. Aussitôt que posée, la position politique attribuée à Vertov sera recouverte sous une question de génération : gauchiste d’accord, mais jeune d’abord. Et la position politique erronée (ou prétendue telle) pourra être ainsi transmuée en « erreur de jeunesse ». Erreur de jeunesse : erreur collective. C’est bien ainsi que l’entendent les Schnitzer quand ils insistent et plutôt deux fois qu’une : « ils étaient très très jeunes ». Erreur de jeunesse : mal passager dont on se débarrasse à mesure qu’on prend de l’âge. Et c’est bien ainsi que l’entend Abramov lorsqu’il écrit : « c’est dans les rangs du L.E.F. Que commencèrent à travailler et se formèrent nombre d’excellents écrivains, peintres, metteurs en scène qui, plus tard, se libérèrent de leurs erreurs de jeunesse et devinrent des réalistes » (p. 4).

Cette notion d’erreur de jeunesse (Fevralski parle même de péchés de jeunesse) généreusement et indistinctement distribuée à Vertov et à tous les artistes d’avant-garde soviétiques des années 1920 a une fonction bien précise : à travers elle, il s’agit de rendre négligeable l’analyse politique de positions que l’on vient pourtant de reconnaître comme idéologiquement déterminées. Ainsi, Abramov note bien que « les groupements artistiques qui se disaient « de gauche » exprimaient le plus souvent cette fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle qui avait admis la révolution » mais il ne peut développer plus avant et continue à ne penser leur « tentative de créer de nouvelles formes artistiques » que sous la catégorie d’« erreurs de jeunesse » dont il faut se libérer par conversion au réalisme. Quant à Lebedev, il subsumera vite les positions politiques que dénote l’expression « maladie infantile » sous des connotations renvoyant à une tare d’âge. D’un autre côté et de la même façon, ce qui est reconnu de qualités dans ces artistes sera attribué à l’âge et non à la prise de parti : si Vertov fait d’excellentes enquêtes ce n’est pas parce qu’il agit en marxiste conséquent mais parce qu’il a vingt ans ; Abramov (p. 13) le décrit « observant activement la vie et accumulant avec l’avidité de la jeunesse mille impressions profondes sur la gigantesque rupture révolutionnaire qui alors s’accomplit ». On ne sort jamais du flou tautologique : la jeunesse a les qualités de ses défauts et vice versa !

Principal effet de cette dénégation de l’idéologie : la diversité contradictoire des prises de parti des avant-gardes artistiques est effacée. Devant l’erreur de jeunesse elles se valent toutes. Erreur de jeunesse, le futurisme. Erreur de jeunesse, le L.E.F. Erreur de jeunesse, la Feks. Erreur de jeunesse, le Proletkult. Erreur de jeunesse, les Kinoks. Erreur de jeunesse, les Frères de Sérapion. Erreur de jeunesse, le constructivisme19. Autrefois : tous jeunes, tous fous ; aujourd’hui : tous repentis, tous pénitents. Et qu’on n’en parle plus ! Qui ne voit, en effet, que cette dévalorisation d’un passé tumultueux mais innocent qu’il n’est pas question de critiquer en termes politiques repose sur la valorisation d’un présent qu’il n’est pas davantage sinon moins question d’interroger politiquement. Le refus de regarder en face les contradictions actuelles entraîne le refus de considérer celles d’hier.

Officiellement, l’histoire de l’« art soviétique » est un processus sans contradiction réelle : une évolution, en même temps qu’un procès de sujets – fourmillant de sujets. Chaque œuvre est le sujet de ce procès, et chaque artiste : ils ne peuvent qu’exprimer ce procès, que l’extérioriser, mais jamais se trouver en contradiction avec lui, dans une position décentrée. Ainsi Abramov réduit le trajet des films successifs de Vertov à l’expression du parcours évolutif de l’« art soviétique » : « les films de Vertov, écrit-il, reflètent les tendances et les contradictions fondamentales de l’art de son temps. » Cela n’est pas faux ; mais la suite montre que le critique soviétique a une conception linéaire, mécaniste de la catégorie de reflet, réduisant celui-ci à une expression non contradictoire, à un pur effet de miroir : « ses grandes réalisations aussi bien que ses erreurs, le cinéaste les devrai aux mêmes processus caractéristiques de l’évolution, dans la première phase, de l’art soviétique » (p. 4). Pensée tout-à-fait hégélienne : Vertov moment d’un processus idéal, l’art soviétique. Pour Abramov, il est impensable que Vertov ne coïncide pas avec ce procès, parce qu’impensable est le procès des pratiques artistiques en dehors de l’expression linéaire, totalisante des autres procès de la société soviétique. Nous essaierons au contraire de produire les articulations contradictoires des différents procès de cette totalité sociale où les films de Vertov sont engagés. Il s’agira de bien voir les ruptures, les décalages, les décrochements, les accrocs, les sauts, les régressions, les déplacements, le substitutions, les manques, bref tous les effets de contradiction que le révisionnisme a pour but d’effacer sous la fiction étale d’un socialisme déjà là.

La notion d’erreurs de jeunesse a une deuxième fonction : dévaloriser les écrits théoriques de Vertov à tel point qu’on ne songe même pas à les interroger. Car c’est davantage aux écrits qu’aux films que la notion est appliquée. Il s’agit de les désigner comme quantité théorique négligeable, pas même intéressante à critiquer. Sous prétextes que la plupart obéissent à des nécessités polémiques évidentes, leur portée théorique sera soit niée (par Abramov, Lebedev) soit déplacée (par Sadoul, Schnitzer). Vers la fin de sa vie, à un moment où il a un problème beaucoup plus urgent que celui de lutter contre la représentation officielle de son passé : défendre son travail présent, Vertov lui-même semblera se ranger à la vision officielle de ses premières années de travail. Déclarant selon Abramov (p. 9) : « je ne me rappelle jamais ces erreurs de jeunesse sans regret ni embarras ». Mais il fait seulement semblant. Avant cette formule stéréotypée d’auto-critique, il ne manque pas de dire exactement le contraire ; signalant les vertus polémiques de ses « premières et tapageuses interventions » (car l’auto-critique porte exclusivement sur les manifestes, la part de son travail la plus attaquée) il ne leur retire pas toute valeur théorique :

elles s’en prenaient, écrit-il, aussi bien aux admirateurs des vulgarités étrangères qui régnaient alors sur nos écrans qu’à tous ces cinéastes qui voulaient que l’Actualité fût seulement journal-filmé. Les intentions étaient excellentes. Il apparaissait nécessaire de secouer les adversaires, de vaincre l’inévitable prévention des cinéastes concernant les possibilités de la chronique cinématographique, d’attirer sur nos perspectives l’attention générale. Mais nos manifestes n’étaient que des bombes comme nous disions d’ailleurs. Il y avait en eux plus d’explosif que de bon sens.

C’est après cette analyse remarquable au cours de laquelle Vertov ne perd pas un seul instant de vue le caractère guerrier de ses textes (« adversaires », « bombes », « explosif ») que l’on trouve la phrase convenue, précédemment citée, sur les « erreurs de jeunesse ». Rien dans l’ensemble de la citation ne permet de conclure, comme le fait Abramov, que les manifestes, conférences, articles, interviews et autres déclarations « tapageuses » de Vertov « n’élaborent pas une nouvelle théorie du cinéma », (traduisons : ne sont pas la théorie d’une nouvelle pratique filmique). Rien et même, dirons-nous, au contraire ; car si l’on ne fait pas de théorie avec des explosifs on n’en fait pas non plus avec du bon sens – ingrédient dont Vertov a l’habileté de souligner, qu’il en manquait. Nous soulignerons, quant à nous, que cette soi-disant autocritique répète de façon insistante la thèse fondamentale des théories vertoviennes, à savoir que son travail sur les actualités inaugure bien plus que l’Actualité-filmée, que ce qu’il découvre est valable pour la transformation révolutionnaire de toute la pratique cinématographique, que les kinoks ont des choses essentielles à apprendre aux cinéastes (d’art), bref que « la voie du développement du cinéma révolutionnaire » passe par l’extension de la chronique cinématographique et par la destruction de l’art cinématographique uniquement basé sur la fiction, la théâtralisation, la dramatisation. Nous aurons bientôt à approfondir la position de cette thèse.

THÉORIE E(S)T POLÉMIE.

La critique révisionniste se garde bien d’interroger les raisons historiques qui font que les interventions de Vertov prirent la forme de déclaration de guerre.

Que les manifestes des Kinoks, avec leur violence et leur vocabulaire plus souvent métaphorique que conceptuel, soient un moyen polémique et théorique par lequel Vertov affirmait (au double sens d’énoncer positivement et de consolider) la division fondamentale mais encore fragile provoquée dans les pratiques artistiques par la révolution prolétarienne et donc que, dans ces circonstances historiques, théorie et polémie étaient nécessairement inséparables, voilà une hypothèse que Sadoul et Cie n’envisagent pas un seul instant : ils sont trop affairés à établir entre les films et les théories de Vertov la contradiction selon laquelle celui-ci ne fait pas ce qu’il dit mais exactement le contraire – de l’art et du meilleur. Ainsi les deux petites pages (172 et 173) que Sadoul consacre à Vertov dans son Histoire d’un Art : le Cinéma (1949, Flammarion) sont significativement structurées par cette opposition : A. « ces théories évidemment excessives » – évidemment puisque Sadoul a pris soin de les résumer en leur donnant cet aspect, sans doute pour rendre crédible sa traduction de Kinoks par « Fous de Cinéma » ! / B. « malgré ces excès, des œuvres importantes jalonnent la carrière de D. V. ». Opposition qui, avec Abramov va prendre force de loi : « la contradiction entre les affirmations théoriques et la pratique est typique de Vertov (p. 26). « Il est bon de rappeler, historicise-t-il ailleurs (p. 12), que les critiques de Dziga Vertov, au cours des années, signalaient constamment dans leurs polémiques le divorce existant entre la théorie et la pratique des Kinoks. Ils célébraient les films de Vertov pour leur caractère novateur et leur contenu idéologique mais condamnaient le formalisme de ses vues paradoxales ». Subtile argumentation : il s’agit de faire croire que c’est la pratique de Vertov même qui rend caduque ses théories, en les contredisant. Pourtant, en réalité, les films et les textes de Vertov ne se contredisent pas ; même s’ils sont dialectiquement contradictoires ; ils vont dans le même sens ; et ils ne contiennent pas plus de formalisme les uns que les autres. S’ils présentent des erreurs idéologiques et des insuffisances formelles, l’accusation de formalisme est inapte à en rendre compte, et l’opposition réalisme/formalisme reste tout aussi vaine. Quand Abramov a écrit : « Tout au long de sa carrière, Dziga Vertov balança entre réalisme et formalisme », il n’a encore rien dit et pourtant il croit avoir tout dit ; mais on voit bien ce qu’il ne peut pas dire sans que tout son système s’écroule : que Vertov n’était en fait ni réaliste ni formaliste (au sens que prennent ces mots quand on les oppose) mais tout simplement révolutionnaire – ce qui certes ne simplifie rien mais oblige à poser les questions de formes et de contenus tout autrement, de façon nouvelle.

Si les théories de Vertov contredisent quelque chose, ce n’est certainement pas ses films mais bien l’« évolution » même du cinéma soviétique conçu comme procès artistique autonome. L’acharnement de la critique révisionniste à séparer les textes du cinéaste de ses films apparaît comme la preuve même que les textes contiennent de quoi empêcher de traiter les films en objets d’art, c’est-à-dire en sujets de l’évolution de cette entité idéale sans conflit réel qu’est l’« art soviétique ». L’échec historiques des positions idéologiques représentées par la plupart des films de Vertov fait aussi que ses films n’ont désormais d’existence que pour autant qu’ils fusionnent avec l’art soviétique triomphant. Fusion : censure. Pour censurer les films il est donc nécessaire de commencer par censurer les textes. Puisque ce sont eux qui donnent des films ce que leur refuse l’histoire officielle : une portée idéologique et politique très étendue, une valeur générale en théorie du cinéma. Ce sont eux qui, comme dit Vertov, « attirent l’attention sur les possibilités de la chronique cinématographique » et qui s’opposent, autant qu’ils le peuvent, aux réductions incessantes dont les films sont l’objet de la part de « tous ces cinéastes qui voulaient que l’Actualité soit seulement journal filmé ». « Le ciné-œil n’est pas seulement le nom d’un groupe de cinéastes. Pas seulement celui d’un film (« Ciné-œil » ou « La vie à l’improviste »). Et pas non plus un certain courant dans le soi-disant « Art » (de gauche ou de droite). Le ciné-œil, c’est un mouvement qui s’intensifie sans cesse, en faveur de l’action par les faits contre l’action par la fiction, si forte que soit l’impression produite par cette dernière ». (« L’A.B.C. des Kinoks »). Trop optimiste, Vertov, ou trop volontariste. Il n’a cessé de rencontrer sur son chemin des gens qui voulaient qu’il reste dans les Actualités, qu’il soit seulement cinéaste documentaire et pas autre chose ; et ces gens en avaient les moyens – son journal en témoigne. Donc, loin de « s’intensifier sans cesse » jusqu’à éliminer ou tout au moins réduire les pratiques de fiction, ce mouvement (que nous définirons bientôt un peu moins sommairement que par sa négation de la fiction) n’a cessé d’être battu en brèche pour se retrouver finalement au Musée.

3. LES FILMS : DES PIÈCES DE MUSÉE.

Le Musée est la matérialisation la plus parfaite de l’idée bourgeoise d’art : un monde à part, clos sur lui-même ; un espace autonome structuré par une conception idéaliste du temps – pour passer d’un siècle à l’autre il suffit de changer de salle. Espace-temps autonome : la cause d’une œuvre c’est une autre œuvre et les œuvres se succèdent pour aboutir au chef-d’œuvre, valeur à partir de laquelle se hiérarchise tout le contenu du Musée, valeur qui ordonne l’accumulation des pièces (« une belle acquisition ») et organise leur distribution dans les salles (« une belle exposition »). Le Musée est la sublimation de l’appropriation bourgeoise du monde : les rapports marchands le structurent mais il a pour fonction de les rendre invisibles. Il est pourtant régi par la même loi que les galeries privées : la loi de la valeur. Propriété de l’État, le Musée a pour rôle de faire oublier à qui appartient l’État et au service de qui sont les artistes.

Dans une société qui se prétend socialiste mais où les rapports de production et les diverses superstructures restaurent de plus en plus le capitalisme sous la forme d’un capitalisme d’État doublé de social-impérialisme, loin de disparaître, le Musée voit son importance accrue. Cette importance est d’autant plus grande qu’il est le seul lieu où se matérialise la valeur des productions artistiques, leur valeur n’étant plus fonction de leur place sur le marché mais de leur position dans la hiérarchie d’un appareil d’État spécifique. Cet appareil d’État que nous appelons Musée à cause de sa fonction d’autonomisation des pratiques artistiques, n’est pas seulement ni d’abord l’espace matériel de conservation des objets d’art, mais aussi et surtout les diverses institutions où s’accomplissent les pratiques artistiques : École, Académie, Unité de Production, de Distribution, Maison du cinéma qui concentre toutes les décisions de tournage. En fait, cette autonomie est apparente, comme toute autonomie ; c’est un leurre, comme toute autonomie ; dans ce cas précis, elle n’est que la sublimation d’une dénégation : celle de la persistance de rapports de classes antagoniques ; cette prétendue autonomie a donc pour but de masquer l’appropriation de l’État par une classe de dirigeants exploitant les classes de travailleurs productifs, une classe ayant ses intellectuels et ses artistes à son service, ayant des appareils répressifs à son service, mais prétendant qu’ils sont « au service du peuple tout entier », une classe qui a transformé la dictature du prolétariat en « self-contrôle » du prolétariat. Donc faire partie du Musée, ce n’est pas seulement ni d’abord, pour un cinéaste, avoir ses films à la Cinémathèque (musée proprement dit) c’est surtout occuper un poste dans la multitude des organismes dirigeant bureaucratiquement le travail cinématographique. Par exemple, pour être précis, disons que Youtkévitch est déjà dans le musée depuis longtemps (depuis son premier poste de petit chef à la Maison du Cinéma) de même que Koulechov (depuis son premier poste de petit prof au G.I.K.), de même que Romm (celui que vous voudrez, Mikhaïl ou l’autre). Alors que Vertov n’eut jamais ni poste de dirigeant (« il n’a ni auto, ni datcha » écrit-il de lui-même, le 6 août 1939)20 ni poste d’enseignant (« je continue à apprendre. Beaucoup d’autres n’apprennent pas, ils enseignent. Ils savent déjà tout. Ils s’en tiennent fermement à tout ce qui est « dans les règles », à tout ce qui est « établi » – (p. 351) – ce qui ne signifie pas que Vertov rejetait l’enseignement du cinéma, il se flatte même d’avoir appris le cinéma à de nombreux Kinoks-professionnels et Kinoks-amateurs. Autrement dit : Vertov ne fuit pas l’appareil – au contraire il veut y mener la lutte, mais l’appareil le rejette ou plutôt essaie de l’immobiliser.

Vertov, de son vivant, était exclu du Musée (« Je ne m’isole pas mais je suis isolé. Je ne suis invité nulle part. Je n’ai pas eu de carte d’invitation pour la conférence sur le film historique. Je ne figure pas dans le film de Kissélev Notre Cinéma (pour le vingtième anniversaire). On n’a pas inséré l’article qu’on m’avait commandé. Il n’y a visiblement pas de panneau pour moi à l’exposition. On ne m’a demandé ni photographies ni images. Mon silence est pris pour un « je me tais » et non pour un « on me fait taire ».). Mais, de toute façon, là n’était pas son désir (« … mais cela m’est égal… Si je pouvais seulement travailler » – 12 février 1940). Là n’était pas sa conception du travail cinématographique. Sa conception se trouvait à rebours du chemin qui mène au Musée (c’est-à-dire dans ces circonstances : à l’obtention de travail). Sa conception : « pénétrer dans de nouveaux domaines cinématographiques. L’enjeu consiste à créer des œuvres synthétiques qui ne soient pas des œuvres « d’actualités » mais à longue portée. C’est un enjeu sérieux. » – 17 juin 1940) ; « nous proposons du nouveau sur le plan artistique. Du nouveau sur le plan technique. Et du nouveau sur le plan de l’organisation. Donc tout ce qui se raccroche au vieux sera contre. Le mort saisit le vif » – 8 janvier 1941). Et effectivement, à toutes ses demandes de réalisation sortant du champ du montage d’actualités, l’administration répond à Vertov : « nous ne pouvons pas vous le permettre. Vous avez un nom et une personnalité. Notre studio ne peut pas prendre de risque. Nous devons vous garder tel que le cinéma vous connaît » – 14 août 1939. Et le 16 septembre 1944, il note encore ce que ne cesse de lui répéter la Direction du cinéma :

Qu’il faut faire des films documentaires qui soient spécifiques du cinéma documentaire et n’empiètent pas sur le domaine d’activité des studios artistiques. Rien de neuf ! Il en a toujours été ainsi… On m’a toujours présenté les mêmes objections : – C’est vous, Vertov, qui violez les règles documentaires que vous avez établies vous-même. Vous devenez moins documentaire que n’importe lequel de vos disciples. Et, nous, direction administrative, nous voilà plus orthodoxes que vous en la matière.

À titre posthume, doté d’une victoire artistique qui lui a toujours été refusée, Vertov sera intronisé dans le Musée. Mais attention à ne pas se laisser leurrer : ceux qui le font entrer au Musée ne font pas une chose différente de ceux qui lui barraient la route et les moyens de travailler. Ils continuent la même opération de censure. Ce sont d’ailleurs parfois les mêmes : Youtkévitch dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a guère facilité le travail de Vertov à partir de 1939, est celui qui, aujourd’hui, se trouve chargé de tailler dans l’ouvrage d’Abramov les extraits qui seront publiés en France – Occupant donc la place de celui qui ordonne ce qui peut être dit de Vertov après avoir occupé celle de celui qui (parmi d’autres) ordonne ce qui peut être fait de (par) Vertov. Ceci dit, Abramov ne vaut pas mieux, c’est-à-dire pas moins. Après tout, c’est lui qui, avec Lebedev, est responsable de l’actuelle légende de Vertov, en U.R.S.S. Il faut avoir un bel aplomb de menteur professionnel (c’est-à-dire de révisionniste) pour écrire comme le fait Abramov que « Dziga Vertov n’a pas été un génie incompris, méconnu de son vivant, apprécié après sa mort » quand on sait ce que Vertov a essuyé de refus de projets depuis 1935, – ce que l’historien Abramov savait qui avait accès aux documents gardés par Elisabeth Svilova (femme et collaboratrice de Vertov) et dont nous pouvons en partie21 prendre connaissance dans le libre des Éditions 10-18, mais qui, en partie bien sûr, étaient publiés en U.R.S.S. depuis 1966. Un bel aplomb, aussi, que celui des Schnitzer qui intitulent leur chapitre sur les tribulations de Vertov dans les couloirs de la Direction du Cinéma : « une tragédie optimiste ». Quant à Sadoul, qui lui aussi avait accès aux Archives de Svilova (il le dit), il ne souffle pas même un mot des difficultés administratives éprouvées par Vertov ; d’ailleurs, celui-ci semble, pour Sadoul, cesser d’exister après Trois chants sur Lénine. Le mensonge continue à régner.

Ceux qui aujourd’hui trouvent où, enfin (!), caser Vertov dans l’Histoire du Cinéma ne font pas une chose différente de ceux qui lui refusaient hier les moyens de travailler tel qu’il l’entendait : aujourd’hui comme hier, une place est assignée à Vertov avec ordre de n’en pas bouger. Une place dans l’histoire de l’art cinématographique, celle d’inventeur (génial) du genre Documentaire. Mais d’abord il faut prouver que Vertov était un artiste ou ce qui revient au même que le documentaire inventé par Vertov était bien un genre artistique à l’égal des autres. Sadoul s’en charge avec tout le brio d’un surréaliste repenti, avec tout son savoir de révisionniste impénitent. Regardons-le manœuvrer.

« Vertov, écrit-il, s’oriente dès la guerre civile vers des films de montage considérés comme des œuvres d’art » (page 49). Sans peur de se contredire. À la page précédente, en effet, il notait : « rédigeant chaque semaine les numéros du Kino-Nédélia le jeune cinéaste entend être d’abord (c’est nous qui soulignons) un soldat de la révolution, utilisant la table de montage comme d’autres la mitraillette ». Outre qu’une telle métaphore a pour effet de faire sombrer les intentions révolutionnaires de Vertov dans le ridicule, c’est bien l’une des rares fois où la révolution sera évoquée par l’historien « marxiste » du cinéma22. et de toute façon, sans conséquence : tout le livre s’efforce de montrer comment Vertov était un grand artiste et non comment ce (grand) cinéaste prit part, en révolutionnaire, aux luttes de classes en Union Soviétique. La seule question que ce prétendu historien marxiste trouve à se poser devant le montage d’actualités tel que Vertov le pratiquait est celle-là même que la critique d’art bourgeoise ressasse, avec le frisson de la certitude, devant chaque nouvelle avant-garde : est-ce encore de l’art ?! La démonstration de Sadoul consiste à rattacher la pratique de Vertov aux… « ready made » de Marcel Duchamp ! Mais le plus scandaleux, c’est qu’il entend attribuer au cinéaste lui-même sa propre problématique pourrie. Il écrit en effet : « Vertov estime qu’un cinéaste peut faire de l’Art avec des ciné-objets, avec des morceaux de films enregistrés par d’autres que lui, sans que l’artiste créateur ait eu aucune part dans leur conception et leur réalisation ». Et Sadoul d’appeler ça : « un pas théorique décisif ».

Et voici Vertov incorporé non dans « l’armée de l’art » mais dans le cortège des avant-gardes bourgeoises. « L’idée qu’on puisse créer une œuvre d’art originale en montant, en collant ou en assemblant des objets choisis mais non créés par l’artiste n’est pas une notion propre au seul Dziga Vertov. Avant lui, elle s’était largement développée dans les milieux d’avant-garde, notamment chez les peintres. En 1912, les cubistes Braque, Picasso, Juan Gris etc., mirent suivant l’expression de Louis Aragon « la peinture au défi » avec leurs papiers collés, introduisant dans un tableau des objets réels : journaux, prospectus, étiquettes de grands magasins, etc. Matisse les avait précédé (…). De son côté André Derain (…). avec les cubistes le collage évolua rapidement vers une nouvelle conception de la peinture et de la sculpture : l’assemblage d’objets. Sur son bronze cubiste Le verre d’absinthe, Picasso pose une véritable cuiller nickelée… Ce courant fut poussé plus loin par Duchamp (…). En 1913-1919, il exposa des sculptures de ready-made, des objets « tout faits » parfois présentés tels quels (un égouttoir à bouteilles, en 1914 ; un urinoir de faïence, 1917) et signés par l’artiste, mais aussi combinés entre eux et modifiés (1913 : roue et fourche de bicyclette plantée dans un tabouret ; 1919 : L’air de Paris, toupie où était vissé un crochet). » (p. 50-51). Voilà donc à quoi sert l’érudition-culture bourgeoise : à accoquiner la Kino-Pravda avec un urinoir signé par un dadaïste, à mettre sur le même plan Vertov et Duchamp. Bref, à introniser les films révolutionnaires des Kinoks dans le ciel sans conflit de l’Histoire de l’Art. Attitude parfaitement conforme à la politique culturelle du P.C.F. Depuis la Libération qui consista toujours, même au plus creux de l’engouement pour le réalisme socialiste, à vouloir prouver à la bourgeoisie que les artistes communistes étaient d’abord de vrais et grands artistes.

VERTOV = LUMIÈRE ?

Un véritable artiste, ça n’arrive pas tout seul dans ce paradis : une bonne carte de visite est nécessaire pour avoir part au gala. Plus un artiste peut se recommander de grands artistes plus son étoile grandit au firmament de la gloire. Voici Sadoul dotant Vertov d’un pédigré. Il aura un ancêtre des plus recommandables puisqu’il s’agit de l’inventeur du cinéma : Louis même. « Le kinok Vertov sans le savoir raie de l’histoire du cinéma l’apport de Georges Méliès, et revient à Lumière » (p. 89). Aussi surpris que nous soyons nous ne sommes pas encore au bout de notre étonnement. Le « marxiste » Sadoul va maintenant essayer de définir ce qui différencie essentiellement (oui, essentiellement) Vertov de Lumière : « … à cette différence essentielle près, cependant, que Louis Lumière n’avait pas la plus élémentaire idée de montage tandis que Vertov lui donne un rôle essentiel » – comme si la différence entre le peintre de la bourgeoisie23 et le cinéaste du « déchiffrement communiste du monde » était de l’ordre de la technique, comme si les différences de leurs prises de vues ne venaient pas de leurs prises de parti opposées. On retenait son souffle, on avait peur que Sadoul échoue, qu’il fasse moins bien que n’importe quel historien bourgeois de l’art. Il a réussi, il a même fait mieux : on applaudit bien fort le roi de l’escamotage.

Dans ces processus expurgés de toute politique, nous sommes maintenant conviés à contempler l’engendrement du documentaire par les efforts conjugués de Vertov et de Flaherty. Pour Sadoul ces deux cinéastes ne sont pas « d’irréductibles antagonistes » et leurs méthodes de travail (émise en scène documentaire » d’un côté, « vie prise sur le vif » de l’autre) « ne sont pas vraiment contradictoires mais plutôt complémentaires » (p. 100). Évidemment cela n’est pas faux si l’on efface les antagonismes idéologiques existant entre l’auteur de « Nanouk » et celui de « la Sixième partie du monde » et si les méthodes de travail sont réduites à des procédés techniques.

Sadoul donne Flaherty et Vertov « ex-æquo ». Mais Abramov conteste ce classement : « Les historiens du cinéma, dans leur majorité, sont enclins à voir la naissance du genre documentaire dans le film de Robert Flaherty, Nanouk l’esquimau, voire dans la relation de l’expédition Scott vers l’Antarctique. Or, Nanouk l’esquimau, tourné en 1922 dans le Canada septentrional, pour une compagnie américaine de pelleterie est, à notre avis, un magnifique film artistique, réalisé avec la participation d’acteurs improvisés (comme le seront bien d’autres œuvres importantes : Le cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, Arsenal de Dovjenko, Man of Aran et Louisiana Story de Flaherty) et on ne saurait le considérer comme un documentaire. Les plans rapportés de l’expédition de Scott sont attribués au cinéma documentaire seulement parce que l’opérateur sut capter l’atmosphère difficultueuse dans laquelle s’effectua l’expédition, outrepassant par là les limites du reportage d’actualités. Cependant il ne nous semble pas légitime de faire commencer l’histoire du documentaire à ces plans de 1910, qui furent certes remarquables mais purement fortuits (ils n’étaient pas le résultat d’une volonté artistique consciente chez l’opérateur) » (p. 15-16). Une fois éliminés ces faux premiers (l’un parce qu’il était trop artistique et l’autre pas assez pour être documentaire) il est alors possible d’écrire : « Vertov le premier… ». L’histoire du cinéma ne vit que de ces premières : il s’agit toujours d’établir qui, où et quand a fait le premier travelling, le premier champ-contre-champ, le premier raccord dans le mouvement, le premier zoom sans jamais se demander à quoi toutes ces inventions servaient idéologiquement. L’histoire du cinéma c’est un palmarès de concours lépine.

Si l’historien se doit de garder un ton scientifique, le critique par contre peut se laisser aller au lyrisme. Les premières lignes de la brochure des Schnitzer est un morceau d’anthologie dans le genre, un véritable exploit de métaphores.

C’était le précurseur à l’état pur. Défricheur de terres vierges, emblaveur de jachères du cinéma documentaire, explorateur des mines d’or encloses dans les images de « la vie prise sur le vif », Dziga Vertov a créé une nouvelle forme d’art, un genre cinématographique si personnel que dans le monde entier il porte le nom que lui donna son créateur, « ciné-œil » ou « cinéma-vérité ». Chevalier sans peur de la vérité à l’écran, Dziga Vertov, l’un des tout premiers éclaireurs du cinéma soviétique, est le fondateur authentique du cinéma documentaire (Nanouk et les autres films de Flaherty se rapprochent davantage du film joué par des non-professionnels que du documentaire tel que le concevait D. V.). Il reste aujourd’hui encore le pionnier des courants les plus modernes de la cinématographie mondiale.

Que cela soit net : Vertov n’est pas le fondateur du cinéma-documentaire. Son activité cinématographique et politique n’a rien à voir avec les réalisations d’un Reichenbach ni même avec la pratique progressiste d’un Joris Ivens. Et il n’est pas davantage l’inventeur du « cinéma-vérité » : les numéros de la Kino-Pravda n’ont rien de commun avec les œuvrettes idéalistes d’un Jean Rouch. La plus grande imposture concernant Vertov est bien d’en avoir fait l’ancêtre de cette expression moderne de l’idéologie bourgeoise et métaphysique de vérité. Rayant ainsi les contradictions antagonistes des prises de parti respectives de Vertov et de ses prétendus disciples. Politiquement, Rouch ressemble autant à Vertov que Marchais-Mitterrand à Lénine ; et au niveau spécifique, le montage politique de reflets par Vertov n’a aucune mesure commune avec le montrage rouchien (reproduction impressionniste du réel). Pourtant les trois livres écrits sur Vertov au cours des années 1960 le sont tous sous l’influence du Cinéma-Vérité alors en pleine expansion. Sadoul passe même un chapitre entier à comparer la pratique du cinéaste soviétique et celle des promoteurs du cinéma-vérité (chapitre 6 – De Dziga Vertov à Jean Rouch – cinéma-vérité et caméra-œil). Nous aurons l’occasion de revenir sur le caractère fondamentalement erroné de tels rapprochements.

VERTOV/RICHTER – ET LE KINOPRAVDA 9.

De la même façon qu’il ne voit pas où réside la différence essentielle entre Lumière et Vertov, Flaherty et Vertov, Rouch et Vertov, Sadoul ne distingue pas ce qui différencie les exercices avant-gardistes d’un Gance (La Roue) ou d’un Léger (Le ballet mécanique) des séquences montrant des machines dans les Kino-Pravda ou Enthousiasme. Dans le même mouvement, il fait du Richter de Rennsymphonie (Symphonie des courses) « un disciple très orthodoxe de Vertov » sans voir l’opposition fondamentale qui existe entre l’idéologie vaguement social-démocrate des films de Richter à cette époque (on pourrait citer Inflation 28) et l’idéologie prolétarienne des Kino-Pravda ou de En avant Soviet. Pas davantage, cet historien au marxisme reconnu, ne sait faire la différence entre les exercices de virtuosités formelles et naturalistes à la fois de Berlin, Symphonie d’une grande ville de l’allemand Ruttman et le dispositif de lutte idéologique contre toutes les formes de cinéma autres que celle des Kinoks en quoi consiste L’homme à la caméra. Ruttman sera qualifié (p. 93 et 98) de « fidèle disciple ».

Revenons sur le rapport Vertov-Richter établi par Sadoul. Son inscription dans le texte du livre constitue un excellent exemple de la méthode révisionniste. Dans quel développement Sadoul place-t-il ses remarques sur « l’orthodoxie » de Richter ? Notre « historien » est en train de décrire un numéro de la Kino-Pravda qu’il a eu la chance de voir à Moscou. C’est le numéro 9 daté du 25 août 1922. « Il est composé de trois éléments : un congres du clergé orthodoxe à Moscou, un reportage sur les courses, la mise en service d’un cinéma ambulant ». Le seul montage de ces trois éléments dans un seul film devrait déjà attirer l’attention de quiconque est tant soit peu au courant de l’histoire de la Russie sous la N.E.P. Et des luttes spécifiques que Vertov y menait. Mais, décidément la myopie idéologique de Sadoul est très grande, notre « marxiste » ne remarque rien. Il commente : « Rien de très original dans le choix des sujets. Ils auraient aussi bien pu figurer dans ces magazines mensuels publiés alors dans différents pays par de grandes firmes et dont le prototype avait été Pathé Magazine. » Contentons-nous ici de souligner le point de vue à partir duquel Sadoul compare un magazine bourgeois et un magazine soviétique : l’originalité. Il continue : « Le congrès du clergé est traité par Vertov de façon assez ordinaire. Mais les courses et le cinéma ambulant sont des morceaux remarquables. » Donc, Sadoul va nous parler du traitement de ces deux sujets. Nous ne sommes pas surpris de constater que pour lui, le traitement d’un sujet est purement technique, une simple question de style et ne concerne pas le point de vue idéologique que ce traitement exprime et inscrit. Notre « critique » décrit :

La première de ces séquences est consacrée à la réouverture le 20 août 1922 de l’hippodrome de Moscou. On voit le public arriver au champ de courses. Certains arrivent en automobile. Vertov intercale des plans de moteurs en marche et aussi du volant. Il note le passage d’une arroseuse municipale, l’arrivée d’autres spectateurs dans les vieux fiacres encore utilisés à Moscou. Puis ils montrent les parieurs achetant les tickets au guichet puis suivant une course. Dans cette séquence les très gros plans de mains et de visages sont nombreux. Les expressions ont été saisies avec beaucoup d’acuité, sans que les parieurs aient conscience de la prise de vues. La passion du jeu les possède trop pour qu’ils prennent garde à la caméra, tandis qu’une horloge marque le temps de la course.

C’est ici que l’historien du cinéma va placer sa référence à Richter, non sans avoir d’abord cédé à la règle de « la première fois ».

A notre connaissance aucun documentaire n’avait atteint, et de fort loin, en 1922, un tel style, une vision aussi aiguë du monde. Ce reportage sans doute photographié par Mikhaïl Kaufman avait été monté en deux ou trois jours seulement. Mais son rythme est remarquable. Ce film sera plus tard connu à l’étranger. Il inspira directement le réalisateur allemand Hans Richter devenu pour quelque temps un disciple très orthodoxe de Vertov, réalisant en 1928-1929 à Berlin sa Rennsymphonie (Symphonie des courses).

A supposer que la séquence des courses montée par Vertov (que nous n’avons pas vue) le soit dans « le même style » que la Rennsymphonie de Richter (que nous avons vue) cela ne voudrait pas dire pour autant qu’elles vont dans le même sens. D’une part parce qu’il ne s’agit pas de la même course au niveau du référent : dans le film de Vertov il s’agit d’abord de la réouverture, le 20 août 1922, de l’hippodrome de Moscou, même si, en second lieu, le rythme du montage lui donne une valeur généralisatrice égale à celle du film de Richter (qui, lui, ne fonctionne qu’à ce niveau général de la critique abstraite d’une institution idéologique et financière de la bourgeoisie). D’autre part, il ne s’agit pas d’un film mais d’une séquence dans un film qui en comporte trois. On voit donc que Sadoul abstrait doublement cette séquence : et du film où elle prend place, et du contexte historique dans lequel ce film, en son entier, intervient. En fait, notre « historien marxiste » considère les trois séquences de cette Kino-Pravda du point de vue de l’idéologie qui préside à la réalisation de n’importe quel magazine d’actualités bourgeois : la séparation de faits traités comme des événements, comme des choses qui arrivent indépendamment les unes des autres. Certes un magazine bourgeois aurait pu présenter les mêmes « événements » mais justement en les additionnant, en les séparant les uns des autres : le principal effet de la presse bourgeoise (écrite ou filmée) n’est pas d’abord de nous inculquer telle ou telle idée sur tel ou tel fait mais de nous empêcher de faire des relations entre tel et tel fait. Là où Vertov établit des rapports contradictoires, Sadoul nous invite à ne voir que des entités séparées et plus ou moins originales au niveau de la forme. Pourtant la contradiction qui organise le montage de ces trois séquences saute aux yeux du marxiste le plus ordinaire. Le N° 9 de la Kino-Pravda expose un aspect de la lutte idéologique pendant la N.E.P. D’un côté, l’ancien, la réaction ; et c’est le congrès du clergé, et c’est les courses hippiques. De l’autre côté, le nouveau, les forces progressistes et révolutionnaires ; et c’est un cinéma ambulant (propriété de l’État soviétique, ce qui n’était pas le cas, loin de là, de tous les « théâtres cinématographiques » qui, nous le verrons, sont restés aux mains de capitalistes longtemps après le décret de nationalisation du cinéma, le 27 août 1919). Donc : d’un côté des institutions qui survivent encore parce que la bourgeoisie a encore des bases matérielles importantes. De l’autre, un appareil idéologique qui doit permettre à l’idéologie prolétarienne de se diffuser dans les masses. N’oublions pas que Vertov a réalisé en 1919 le premier film de propagande anti-religieuse (L’ouverture du reliquaire de Serguei Radonejsky) film qui avait fait s’écrier Lénine : « il faut montrer ce film partout ». Et en effet, grâce au cinéma ambulant, ce film peut être distribué partout, aussi loin que se disperse le clergé. Mais Sadoul ne voit pas les luttes que ce film reflète et réactive ; pour lui la troisième séquence se réduit à un naïf ballet mécanique : « Le troisième sujet est consacré au premier cinéma mobile inauguré en U.R.S.S. Ce moyen de propagation du film avait été préconisé avec enthousiasme par Vertov (qui lui consacra plusieurs rapports). Il s’agit d’un appareil promené dans une archaïque voiture à cheval, en même temps qu’un groupe électrogène à pétrole. Cette réalisation dont s’enorgueillit en 1922 la jeune U.R.S.S. nous paraît maintenant venir d’un autre siècle que le nôtre, tant elle est primitive. Vertov, lui, s’émerveille. Il montre comment on charge et l’on décharge l’appareil. « En huit minutes tout est prêt » proclame fièrement un sous-titre. Le montage, très morcelé, n’insistera pas beaucoup sur la charrette et sur les hommes. Avec des éléments mécaniques en action et vus en gros plan, le réalisateur crée une véritable « marche des machines » où l’on retrouve tout l’enthousiasme futuriste pour la vie moderne, les moteurs, l’électricité, les avions, les automobiles, etc. ». Et ici, Sadoul enchaîne sur « l’influence directe de Marinetti » que l’on peut lire, selon lui, dans les premiers manifestes de Vertov. Nous verrons, quant à nous, plus loin ce qu’il en est réellement des rapports de Vertov et du futurisme ; disons dès maintenant qu’on ne saurait réduire au futurisme cette troisième séquence sauf à l’abstraire de son double contexte (le film, la N.E.P.) – ce que fait cet historien du cinéma dont peu de gens mettent en doute « son » marxisme. Il serait temps pourtant de s’apercevoir que son marxisme n’est jamais allé plus loin que les quelques remarques sur l’économie du cinéma et les fortuites allusions aux luttes de classes dont il parsème ses livres ; pour le reste il demeure un historien bourgeois comme les autres.

Le livre de L. et J. Schnitzer semble considérer que la démonstration de Sadoul n’est pas à refaire. S’appuyant sur elle, il désigne d’emblée Vertov comme un des maîtres du septième art et entreprend d’appliquer à son œuvre la méthode la plus traditionnelle de la critique bourgeoise. Certes, davantage que Sadoul, les Schnitzer reconnaissent la dimension essentiellement politique du projet de Vertov, mais pas moins que lui ils ne s’attachent à la banaliser. C’est du point de vue d’un procès autonome que la succession des films va être envisagée. La succession des films est pensée en termes de progrès : elle se développe sous la forme d’une montée vers un point culminant, le chef-d’oeuvre24. Ce qui donne ce genre de notation : « la structure du film (Kino-Pravda 21) préfigurait Trois chants sur Lénine, chef-d’œuvre de Vertov » (p. 171). On note donc les bons essais et les ratés. Ainsi : « Kinoglaz n’était pas vraiment qu’une première reconnaissance, l’exploration à tâtons du nouveau domaine : le film-poème. Il est dans l’œuvre de Vertov ce que la Grève est dans l’œuvre d’Eisenstein : une esquisse des possibilités, brouillon des chefs-d’œuvre futurs. »

Entre les brouillons ou les essais ratés et le chef-d’œuvre, on trouve une autre catégorie de films : « les vrais grands films ». Ainsi : « La 23e et dernière Kinopravda n’ajoutait rien au réalisations précédentes. Dziga Vertov et ses kinoki étaient maintenant en mesure de passer au travail sur de vrais grands films. Ils avaient accumulé des connaissances et aussi un matériel plus perfectionné. » On se demande bien à quoi pouvaient servir les films de Vertov dans la lutte idéologique puisqu’ils n’ont d’autres raisons d’exister que de préparer le terrain à la création d’un chef-d’œuvre. Abramov va plus loin dans cette perspective d’autonomie des pratiques artistiques : il va jusqu’à regretter que les premiers films de Vertov soient sortis (p. 12). « Il est vraisemblable, écrit-il, que si les premiers films expérimentaux des kinoki avait dû être réalisés de nos jours, ils auraient été tournés en 16 millimètres. Les kinoki ne les auraient pas montrés au public, les conservant dans leurs laboratoires artistiques. » Laboratoires artistiques. Laboratoires artistiques. Cette écriture de l’histoire au futur antérieur en dit long sur les désirs inconscients du biographe officiel de Vertov. Mais revenons aux Schnitzer. Quand enfin ils en arrivent au chef-d’œuvre, comment le définissent-ils ? Comme une intervention particulièrement pertinente dans le moment actuel ? Bien sûr que non. Ils le décrivent, en toute autonomie tout honneur, comme la perfection d’un genre et comme le sommet d’un style (« … c’est l’homme »). Voici : « Dziga Vertov avait atteint le plein épanouissement de son talent, il possédait la totale maîtrise de son art. Le stade des recherches et des emballements était dépassé » (p. 192) ; et ailleurs : « D.V. mit dans ce film tout l’acquis des quinze années de travail, toute sa science, tout son talent et sa ferveur » (p. 194). Certes le livre ne se borne pas à ces énoncés tautologiques mais ce sont eux qui le structurent, arrivant à dissimuler les vrais problèmes que Vertov posait dans sa pratique politique du cinéma. Au lieu d’essayer de repérer l’efficacité politique des films de Vertov, à commencer par leur pertinence, les critique L. et J. Schnitzer partent en quête d’un père pour leur auteur. Ils le trouvent en la personne de Maïakovski. « Profondément influencés par les poèmes de Maïakovski, les cinéastes s’acharnaient à créer l’art nouveau, agissant, efficace que réclamait le poète. Pour sa part, Dziga Vertov l’idolâtrait et certains de ses manifestes sont de véritables « à la manière de » Maïakovski. Dans ses meilleurs films, le réalisateur, s’en inspire ouvertement et cite parfois les œuvres de son poète préféré. Ce n’est point un hasard si, né de la chronique d’actualités, le cinéma soviétique muet, s’épanouit en poèmes. Et le premier créateur de ciné-poèmes fut Dziga Vertov » (161). En citant ce passage, notre intention n’est pas d’ouvrir maintenant un débat sur la question des rapports Maïakovski-Vertov, mais de souligner tout ce que, dans leur façon de poser le problème, les Schnitzer charrient en fait d’idéologie bourgeoise de l’art. On est, avec eux, en plein dans la conception des influences, des sources individuelles (c’est-à-dire : d’individu à individu) comme détermination principale d’un produit artistique (« œuvre »). On remarquera la gradation : alors que les autres cinéastes sont simplement influencés par M., V. l’idolâtre, s’en inspire ouvertement, fait des à la manière de et finit par créer au cinéma un genre analogue aux poèmes de M., le ciné-poème. Le ce n’est pas par hasard introduisant une causalité directe, avec l’avantage de ne pas la préciser ; avec pour autre effet bénéfique d’imposer une causalité simple à la place de la complexité des déterminations du cinéma muet soviétique (qui d’ailleurs n’évolue pas exclusivement vers le ciné-poème). Disons-le une fois de plus : nous nageons dans l’autonomie des pratiques artistiques : un auteur engendre un auteur, un genre engendre un genre, etc. engendre etc. Pourtant le moins qu’on puisse dire est que les rapports de M. et V. ne sont pas aussi simples qu’ils puissent être résolus en termes de filiation. Nous y reviendrons bientôt.

4. POUR OU CONTRE LA « PROPORTION LÉNINISTE ».

Voilà donc aujourd’hui Vertov, bien malgré lui, réintégré par le discours de la critique révisionniste et bourgeoise dans le Panthéon de l’Art universel. Voici, comble d’ironie, ses films classés « films documentaires d’art » (ce qui veut dire qu’il faut payer, pour les voir, autant que pour voir un « film joué », car, en U.R.S.S., nous apprennent L. et J. Schnitzer, (qui n’en tirent aucune conséquence) « les documentaires rentrent dans une catégorie de films qui oblige les salles à diminuer le prix des places » ; ce qui veut dire que les films de Vertov sont classés dans une catégorie où les différences entre film d’art et documentaire s’effacent). Voici, hier, l’historien Lebedev goguenard, s’exclamant que Vertov « est tombé dans les bras de l’art ». Voici hier encore, Eisenstein tournant en dérision ceux qui proclamaient avec superbe : « nous nous appelons Kinoki pour nous différencier des cinéastes, cette bande de chiffonniers qui fourguent assez bien leurs vieilleries ». « Les Kinoki, écrivait Eisenstein (dans un texte – « Approche matérialiste de la forme » – que nous interpellerons bientôt), les Kinoki se trouvent dans une position passablement ridicule, puisque, en étudiant leurs travaux, on s’aperçoit que leur œuvre appartient beaucoup et encore plus que ça à l’Art ».

Pourquoi, hier comme aujourd’hui, cet acharnement unanime à faire « revenir » Vertov et le Ciné-œil dans le bercail de l’Art ? Pourquoi cette manœuvre consistant à d’abord jeter le discrédit théorique sur ses textes en les taxant de nihilisme à l’égard de l’Art, puis à séparer de ces textes les films désignés solennellement comme chefs-d’œuvre fondateurs du Documentaire artistique ? Pourquoi refuser de prendre en considération la totalité des textes de Vertov où il traite des rapports contradictoires de l’art cinématographique et du ciné-œil ? Pourquoi continuer à faire semblant de croire que Vertov niait l’art en soi, niait l’art niaisement, sinon pour le peindre en artiste berné dans le genre arroseur-arrosé (artiste pris au piège inévitable de l’Art) ? Pourquoi faire comme si Vertov posait l’alternative entre la négation de l’Art et son acceptation (fût-ce sous la forme de ce qu’Eisenstein appelle son « essence matérialiste ») ? Comme si Vertov n’avait pas dès le début posé non la négation (ce qui serait revenu plutôt à une dénégation) de l’Art mais la division de toutes les pratiques artistiques.

À toutes ces manœuvres une seule explication : il s’agit de faire échec, aujourd’hui comme hier, aux conséquences impliquées par le développement de la pratique filmique inaugurée par Vertov, pratique que l’on peut définir comme transformation révolutionnaire du montage d’actualités. Il s’agit d’empêcher que cette pratique ait le moindre effet sur le développement de la pratique filmique massivement dominante, pratique artistique du cinéma produisant le « film d’art », le « drame artistique », le « ciné-drame ». Il s’agit donc d’empêcher le développement du Ciné-œil (nom qui désigne bien la pratique filmique de Vertov mais qui ne la contient pas entièrement).

Si pour tous les cinéastes qui adhèrent à la Révolution d’Octobre, celle-ci sonne le glas du cinéma bourgeois, tous ne voient pas de la même façon la création d’un cinéma révolutionnaire. Tous ne voient pas ce que voit Vertov : que l’événement décisif provoqué par le retentissement de la révolution prolétarienne dans le champ du cinéma est le déchirement insuturable du film d’art, du ciné-drame. Vision qui le fait interpeller cinéastes, public et propriétaires de salles de cinéma pour leur donner le « conseil amical » de ne pas attendre le retour de ce qui est historiquement fini.

TOUT EST FINI.

Vous – cinéastes :
metteurs en scène sans travail et acteurs au chômage, décorateurs, opérateurs, scénaristes désemparés et dispersés,
Vous – public patient des théâtres cinématographiques, supportant avec l’endurance d’un mulet le fardeau des émotions qu’on vous sert,
Vous – propriétaires impatients de cinémas épargnés par le feu ou la faillite, avides de vous emparer des reliefs de la table allemande et, plus rarement, de l’américaine,
Vous attendez,
épuisés par les souvenirs
vous soupirez rêveusement VERS LA LUNE d’une nouvelle mise en scène en six actes… (les personnes sensibles sont priées de fermer les yeux),
Vous attendez ce qui jamais ne sera et qu’il est vain d’attendre.
Je vous donne ce conseil d’ami :
NE VOUS CACHEZ PAS LA TETE COMME DES AUTRUCHES
Levez les yeux
REGARDEZ AUTOUR DE VOUS !
VOILA !
Je vois
– même pour des yeux d’enfants cela est visible –
LES TRIPES ET LES BOYAUX DES ÉMOTIONS PENDENT DU VENTRE DE LA CINÉMATOGRAPHIE EVENTREE
PAR L’ÉPERON DE LA RÉVOLUTION.
Regardez-les dégouliner par terre, y laissant une trace sanglante à faire frémir d’horreur et de répulsion.
TOUT EST FINI.

(traduction originale)

Extrait d’un appel du début de 1922, ce tableau en traits de feu re-marque fermement la mort du cinéma bourgeois dans son expression privilégiée : le drame psychologique dispensateur de bons sentiments et d’émotions fortes, fiction cinématographique importée de la littérature et du théâtre – importation qui valut au cinéma d’être considéré comme pratique artistique (d’où l’expression de « film d’art »). La violence de la description de même que la conclusion (Tout est fini) pourrait laisser croire que Vertov pense cette fin comme une mort subite, un événement ponctuel ayant déjà eu lieu. C’est ce que croit (ou fait semblant de croire) le premier Sadoul venu : il parle de table rase. Mais pour Vertov qui est quand même un peu plus dialectique et matérialiste que ses commentateurs officiels, l’utilisation de la métaphore de Mort ne l’empêche pas de poser la fin du cinéma bourgeois comme un processus de dépérissement plus ou moins long selon l’évolution du rapport des forces et non comme un point final. Tout est fini : cela signifie seulement que tout autre chose commence. Ce qui sonne le glas du cinéma bourgeois c’est très précisément l’aube rouge du cinéma révolutionnaire et non pas d’abord les slaves de la Révolution d’Octobre (qui certes permettent cette aube). Autrement dit : sous la dictature du prolétariat la pratique filmique exprimant la vision bourgeoise du monde se trouve en position de devoir nécessairement prendre fin parce que les conditions historiques de sa disparition peuvent être réunies, mais cette fin, si elle est inéluctable, n’a rien de fatal : elle est le résultat d’une lutte spécifique et elle peut être retardée indéfiniment si, une fois réunies, les conditions ne sont pas remplies, c’est-à-dire, si le pouvoir dans ce secteur est laissé à l’idéologie bourgeoise. Pour que cette fin advienne effectivement il faut que naisse et se développe une pratique filmique prolétarienne et que celle-ci mène une lutte meurtrière contre la pratique filmique bourgeoise. Or, elle existe et la lutte a déjà commencé. Ce qui permet à Vertov d’annoncer, dès 1919 (« NOUS »), la fin du cinéma bourgeois ce n’est pas un mouvement subjectif volontariste, un fantasme de futuriste mais justement qu’en face de la pratique filmique imposant encore massivement le point de vue de la bourgeoisie dans les salles de cinéma se dresse désormais une nouvelle pratique filmique se fixant pour objectif de « voir et montrer le monde au nom de la révolution prolétarienne mondiale » : le Ciné-œil, transformation révolutionnaire du montage d’actualités.

Pour Vertov, la lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat, sous la dictature du prolétariat (et non pas dans une société régie par la dictature de la bourgeoisie) doit se traduire, dans le champ des pratiques filmiques, par un changement à l’intérieur du rapport (de forces) existant depuis les débuts du cinéma (dont Vertov ne manque pas de souligner qu’ils ont eu lieu sous la dictature de la bourgeoisie) entre film d’art et actualités. La modification de ce rapport consiste en un renversement de l’ordre des termes : ce qui est principal ou essentiel doit devenir secondaire et ce qui était tenu pour secondaire doit advenir à la première place. Vertov ne demande donc pas que la politique culturelle du pouvoir soviétique se traduise par l’élimination pure et simple du film d’art mais il exige sa secondarisation, et ce, avant même tout plan de transformation de l’un ou l’autre terme de la contradiction. D’abord renverser l’ordre de l’importance. « Nous ne trouvons pas ce désir (de faire du cinéma artistique) criminel, mais que l’on hisse cette sorte de travail au rang de tâche essentielle du cinéma, qu’on supplante les vrais films par ces ciné-histoires, qu’on étouffes toutes les possibilités merveilleuses de la caméra au nom du culte à rendre au dieu du drame artistique, c’est ce que nous ne pouvons comprendre et que, bien entendu, nous n’acceptons pas ». (Instructions provisoires aux cercles Ciné-œil – 1926). Ou encore : « On peut supporter le drame artistique et ses créateurs, les grands prêtres de l’art, mais pas une minute, pas une seconde, on ne peut en faire le but essentiel de la production cinématographique soviétique » (1924). La destruction du cinéma bourgeois commence donc par la fin de la suprématie du « film d’art », du « film théâtral ».

Que le chemin du développement d’un cinéma révolutionnaire passe ailleurs que par l’adaptation du film d’art à la réalité nouvelle, c’est ce que Vertov est le seul, avec les Kinoki, à voir clairement. La majorité des cinéastes qui ont pris parti pour la révolution prolétarienne ne voit pas de solution révolutionnaire à la pratique filmique en dehors de la transformation du film théâtral, ils ne comprennent pas qu’il est possible de « travailler en dehors du théâtre au même pas que la révolution ». Pour eux le film révolutionnaire par excellence sera le « drame artistique d’agitation » ou le « drame artistique de propagande ». Cette transformation du « film d’art » en « film d’art prolétarien » est aux yeux de Vertov la pire aberration, une entreprise impossible, une imposture : le film d’art est et ne peut que rester un dangereux foyer d’idéologies bourgeoises, et ce, quelques que soient les variations de contenus ou de thèmes.

Dans l’introduction aux Instructions provisoires aux cercles Ciné-œil, Vertov ébauche une histoire du cinéma sous la dictature de la bourgeoisie comme production du « film théâtral ». on y voit la caméra, invention technique susceptible de donner aux hommes une meilleure connaissance du monde, devenir un jouet entre les mains de la bourgeoisie, jouet « utilisé pour amuser les masses populaires ou, plus exactement, pour détourner l’attention des travailleurs de leur objectif fondamental, la lutte contre leurs maîtres » ; conséquence : « Dans l’opium électrique des salles de cinéma, les prolétaires plus ou moins affamés et les chômeurs desserraient leurs poings de fer et, sans s’en apercevoir, se soumettaient à l’influence démoralisante de leurs maîtres ». En quoi consiste principalement l’utilisation bourgeoise de la caméra ? En l’obligation d’enregistrer, au lieu des faits, des « réalisations théâtrales où l’on voit les bourgeois aimer, souffrir, s’« occuper » de leurs ouvriers, où l’on voit ces êtres supérieurs, cette aristocratie se différencier des êtres inférieurs (ouvriers, paysans, etc.) ». ce n’est pas en changeant les thèmes de ce cinéma-là que naîtra le cinéma soviétique. Le film d’art n’est pas récupérable. Et pourtant c’est bien ce que les cinéastes soviétiques essaient de faire. « Après la Révolution d’Octobre, le cinéma a eu la difficile tâche de s’adapter à la vie nouvelle : les acteurs qui incarnaient les fonctionnaires du Tsar se mirent à incarner des ouvriers, les actrices qui jouaient des dames de la Cour, font maintenant des grimaces dans le style soviétique. » Pour Vertov il s’agit seulement d’une révolution de grimaces : « ces grimaces restent pour l’essentiel dans les limites de la technique et de la forme bourgeoise ». Un peu plus loin, ild écrit de façon particulièrement mordante ce tripotage du « drame artistique » par les cinéastes soviétiques : replâtrage de thèmes sociaux sur un fond inchangé, dans une forme identique. Voici :

Après avoir mis au point un scénario littéraire à grand effet, les metteurs en scène y plaqueront des ciné-illustrations récréatives, deux baisers, trois larmes, un meurtre, des nuées fuyant sous la lune et une colombe. Ils inscriront à la fin : Vive la dictature du prolétariat ! et tout finira par l’Internationale. Tels sont, à quelques variantes près, nos ciné-drames de propagande. Quand un film s’achève par l’Internationale, d’ordinaire la censure le laisse passer, mais le spectateur se sent toujours un peu mal à l’aise en entendant l’hymne prolétarien dans une ambiance aussi bourgeoise.

Et s’il faut une conclusion très nette nous citerons le cinquième « mot d’ordre élémentaire » des Kinoks : « le drame artistique actuel est un vestige du vieux monde. C’est une tentative pour couler notre réalité révolutionnaire dans des formes bourgeoises ». On ne peut être plus clair. Voilà pourquoi Vertov parle, à juste titre, de « deux points de vue extrêmes ». « Le premier est celui des Kinoks qui se sont donné pour but l’organisation de la vie réelle. L’autre est l’orientation vers le drame artistique d’agitation avec sensations fortes et aventures. »

DEUX VOIES.

Ces deux points de vue extrêmes, inconciliables, antagonistes luttent pour organiser selon leur perspective les appareils d’État où ont lieu les diverses pratiques filmiques. Vertov et les Kinoki sont mobilisés par l’idée que le cinéma révolutionnaire naîtra du développement des actualités (enregistrement de faits), les autres essaient (désespérément et/ou naïvement) de transformer la pratique filmique principale héritée du cinéma bourgeois. Si pendant la guerre civile on produit surtout des actualités (Kinonédélia dont Vertov était secrétaire-rédacteur), très vite le cinéma artistique fera retour et à mesure que les moyens techniques augmenteront (avec la liberté commerciale de la N.E.P.) il ne cessera de se développer au détriment du montage d’actualités. Dès 1923, Vertov est amené à constater amèrement que « tous les capitaux d’État et tous les capitaux privés, tous les moyens techniques et matériels sont aujourd’hui jetés à tort dans le deuxième plateau de la balance, dans le plateau artistico-propagandiste ». Mais il ne se décourage pas, il ne désarme pas. Il ne cesse de multiplier les protestations. Il dénonce chaque fois qu’il le peut l’imposture du « ciné-drame ». il organise la diffusion et la production militante des films du Ciné-œil par des Cercles ouvriers et paysans. Dans une lettre aux Kinoks du Sud, datée de mars 1925, on peut lire sa ferme détermination à se battre jusqu’au bout :

Il faut se battre obstinément contre la main-mise des grands prêtres-metteurs en scène sur la production, contre l’envahissement du marché par la ciné-camelote. Il faut faire beaucoup de bruit dans la presse, il ne faut pas se laisser griser par les succès obtenus par nos imitations de la camelote étrangère, il faut soutenir la Kinopravda et les autres travaux des Kinoks…

Les Kinoks, et Vertov le premier, ont nettement conscience que leurs travaux se différencient qualitativement – c’est-à-dire politiquement – des produits de la pratique filmique obéissant à la suprématie du ciné-drame. Dans cette même lettre on trouve cette définition : « la base de notre programme n’est pas la production de films divertissants et lucratifs (soin que nous laissons au drame artistique) mais la ciné-liaison entre les peuples de l’U.R.S.S. Et du monde entier sur la plateforme du déchiffrement communiste de la réalité existante ». La contradiction qui oppose le Ciné-œil au film d’art n’est pas d’abord d’ordre esthétique (intra-artistique) mais idéologique et politique. Et Vertov a raison d’affirmer : « le cinéma conçu comme un secteur de l’art n’a rien à voir avec le travail qui est le nôtre » (comme un secteur de l’art, c’est-à-dire comme un secteur autonome politiquement, coupé de la vie). Invité à intervenir dans un débat sur « l’art et la vie quotidienne », Vertov a soin de commencer par faire une mise au point fondamentale : « Le thème du débat d’aujourd’hui : l’art et la vie quotidienne, nous intéresse moins, par exemple, que le thème : la vie quotidienne et son organisation, car c’est, je le répète, dans ce dernier domaine que nous travaillons et que nous estimons juste de travailler ». Il suffirait d’arrêter la citation là, mais on résiste mal au plaisir de re-produire les lignes qui suivent et qui définissent ce domaine, différent de l’art, où les Kinoks estiment qu’il est juste (politiquement) de travailler. Voici :

Voir et entendre la vie, noter ses méandres et ses détours, surprendre le craquement des vieux os du quotidien sous le rouleau compresseur de la Révolution, suivre la croissance du jeune organisme soviétique, fixer et organiser chaque phénomène vivant caractéristique en une somme, en un extrait, en une conclusion, voilà notre tâche immédiate.

Et ça continue : « C’est une tâche d’une importance colossale et qui est loin d’être seulement expérimentale. C’est une vérification générale de toute notre époque de transition et en même temps une vérification à la base, dans les masses, de chaque décret ou décision particulière ». Et voici la conclusion, qui prouve on ne peut mieux à quel point Vertov avait une position politiquement juste, à quel point il savait en quoi consistait pratiquement la lutte idéologique. « Cette tâche, bien entendu, n’est pas à la mesure de quelques personnes ou même de plusieurs dizaines de personnes. C’est une tâche qu’il faut poser à l’échelle de l’État soviétique tout entier ». Autrement dit : c’est une question d’appareil d’État.

Et c’est bien à la transformation de l’appareil d’État réglant les activités cinématographiques en U.R.S.S. que Vertov s’attache. Le renversement du cinéma bourgeois par le cinéma prolétarien ne se joue pas d’abord au niveau des affrontements théoriques (il ne suffit pas de dénoncer le drame artistique), il se joue essentiellement au niveau de l’organisation pratique des activités cinématographiques. Et en tout premier lieu, il passe par la transformation de la séance de cinéma. Il est intéressant de noter que c’est dans ce débat sur « l’art et la vie quotidienne » (transformé par Vertov en débat sur l’organisation de la vie quotidienne) qu’il propose, comme solution d’État, ce renversement : « dans le programme d’une séance de cinéma, le drame artistique doit occuper la place qui est actuellement impartie aux actualités. Le reste du programme doit être rempli par les travaux du ciné-œil dans le domaine scientifique, éducatif et de la vie quotidienne » (1924).

L’année suivante, dans la Pravda du 16 juillet, il revenait à la charge en précisant sa proposition.

Le fait que le programme d’une salle soit entièrement occupé par un drame artistique place le travail des Kinoks dans le domaine des actualités et du film scientifique, c’est-à-dire dans une situation extrêmement désavantageuse, l’assujettit au cinéma artistique qui a à sa disposition les capitaux et les meilleurs équipements de production. Au tableau :
cinéma artistique = 95 %
film scientifique, éducatifs et de paysages = 5 %
100 %
il faut opposer le tableau :
ciné-œil (vie quotidienne) = 45 %
scientifique-éducatif = 30 %
drame artistique = 25 %
100 %
Ainsi sera réglé le problème du ciné-œil, c’est-à-dire l’organisation de la vie des travailleurs.

Et le texte poursuit sur « une deuxième proposition, pour organiser l’ouïe des travailleurs » (1925).

« SI VOUS AVEZ DE BONNES ACTUALITÉS… », DISAIT LÉNINE.

Selon Vertov, ce changement dans la composition du programme d’une séance constituerait l’application d’une directive de Lénine ; voilà pourquoi il parle de proportion léniniste. « En 1922, le camarade Lénine exigeait, pour l’établissement des programmes de cinéma, une proportion déterminée de films « distrayants » (spécialement pour la réclame et la recette) et d’actualités de propagande, tirées de la « vie des peuples de tous les pays ». Un peu plus tard, au cours d’un entretien personnel avec le camarade Lounatcharski, le camarade Lénine rappelait à nouveau la nécessité de prévoir dans les programmes de cinéma « une proportion déterminée de films distrayants et de films scientifiques » et indiquait que la « production de films nouveaux, imprégnés des idées communistes et reflétant la réalité soviétique doit commencer par les actualités ». Et Lénine ajoutait : « Si vous avez de bonnes actualités, des films éducatifs sérieux, il importe peu que, pour attirer le public, soit projetée en même temps une quelconque bande sans utilité, d’un type plus ou moins ordinaire ». Et Vertov ajoute : « Ce n’est un secret pour personne que cette pressante directive du camarade Lénine n’a encore reçu aucun commencement d’exécution ». C’est pour essayer de faire mettre en application cette directive officieuse de Lénine, que le dirigeant des Kinoks fait sa proposition de « programme mélangé ». on se doute qu’elle ne sera pas suivie.

Pour mener la lutte contre le cinéma artistique, il est absolument nécessaire que la pratique des Kinoks soit reconnue dans sa différence spécifique ; autrement dit, il faut que les Kinoks aient les moyens techniques de travailler différemment.

Nous n’avons pas le moindre besoin d’immenses ateliers, de décors grandioses non plus que de metteurs en scène « grandioses », de « grands » artistes et de femmes photogéniques « sensationnelles ». Par contre, il nous faut absolument :
1. des moyens de transport rapides,
2. de la pellicule à haute sensibilité,
3. des petites caméras à main ultra-légères,
4. des appareils d’éclairages tout aussi légers,
5. une équipe de ciné-reporters ultra-rapides,
6. une armée de kinoks-observateurs.

Vertov et les Kinoks n’obtiendront jamais ces moyens techniques en quantité suffisante25. Comme il est dit par ailleurs, les capitaux et les moyens vont en priorité au cinéma artistique et si Vertov, pour faire ses films, eut souvent de grands moyens (qu’on pense au nombre d’opérateurs dont il disposa pour La Sixième partie du Monde), il n’eut jamais ceux qui lui auraient permis de lutter efficacement contre la suprématie du « cinéma joué ».

C’est ainsi que Vertov réclama en vain la création d’une Organisation centrale des actualités et du documentaire tel que les Kinoks l’entendaient. Organisation autonome de celle du cinéma artistique car pour lutter contre lui il était absolument nécessaire d’en être indépendant. Cette organisation, Vertov n’était d’ailleurs pas le seul à la demander – ce qui prouve bien l’existence d’une véritable tendance luttant pour organiser, de son point de vue, les activités cinématographiques. Dans un article de la Pravda (15 juin 1926), Fevralski – un des critiques qui soutint le plus fermement le travail des Kinoks – intervenait sur « la question d’un centre unique pour les activités et les travailleurs du ciné-œil, le problème d’une base solide pour le travail ciné-œil ». Un mois plus tard, Vertov revenait à la charge dans la Pravda (du 24 juillet) et exigeait « la centralisation de toutes les formes non théâtrales, non jouées, du film ».

Le stockage des actualités, la production des films scientifiques, la production des cinémagazines soviétiques, la production de la Kinopravda, les ateliers de dessins animés, la production des grands films ciné-œil, le nouveau montage et l’adaptation des films culturels étrangers, et enfin la production de « films à grand spectacle » sans acteurs tels que La Sixième partie du Monde, tout cela doit être concentré en un lieu unique, au lieu d’être éparpillé (comme aujourd’hui) dans toutes les sections, dans tous les locaux du Goskino, du Sovkino, dispersés dans tout Moscou.

Une telle concentration de moyens aurait, on n’en doute pas, permis à la tendance politique des Kinoks de lutter avec force contre « les vestiges du vieux monde » : les « films joués ». En particulier elle aurait permis au Ciné-œil de se soustraire à la domination organisationnelle du cinéma artistique : tel était le préalable à une lutte effectivement efficace. Il faut bien noter que Vertov se contente pour commencer de revendiquer un statut « parallèle », c’est-à-dire indépendant (non de l’État, mais de l’appareil d’État réglant les activités cinématographiques déjà au profit du cinéma joué).

Parallèlement à la ciné-fabrique unifiée des grimaces (réunion de toutes les formes de travaux ciné-théâtraux, de Sabinski à Eisenstein) il faut créer : une ciné-fabrique des faits (réunion de toutes les formes de travaux ciné-œil, des actualités-éclairs courantes aux films scientifiques, des Kinopravda par thème aux ciné-incursions pathético-révolutionnaires).

Mais l’intention et le but ne se font pas attendre ; à ceux qui prendraient ce « parallèlement » pour une exigence d’autonomie dans un cadre de coexistence pacifique de diverses pratiques filmiques contradictoires, Vertov répète avec violence :

Encore une fois nous ne voulons plus de la F.E.K.S. (fabrique de l’acteur excentrique à Léningrad), ni de la « fabrique d’attractions » d’Eisenstein. Nous ne voulons plus de la fabrique de baisers et de roucoulades (cette race n’est pas encore éteinte), mais pas non plus de fabrique de « mort » (Le Minaret de la Mort, La Baie de la Mort, La Tragédie de Tripoli, etc.). Nous voulons seulement UNE FABRIQUE DES FAITS.

Mais c’est en vain que Vertov clame sa foi dans les possibilités inexplorées du montage d’actualités. L’organisation du Cinéma est déjà entre les mains des pontes du « cinéma artistique » qui arrangent, à grands frais, le retour en U.R.S.S. des cinéastes russes ayant fui à l’étranger au moment de la Révolution. Ainsi, au moment où (1924à Protazanov, fraîchement revenu de l’émigration, reçoit les moyens grandioses de réaliser une merde de science-fiction soviétisée (Aelita), Vertov et Svilova montent les Kino-pravda dans une cave sordide. « Un sous-sol de la rue Tverskaia. Il y fait sombre et humide. Le sol de terre battue est plein de trous. On y trébuche à chaque pas. De gros rats affamés nous filent entre les jambes. Tout en haut, entre les barreaux de la fenêtre, on aperçoit les pieds des passants. Les tuyaux fuient et nous avons les pieds dans l’eau. Il faut tenir en l’air le bout de la pellicule pour ne pas mouiller le film. Mais l’humidité décolle les rouleaux, rouille les ciseaux, les tire-lignes et les règles à calcul. On se tient dos courbé sous les bouts de pellicule en train de sécher. Le jour va se lever. Il fait froid et humide. On claque des dents. Le réalisateur et auteur de la Kinopravda prend la pelisse courte et emmitoufle la camarade Svilova. Une dernière nuit de travail et deux nouvelles Kinopravda sont prêtes. » Après cette description assez terrifiante de ses conditions de travail, Vertov va parler des positions contradictoires adoptées par la Critique (le discours sur le cinéma) est un maillon important dans cet appareil d’État qui organise les activités cinématographiques. Elle est l’instance de légitimation artistique. Devant la Kinopravda la critique se divise en deux. Vertov fait apparaître par son montage de citations que les organes de presse directement liés au parti (la Pravda, les Izvestias) sont attentifs à la nouveauté et à l’importance politique de cette pratique filmique (« né du processus de la révolution prolétarienne, ce travail expérimental marque un grand pas sur le chemin conduisant à la création d’un cinéma vraiment prolétarien », écrit par exemple la Pravda), alors que les organes spécialisés dans la critique de cinéma comme la Kinogazéta26 ironise à qui mieux mieux. Mais ce texte de Vertov, publié dans la Sovietskoé Kino, date de 1934, à une époque où le succès public de trois chants sur Lénine (en U.R.S.S. et à l’étranger) lui apporte une consécration qui force le respect et l’admiration27. À ce moment-là, Vertov n’oublie pas ses débuts difficiles ni la lutte dont le succès actuel est le produit. Mais il fait l’erreur de prendre ce succès momentané pour une victoire définitive (« en ce jour de victoire de la grande ciné-vérité ») ; l’avenir se chargera de lui rappeler que les représentants du ciné-drame sont toujours au pouvoir, que les critiques qui dénigraient son travail dix ans plus tôt sont toujours là et même que certains sont à des places de direction importantes. En 1924, à une conférence des Kinoks, Vertov menait la lutte contre ceux qui s’opposaient au développement du montage d’actualités et d’abord les critiques.

Une poignée d’écrivassiers conservateurs, des gens pas très futés, chante inlassablement les louanges des ciné-conserves (surtout les marchandises d’importation). Ce sont eux encore qui soutiennent la fabrication de ciné-succédanés dans notre pays (à la vérité de qualité nettement inférieure). Avec leurs soins maladroits, ils étouffent dans l’oeuf chaque initiative tant soit peu révolutionnaire. Il n’est pas recommandé d’envoyer promener ces nourrices mal venues. Pour se venger, elles iront démontrer qu’elles possédaient les parapluies qui ont abrité le public de la pluie, c’est-à-dire des Kinoks. Et lorsque la pluie cesse et que luit le soleil du drame artistique, elles agitent avec prévenance un éventail au-dessus du public. Grâce aux efforts de ces critiques, la figure magnanime du millionnaire américain brille dans le rude cœur du prolétariat russe.

Autrement dit : la critique continue à maintenir la suprématie du cinéma artistique en le valorisant toujours comme équivalent général de la cinématographicité (le soleil).

DU RÉQUISITOIRE AU PLAIDOYER.

Conséquence : dans les histoires officielles du cinéma soviétique, il n’y a vite plus de place pour le Ciné-œil. L’histoire du cinéma soviétique, aux yeux de ceux qui l’écrivent du point de vue dominant, c’est-à-dire du point de vue du cinéma artistique, commence en 1924-1925, c’est-à-dire aux premiers films soviétiques joués (en 1924 Eisenstein réalise La grève, Koulechov et son équipe Mister West au pays des bolchéviks, les Feks Les aventures d’Octiabrina ; en 1925, c’est Le Rayon de la Mort, Michka contre Youdenitch, La fièvre des échecs et surtout c’est Le cuirassé Potemkine28. Il faut lire les thèses d’une intervention de Vertov pour le vingtième anniversaire du Cinéma Soviétique – cérémonie comprenant sans doute exposition, réunion solennelle, film commémoratif, etc., dont Vertov note dans son Journal au 12 février 1940 qu’il en fut systématiquement écarté. Dans son projet d’intervention (put-il la faire ? Peu importe), il proteste contre cette version tronquée de l’histoire du cinéma soviétique : « pense-t-on vraiment que le cinéma soviétique n’a commencé qu’en 1924 ou 1925 ? ». Et s’adressant avec une déférence ironique à tous ces « chers camarades et maîtres du cinéma soviétique », il les interpelle ainsi :

Pourquoi l’époque de la guerre civile est-elle absente de vos souvenirs ? N’est-ce pas pourtant à cette époque qu’a été enfanté dans de bienheureuses douleurs un secteur très important de la cinématographie soviétique ? N’est-ce pas dès 1918 que nous avons appris la ciné-écriture, c’est-à-dire l’art d’écrire avec la caméra ? Outre l’insuffisance de nos connaissances, nous étions handicapés par l’absence d’un alphabet du cinéma. Nous nous sommes efforcés alors de créer cet alphabet… J’ai demandé hier au camarade Youtkévitch et à d’autres camarades pourquoi tous ceux qui étaient intervenus avaient éludé la question du film d’actualités, du cinéma soviétique de l’époque de la guerre civile… Le camarade Youtkévitch m’a répondu que les orateurs n’avait parlé que du cinéma « artistique ». Est-ce à dire qu’on n’a pas parlé de nous parce que nous ne sommes pas des créateurs ?

Revendication qui ne fut pas toujours celle de Vertov – et qui marque désormais sa position de dominé.

Avec cette citation, nous étions en 1939. Et en effet, après Trois chants sur Lénine – il faudra voir concrètement pourquoi – le ton de Vertov change : d’offensif il devient défensif, le réquisitoire se fait plaidoyer. C’est très net si l’on compare les premiers manifestes aux interventions de 1936-1939 et au Journal de Vertov. C’est que désormais Vertov est définitivement réduit à l’impuissance par les agents de l’appareil cinématographique (représentant des intérêts qui ne sont pas ceux du prolétariat). Alors qu’avant il annonçait le triomphe imminent du Ciné-œil, il se voit obligé maintenant à « essayer seulement de convaincre les camarades de l’utilité de (son) travail ». Alors qu’il proclamait la disparition du cinéma-artistique, conséquence de la montée du « montage de faits », il en est maintenant réduit à plaider pour l’égalité des actualités et du film d’art. « Le film joué tout comme le film d’actualités a le droit de vivre. La voie des actualités tout comme la voie du film joué forment notre voie socialiste soviétique ». On est loin des imprécations menaçantes de 1924 : « Il est parfaitement normal que presque tous les travailleurs du cinéma artistique soient les ennemis déclarés ou cachés de la Kinopravda et des Kinoks, car si notre point de vue triomphait ils devraient soit réapprendre leur métier, soit laisser tout bonnement tomber le cinéma ». C’est que Vertov, à la veille de la guerre n’est plus rien : on se le renvoie de studio en studio, on se fait un devoir de saboter tous ses travaux (moyens réduits de tournage, coupes, etc.), on lui refuse tout film important, on écarte ses projets parce qu’ils ne sont pas rédigés sous la forme de scénario. La montée du révisionnisme, c’est le triomphe du cinéma artistique. Vertov en est réduit à ne réaliser après 1945 que des numéros du Ciné-journal : « Nouvelles du Jour ». Après les 20e congrès du P.C.U.S. (Vertov est mort depuis 2 ans) une époque s’ouvre où vont fleurir les redresseurs de torts, corrigeant les erreurs par des mensonges, maquillant les échecs en victoires. C’est ainsi que l’historien Abramov se charge de réhabiliter Vertov, le peignant en grand artiste, en inventeur du Documentaire universel, en précurseur du Cinéma-Vérité. Vertov ayant été écrasé dans une lutte de classes (secteur de la transformation des appareils culturels d’État), la meilleure manière de masquer cette défaite reste encore de le raccrocher à l’histoire du documentaire (page x des manuels d’histoire du cinéma). A titre posthume, il lui sera accordé ce qu’il réclamait – mais de façon tactique – en 1939, le titre de créateur, d’artiste comme les autres.

KOULECHOV/VERTOV/EISENSTEIN.

Dans cette perspective on voit se dessiner une autre façon de travestir l’échec de Vertov, une autre manière de faire semblant de lui rendre justice pour mieux « lui » faire du tort : mettre les Kino-pravda non seulement en posture d’origine du Documentaire mais aussi en position de détermination bénéfique du cinéma artistique soviétique. Ainsi ce jugement d’Eisenstein : « Durant les années 1920, les actualités et le documentaire furent le levain de notre cinéma. Nombre d’œuvres de notre cinématographie artistique à peine naissante porte la marque de ce que créait alors le documentaire. Le documentaire a donné au style cinématographique soviétique l’intensité dans la perception, la profondeur de la vision, la subtilité dans la combinaison des choses vues, la capacité de pénétrer le réel et la vie, et bien d’autres qualités encore ». Sur cette récupération (car c’est bien de cela qu’il s’agit) Vertov avait très tôt prononcé une condamnation sans appel (du moins qu’il ne citera en appel qu’en 1939 dans l’intervention au 20e anniversaire) :

Camarades, à brève échéance, peut-être même avant la sortie de nos prochaines réalisations, vous verrez sur les écrans soviétiques une série de succédanés, une série de films imitation-Kinok. Dans les uns, les acteurs mettront en scène la vraie vie en des circonstances adéquates, dans les autres de vraies personnes tiendront les rôles dictés par le scénario le plus recherché. Ce sont les œuvres des conciliateurs, des ciné-menchéviks. Elles ressemblent aux nôtres autant qu’un faux billet ressemble à un vrai, que de grandes poupées mécaniques ressemblent à de petits enfants.

Eisenstein réduit l’écart (la contradiction) entre film documentaire et film d’art en les mettant en continuité productive. Mais dans la logique du film de fiction. Or si l’on peut attendre un effet de la lutte du film ciné-œil contre le film d’art c’est bien un renversement de cette logique et non son renforcement (nous allons y revenir). Ce que la bourgeoisie et les révisionnistes veulent éviter à tout prix c’est que le développement du montage d’actualités ait une influence fondamentale sur celui du cinéma artistique. Ainsi voit-on Sadoul poser naïvement la question : « quel est pour la création artistique (on voit à quel point de vue le révisionniste se range) l’avenir de la caméra-œil ? », et y répondre tout aussi naïvement : « disons d’abord qu’en tout cas, elle ne tuera pas la mise en scène ». Ce qui est faire bon marché, pour le moins, des proclamations de Vertov selon lesquelles le type de film qu’il faisait (et qui n’avait rien à voir avec ce que Sadoul ou Rouch appellent « cinéma-vérité ») devait, du moins dans une société socialiste, supplanter le cinéma de fiction.

Quant à Abramov pour mieux protéger le cinéma artistique des influences novices du ciné-œil, il prend bien soin de séparer les domaines. « Le premier, Dziga Vertov, pratiqua le montage d’actualités cinématographiques, tandis que Koulechov entreprenait ses premières expériences de montage sur le film de fiction », écrit-il en espérant que ça passera comme une lettre à la poste. Mais ça ne passe pas, le nœud est bien fait mais la ficelle est un peu grosse. Ainsi on pourrait mettre sur le même plan les expériences de Vertov et celles de Koulechov ! Ainsi on devrait considérer que si le montage de Koulechov est tout-à-fait improductif pour le développement d’un cinéma révolutionnaire (ce qui est bien vrai), le montage selon Vertov l’est tout autant : qu’ils ne produisent l’un et l’autre que des techniques sans conséquences idéologiques et bien cantonnées dans un domaine particulier. Eh bien non, Koulechov et Vertov ce n’est pas le même combat ! Alors que Koulechov se contente d’expériences de laboratoire sur des sujets anecdotiques hérités d’ailleurs du film bourgeois (il cherche à raconter à coup d’effets de montage ce que le vieux cinéma racontait à coup de plan séquence), Vertov essaie d’organiser des ciné-documents, reflets de la vie réelle, dans un ordre susceptible d’éduquer la vue politique du prolétariat. Le premier cherche une nouvelle voie pour l’Art, le second veut faire la révolution. D’ailleurs Koulechov ne brigua jamais le titre de cinéaste révolutionnaire. Interrogé par L. et J. Schnitzer, en 196529, il l’avoue bien simplement. C’est une bonne chose. Mais là où ça ne va pas, c’est quand il décerne le titre de révolutionnaire et qui plus est de « seul cinéaste révolutionnaire » à Eisenstein. « Il est le premier à avoir créé le cinéma révolutionnaire. Si j’ai su faire une révolution dans la forme cinématographique, lui, après avoir étudié ce que j’avais fait, a su créer un cinéma neuf, révolutionnaire. Il est le seul et unique au monde de son espèce. » Ce qui choque (enfin, faisons semblant d’être choqué, car peut-on attendre qu’un pays dominé par le révisionnisme produise mieux que la sénilité de Koulechov) ; ce qui « choque » disions-nous, ce n’est pas tant la boursouflure de l’hommage à l’auteur de Potemkine – ce type de discours est fréquent dans ce pays où les médiocres se sont toujours flatté de leurs bonnes relations avec les plus « doués » généreusement baptisés « génies », et puis n’est-il pas normal que le maître s’éclabousse un peu de la gloire du disciple (« je suis fier de dire qu’Eisenstein a été mon élève ») ; ce qui « choque » ce n’est pas que Koulechov se mette à l’ombre d’Eisenstein, attitude très répandue chez les cinéastes soviétiques30 ; ce qui choque parce que c’est vraiment scandaleux c’est qu’il mette Vertov à l’ombre, qu’il le passe carrément sous silence, qu’il « oublie » que s’il y a un cinéaste qui a commencé à ouvrir la voie à un cinéma révolutionnaire c’est bien lui, et donc que, pour le moins, Eisenstein n’est pas seul. Pour le moins, car nous n’allons pas commencer à discuter avec K. si Vertov est le seul cinéaste révolutionnaire et si Eisenstein etc. etc… ; ce sera pour une autre fois. Revenons plutôt aux déclarations de Koulechov. Il faut lire ses souvenirs : un ramassis de glorioles qui culmine lorsqu’il se vante d’être le cinéaste qui a le plus tourné « sous les directives de Lénine » : « je me trouve aux côtés de Lénine dans les meilleures prises de vues qu’on ait de lui : j’étais en train de donner des indications à l’opérateur et parfois ma main est posée sur l’épaule de Vladimir Illytch pour diriger un plan. Je suis heureux que tous ces films existent. Ils sont conservés au musée Lénine ». A cette prétention naïve il est facile de répondre : si c’est bien lui Koulechov qui a, comme il s’en vante, filmé le plus souvent Lénine, ce n’est pas lui qui a su tirer quelque chose de léniniste de ces vues mais Vertov qui a fait de la Kinopravda léniniste et trois chants sur Lénine. De même, il est facile de ruiner les titres théoriques que Koulechov se décerne généreusement (et qu’il décerne aussi à Mitry, désigné comme seul théoricien du cinéma en France ! ce qui éclaire sur l’idée fort piètre qu’il se fait de la théorie). Pour ce prétendu théoricien (Koulechov, pas Mitry) il semble que les actualités, au temps où il en était le chef (Vertov n’était alors que secrétaire de rédaction) ne lui posaient pas de problèmes de montage. Le montage c’est pour la fiction. « La révolution arrive. Je commence à travailler comme documentariste, en qualité de chef des actualités cinématographiques. Mais en fait, j’avais deux activités différentes : lorsque la pellicule manquait, je m’occupais des expériences de montage… Et c’est à cette époque que j’ai réalisé l’expérience connue sous le nom d’« effet Koulechov ». Ainsi pour cet inventeur du montage les actualités ne posent pas de problème de montage mais seulement de tournage (voir l’anecdote, racontée à titre d’exemple, des prouesses de l’opérateur Tissé). Donc au moment où Vertov était simple secrétaire des Actualités, le chef Koulechov se moquait pas mal du montage des actualités soviétiques, il attendait que la guerre se passe pour pouvoir faire des expériences sur une plus grande échelle. Donc au moment où Vertov réalise les premiers Kinonédélia Koulechov expérimente des « effets » pour le film de fiction à venir. Et en effet, au moment où Vertov, tirant les conclusions de ses premiers montages sur le Kinonédélia, réalise les premiers numéros du Kinopravda, le « chef du laboratoire Koulechov » monte les pitreries de « Mister West ». On comprend que le professeur Koulechov passe sous silence les travaux de Vertov et leur importance politique et qu’il se satisfasse d’être le « maître d’Eisenstein » et de… 50% des cinéastes soviétiques (quand on sait ce que valent idéologiquement les cinéastes soviétiques, on se dit que Koulechov ne place pas sa fierté bien haut). En attendant, fierté ou pas, Koulechov, fort de son « effet » occulte complètement les films de Vertov. Passez muscade ! Et tourne à l’envers la roue de l’histoire, au gré du vent révisionniste !

Koulechov, Eisenstein, Abramov, Lebedev, Sadoul, Schnitzer… c’est ainsi que la légende se tisse. Après avoir parcouru, un peu dans tous les sens, la galerie de leurs forfaits, on comprend mieux l’intérêt vital qu’ils représentent pour un certain secteur du révisionnisme : faire échec au développement d’une pratique filmique révolutionnaire entrepris par Vertov, dévoyer son projet dans les méandres de l’Art. On a vu comment matériellement Vertov fut empêché de mener son projet à bien. On voit comment aujourd’hui le révisionnisme empêche de prendre en considération les tentatives de Vertov comme éléments fondateurs d’une pratique politique révolutionnaire du cinéma. Si les textes de Vertov sont écartés de ses films c’est bien, nous le sentons mieux maintenant, parce qu’ils disent des choses justes sur la fin nécessaire du cinéma artistique (du cinéma comme pratique séparée) et sur la façon de commencer à pratiquer le cinéma en révolutionnaire. Donner Vertov en exemple au seul Documentaire ou au seul Cinéma-Vérité comme ils le font, n’est-ce pas préserver le cinéma de fiction d’une influence destructive ? N’est-ce pas empêcher la mise en question de la division : documentaire/fiction ? Mais la séparations films/manifestes semble obéir à une autre séparation : documentaire/fiction, elle-même produite par la non-vue de l’unité réel/reflet. Chaque fois, c’est comme s’il était vital pour le maintien de la suprématie de l’idéologie bourgeoise que l’un des termes (les films, la fiction, le reflet) soit préservé du contact – mieux de la contamination – de l’autre (les textes, le documentaire selon Vertov, le réel). Ce qui importe donc dans cette logique, c’est que les théories de Vertov ne viennent pas dresser ses films comme un barrage incontournable sur le chemin suivi par le cinéma artistique.

Établir le caractère incontournable de la pratique de Vertov comme mouvement inaugural du cinéma révolutionnaire, c’est ce que nous allons maintenant essayer de faire en regardant de plus près ce que contiennent films et textes et ce que produit leur rapport dialectique. Et d’abord dans quelle conjoncture historiques les uns et les autres furent produits.

DEUXIÈME PARTIE

Le procès de constitution des organismes cinématographiques en U.R.S.S.

« Organiser la vue des travailleurs »

1. HISTOIRE DU CINÉMA/CINÉMA DANS L’HISTOIRE.

Les pages qui précèdent relèvent plus de la description que de l’analyse. Elles mettent en scène diverses attitudes face à Vertov adoptées par les révisionnistes au cours de l’Histoire. Aux mensonges des historiens pseudo-marxistes qui relaient les calomnies et la répression des bureaucrates contre-révolutionnaires on a opposé la vérité subjective de Vertov telle qu’elle se dessine à travers ses écrits (textes théoriques, interventions polémiques, journaux). En même temps que nous marquions cette contradiction nous affirmions, sans toutefois la démontrer, l’unité qui existe entre Vertov et nous, entre sa pratique et la nôtre. Cette unité et cette contradiction, il nous fait maintenant les analyser. Analyser la contradiction pour approfondir l’unité, c’est-à-dire la rendre productive au maximum ; analyser l’unité pour aggraver la contradiction. Mais, ici, passer à l’analyse ce n’est pas pour autant quitter le terrain de la description, c’est le déplacer et l’étendre. Analyser, c’est décrire à nouveau, d’un autre point de vue. Ce qu’il faut donc décrire maintenant c’est le développement objectif des contradictions en U.R.S.S. dans lesquelles sont prises les positions de Vertov et celles de ses antagonistes. Puis il faudra – mais cela se fera dans une autre partie du texte – décrire les contradictions objectives dans lesquelles nous réalisons aujourd’hui une certaine unité avec la pratique vertovienne.

La description précédente a fait apparaître les faits suivants :

1) Après la prise du pouvoir par le prolétariat en Octobre 1917, une lutte acharnée se déroule dans les milieux cinématographiques pour organiser les pratiques filmiques en fonction des perspectives nouvelles ouvertes par la Révolution. Lutte de classes qui se réduit, en dernière analyse, à l’opposition de la conception bourgeoise et de la conception prolétarienne d’utiliser le cinéma dans cette situation nouvelle. Lutte ayant pour objectif la mise en place d’un appareil d’État au service de l’une ou l’autre conception.

2) Cette contradiction entre deux idéologies antagonistes s’exprime spécifiquement par l’opposition entre une nouvelle conception des actualités et une nouvelle conception du film d’art. Chacune voulant (l’une conquérir, l’autre conserver) l’hégémonie.

3) Dans cette contradiction spécifique, Vertov occupe la position (toujours dominée mais pas toujours de la même façon) prônant la nouvelle conception des actualités. Il affirme que cette nouvelle conception – et elle seule – ouvre la voie au développement du cinéma révolutionnaire et que la nouvelle conception du film d’art, au contraire, ne fait que perpétuer la pratique réactionnaire du cinéma.

4) Aujourd’hui, critiques et historiens révisionnistes du cinéma affirment que Vertov occupe une place très importante dans l’histoire du cinéma soviétique et du cinéma mondial : inventeur des actualités modernes, père du documentaire, ancêtre du cinéma-vérité ; les principes de Vertov et du Ciné-Œil sont à l’oeuvre un peu partout dans le monde. Postérité immense qui peut encore grandir, etc…

5) Le développement des pratiques filmiques en U.R.S.S., d’année en année, est allé à l’encontre des positions et propositions de Vertov. Son échec est – pour nous – évident.

Pour comprendre dans quelles contradictions objectives Vertov se trouvait, comment il prit parti dans ces contradictions, comment sa prise de parti les fit évoluer, comment sa position se déplaça au fil des moments (comment et pourquoi, par exemple, il passa du réquisitoire contre le film d’art au plaidoyer pour les actualités), il faut élargir le champ de notre vision (circonscrite à celle de Vertov) et poser la question de l’histoire du cinéma soviétique, ce qui, du point de vue du matérialisme historique, ne saurait être que la question du cinéma soviétique dans l’Histoire.

Faire l’histoire du cinéma soviétique d’un point de vue matérialiste, c’est aussi et inséparablement défaire l’histoire du cinéma soviétique établie par les historiens bourgeois ou révisionnistes31. Les sources en ce domaine ne sont pas si nombreuses qu’on puisse négliger celles qu’ils constituent. Force est de partir de leur récit troué ou trop bien lié. Et c’est vrai qu’ils contiennent des informations indispensables à une analyse. Mais ces informations, il nous faut d’abord les désintriquer du texte où elles figurent, car il n’y a pas de faits bruts. Une lecture critique de ces ouvrages falsificateurs s’avère vite difficile toutefois, si l’on ne dispose pas de lumières différentes sur ce dont ils traitent. Découvrir les contradictions qu’ils s’attachent à recouvrir – l’un (Mitry) en raréfiant les informations, l’autre (Sadoul) en les faisant proliférer – nous n’avons pu commencer à le faire parce que le combat mené par Vertov nous avait alerté sur leur existence. Mais nous n’aurions certainement jamais pu mettre en place ces contradictions si nous n’étions pas tombés (pas par hasard, certes) sur une « bonne » source (de lumières) : un livre auquel justement les diverses histoires du cinéma soviétique doivent beaucoup, du moins pour la période comprise entre 1917 et 1927. Livre dont nous avions relevé la trace insistante dans la plupart des livres que nous consultions, y compris dans l’indispensable ouvrage de Jay Leyda – « Kino » – qui sert se source à tous depuis sa publication en 1960 et même bien avant puisque Sadoul s’y réfère abondamment dans son Histoire éditée en 1952.

Ce livre, intitulé tout simplement Le cinéma, fut publié en 1927 à Paris, aux éditions Rieder, dans une collection dont le titre complète celui du livre, L’Art dans la Russie Nouvelle. Très vite il devint irremplaçable : l’année suivante, Moussinac publia son Cinéma soviétique en s’y référant abondamment ; il ne pouvait faire mieux et fit même beaucoup moins au point qu’on se demande s’il était besoin qu’il aille en U.R.S.S. pour en dire si peu. Ce livre « indépassable » a deux auteurs, dont l’un – Pierre Weinstein – travaillait comme scénariste aux studios de Petrograd et l’autre – René Marchand – était un jeune intellectuel français longtemps « interdit de retour » en France à cause de son séjour en U.R.S.S. au moment de la Révolution d’Octobre pour laquelle il avait pris parti. Dans sa Préface, Henri Barbusse, à côté d’envolées très idéalistes (du genre : « les hommes qui, en Octobre, avaient réalisé l’effort sur-humain (sic) d’arracher le pouvoir des mains d’un gouvernement criminel ») donne une idée parfaitement claire, matérialiste de ce dont il va s’agir : « la constitution des organisations cinématographiques actuelles en Russie soviétique ». Appareil est le mot qui convient et c’est bien celui que convoque Barbusse : « c’est l’histoire de la prise en main de l’Appareil cinématographique national par un gouvernement conscient du présent et de l’avenir que nous raconte ce livre ». Programme plus qu’intéressant et qui tient ses promesses32.

Si la notion d’appareil idéologique d’État est récente33 dans le développement de la théorie marxiste des idéologies, et pour fondamentale qu’elle soit, cela ne signifie pas que l’objet qu’elle tente de théoriser n’ait jamais été pris en compte dans l’histoire des luttes révolutionnaires et de leur théorie. Nous allons voir, au contraire, que Vertov, par exemple, intervenait très bien, quoique empiriquement, en lieu et place que cette notion désigne.

3. HERITAGE ET HÉRÉDITÉ : LE CINEMA RUSSE AVANT LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE.

Une partie du travail de Vertov est discréditée par l’accusation de nihilisme à l’égard de l’art : manœuvre révisionniste qui repose sur une falsification historique double, puisqu’elle prétend à al fois – à la fois, car il s’agit de réduire les attaques de Vertov par tous les moyens, fussent-ils contradictoires – que Vertov était un extrémiste irresponsable, un obsédé de la table rase, rageur, un jeune artiste tout feu tout flamme et que, dans ses déclarations de guerre au cinéma artistique bourgeois, il ne visait que les films bourgeois les plus médiocres parce que c’était les seuls qu’il connaissait, bref, que la table qu’il rasait était fort mal garnie. Or nous avons fait apparaître que cet argument – de la mauvaise connaissance que Vertov aurait et du cinéma bourgeois – ne tient pas et que le grief de nihilisme n’est pas recevable. Il n’ignorait pas ce que l’histoire bourgeoise du cinéma considère comme des chefs-d’œuvre (Intolérance, par exemple) ; et il adoptait face à eux une attitude très dialectiquement critique : reconnaissant ce qu’ils contenaient de récupérable et de transformable pour le cinéma révolutionnaire mais refusant, au contraire de la plupart des cinéastes russes, de modeler sur eux le cinéma soviétique. Attitude conforme aux positions de Lénine et du Parti bolchévique : assimiler en le transformant, du point de vue du prolétariat, le meilleur de l’héritage culturel bourgeois. Critique et transformation de classe sans lesquelles l’acquisition de l’héritage risque de tourner à la transmission d’une hérédité. Donc : s’il est vrai que de nombreux textes de Vertov sont négatifs, il s’agit de bien voir ce qu’ils nient, de quel point de vue et pour quoi faire.

LE « FILM D’ART » FRANÇAIS.

En quoi consistait ce passé cinématographique dont Vertov proclamait en ses Manifestes le retour impossible ou plus précisément inadmissible par des révolutionnaires ? (Car pour ce qui est de la possibilité de retour ou tout au moins de la perpétuation de l’ancien sous une autre forme, l’Histoire s’est chargée de la démontrer.) Autrement dit : de quelle industrie et de quel art cinématographique les Soviets héritent-ils en arrivant au pouvoir ?

Après avoir conquis le pouvoir politique par une insurrection armée, les masses et leurs Soviets, conduits par le Parti, doivent mener une lutte très dure et diversifiée pour s’approprier les divers secteurs économiques et idéologiques afin de les faire fonctionner à leur profit, non sans les avoir transformés en conséquence. L’industrie cinématographique russe, dont les Soviets doivent s’emparer (en termes de classes, hériter c’est ça) est une industrie prospère, en pleine expansion mais encore en partie dépendante de capitalistes étrangers et c’est en même temps une industrie fortement agitée par des revendications ouvrières auxquelles la révolution de février vient de donner un cours plus libre. En octobre 1917, l’industrie cinématographique russe est en train de résoudre à son profit la contradiction qui l’oppose, en Russie même, aux firmes cinématographiques étrangères : la difficulté des échanges commerciaux pendant la première guerre impérialiste, éliminant ou presque la concurrence des productions étrangères, a créé les conditions favorables d’un développement accéléré de la production nationale amorcée depuis dix ans. Si, en effet, le premier théâtre cinématographique ouvre ses portes à Moscou en 1902, il faut attendre 1907-1908 pour que les premières bandes produites par des capitaux russes soient tournées. Jusqu’à ce moment-là, les salles de cinéma russes (en 1908 il y en avait 70 à Moscou, 150 à Saint-Pétersbourg, etc.) sont alimentées par des films étrangers, en particulier par ceux de la firme Pathé qui détenait en Russie un quasi-monopole du marché ; position due à la fois à la puissance d’implantation des capitaux français dans ce pays et à la place – la première – que Pathé occupait dans le cinéma mondial du moment. C’est Alexandre Drankov, photographe russe célèbre34, qui fit la première brèche dans ce monopole en réalisant en 1907 des bandes d’actualités et en produisant en 1908 le premier film d’art russe : Stenka Razine (mise en images d’une chanson populaire). Brèche vite agrandie : tandis que Gaumont, rival dominé de Pathé en France, en profite pour introduire ses films en Russie et y installer des studios de réalisation, des distributeurs russes deviennent producteurs : c’est le cas notamment de Kanjonkov (distributeur en Russie du premier film d’art français : L’assassinat du duc de Guise). Mais aussi des distributeurs allemands, tels Thieman et Rienhardt qui fondent la Gloria. Si bien que dès 1910, la moitié des films produits en Russie l’étaient par des firmes russes. Quoi qu’il en soit de ce rapport de forces qui devait se stabiliser jusqu’à ce que la guerre donne l’avantage à la production russe, une infrastructure de production existe désormais en Russie (capitaux, studios, équipes de techniciens, de comédiens, de réalisateurs). Et Pathé n’y était pas pour rien : pour riposter à cette offensive, il crée à Moscou des studios importants afin de réaliser des films ayant un caractère typiquement russe. Bref, en 1917, quand les Soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats prennent le pouvoir, il y a en Russie de nombreuses affaires de production à s’approprier. Parmi les russes, les plus grandes sont Kanjonkov et Cie, Ermoliev et Cie, la Société Rouss (dirigée par Trofimov), Kharitonov et Cie, aux côtés desquelles s’activent une vingtaine de petites entreprises. Les studios sont alors concentrés dans une proportion de 90 % à Moscou : deux sociétés seulement travaillent à Petrograd : Bakhareva et Prodalent. Quelques grandes maisons de production disposent aussi de studios dans le Sud – à Yalta, Odessa, Kiev, Tiflis. Quant à la distribution, elle est assurée par environ 70 maisons de location dispersées dans tout le pays et desservant plus de 2 000 salles de cinéma. Mais cette industrie, somme toute assez puissante pour un pays qui est encore très peu industrialisé, est une affaire aux pieds d’argile : sa faiblesse fondamentale est dans sa dépendance, comme toute industrie implantée par le colonialisme et l’impérialisme, des industriels étrangers pour les matières premières (appareils de prises de vue, produits chimiques de traitement mais surtout pellicule) – faiblesse qui fera sentir cruellement tous ses effets quand les puissances impérialistes organiseront le blocus de la Russie des Soviets.

L’industrie cinématographique russe se constitue à un moment où, au niveau mondial, le cinéma connaît un changement de statut économique décisif : d’artisanat il devient une industrie, en même temps que, cessant d’être une curiosité foraine le film commence à s’imposer mondialement comme le produit d’un nouvel art. Car, il ne faut pas l’oublier, le cinéma devient un art en même temps qu’il devient une industrie et il n’aurait sans doute pas pu devenir une industrie s’il ne s’était pas constitué comme un art. La création du premier trust cinématographique, celui des frères Pathé, coïncide avec le triomphe du film d’art. L’intérêt que les écrivains de la Maison de Richelieu et les comédien de la Maison de Molière portent au cinéma (moyennant des cachets appréciables) va de pair avec celui que manifestent pour le produit-film banquiers et financiers (ceci expliquant cela et vice versa). On peut dire qu’à ce moment-là le cinéma passe des mains de la petite bourgeoisie à celles de la grande bourgeoisie. Au point de départ : une nouvelle société de production : Le Film d’Art fait appel à un académicien, Henri Lavedan, et à un sociétaire de la Comédie-Française, Le Bargy. Il s’agissait de transformer qualitativement le film en élevant la qualité de son scénario par des emprunts aux grandes œuvres de la littérature et du théâtre et en enrichissant la mise en scène par des apports de la grande tradition théâtrale. En dépit de plusieurs procès, cette société ne parvint pas à monopoliser le label film d’art et les films d’art se multiplièrent. D’ailleurs, le Film d’Art périclita rapidement ; non sans l’« aide » de Pathé : s’étant assuré la distribution des films de cette société, il fit en sorte – mauvaise distribution – qu’ils rapportent peu à leurs producteurs. Pathé s’étend alors en exploitant lui-même l’idée de film d’art. Car le film d’art c’était avant tout une bonne idée : moins un genre de plus qu’un nouveau traitement des films de n’importe quel genre. Ce qui faisait sa valeur marchande, c’était moins la nouveauté des sujets que la réputation artistique de ceux qui les traitaient. Des reconstitutions historiques, il y en avait déjà eu ; des adaptations de grandes œuvres littéraires ou dramatiques aussi. Mais elles ne se différenciaient guère par leur traitement des autres sujets de films : anecdotes réalistes ou numéros de music-hall. En opposition aux traditions foraines ou boulevardières (de nombreux réalisateurs de chez Pathé ou Gaumont avant 1908 sont des chefs de la figuration de tel ou tel théâtre des boulevards) – traditions dont le cinéma avait vécu jusque-là, ce que le film d’art apporte c’est la tradition du théâtre classique et du récit romanesque. Or cet anoblissement du scénario et de la mise en scène qui se traduit par un allongement du métrage d’un film et par l’augmentation de son coût se produit au moment où Pathé entreprend d’éliminer les forains montreurs de films en refusant de leur vendre désormais des copies et en leur proposant par ailleurs des tarifs de location trop élevés pour eux. Tactique – de l’augmentation du cout de fabrication du film – qui sera par la suite utilisée dans l’histoire et l’industrie cinématographique chaque fois que les groupes les plus puissants voudront éliminer les plus faibles. Ce n’est donc pas un hasard si les premiers distributeurs passant à la production en Russie autour des années 1907-1908 n’ont d’autre ambition que de mettre au point le modele « typiquement russe » du film d’art ; sans cela ils n’auraient jamais pu briser le monopole Pathé dans l’empire des tsars.

Comment caractériser le film d’art qui sert de base au développement de la cinématographie russe ? Trois traits peuvent le définir : l’adaptation des grandes œuvres de la littérature russe, la constitution d’un « star système » qui fait bon ménage avec le vedettariat de certains réalisateurs, l’influence des grands du théâtre russe sur (et la collaboration à) la mise en scène filmique. Ces traits définissent non la totalité de la production jouée mais son produit principal, qui n’est pas sans influer sur les autres (tels les sérials).

LE « FILM D’ART » RUSSE.

C’est tout « naturellement » que le film d’art russe, à l’instar de ses modèles étrangers, va puiser dans la grande littérature russe une partie importante de ses scénarios. Après avoir tenté de filmer le Boris Goudounov que présentait le Théâtre d’art de Moscou, Pathé fit adapter et tourner Le lieutenant Yegouiov d’après Tourgueniev, La Fiancée d’après Pouchkine, Le Roman d’une contrebasse d’après Tchékhov, le Tarass-Boulba de Gogol, Le Duel d’après Kouprine, Tzigane d’après Pouchkine, Anna Karénine d’après Tolstoï. Pendant que Gaumont faisait réaliser, entre autres, Le Général Toptiguine d’après Nekrasov et Crime et Châtiment d’après Dostoïevski. Et que Kanjonkov produisait Mascarade d’après Lermontov, Chirurgie d’après Tchekov, L’Idiot d’après Dostoïevski, La Dame de Pique d’après Pouchkine, La sonate à Kreutzer d’après Tolstoï et deux comédies d’Ostrovski. Ce ne sont là que quelques exemples concernant seulement trois firmes mais qui reflètent bien la tendance générale des premières années de la cinématographie russe. Tendance qui devait marquer profondément tout son développement ultérieur : le scénario s’essaya toujours à avoir et l’ampleur et l’allure du récit littéraire, même quand apparurent à côté des films d’art proprement dit des « séries » feuilletonnesques et des drames bourgeois (drame mondain, tragédie de salon, drame social).

Le « haut » niveau des films d’art, leur aspect littéraire, leur tendance intellectuelle exigeaient des metteurs en scène et des scénaristes plus subtils, plus habiles et raffinés, capables d’organiser une continuité beaucoup plus complexe qu’auparavant. Ainsi apparaissent des cinéastes tels que Protazanov et Géo Bauer représentant une autre valeur que les tâcherons qui avaient jusque-là constitué la quasi-totalité des cinéastes. Ils deviennent vite des vedettes que les firmes s’attachent par contrat pour de longues périodes. On oppose habituellement Protazanov – réaliste et même naturaliste, sombre, pessimiste – et Bauer – expressionniste, esthète, léger, mondain. Disons tout simplement qu’ils rivalisaient dans l’expression décadente (de la décadence) et qu’en cela ils étaient très symptomatiquement de leur époque : époque du déclin des classes féodales russes entraînées/entraînant dans leur chute la bourgeoisie pourtant naissante. Deux noms à retenir pour la suite : Protazanov, parce que ce mercenaire de la production bourgeoise, passant – à la commande – d’un genre à l’autre avec une facilité étonnante, après une fuite à Paris au moment de la guerre civile, revint en U.R.S.S. avec dans ses bagages toute la tradition du film d’art tsariste et se mit à faire du « film soviétique » avec la même facilité ; Bauer, parce que, s’il mourut à la veiller de la Révolution (en septembre 1917), « le premier artistique conscient dans le cinéma russe », eut un disciple important en la personne de Koulechov que Sadoul considère comme le fondateur, avec Vertov, du cinéma soviétique (cf. son Dictionnaire des Cinéastes au Seuil) – ce que nous pensons aussi mais dans une toute autre perspective : Koulechov, agent principal dans le cinéma soviétique du renouvellement du film d’art (en antagonisme avec Vertov qui en était l’ennemi principal) est bien le fondement objectif du courant de droite qui dans le cinéma soviétique s’oppose au courant de gauche. Nous ne disons pas que Koulechov fut marqué indélébilement par Bauer (dont il était l’assistant et le décorateur et dont il acheva le dernier film) mais que le travail qu’il accomplit sous le pouvoir des Soviets prolongeait objectivement celui de Bauer sous le tsar et sous Kerenski.

Si le film d’art est marqué, en Russie comme ailleurs, par le jeu des acteurs du grand théâtre, il se caractérise aussi par l’apparition d’un « star système ». Bien que celui-ci ne joue pas en général au détriment du fond scénarique ni de la mise en scène, il ne vient pas simplement s’ajouter aux autres valeurs du film : il les hiérarchise. On peut citer Pola Negri, Vera Kholodnaja, mais le meilleur exemple est un homme : Mosjoukine. Valeur numéro 1 du cinéma tsariste, cet acteur l’était devenu autant par son jeu que par sa personnalité : son personnage. Il incarnait parfaitement l’esprit de l’époque au point qu’il est difficile de savoir si le cinéma taillait ses films sur lui comme sur mesure ou s’il avait emporté sa carrure et son allure d’un film particulièrement marquant. D’autant plus que Mosjoukine n’était pas seulement devant la caméra : il collaborait souvent au scénario et à la mise en scène. Enfin, ce n’est pas un hasard si Koulechov fit sa fameuse expérience avec des plans de cet acteur : premier de tous les acteurs russes, Mosjoukine travaillait surtout avec les plus grands réalisateurs et particulièrement avec Bauer dont Koulechov était le collaborateur.

En dépit de l’interdiction faite par Stanislavski à ses comédiens du Théâtre d’art de ne point se « présenter » au cinématographe, le cinéma russe n’aurait pas été ce qu’il devint rapidement – une pépinière de films d’art – si non seulement les acteurs des grands théâtres de Moscou et Saint-Pétersbourg mais encore les metteurs en scène de théâtre parmi lesquels beaucoup étaient des disciples de Stanislavski n’avaient pas apporté leurs concours aux studios. Disciples en opposition avec leur maître, non seulement sur la question du cinéma mais aussi et d’abord sur celle de la dramaturgie même. Taïrov, Evreinov, Vakhtangov, Meyerhold35 à des degrés divers marquèrent l’écran tsariste, en contradiction avec l’influence de Stanislavski, Sadoul et Mitry mettent en continuité productrice d’une part Stanislavski et Protazanov et d’autre part Meyerhold et Bauer. C’est un peu schématique mais il est juste de distinguer deux grands styles (et non deux courants idéologiques) dans le cinéma russe d’avant la révolution : le premier, réaliste jusqu’au naturalisme et naturaliste jusqu’au surnaturalisme (folies de descriptions), le second, expressionniste avant l’heure, esthète jusqu’à la déliquescence formelle (descriptions de folies), deux styles reflétant sur l’écran russe la contradiction non antagonique qui divisait la scène russe de l’époque. Il est important de noter que c’est Meyerhold qui au cinéma même porta ce second courant à son paroxysme en réalisant Le portrait de Dorian Gray en 1915. Meyerhold dont Eisenstein disait que sans lui il n’eût jamais existé ni comme metteur en scène de théâtre ni comme cinéaste. Meyerhold qui fut le premier à envisager le cinéma séparément du théâtre comme une pratique spécifique :

Ma première tâche sera d’entreprendre des recherches sur les méthodes du cinéma, méthodes qui sont encore ignorées et inutilisées, déclarait-il en 1915. Le cinéma, tel qu’il existe aujourd’hui, n’a aucun rapport avec ce qu’il devrait être et mon attitude à son égard est celui d’une négation complète. J’estime n’avoir rien à tirer des films actuels. J’ai ma propre théorie concernant le cinéma, mais je pense qu’il est encore prématuré d’en parler.

Cette posture théorique négative ne semble pas s’être traduite dans un film, car aucun de ceux qu’il réalisa ne se distingue qualitativement des « meilleurs » films d’art russe dont il exaspère simplement tous les codes, aussi bien les spécifiques que les non-spécifiques.

LE « SANINISME ».

Pour ce qui est du contenu des films russes, il est bon de se rappeler quelle situation concrète ils reflétaient et de quel point de vue. La cinématographie russe se constitue au moment où la ruine du pouvoir autocratique est de plus en plus évidente non seulement pour l’avant-garde de la classe ouvrière qui organise l’insurrection de 1905 mais aussi pour de très larges fractions des classes dirigeantes. Après 1905, le tsar a dû concéder une monarchie constitutionnelle (un Parlement : la Douma) mais pour reprendre le peu de pouvoir qu’il a lâché, il ordonne une répression très violente que dirige le ministre de l’Intérieur Stolypine. Réaction très dure qui atteint d’abord les révolutionnaires prolétariens mais qui touche aussi la bourgeoisie qui, en grande partie, aspire à un régime démocratique nécessaire pour en finir avec les structures féodales hostiles au développement du capitalisme en Russie. Le cinéma russe se développe donc à un moment où la bourgeoisie, classe virtuellement dominante, voit ses possibilités d’établir son pouvoir politique menacées de deux côtés : par la répression du régime autocratique et par la montée grandissante de la révolte dans les masses ouvrières et paysannes. Révolte de plus en plus organisée par les révolutionnaires. La défaite de l’impérialisme russe contre l’impérialisme japonais étend encore plus la conscience que le tsarisme est sur son déclin. C’est cette crise du pouvoir féodal et bourgeois et l’effondrement des valeurs qui lui sont liées que le cinéma russe va refléter en ses films. Effondrement qui ne date pas d’hier puisque la littérature russe est traversée puis alors près d’un siècle par les reflets de la révolte et de la décomposition. S’appuyant sur ce passé littéraire, y puisant ce qu’il renferme de plus noir, de plus tourmenté ou reproduisant ses récits-types en les actualisant par des scénarios modernes, le cinéma russe remplit les écrans de désespérés, de criminels, de fous, de mystiques : aristocrates ne voulant pas voir leur fin prochaine et bourgeois sentant leur avènement politique impossible. Ne pouvant montrer la montée des masses (et pas seulement à cause de la Censure tsariste mais en vertu de leur prise de parti) les films en étaient les causes et les effets ; la pourriture pourrissante des classes dominantes, le désespoir de la fin, la frénésie d’en profiter jusqu’au bout. Lénine a caractérisé la forme que prenait l’idéologie bourgeoise dans les pratiques artistiques de cette époque par la notion de saninisme, forgée à partir du titre d’un roman à succès (Sanine) d’Archibatchev (écrivain, dramaturge, scénariste). Cette idéologie se signale comme un sombre mélange de pessimisme et de mysticisme, de démence et de nihilisme, de mort et d’érotisme, de cruauté raffinée et d’obscénité, de luxe décadent et de terreur. Outre Le portrait de Dorian Gray tel que l’avait adapté Meyerhold (« il employa tous les moyens pour emplir cette histoire symbolique d’un luxe décadent et d’une subtile horreur », écrit Jay Leyda), un bon exemple du saninisme est cette Danse Macabre écrite par Mosjoukine – « histoire hallucinante d’un grand chef d’orchestre qui devenait fou en dirigeant l’exécution de la Danse Macabre de Saint-Saëns » ; exemples parmi cent de ces « drames étonnants par la nervosité de l’expression, lourds de passion contenue, mystiques, où la forme la plus nue, directe, dépouillée, s’idéalise d’une intellectualité sensuellement, sadiquement raffinée » selon les propres mots de Mosjoukine. Telle était la forme dominante de l’idéologie dominante au cinéma. Idéologie surtout investie dans le film d’art mais qui, à partir de lui comme matrice du film russe, imprégnait tous les films.

L’inventaire rapide que nous venons de faire présente le défaut de décrire dix ans de cinéma russe d’une façon homogénéisante, faisant apparaître relativement peu de contradictions, comme si le répertoire ne s’était pas transformé au fil des ans. C’est que nous sommes, pour cette période, entièrement tributaires des « histoires du cinéma ». Mais, compte tenu de cela, c’est aussi, d’une certaine façon, une qualité : le refus d’entrer dans le manège des historiens bourgeois. Il se peut que nous passions à côté de certains aspects dits importants (mais pour qui et pour quoi ?) mais pour ce qui nous occupe – le rapport de Vertov au passé cinématographique russe – il nous suffit d’avoir fait apparaître l’importance du film d’art, ses principaux traits, ses principaux artisans, ses principaux appareils. Complétons ce panorama par quelques remarques.

Les actualités. Dans les histoires du cinéma la tendance est de les passer relativement sous silence, de réduire le cinéma au cinéma d’art. Or il est indubitable que les premiers films russes (par l’argent) sont les bandes d’actualités produites par Drankov et non le premier film d’art Stenka Renzine. Drankov ne cessa jamais de produire des actualités, imité en cela par tous les autres producteurs. Comme avant eux Lumière, Gaumont et Pathé. Sans compter les bandes produites par la famille impériale bien avant la fondation de l’Atelier Drankov. « Les Romanov avaient assisté aux premières représentations du cinématographe Lumière, qui avaient particulièrement intéressé l’impératrice douairière Maria Fiedorovna. Le photographe de la cour, l’Allemand Kurt von Hahn Jalewski, fut chargé d’acheter une caméra et de cinématographier la famille du tsar dans sa vie quotidienne et dans ses plaisirs. Plusieurs milliers de mètres de pellicule furent ainsi enregistrés entre 1900 et 1912. Ils furent projetés devant la famille impériale et la cour dans le cinéma privé que Nicolas II avait fait construire à Tsarkoïé-Sélo. Par exception quand il s’agissait de cérémonies officielles, Jalewski avait le droit de vendre ses bandes à la firme Gaumont qui les éditait en France et à l’étranger… Une partie de ces bandes devaient ultérieurement être utilisée par Esther Choub dans son film de montage La Chute des Romanov (1928) »36. Mais le tsar Nicolas II méprisait beaucoup le cinéma qui prétendait à un statut artistique : « Je considère le cinéma comme un divertissement sans contenu, sans utilité et le plus souvent pernicieux. Seule une personne anormale peut prétendre placer ce genre d’affaires au niveau de l’art. On ne doit accorder aucune espèce d’importance à cette camelote ».

Enfin – événement important pour la suite de l’histoire du cinéma russe – la création par le gouvernement tsariste du Comité Skobelev, appareil d’État pour la propagande par la culture (Skovelev était, selon Sadoul, un général russe du moment). Il comportait une section cinématographique qui devait réaliser des films d’actualités ou de fiction pour soutenir le moral des troupes, pour diffuser dans le pays une propagande nationaliste, chauvine, pour la guerre. Dirigée par le général Ewert, cette section comprenait une centaine de personnes. Elle réalisa donc un certain nombre de films particulièrement réactionnaires, directement utiles à la politique impérialiste des tsars, venant s’ajouter au Magazine filmé produit par le gouvernement – Le Miroir de la guerre – et aux films réalisés par un autre comité pour le soutien moral des troupes, d’origine privée puisqu’il avait été fondé par le producteur Kanjonkov et qui regroupait des cinéastes aussi importants que Protazanov et Bauer, Gardine et Tchardinine. Si les gens qui travaillaient pour le Comité Skobélev était moins célèbres, celui-ci n’en était pas moins important ; de plus il constituait la première structure d’État pour le cinéma. Qui prenait le pouvoir, le recevait automatiquement en héritage.

APRÈS FÉVRIER 17.

Révolution démocratique bourgeoise de février. Le Gouvernement provisoire conserva le Comité Skobélev en changeant (à peine) son nom : Comité Skobélev pour l’Éducation. C’est que le tsar éloigné, c’était la bourgeoisie qui venait au pouvoir et ce « brave général Skovélev » continuait à représenter pour elle les valeurs héroïques de la guerre. Même nom et même fonction : s’il réalisa deux films de montage contre l’ancien régime – Nicolas II et Ce qui fut et ne sera jamais plus – il produisit surtout une série de bandes d’actualités pour la guerre et en particulier le magazine La Russie libre. Ainsi le Comité Skobélev se plaçait, en tant qu’appareil, entièrement du côté des réactionnaires en ne faisant que perpétuer les films chauvins et bellicistes du gouvernement tsariste. Et en effet, la contradiction principale après la chute du tsar avait lieu entre les partisans de la continuation de la guerre et ceux qui exigeaient son arrêt immédiat. Contradiction, opposant la bourgeoisie aux classes populaires, matérialisée par une situation de double pouvoir : d’un côté le gouvernement officiel présidé par Kerenski, de l’autre le pouvoir des Soviets du peuple ; contradiction antagoniste qui éclata une première fois en juillet quand les masses descendirent dans la rue pour réclamer « tout le pouvoir aux Soviets » et fut réduite par la répression sanglante qui fit échouer provisoirement le mouvement des masses ; une deuxième fois quand les masses armées prirent le Palais d’hiver et que l’insurrection s’étendit à toute la Russie, gagnant une grande partie de l’armée.

Comment cette situation nouvelle – l’entre-deux révolutions – retentissait-elle sur le cinéma entre février et octobre 1917 ? Il faut noter d’abord que le Comité Skobélev, pas plus après qu’avant février 1917, n’était le seul organisme de production à réaliser des films de propagande chauvine « pour soutenir le moral des troupes » et de l’arrière. Toutes les firmes continuaient à sortir des bandes « patriotiques ». Elles continuaient aussi à réaliser des films noirs d’inspiration « saniniste », renouvelant la veine en puisant des idées de scénarios dans les événements récents (Raspoutine et Cie). Mais à la répétition imperturbable des anciennes recettes venait s’ajouter un nouveau érpertoire thématique. Et d’abord les films antibolchéviques, tels : « Un coup de poignard dans le dos », « La patrie en danger », « Bolchévik », « Lénine et Cie » qui représentaient Lénine comme un espion allemand. D’un autre côté, le bouillonnement révolutionnaire favorisa toute une série de films inspirés par la biographie des révolutionnaires du passé. Mais, comme le note Sadoul, « aucun film ne montra la lutte des bolchéviks mais les attentats terroristes des social-révolutionnaires fournirent de nombreux sujets aux scénaristes ». Ce phénomène de perpétuation tranquille de l’ancien coexistant avec la « nouveauté » trouve son meilleur exemple dans la filmographie de Protazanov : pendant cette période il réalise d’une part Satan triomphant (film d’inspiration décadente) et d’autre part André Kojoukhov (vie d’un révolutionnaire), arrivant même à opérer la synthèse des deux courants dans Le Père Serge. (Ce dernier film, considéré unanimement comme le chef-d’oeuvre de l’époque par tous les historiens du cinéma, décrit un personnage « tiraillé entre la mystique idéaliste et le nihilisme révolutionnaire ») (Mitry). Il raconte l’histoire d’un officier entrant au couvent par dépit amoureux (il apprend que sa fiancée était la maîtresse de l’Empereur) et en sortant après avoir découvert ce qui se cachait sous la sainteté des moines (hypocrisie, cupidité, mensonge) et finissant par rejoindre le peuple.

Mais le cinéma n’est pas entièrement aux mains de la bourgeoisie. Déjà les masses se mobilisent pour le lui arracher. Des manifestations d’hostilités aux films ouvertement réactionnaires et antibolchéviks sont organisées. Ainsi Lénine et Cie dut être retiré de l’affiche à la suite des incidents qu’il provoquait partout ; de même que Vera Tchibiriak, film antisémite. Autre fait important : le Soviet des ouvriers et paysans de Moscou fonde, dès le 15 mars, une section cinématographique chargée de filmer les événements révolutionnaires et les manifestations. Le 25 mars la section projetait son premier film d’actualités : La fête de la Liberté et un mois plus tard présentait un montage : Les Grands Jours de la Révolution à Moscou. Enfin, les travailleurs du film ne restent pas en retard sur les autres travailleurs pour se mettre en grève. Les ouvriers du Comité Skobélev, les travailleurs de différents studios, les employés des cinémas de Moscou et de Pétrograd exercent une pression de plus en plus forte sur leurs employeurs, contribuant par leurs incessantes revendications de salaires à mettre en crise leurs entreprises.

Mais la lutte sur le front du cinéma n’est pas seulement d’ordre économique, elle est aussi politique. Le Comité central des Soviets d’usine organise en septembre 1917 une conférence sur les problèmes de la culture prolétarienne et socialiste au cours de laquelle Kalinine et Lounatcharski firent adopter cette résolution sur le cinéma : « Nous considérons que le cinéma, grande conquête du genre humain, est actuellement dans les mains de la bourgeoisie qui en a fait l’école du crime, de la corruption et de la décadence morale. Il est le véhicule utilisé par la classe dominante pour imposer au prolétariat la conception bourgeoise du monde. Dans les conditions d’un véritable gouvernement populaire, le cinéma pourra devenir un instrument efficace et puissant pour l’instruction de la classe ouvrière et des masses populaires, un des moyens les plus importants du prolétariat dans sa lutte sacrée, pour se délivrer des étroites conceptions de l’art bourgeois. Le cinéma développera la conscience de classe, la solidarité internationale et éclaircira les idéaux passionnés de la lutte prolétarienne pour le socialisme ».

4. DES PREMIERS « ACCAPAREMENTS » AU DÉCRET DE NATIONALISATION.

Après la prise de pouvoir politique par les Soviets en octobre 1917, l’appropriation du cinéma va être l’objet d’une longue lutte, d’autant plus dure et complexe qu’il ne s’agit pas seulement d’une industrie mais aussi d’un instrument idéologique décisif (« pour nous, de tous les arts le plus important »). Étant donné la nature du cinéma, cette lutte se déroule sur deux fronts inséparables : 1) le front pour l’appropriation socialiste des moyens de production, distribution et exploitation des films ; 2) le front pour l’invention d’une cinématographie nouvelle, idéologiquement au service des masses. Deux fronts distincts et relativement indépendants : il serait possible que l’industrie cinématographique soit nationalisée (la nationalisation n’étant pas l’unique forme que peut prendre l’appropriation collective) sans que pour autant des films révolutionnaires soient produits ; possible aussi que des films révolutionnaires se réalisent sans que la totalité des moyens économiques du cinéma soit concentrée sous l’autorité du nouvel État. Possibilités qui n’ont rien d’hypothétiques, l’Histoire les ayant démontrées. Donc, pour comprendre ce qui s’est réellement passé dans le processus double – économique et idéologique – de constitution du cinéma soviétique, il importe au plus haut point de bien voir comment s’articulaient, se hiérarchisaient et avançaient ces deux fronts.

Les contradictions très importantes qui divisaient les Soviets, le Parti, les masses sur la question de savoir de quelle façon le cinéma pouvait devenir « au service des masses » déterminèrent un développement très inégal et fort contradictoire des deux fronts cinématographiques. Il s’en fallait en effet de beaucoup que le contenu de la Résolution Lounatcharski-Kalinine (de septembre 1917, citée plus haut) soit évident pour tous les militants du Parti et, à plus forte raison, pour tous les membres, fussent-ils dirigeants, des Soviets (qui n’étaient pas nécessairement des bolchéviques puisque les Soviets étaient des organismes de masses). « Pendant longtemps la majorité des membres du Parti ne se rendit pas compte de la véritable portée du cinéma dans lequel elle ne voyait qu’un spectacle d’ordre inférieur, exclusivement destiné aux éléments petits-bourgeois et, de par sa nature même, incapables d’intéresser les masses », écrivent Marchand et Weinstein. « Beaucoup de Soviets n’envisageaient le cinéma que comme source illimitée de revenus et méconnaissaient son caractère culturel et sa portée éducative. » S’opposaient donc, d’un côté, ceux pour qui le cinéma était avant tout une industrie et, de l’autre, ceux pour qui le cinéma était d’abord un art, c’est-à-dire une pratique idéologique. Cette contradiction fondamentale ne pouvait manquer de déterminer des politiques contradictoires non seulement sur l’articulation des deux fronts mais aussi à l’intérieur de chacun d’eux. En effet, si le cinéma est une industrie comme les autres parce que la dimension idéologique de ses produits est négligeable, la solution la plus efficace pour s’en approprier les profits s’impose d’elle-même : il faut que les Soviets s’emparent au plus vite des théâtres cinématographiques où les films sont exploités et des comptoirs de location qui possèdent de nombreuses copies, ou, tout au moins, si le rapport de force est défavorable, qu’ils contrôlent ces profits en les taxant en conséquence. Dans cette perspective, le contrôle des programmes, de même que le contrôle des ateliers de production devient secondaire, le principal étant que les patrons augmentent les salaires des ouvriers des fabriques cinématographiques. Au contraire, si l’aspect idéologique du cinéma est pensé comme principal, le mouvement d’appropriation des bases économiques devra se porter d’abord sur les unités de production pour leur faire produire des films autres et sur les unités de distribution et de projection pour censurer leurs répertoires, sans toutefois négliger le contrôle économique. Concrètement, on assiste, après Octobre, à l’application des politiques contradictoires que ces présupposés impliquent.

DEUX POLITIQUES CONTRADICTOIRES.

Une première politique visait à doter le nouveau pouvoir d’un instrument idéologique décisif en organisant un secteur cinématographique d’État (propriété de l’État), en le renforçant pour entrer non en concurrence commerciale avec le cinéma capitaliste mais en lutte idéologique. C’était le but des Comités Cinéma créés par le commissariat à l’Instruction publique que dirigeait Lounatcharski. Le Comité Cinéma créé à Leningrad, peu de temps après la prise du Palais d’Hiver, sous la présidence de Kroupskaia et sous la direction effective de Lemtchenko, disposait pour travailler des moyens du Comité Skobélev pour l’Education qui venait d’être dissout. Il organise tout de suite la réalisation d’actualités révolutionnaires et bientôt de films d’art à thèmes nouveaux comme Le Resserrement, d’après un scénario de Lounatcharski, puis, lorsque la pellicule se fera plus rare, de courts films d’agitation sur le modèle formel du cinéma d’art (récit, acteurs) : les aguit-ki. Le Comité de Leningrad organise aussi une société de location d’État qui vient concurrencer les comptoirs privés, et il parvient à contrôler la quasi-totalité des salles de cinéma de la ville. Des programmes spéciaux sont réservés aux cinémas des quartiers ouvriers, suivis de discussions politiques. Le Comité Cinéma de Leningrad dirige aussi l’École des projectionnistes et mécaniciens, un Laboratoire photographique, l’École de l’art de l’écran animée par Gardine, un cinéaste bourgeois rallié dès le début à la cause des Soviets. Ce Comité qui, jusqu’en mars 1918, est le seul appareil d’État pour le cinéma, donnera naissance un peu plus tard au Sevsapkino, la plus grande entreprise cinématographique pendant la Nep. Quand, en mars 1918, le gouvernement part s’installer à Moscou (à cause des menaces créées par la reprise de la guerre contre la Russie consécutive à la rupture par Trotski des négociations de paix avec l’Allemagne), le Comité cinéma du commissariat à l’Instruction publique reste à Leningrad pour organiser l’appropriation socialiste du cinéma dans les régions du Nord et un autre Comité Cinéma est créé par Lounatcharski, sous la direction de Préobrajinski, à Moscou. Le gouvernement, en outre, ne néglige pas le contrôle de l’industrie capitaliste : il appuie les revendications des ouvriers du film en limitant le pouvoir de licenciement des patrons, en imposant des normes de salaires ; il tente aussi de mettre en place un système fiscal limitant les profits des capitalistes du cinéma.

Une deuxième politique, qui n’émane pas du gouvernement mais des organismes de base, se dessine à travers un mouvement d’appropriation des salles et des comptoirs de distribution par les Soviets locaux. Leur objectif est de trouver des sources de financement pour leurs activités propres. Ils profitent donc du mouvement patronal consistant à fermer boutique plutôt que de se laisser contrôler par le nouveau pouvoir ou de céder aux revendications de leurs ouvriers en matière de salaires, pour s’emparer de leurs entreprises afin de les faire fonctionner dans leur propre intérêt économique. Ces actes d’appropriation, les propriétaires expropriés les qualifiaient d’accaparement. Et l’on pouvait lire dans la presse corporative de nombreux « communiqués » de ce type : « Monsieur Soloviev, propriétaire du cinéma Furor à Alexandrov (gouvernement de Vladimir), signale que le Soviet des députés ouvriers et paysans de Vladimir a accaparé sa salle, avec ses appareils et son mobilier, et en continue l’exploitation à son profit, privant ainsi son propriétaire de ses moyens d’existence » (in Kinogazeta d’avril 1918).

L’UNION PATRONALE.

Pour lutter contre les mouvements d’expropriation ou de contrôle économique, les patrons de l’industrie cinématographique s’organisent : ils tentent de boycotter les secteurs tombés aux mains des révolutionnaires. Voici la résolution prise par la Fédération panrusse des unions cinématographiques (Unions patronales) en janvier 1918 ou peut-être même dès décembre 1917.

Contre l’accaparement des cinémas par des organisations diverses, la Fédération propose les mesures suivantes :

1) Obliger les comptoirs de location à cesser le service des films aux théâtres exploités par des accapareurs ;

2) Dans le cas où un comptoir enfreindrait cette disposition, tous les théâtres s’engagent à ne prendre ultérieurement aucun film au dit comptoir de location.

3) Dans le cas d’accaparement d’un comptoir de location, les théâtres s’engagent à ne plus accepter aucun film fourni par ce comptoir ;

4) Les fabricants et les vendeurs de films s’engagent à ne pas céder de films aux comptoirs de locations accaparés ;

5) Rédiger un appel au public, au nom de toutes les organisations cinématographiques qui font partie de la Fédération pour inviter à boycotter les théâtres accaparés ;

6) La mise à exécution de la présente résolution est garantie par la commission d’organisation qui cherchera les moyens de venir en aide aux victimes d’accaparements.

Ces mesures furent effectivement suivies d’exécution. À Ekaterinbourg, par exemple, les cinémas végètent parce que, pris par le Soviet, les distributeurs refusent d’y envoyer des films. Et, autre exemple, l’information sur le cinéma de M. Soloviev parue dans la Kinogazeta citée plus haut se termine par cet exorde : « En conséquence, la section de location prie le Conseil des organisations cinématographiques d’inviter toutes les agences de location à cesser toute fourniture au cinéma Furor d’Alexandrov ». Bref, deux réseaux d’exploitation et de distribution sont en train de se constituer parallèlement, visant à s’asphyxier mutuellement par le boycott.

La Fédération des unions patronales de l’industrie cinématographique reçoit, dans sa lutte contre le pouvoir des Soviets, l’aide précieuse de l’organisation réactionnaire qui, sous le titre d’Union des travailleurs de l’art cinématographique, regroupe « l’aristocratie intellectuelle du cinéma » : régisseurs, opérateurs, « rois » et « reines » de l’écran, artistes, auteurs de scénarios, réalisateurs dont les « aspirations, l’idéologie, les intérêts étaient opposés à ceux des travailleurs », écrivent Marchand et Weinstein. Cette Union s’appelait aussi la Dixième Muse du nom d’un cabaret où ses membres se réunissaient. Il n’est pas sans importance de souligner que l’un de ses membres parmi les plus actifs était le romancier et scénariste Archibatchev (l’auteur de Sanine à partir de quoi Lénine forgea la notion de saninisme) qui déclara, selon Jay Leyda : « Ni la Révolution, ni aucun gouvernement, ni le capitalisme, ni le socialisme ne donnent le bonheur à l’homme, voué à une éternelle souffrance. Que nous fait la structure sociale, si la mort finit toujours par avoir le dernier mot ? ». Grâce à l’aide de cette union petite-bourgeoise, les capitalistes moscovites du cinéma peuvent organiser la résistance contre toutes les tentatives d’établissement du contrôle économique et politique que Pétrograd avait réussi. D’un côté, les patrons refusent de satisfaire les revendications des ouvriers de leurs studios ; d’autre part, les artistes refusent de travailler pour des films soviétiques, essayant de gagner du temps, de retarder par tous les moyens les nationalisations qui s’imposent. En mars 1918, la Dixième Muse publie le communiqué suivant : « En présence des bruits relatifs à la nationalisation soi-disant imminente de l’industrie cinématographique, l’Union des travailleurs de l’art cinématographique a décidé d’envoyer une délégation spéciale au citoyen Lounatcharski qui vient d’arriver à Moscou, dans le but de préciser quelle est son attitude dans cette question, ainsi que d’éclaircir le sort éventuel de tous les travailleurs du cinéma. Actuellement l’Union recueille les signatures de tous ceux qui sont d’accord pour adhérer à une protestation contre la réalisation immédiate du projet de nationalisation à un moment où l’État est occupé par des tâches plus sérieuses et quand cette question si grave pour l’industrie cinématographique est encore insuffisamment étudiée et mise au point ». Quelques jours plus tard, au cours d’une rencontre avec Lounatcharski, l’Union des travailleurs de l’art cinématographique appuya les revendications patronales : rendre le Comité Skobélev à l’industrie, diminuer le pouvoir des syndicats dans les entreprises cinématographiques.

L’ORGANISATION DU CONTRÔLE.

Quelles sont les mesures prises par le pouvoir des Soviets pour lutter contre les capitalistes du cinéma qui s’opposaient au contrôle économique et politique de leur industrie ? Une première disposition obligatoire est prise le 4 mars 1918 par le Soviet de Moscou, valable seulement pour le territoire placé sous sa juridiction mais dont on saisit l’importance si l’on sait que l’industrie cinématographique est alors concentrée à 90 % à Moscou :

1) Vu d’une part la diffusion de bruits mensongers quant à la réquisition éventuelle des entreprises cinématographiques, fabriques, laboratoires, théâtres, magasins, etc. et vu d’autre par les tentatives de la part d’entrepreneurs isolés pour emporter, dans le but de les soustraire, des matériaux, instruments et moyens de production ainsi que des matières premières, ce qui peut ruiner à sa base même l’industrie cinématographique et augmenter le nombre des sans-travail, le bureau du Soviet des Députés ouvriers, paysans et soldats de la ville de Moscou et de sa région porte à la connaissance publique qu’aucune tentative de réquisition des entreprises cinématographiques, d’où qu’elle vienne, ne sera tolérée.

2) Dans le but de sauvegarder et de régulariser l’industrie cinématographique, le contrôle ouvrier est établi sur l’industrie cinématographique conformément à l’instruction élaborée par la Commission cinématographique de la section artistique d’éducation du Soviet des députés ouvriers, soldats, paysans.

3) Les propriétaires de toutes les entreprises cinématographiques sont obligés de déclarer à la Commission Cinématographique avant le 10 mars de 11 heures à 3 heures le matériel et tout l’inventaire – négatifs et positifs, jupiters, câbles, appareils photographiques et projecteurs, décors, produits chimiques, tous les instruments et moyens de production ainsi que les matières premières – que les entreprises se trouvaient posséder à la date du 14 (1er) février.

4) Toute transmission à de nouveaux propriétaires est interdite ainsi que la réduction ou l’interruption de la production, la fermeture des comptoirs de location, des théâtres, des laboratoires sans autorisation spéciale de la Commission cinématographique près la section artistique d’éducation du Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans de la ville de Moscou et de sa région.

5) Tous les travailleurs employés dans les entreprises cinématographiques licenciés à la date du 14 (1er) février sans l’assentiment des syndicats sont considérés comme en service dans lesdites entreprises et la question de leur licenciement, de ses motifs et de sa durée est réglée par les syndicats intéressés.

6) A partir du 10 mars, une taxe de 5% sur le prix des billets est établie pour tous les spectacles cinématographiques ; à cet effet les livrets de billets doivent être présentés à la Chancellerie de la Commission Cinématographique pour y être apostillés. Les billets détachés des livrets non enregistrés par la Commission ne sauraient en aucun cas être mis en vente après le 10 mars.

7) La perception ainsi que la vérification de l’acquittement de la taxe de 5 % et de l’impôt d’État incombe à partir du 10 mars à la Commission cinématographique et par conséquent tout enregistrement obligatoire dans d’autres institutions est supprimé.

8) Les citoyens qui enfreindraient cette disposition obligatoire, soit dans son ensemble, soit sur des points isolés, seront passibles de peines répressives pouvant aller jusqu’à la prison et à la confiscation de tous les biens.

Par ces dispositions, un organisme soviétique – qui toutefois n’est pas le gouvernement – tente d’enrayer deux processus plus ou moins dangereux. Il s’agit d’abord d’interdire fermement le boycott patronal en rendant illégal non seulement toute cessation d’activité mais aussi toute réduction de la production cinématographique. Pour cela, le contrôle ouvrier est renforcé : un pouvoir est donné aux syndicats des travailleurs pour surveiller les agissements patronaux et s’opposer à tout licenciement. Le développement de cette position de force doit normalement, à plus ou moins long terme, aboutir à l’élimination du patronat. Autrement dit, ces mesures ne prononcent pas la nationalisation mais elles la préparent. En second lieu, il s’agit de mettre un terme au mouvement spontané et plus ou moins anarchique d’expropriation/appropriation par des Soviets locaux en centralisant la perception d’un impôt sur les spectacles, en soumettant la billetterie à un contrôle au moins régional. Cela aussi prépare la nationalisation, mais l’intention immédiate est plutôt de favoriser la réouverture de nombreuses salles qui avaient fermé pour cause de déficit, certains Soviets les ayant taxées de façon démesurée.

LE CINÉMA DANS LA PROPAGANDE.

Ainsi, le gouvernement essaie à la fois de mieux organiser le contrôle de l’industrie cinématographique et de développer, dans la mesure de ses moyens, une cinématographie nouvelle, entièrement mobilisée pour soutenir la lutte des masses et de l’Armée rouge. Pendant que les cinémas encore ouverts passent toujours les mêmes vieux films réactionnaires, les comités d’actualité se multiplient. À Leningrad, on tourne aussi des films de fiction très courts pour l’agitation : les aguit-ki. À Moscou, des contrats sont signés avec des entreprises privées : avec Ermoliev, avec la Rouss, avec la Neptune. Tandis qu’à Leningrad, un cabaret, l’Aquarium, est transformé en studio d’État. Au niveau de la distribution, avec des appareils transportables on fait des projections un peu partout sur les différents fronts de guerre et dans les usines. Mais surtout, le cinéma nouveau participe activement au succès des trains de propagande. A côté du wagon-salle de conférence, du wagon-bibliothèque, du wagon_salle de lecture, il y avait toujours un wagon_cinéma comprenant salle de montage, laboratoire de développement et de tirage, salle de projection et tout l’équipement pour faire des projections en plein air. Le train Lénine de propagande, qui partit de Moscou le 13 août 1928 en direction de la province de Kazan, emportait avec lui Tissé cille opérateur et Vertov comme monteur. Déjà, en avril et mai, ils avaient fait partie du train révolution d’Octobre dirigé pat Kalinine ; en juillet, Vertov travaillait sur le bateau à vapeur Etoile Rouge qui circulait sur la Volga sous la direction de Molotov et de Kroupsaika. Cette politique de soutien aux fronts par les moyens du cinéma n’était pas acceptée par tous les appareils de l’État : il est intéressant de savoir que le premier organisme d’État pour le cinéma – le Comité cinéma du commissariat à l’Instruction publique, celui de Moscou – était très divisé sur l’envoi de matériel cinématographique sur les fronts de guerre, la majorité considérant que ce matériel courrait ainsi à sa perte ; entré en conflit avec le Bureau panrusse des Commissaires politiques militaires qui réclamaient du matériel cinématographique, il dut finir par s’exécuter. Très intéressante information : on a ici les deux aspects de la contradiction, précédemment soulignée, opposant ceux pour qui le cinéma est d’abord une industrie et relève donc de l’économie et ceux pour qui le cinéma est d’abord un moyen de lutte idéologique. Contradiction que le Marchand et Weinstein nous permettent de repérer encore une fois lorsqu’ils signalent aussi les désaccords survenus entre le Comité cinématographique du Soviet de Moscou et le Conseil supérieur de l’économie nationale qui ne voyait « dans l’industrie cinématographique qu’une des branches de l’industrie nationale et ignorait son côté éducatif et artistique ». Le 17 juillet 1918, le gouvernement soviétique adopte un décret sur les entreprises cinématographiques qui reprend, renforce et étend les dispositions du Soviet de Moscou du 4 mars. Premièrement, le matériel cinématographique non utilisé par les entreprises (ou sous-utilisé) appartiendra à l’État. Deuxièmement, tous les films seront soumis à un visa de censure avant d’être projetés. Troisièmement, il faut procéder immédiatement à l’inventaire des réserves de pellicule dans les entreprises. Ainsi, les capitalistes du cinéma sont mis devant l’obligation de travailler dans les conditions imposées par l’État ou de se laisser exproprier par lui. Si certains producteurs se déclarent prêts à travailler sous le nouveau pouvoir (dont ils acceptent des commandes tout en mettant beaucoup de mauvaise volonté à les exécuter), les marchands de pellicule, les loueurs de films commencent à faire disparaître leurs stocks. Par suite, le programme de réalisation de films nouveaux (historiques et sociaux) établi par les grandes compagnies de production ne peut être exécuté par manque de moyens. Peu à peu l’industrie cinématographique est détruite par des sabotages et des détournements du matériel. Finalement, la plupart des sociétés de production quittent Moscou, emportant le plus possible de matériel, pour gagner leurs studios dans le Sud (en Crimée notamment) et y attendre les armées blanches. Comme c’est l’Armée rouge qui arrive, ils quittent le territoire soviétique pour s’installer à Paris, à Berlin.

Pour tenter d’enrayer ce mouvement de destruction totale des bases économiques et techniques du cinéma, le gouvernement soviétique décrète, le 27 août 1919, la nationalisation du commerce et des industries photographiques et cinématographiques et leur rattachement au commissariat à l’Instruction publique : les propriétaires ont déjà caché tout ce qui pouvait l’être et fait passer beaucoup de matériel à l’étranger. Enfin, fait très significatif, quand le Comité Photo-Cinéma arrive à en saisir, il est souvent entreposé mais pas utilisé. Du moins à Moscou.

5. DU DÉCRET DE NATIONALISATION A LA MISE EN PLACE DU SOVKINO

Le décret de nationalisation de l’industrie cinématographique russe est habituellement posé comme origine fondatrice du cinéma soviétique, comme son « acte de naissance » (expression employée par Sadoul et les Schnitzer). Or, ce décret, qui arrive près de deux ans après la prise du pouvoir, n’inaugure rien ; au contraire, il clôt quelque chose : il met un point final à un (des deux) processus visant à constituer le cinéma soviétique. Le considérer comme commencement revient d’une part à confondre les deux processus et d’autre part à faire comme si ces processus n’étaient pas déjà entamés depuis longtemps. Et cette confusion et cette « ignorance » ne sont pas innocentes ; elles n’ont d’autre but que d’effacer la contradiction fondamentale qui, antérieurement au décret de nationalisation, structure le développement du cinéma soviétique. Mais s’il est faux de faire commencer le cinéma soviétique au décret, il serait également erroné de ne pas voir que celui-ci intervient dans son développement, y produisant des effets décisifs. Comment ? C’est ce qu’il faut d’abord analyser maintenant.

Et d’abord : comment la nationalisation intervient-elle dans le processus où elle joue directement, le procès d’appropriation des moyens de production et d’exploitation des films ? Ce qui fut précédemment décrit – à savoir que la nationalisation avait été décrétée de façon tardive pour compenser l’échec des mesures de contrôle – permet de la caractériser comme une politique défensive, principalement négative et même, à la limite, simplement répressive, prise au repli d’une politique erronée. Elle a échoué ; elle ne pouvait qu’échouer. Pourquoi ? Parce qu’elle ne différait pas fondamentalement de la politique erronée qu’elle devait rectifier, parce qu’elle était elle-même erronée, parce qu’elle ne reposait pas sur une ligne prolétarienne. L’industrie cinématographique a été soumise au contrôle d’abord, puis nationalisée comme n’importe quelle autre industrie, sans que soit tenu compte de sa nature idéologique. Les mesures de nationalisation comme celles de contrôle furent prises indépendamment de la constitution d’une cinématographie vraiment nouvelle, d’une cinématographie du nouveau. La question de la nature idéologique de l’industrie cinématographique n’apparaissait qu’à titre secondaire dans le procès qui vise à la faire passer aux mains des soviets, le pouvoir soviétique se bat principalement sur le même terrain que les capitalistes qui considèrent le cinéma principalement (mais pas exclusivement) sous l’angle économique. Les capitalistes font comme si, à la limite, ils étaient prêts à fabriquer et vendre des films révolutionnaires (et, pourquoi pas, après tout : sous Kérenski ils ont bien fait des films vaguement social-démocrates) à condition de rester maîtres chez eux, maîtres des prix, des circuits, des salaires et de l’embauche ; et, face à eux, le pouvoir soviétique fait comme si les industriels du cinéma pouvaient produire et vendre n’importe quels films pourvu qu’ils le fassent sous le contrôle du nouveau pouvoir. Ainsi la première lutte sur le terrain du cinéma a pour enjeu non l’appropriation des instruments d’une pratique idéologique décisive mais le contrôle des profits d’une industrie. Ce faisant le gouvernement révolutionnaire se laisse conduire – dans ce secteur – par l’économisme : il ne propose pas une politique qualitativement différente de celle que défend le syndicat des travailleurs du film. Il cherche seulement à faire aboutir leurs revendications antérieures à la prise du pouvoir sans désigner de nouveaux objectifs de lutte correspondant à l’étape nouvelle de mise en place de la dictature du prolétariat. Si le pouvoir des soviets, pas plus que les syndicats, sur cette question de l’exportation/appropriation ne met la lutte idéologique au poste de commandement mais l’économie, il est logique qu’il se retrouve à la merci des patrons, à la remorque de leurs initiatives : la remise en route de la machine cinématographique ne dépend que d’eux puisqu’il s’agit de fabriquer seulement le produit dont ils ont (avec leurs artistes) le « secret ». Si, au contraire, il s’agit de faire faire à la machine autre chose, un produit idéologique nouveau, il est possible que la machine soit mise en route sans eux. C’est en fait ce qui se passe, mais en dehors du processus de contrôle puis de nationalisation. Au moment où gouvernement et capitalistes s’affrontent sur le terrain économique, un type nouveau de films est réalisé en dehors de l’industrie capitaliste, par les Comités Cinéma de Léningrad et de Moscou, sur des bases techniques et méthodologiques entièrement nouvelles. Certes les cinéastes d’actualités révolutionnaires et d’aguit-ki manquent cruellement de matériel mais ils ont déjà trouvé les formes d’organisation qui leur permettent de travailler dans la bonne direction, c’est-a-dire qui permettent une utilisation idéologiquement révolutionnaire du film. Les deux processus sont si indépendants l’un de l’autre, si parallèles, que l’on aboutit, au moment de la nationalisation, à cette situation paradoxale : d’un côté on fait des films « sans » matériel, de l’autre on a (on finit par avoir) du matériel pour en faire non des films mais des stocks (d’État).

Si le procès qui s’achève par la nationalisation de l’industrie cinématographique ignore (n’est pas déterminé par) l’invention d’une nouvelle cinématographie, en revanche le fait de la nationalisation ne peut manquer de retenir sur le développement de la cinématographie soviétique. En apportant aux ateliers d’aguit-ki et aux sections d’actualités des moyens qui leur font défaut (encore que, on l’a vu, la nationalisation parvienne à se saisir de fort peu), le décret ramène aussi toute une institution : des techniciens et des instruments certes, mais aussi des modes de fabrication, des styles de travail, des normes esthétiques. Tout cela va peser sur les nouvelles pratiques filmiques et bientôt prendre le pas sur elles. Bien sûr, ce que le décret sanctionne, au sens strict, c’est et ce n’est que la fin de l’industrie capitaliste du cinéma, c’est-à-dire un certain régime de propriété des moyens de production et de commercialisation des films. Mais en même temps, vu les déterminations qui le produisent et les perspectives qu’il ne s’assigne pas, il va favoriser la persistance de ce qui ne peut prendre fin par un simple décret – les normes de représentation, les modes de fiction, les règles de signification – et qui ne peut être éliminé qu’au cours et à la suite d’une très dure lutte idéologique. Or celle-ci n’a pas réellement lieu à ce niveau. D’où la conséquence suivante : dans les deux nouveaux processus qui, après le décret de nationalisation, structurent le développement du cinéma soviétique – procès de mise en place d’organisations nouvelles pour produire et distribuer les films et procès de renforcement d’une cinématographie du nouveau – on va retrouver massivement au niveau du premier les forces objectives (et les hommes) qui ont déterminé la nationalisation telle qu’elle a lieu. Ce qui n’est pas sans effet sur le second, car, ce coup-ci, la nationalisation s’étant accompagnée d’une centralisation, les deux processus sont intriqués et non plus parallèles. Bref, en aucun cas, la nationalisation ne peut être prise pour l’origine du cinéma soviétique au sens de cinéma du nouveau mais, bien au contraire, doit être définie comme pseudo-fin et/ou continuation sous d’autres formes du cinéma de l’ancien.

Comment se déroule la lutte entre l’ancien et le nouveau dans le champ de cinéma après la nationalisation ?

Après la nationalisation pour quelque temps, le combat cessa faute de combattant, si l’on peut dire. La production est presque nulle. Ce qui ne signifie pas que cela soit une cause de ceci mais que cela intervient comme point ultime dans le procès qui conduit à ceci. Pour qu’une industrie marche, il lui faut pouvoir disposer d’une part de forces productives (matériaux, machines, hommes) et d’autre part de capitaux. Or les premières sont quasi-inexistantes – l’inventaire des instrument de production et de commercialisation qui se clôt le 15 janvier 1920 ne peut qu’enregistrer l’état de délabrement et de ruine où ces forces ont été mises par le sabotage – et les seconds sont presque nuls (l’État ne peut en donner pour le cinéma). Aussi l’année 1920 connaît une production encore plus facile que la précédente : 32 films contre 59 en 1919. Et cette sous-production va durer jusqu’à 1924 (67 films). Les chiffres « parlent » : 1921, 12 films ; 1922, 14 films ; 1923, 20 films. Après 1924, la tendance se maintient : 1925, 94 films ; 1926, 84 ; 1927, 121.

LA N.E.P.

Comment la production de films a-t-elle été relancée en U.R.S.S. après l’échec de la nationalisation ? Comme la plupart des industries : par la NEP. Avec le traité de paix avec la Pologne37, en mars 1921, une nouvelle période s’ouvre devant le pouvoir des Soviets : la reconstruction de l’économie nationale complètement ruinée par la guerre. Le Xe Congrès du Parti adopte donc une nouvelle politique économique (la NEP). Celle-ci se caractérisait par la substitution de l’impôt en nature au système des prélèvements des excédents agricoles, impôt inférieur au taux de prélèvement qui avait pour effet d’une part, d’inciter les paysans à produire davantage et d’autre part, de réintroduire la liberté de commerce puisque ce qui restait après la livraison de l’impôt, le paysan avait le droit de le vendre au marché. Le retour à la liberté de commerce capitaliste entraînait nécessairement la reprise de la production industrielle privée dans certains secteurs non nationalisés. Mais les Soviets conservaient le pouvoir politique (dictature du prolétariat) et les principaux leviers de commande économiques : la terre, la grosse industrie, les transports et le monopole du commerce extérieur. Ce retour était un recul certes mais un recul nécessaire, expliquait Lénine et le Parti communiste. Nécessaire au démarrage de la production, à la reconstruction des forces productives ruinées par la guerre. Recul doublé d’une lutte à mort entre le secteur capitaliste et le secteur socialiste, les règles du jeu restant, en dernière analyse, entre les mains des soviets et de leur État. Lutte qui dans les premières années de la NEP (1921-1923) se portait d’abord sur le commerce, maillon principal de toute la chaîne économique à ce moment là : « il faut que les communistes apprennent le commerce » disait Lénine. Quels efforts particuliers produisit la NEP dans le domaine du cinéma ? Marchand et Weinstein : « une véritable fièvre « commerciale » s’empare bientôt du cinéma. Les entreprises de location se constituent avec une rapidité vertigineuse et l’on voit ressurgir de tous les côtés de vieux films risses et étrangers qui avaient été dissimulés par leurs propriétaires au moment de la nationalisation ». Donc, l’effet attendu se produit : le circuit de distribution des films se rétablit, les salles ré-ouvrent leurs portes. De nouvelles entreprises apparaissent aussi bien des sociétés privées comme Fakel, Hellin, Zadarojny et Cie ou semi-privées (c’est-à-dire n’appartenant ni à l’État ni à des capitalistes mais à des organisations collectives : soviets, syndicats, coopératives) comme le Kino-Déver (créé par le Soviet de quartier à Léningrad) ou l’Organisation artistique collective Rouss (ex-Rouss, transformée en coopérative). Au niveau de l’exploitation on trouvait la même hétérogénéité : syndicats, soviets, associations disposaient souvent de salles de cinéma qui entraient en concurrence non seulement avec les salles appartenant à des propriétaires individuels, à des bourgeois mais aussi entre elles. De son côté l’État créait des entreprises pour entrer en concurrence avec toutes les autres : ainsi le Gosprokat (location d’État) ainsi les nombreuses salles qu’il possédait déjà. « Toutes ces entreprises ne songeaient exclusivement qu’aux opérations commerciales, à avantages immédiats, de la location et de l’exploitation ».

On voit donc se développer cette contradiction : la distribution reprend, la production stagne. Seul le Sevsapkino, à Leningrad (mais il avait des succursales dans presque toutes les Républiques soviétiques et dans de nombreuses villes de Russie), mène de front la production de films nouveaux et la commercialisation des films anciens, traçant la voie à la politique que le gouvernement va adopter pour agir sur le développement de cette contradiction dans le sens des intérêts du socialisme. Un décret ordonne la fermeture de toute entreprise de location qui ne fait pas aussi de la production. Ainsi disparaissent de nombreuses petites sociétés d’affairistes. Première concentration. Du même coup, les plus grosses se renforcent et de nouvelles entreprises apparaissent : le Prolet-Kino à Moscou, un Centre Photo-Cinéma à Tiflis en Géorgie, un autre à Bakou en Azerbaïdjan.

Tous les profits du cinéma pour le développement du cinéma : tel est le nouveau mot d’ordre. Cette politique impulsée par le commissariat à l’Instruction publique de qui dépend la réglementation du cinéma, vise à créer les conditions du développement de l’industrie cinématographique par la constitution, à partir des profits de la distribution, de capitaux pour la production. Il s’agit donc d’abord de mettre un terme au détournement de ces profits soit par des individus qui ne pensent qu’à s’enrichir comme au beau temps du tsarisme, soit par des organisations populaires qui prennent le cinéma pour une banque à financer toutes sortes d’activités sociales comme au beau temps des accaparements. Pour mettre cette politique en œuvre, un décret du Conseil des commissaires du peuple du 19 décembre 1922 institue un organisme habilité à centraliser tous les ateliers, toutes les fabriques, tous les studios, et tous les comptoirs de location à l’exception de ceux qui font de la production (et qui donc restent autonomes) : le Goskino (Cinéma d’État).

L’ÉCHEC DU GOSKINO.

Cet appareil provenait de la transformation de la Section pan-russe de Photo-Cinéma près le commissariat à l’Instruction publique (qui existait depuis 1918 en Entreprise photo-cinématographique d’État. Mais son conseil d’administration était nommé par le Collège du commissariat à l’Instruction publique auquel il devait compte de sa gestion et de son activité et qui pouvait le destituer à tout moment. Le Goskino recevait les droits et les capacités d’une personnalité juridique. Ce décret n’est toutefois mis en application que six mois plus tard : ce n’est en effet que le 10 juillet 1923 qu’un directeur est nommé, A.V. Goldobine. Celui-ci organise alors l’inventaire des moyens dont le Goskino hérite, inventaire très long, très lent qui traîne jusqu’au début 1924. Il comprend : la première fabrique cinématographique d’État (ex-Khanjonkov) la troisième fabrique cinématographique d’État (ex-Ermoliev), la quatrième fabrique cinématographique d’État (ex-Rouss), la première fabrique photographique d’État (ex-Pokorny), plus une fabrique à Léningrad, plus des immeubles d’administration. Ces moyens sont en mauvais état, il est donc nécessaire de les faire réparer. Mais ce n’est pas tout : il faut aussi trouver des capitaux. L’État ne pouvant en fournir, il est fait appel aux capitalistes privés sous formes et d’emprunts et de cession de droits (sous-location de films à des sociétés de distribution). Enfin, comme de nombreuses industries, le cinéma bénéficie des retombées du traité de Rapallo (accords commerciaux avec l’Allemagne) : un des dirigeants du Goskino acquiert ainsi, en Allemagne, et à crédit, 33 grands films artistiques (dont le Dr. Mabuse de Lang que Eisenstein et Schoub vont bientôt re-monter), 50 films scientifiques, 20 000 mètres de pellicule négative, 700 000 mètres de pellicule positive ainsi que du matériel photo, plus un crédit de 500 000 roubles-or des Banques allemandes. Comme le Goskino disposait de moyens de production en état de fonctionner (deux studios, un labo, un atelier photographique une typolithographie, un atelier de cartonnage, et un atelier mécanique) il put commencer dès 1924 à faire réaliser des films. Ainsi furent faits 24 grands films dont l’exploitation directe ou par sous-location s’ajoutant aux profits tirés de l’exploitation directe ou par sous-location de films étrangers (représentant 1 200 000 mètres, pour tout dire) permirent au Goskino d’accumuler un premier capital de roulement. Pour répondre à toutes les demandes, le Cinéma d’État divise ses activités de distribution en quatre régions : Moscou, Léningrad, Oural-Sibérie, Sud-Est. Mais il ne parvient pas à remplir toutes les tâches qui lui sont imparties. Il échoue en particulier à faire de l’Entreprise cinématographique d’État la première de toutes. Il ne peut pas non plus répondre aux demandes des Centres Cinéma qui se mettent en place dans diverses républiques soviétiques. Il n’arrive pas à faire respecter son monopole de l’import-export en matière de matériel et de films. Pour toutes ces raisons il est remplacé début 1925 par le Sovkino auquel il vient d’intégrer à l’égal des sociétés qu’il n’avait pas réussi à dépasser.

Quelles étaient ces autres organisations cinématographiques, autonomes du Goskino, qui, pendant la première partie de la reconstruction de l’économie nationale, réussirent à combiner plus ou moins bien production et distribution ?

LE SEVSAPKINO.

La plus importante était certainement le Sevsapkino. Issue du Comité Cinématographique de Léningrad, cette entreprise a toujours connu une intense activité : au plus fort de la guerre civile, pendant le siège de la ville dirigé par Youdenitch, elle réussissait à maintenir ouverts cinémas (1 sur 2). Le Sevsapkino (Direction générale photo-cinématographique du Nord-Ouest) était une entreprise d’État qui comprenait de nombreuses sections : exploitation, production, propagande, financière, films scientifiques et qui dirigeait en outre l’Institut de l’art de l’écran, l’École des mécaniciens de cinéma, le Dépôt central de produits et matériels photo-cinématographiques, un Atelier mécanique et des laboratoires. Il était propriétaire de nombreux cinémas aussi bien dans les quartiers bourgeois que dans les quartiers ouvriers, pas seulement à Léningrad et sa région mais aussi à Moscou, à Rostov, à Saratov, etc. Le bureau de location du Sevsapkino était très riche : en 1925 il disposait de 3 629 films (soit 1 500 000 mètres). En 1924, il achetait : 289 grands films artistiques (1 811 copies), 35 films comiques (350 copies) ; ces films étaient répartis en deux catégories : ceux que le Sevsapkino ne pouvait exploiter que sur sin territoire et ceux dont il avait acquis les droits pour toute l’Union. Parmi ces derniers : 8 films américains de l’United Artists Corporation (certains avec Mary Pickford) et 20 films allemands (parmi lesquels les Niebelungen de Lang). Avant cet achat le Sevsapkino possédait déjà beaucoup de films étrangers (notamment toute une série avec Fairbank, une autre version avec Valentino). C’est cet organisme qui projette en 1921 Intolérance de Griffith au profit de la lutte contre la famine ; film qui faisait partie du lot récemment acheté par une entreprise privée et que le Sevsapkino avait reçu en héritage au moment de la nationalisation. Le Sevsapkino (ou l’organisme qui le précédait) n’avait jamais cédé de produire ; la Nep facilita le développement de sa production dans tous les genres et en particulier dans la Chronique (actualités, documentaire). En 1925, il produisit 40 grands films. Au niveau de l’exportation, il fut l’un des premiers à faire sortir des films de Russie par l’intermédiaire du Secours ouvrier international qui vendit à Berlin Pitié Infinie et Le Miracle. En outre le Sevsapkino jouait un rôle irremplaçable (en tout cas pas par le Goskino) pour le développement de l’industrie cinématographique dans toute l’Union. Par exemple : son aide décisive à la Direction Photo-Cinéma de l’Azerbeidjan crée par le commissariat à l’Instruction publique qui était incapable de le développer ; contacté, le Sevsapkino envoya des réalisateurs et des techniciens pour démarrer une production locale (des légendes locales, des chroniques, des films historiques et scientifiques). Enfin, le Sevsapkino a une activité d’édition importante : il publie des scénarios et plusieurs revues de cinéma dont Kinonédélia depuis janvier 24 (à ne pas confondre avec la série d’actualités portant le même nom et dont Vertov était un des principaux responsables à Moscou).

KINOSÉVER.

Pour rester dans le Nord, voici maintenant le Kino-séver. Section cinématographique d’un soviet de quartier Léningrad, cette entreprise réussit à se développer à un point tel qu’elle rayonnait au-delà de Léningrad et de sa région. Elle réussit à introduire en Russie plusieurs films étrangers « importants » avec les droits d’exploitation pour toute l’Union (Sodome et Gomorrhe, la déesse de la jungle, Au cœur de l’Afrique, Sapho, LaReine des Huitres, Folies de Femmes). En 1924, son directeur-adjoint, Krig, obtenait un contrat assurant à son organisation, pour l’ensemble de la Russie, les films américains Paramount, Universal et First National. En 1925, le Kino-Séver disposait de 457 films en location. Dès 1923, il avait aussi un secteur de production : chronique, films artistiques, films scientifiques. Mais toutes les organisations cinématographiques exerçant en Russie ne sont pas aussi productives.

KINOMOSCOU.

Le KINOMOSCOU par exemple, qui dépendait du Soviet exécutif de Moscou, s’il fut le premier à porter des films étrangers, n’est jamais parvenu à développer une production abondante et de toute façon très tardivement. En revanche, il accordait beaucoup d’importance à sa revue, la Kinogazeta, qui se signalait par sa défense ardente du vieux cinéma (on se souvient de ses attaques fielleuses contre les Kinopravda de Vertov).

MEJRABPOM-ROUSS.

Très importante par contre est la Mejrabpomrouss. Elle ne fait pas elle-même de location mais vend certains films étrangers à d’autres sociétés. Elle est née de l’association de la Section Moscoviste du Secours ouvrier international (Mej-Rab-Pom) et du Collectif Rouss. La Rouss étant la seule fabrique capitaliste qui ne s’arrêta jamais de produire, qui ne s’abandonna pas aux sabotages et qui aux lendemains de la nationalisation se transforma en coopérative de production avant d’être « rachetée » par le S.O.I. Le Secours ouvrier international était un organisme d’aide économique à la jeune république soviétique, fondé par des membres du Parti communiste allemand. Pendant le blocus il fit passer en Russie des matières premières, de l’argent, des vivres, des vêtements.Après, il organisa rapidement la reprise des échanges commerciaux : il n’est pas pour rien dans le traité de Rapallo. Sa section cinématographique avait pour tâche d’aider à la reconstruction de l’industrie russe du film. Elle commence donc par envoyer de la pellicule, des appareils ; elle facilite l’achat de films soviétiques par l’Allemagne et les États-Unis. Dès que le Mejrabpom ouvre un bureau à Moscou, en 1923, il s’associe avec le Collectif Rouss pour produire des films. Un des premiers fut Aelita de Protazanov, car le S.O.I. s’était fixé pour tâche aussi de faire revenir travailler en Russie les cinéastes qui s’étaient exilés au moment de la guerre civile.

Le mouvement de reconstruction et de développement de l’industrie cinématographique touchait toutes les Républiques soviétiques qui, à partir d’un Centre Photo-Cinéma en général créé par le commissariat à l’Instruction publique essayait de contrôler la distribution et de démarrer une production. Par exemple, en République Tartare, le Taikino se développe par ses propres moyens tandis qu’en Russie-Boubkarienne le Centre Cinéma connaît un rapide développement grâce à l’aide du Sevsapkino. Aidé par celui-ci également, la Direction Photo-Cinéma de l’Azerbaïdjan arrive à accumuler en 1925 un capital de 380 000 roubles-or. Sans parler de la Vikfu qui, en Ukraine, devient rapidement une des premières entreprises cinématographiques de l’Union. Ainsi, la politique engagée selon le principe « tous les profits du cinéma pour le développement du cinéma » porte-t-elle rapidement et partout ses fruits. En 1925 l’industrie cinématographique est prête à entrer en compétition avec celles des pays capitalistes.

Quel est le rapport de ces entreprises à l’État ?

En premier lieu : l’impôt. Elles doivent toutes verser un impôt à l’État qui ne peut en aucun cas dépasser 10 % des recettes. Quant à la taxe locale, elle ne peut excéder 5 %. Cette politique de l’impôt adoptée en Mai 24 (mais déjà pratiquée en partie) favorisa la réouverture de salles qui avaient fermé à la suite des charges excessives que les soviets locaux avaient voulu prélever sur elles. En second lieu : l’État a le monopole de l’import-export dont il a confié l’exercice au Goskino, les entreprises anciennes, solidement implantées, continuaient à adresser leurs commandes directement aux sociétés étrangères (en référant toutefois au commissariat du Commerce extérieur). D’où lutte, frein, blocage. Le Sevsapkino, en particulier, qui se sent très puissant ne veut pas entendre parler du Goskino, refuse de se soumettre à Moscou. Et il est vrai que le Goskino était très mal organisé, qu’il avait une mauvaise politique d’importation. Par exemple, pour 1924, il prévoyait, pour toutes les Entreprises un achat extérieur de 250 000 roubles-or de matériel et l’ensemble des entreprises pour 3 millions. Si l’État voulait jouer un rôle de centralisation, il devenait nécessaire de créer un autre appareil cinématographique d’État.

RENFORCEMENT DU CINÉMA D’ÉTAT.

Pour résoudre les problèmes que le Goskino était incapable de seulement poser (le développement accéléré d’une industrie cinématographique d’État), le Sovkino fut créé à la suite du XIIIe Congrès du Parti en mai 1924, Congrès où les interventions sur le cinéma ne portèrent pas seulement sur son aspect économique mais aussi sur son niveau idéologique. Cette décision se situait dans la perspective de la création d’un commissariat au Commerce intérieur dans le but de prendre possession du marché et d’évincer du commerce le capital, privé. Mis en place début 1925 le Sovkino avait le monopole de l’exploitation des films russes et étrangers sur tout le territoire de la R.S.F.S.R. C’était une société par actions avec la particularité que les actionnaires étaient des organisations et non des individus : soit des organismes non cinématographiques (55%) comme le Conseil supérieur de l’économie nationale, la Banque d’État pour le Commerce extérieur, soit des entreprises cinématographiques de la République Russe (les autres conservant leur autonomie). Plusieurs organismes comme le Sevsapkino et le Kino-Moscou ne se rallièrent qu’après garantie de leur autonomie. Quant au MejrabpomRouss, il conserva la sienne jusqu’à la fin du muet. Car, si le Sovkino concentrait toute la partie commerciale, il laissait leur entière liberté pour la production aux quelques grandes entreprises qui avaient fait leurs preuves au cours de la NEP. Ainsi, ce n’est qu’en 1925, avec l’entrée en exercice du Sovkino, que l’on peut parler réellement de nationalisation de l’industrie cinématographique russe. Le Sovkino commença par importer de nombreux films et beaucoup de matériel cinématographique. Et au terme de sa première année d’exercice « il satisfaisait à 100%s les besoins de l’écran ». Que faut-il entendre par là ?

Résumons : en 1925, le processus de remise en marche de l’industrie cinématographique est terminé – cette année-là on produit 94 films en Russie. Et le procès d’appropriation socialiste des moyens de production et de commercialisation des films est achevé pour l’essentiel : très peu de salles sont encore aux mains de propriétaires privés (quand Moussinac visite, deux ans plus tard, la Russie cinématographique, il n’en reste que 5), aucun comptoir de location n’est aux capitalistes et si quelques entreprises de production ne sont pas nationalisées c’est qu’elles appartiennent à des organisations collectives telles que soviets, syndicats, coopératives, Secours ouvrier. On peut donc dire que l’industrie cinématographique fut relativement vite socialisée, en regard de certaines industries qui ne le furent qu’au terme du premier plan quinquennal.

6. LA LUTTE POUR LA PROLÉTARISATION DE L’ÉCRAN SOUS LA N.E.P.

On produit des films, on en importe, on commence à en exporter, les salles ont des programmes variés : voilà donc résolus les problèmes posés au niveau du premier processus de constitution du cinéma soviétique. Qu’en est-il au niveau de l’autre processus, le processus idéologique ? Il est beaucoup moins avancé : une solution aux problèmes des copies n’en étant pas nécessairement une à celui des reflets. L’importation massive de films étrangers qui permettait de « satisfaire à 100 % aux besoins de l’écran » ne répondait pas pour autant au besoin des masses : loin de favoriser le développement de la conscience socialiste par la diffusion de l’idéologie réactionnaire. Prenant souvent modèle sur ces films étrangers, les films produits en Russie et dans les autres républiques soviétiques étaient loin encore de pouvoir, quantitativement et qualitativement, renverser le rapport des forces entre films révolutionnaires et films réactionnaires, au niveau de la distribution.

Au cours du XIIIe Congrès du Parti communiste où fut décidée la création du Sovkino, la Confédération des travailleurs communistes du cinéma près la section d’agitation et de propagande du Comité Central éleva une protestation vigoureuse contre le niveau idéologique lamentable de la production cinématographique soviétique. En voici les principaux extraits : « Les films soviétiques actuels sont de qualité fort médiocres du point de vue technique et surtout du point de vue idéologique… La cinéchronique est encore très faible et très pauvre… Il faut poser devant la production cinématographique soviétique pour la prochaine période le problème de la réalisation de films qui soient vraiment des films de masses : courts, bon marché, accessibles au cinéma des quartiers ouvriers et de la province… Toute l’activité cinématographique doit tendre au développement de la culture et à l’éducation politique des masses… Il faut engager une lutte décisive contre la production « commerciale » c’est-à-dire, en d’autres termes, bourgeoise des entreprises cinématographiques soviétiques. Il est nécessaire de passer soigneusement au crible la location des films, de renforcer l’action de la censure, sans se laisser impressionner par l’argument du déficit qui pourrait en résulter pour les entreprises cinématographiques… Ce serait une faute grossière de s’engager dans la voie des films d’agitation et des mauvaises vulgarisations éducatrices. Il faut adapter la littérature progressiste et révolutionnaire. Il faut produire une série d’épisodes sur l’histoire du mouvement révolutionnaire et du parti communiste russe. Il faut faire aussi des films scientifiques et des films de propagande agricole ».

Comment expliquer cette domination de la production soviétique par des films d’inspiration bourgeoise ?

(À suivre).

38
 

Texte initialement paru dans la revue Cinéthique n°15 – 4e trimestre 1972 et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Retranscrit par Horya Makhlouf.

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  1. Ce n’est pas nous qui marquons la continuité G.D.V.T.V.B., mais : a) une grande partie de la presse (qu’elle ait vu ou non la production signée G.D.V. important peu pour elle, ce qui compte étant seulement l’effet journalistique d’information : il existe ou il a existé un Groupe nommée ainsi) ; b) un des auteurs lui-même de T.V.B. qui parle des films du G.D.V. comme de « prolégomènes » au film G.G.G. (Gaumont, Godard, Gorin). Dans les deux cas, la mise en continuité laisse Vertov hors champ, comme titre vide, signe sans référent, sens perdu. Preuve, à notre avis, que son retour est fortement lié à des ruptures qu’il s’agissait pour tous de refouler. []
  2. S’il faut jalonner le rapport des cinéastes qui composent le G.D.V. À Vertov, nous pouvons dire :
    a) que le nom du Groupe apparaît comme tel en France pour la première fois publiquement dans le N°5 de « Cinéthique » (octobre 1969), comme signature d’un extrait de la bande-son de British Sounds (distribué aux U.S.A. Sous le titre See you at Mao) ;
    b) que ce nom fut choisi en opposition à ce que représentait Eisenstein (Godard et Gorin s’en sont expliqué plusieurs fois et notamment dans une interview parue en 1970 dans Evergreen, le magazine du groupe Grovepress, co-producteur de plusieurs films du Group D.V.) ;
    c) que l’on peut entendre Vertov marqué, par le commentaire de Vent d’Est, au chapitre des victoires du cinéma révolutionnaire principalement, mais aussi, par un effet de condensation et de télescopage temporel concernant La Onzième année, à celui des défaites du cinéma révolutionnaire ;
    d) que les auteurs du G.D.V., dans le peu de développement théorique qu’ils ont tiré de leur pratique, ont moins interrogé la pratique de Vertov que par exemple celle de Brecht. []
  3. Textes extrêmement précieux et fort utiles, même si certains ne peuvent encore prendre toutes leurs significations, étant isolés d’autres textes qui certainement ne manqueront pas de les éclairer. La publication, plusieurs fois reportée, des écrits de Vertov par les Cahiers du Cinéma dans la collection 10/18 sera un événement important. * Cette note (et une partie de ce texte) était déjà écrite quand est paru le volume (quadruple!) des écrits de Vertov, en septembre. Disons que pour le moins il déçoit beaucoup nos espérances. Certes, il nous apporte beaucoup, mais si mal : les textes enchaînés à la queue leu leu, tassés, mal distribués et quelquefois moins bien traduits que dans certaines versions antérieurement publiées (par Sadoul, par exemple), avec de trop rares et trop laconiques notes historiques et une Introduction trop rapide (mais qui fut, nous a-t-on dit, imposé par l’éditeur aux Cahiers à la place du texte plus long qu’ils avaient d’abord écrit). Quoi qu’il en soit de tous ces défauts – qui ne rendraient pas superflue une nouvelle et toute autre édition – des textes importants sont là et nous allons tâcher d’en tirer le maximum pour notre travail. NDE : Une nouvelle édition, fondée sur des textes russes non-expurgés, est annoncée pour cette année : http://www.lespressesdureel.com/EN/ouvrage.php?id=6021&menu=0 []
  4. Il s’agit : a) de l’article d’Eisenschitz « Maïakovski, Vertov », rédacteur qui a, depuis, quitté Les Cahiers, par fidélité au révisionnisme ; b) des notes de Sadoul sur « le futurisme de Vertov », Sadoul dont le révisionnisme fait depuis longtemps autorité un peu partout dans le monde. Ces deux articles n’ont fait l’objet, jusqu’à maintenant, d’aucune critique dans les Cahiers. À signaler aussi les remarques de Bonitzer (dans le n°234-235) sur L’Homme à la Caméra, formulées à partir d’une critique du texte de Jean-Louis Baudry publiée dans le n° 7-8 de Cinéthique. []
  5. Enseignement donné (et poursuivi cette année encore) au Département cinéma de Paris-VIII (Vincennes). []
  6. Autre preuve de la pratique systématique du copiage, du psittacisme, du conformisme de la critique : quand le journal Actuel (affilié à la Free Press, revendiquant son marginalisme, son modernisme, etc., etc.) veut parler de Vertov (à propos de Godard), le journaliste commis à cette tâche ne trouve rien de mieux que de reprendre les pires sadouleries : Vertov = Lumières = Cinéma direct, etc., etc. []
  7. Remarquons que ce retour ne va pas jusqu’à la re-sortie de films de V… dans le circuit art et essai. Et cela ne risque certainement pas de se produire. C’est que d’une part, les films de V… se prêtent mal à une valorisation de ce type. Même en insistant beaucoup sur les « recherches sonores » d’Enthousiasme, la critique aurait du mal à faire oublier le contenu prolétarien (qui, comme nous le montrerons, commande ces « recherches »). ce qui ne pose pas de problème avec les films d’Eisenstein. D’autre part, les idéologues de la bourgeoisie n’ont pas intérêt à (re-)sortir les films de V…, car ils contrediraient trop et à l’évidence la légende qu’ils ont tissée autour de leur réalisateur. Donc, pour l’instant, la transformation de Vertov en marchandise culturelle se limite à l’exploitation de connaissances sur Vertov vendues (au compte-gouttes) par les révisos. []
  8. Sous-titre qui est en même temps un hommage à Diderot (« Pensées détachées sur la peinture ») – philosophe matérialiste que nous aurons l’occasion de rencontrer au cours de ce texte (en relisant notamment sa « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient ») au moment où nous aborderons les rapports contradictoires de Vertov aux théories matérialistes de la connaissance. []
  9. Lebedev : « Le cinéma muet soviétique » (traduction en italien chez Einaudi) comprend un chapitre sur Vertov. Abramov : « Vertov » dont des extraits sélectionnés par Youtkevitch ont été publiés par Premier Plan n°35. Luda et Jean Schnitzer ont écrit un Vertov pour les éditions de l’Avant-Scène, Anthologie du Cinéma n°34, avril 1968. Rouch : Préface au livre de Sadoul.
    Le sommet de la confusion éclectique étant atteint par le N°2 d’une revue qui n’a pas duré longtemps – Artsept –, numéro consacré au rapport cinéma et vérité et mélangeant allègrement Ciné-oeil, Candid-eye, free-cinéma, Cinéma-vérité (1963). []
  10. Il ne s’agit évidemment pas des cinéastes du Groupe Dziga Vertov qui ne se sont jamais proclamés continuateurs de Vertov. Il s’agit de gens du genre Kopaline. Celui-ci faisait partie du groupe des Kinoks (le groupe de techniciens et cinéastes qui travaillaient avec Vertov), qui fit une carrière de documentariste classique avant de devenir professeur en documentaire à l’École de Cinéma de Moscou. L’« évolution » de ce personnage est instructive. Il est reconnu pourtant comme le dépositaire de la pensée de Vertov, son exécuteur testamentaire « spirituel » en quelque sorte. Il a publié dans un récent numéro de la revue Cinéma Soviétique un vibrant éloge de Vertov sous le titre « Une vie illuminée par la révolution » (où l’on trouve d’ailleurs le schéma sadoulien). Triste évolution ! Henri Langlois nous a raconté que par un beau printemps des « années de dégel » qui suivirent le XXe Congrès (il vaudrait mieux dire : débâcle), il vit arriver le Kopaline en question avec une belle paire de ciseaux, exigeant de couper tous les plans de Staline qui figuraient dans les films de Vertov. Ce que refusa le cerbère de la Cinémathèque. À signaler aussi – puisqu’on en est à l’image de Staline – que son nom ne figure plus dans aucun texte des écrits de Vertov, publiés en 1966, à Moscou. Édition à partir de laquelle (mais il n’en existe pas d’autre en U.R.S.S.) les Cahiers ont établi la leur. Il fallait cependant marquer cette rature. []
  11. Kinogazeta (voir note 25). []
  12. Liaison et non expression : il ne s’agit pas de réduire le cas de Vertov à un exemple expressif d’un procès historique très large et très complexe dans lequel il s’inscrit nécessairement. Il s’agira – c’est un des objets de ce texte – de voir comment Vertov par ses films lutte pour la construction du socialisme et comment ceux qui luttent contre la pratique filmique qu’il propose ont partie liée avec le mouvement de maintien et/ou de restauration du capitalisme. Non que nous détenions tous les éléments qui permettent une analyse de ce mouvement mais en tant que le rencontrant concrètement jeté en travers de la pratique de Vertov. []
  13. La citation complète est : « La véritable réalité multidramatique et multidétective ». par l’application à la réalité sociale des adjectifs qui qualifiaient publicitairement un genre de fiction très en vogue sous la N.E.P. (celui des films policiers soviétisés – exemple : « Le détective rouge »), Vertov entend désigner à la fois l’inanité de ces reflets bourgeois et la matière même où se trouvent les contradictions vivantes, le réel social. Disant par là que c’est le rapport aux reflets aussi bien que le rapport au réel qu’il s’agit de reconsidérer. []
  14. Autre manœuvre censurante : prendre cette déclaration au pied de la date. 1919, 1923. Dire qu’en conséquence elle ne saurait tomber sur les films qui inaugurent le « grand cinéma soviétique » : La Grève, Potemkine, La Mère, etc… et qui, à ce moment-là, n’étaient pas encore réalisés. Mais de telles déclarations de guerre il y en aura longtemps de la part de Vertov (voir ses attaques contre La Grève). []
  15. Pour informations sur la FEKS, on se reportera soit au n°54 de Premier Plan, soit aux « souvenirs » de Kosintsev, de Youtkevitch et de Guerassimov (qui en faisait aussi partie) dans Le Cinéma Soviétique par ceux qui l’ont fait. Pour une analyse de la place occupée par ce groupe dans les contradictions idéologique en U.R.S.S. après la Révolution, on se reportera à ce présent texte. Analyse qui ne sera pas donnée d’un bloc mais distribuée dans tout le texte en fonction de son objet propre. []
  16. Tsaritsyne (qui devint plus tard Stalingrad) en raison de sa situation au cœur du bassin de la Volga a toujours constitué un point clef dans les guerres contre la Russie. Encerclée par les troupes blanches de Krasnov en août 18 elle réussit à repousser les ennemis en septembre grâce à une mobilisation de toute la population sous la direction de Staline et de Vorochilov. Deuxième encerclement en octobre, également brisé. Au cours de ces batailles se révéla Boudiény qui prit la tête de la première armée de cavalerie. Mais ce n’est pas ces combats-là que Vertov monta dans son films ; ce sont ceux qui se déroulèrent en en été-automne 19 au cours de la contre-offensive contre Dénikine qui tentait de marcher sur Moscou. []
  17. Cf. dans les Cahiers du Cinéma, n° 229, son article « D.V. et les Pravdisty ». []
  18. Position gauchiste que Vertov, en son temps, revendiquait tactiquement. Dans une lettre à Fevralski (cf. Cahiers, n° 229), au sujet d’une note qu’il avait rédigé pour la Pravda, il écrit : « Si dans un climat de « déviations droitières en art », je parviens tout de même à garder intacte mon expérience gauchiste, le but de la note sera atteint ». []
  19. Cela était déjà inscrit quand, relisant le livre des Schnitzer (« Vingt ans… »), nous tombâmes (en admiration) devant cette preuve par neuf : « Proletkoult, Lef, feks, Futurisme, Kinoki, constructivisme, formalisme : maladies d’enfance. Le cinéma soviétique n’avait pas cinq ans et tous ces chercheurs du neuf et du déraisonnable (sic) étaient plus jeunes que le siècle. Il serait injuste de leur reprocher leurs emballements théoriques… » (p. 31). []
  20. À noter, comment Vertov remarque dans son Journal la différence de sa situation matérielle par rapport à celles des autres cinéastes. Le 17 janvier 1937, il écrit : « Tu fais la queue aux bains publics et tu te demandes comment les autres réalisateurs se débrouillent pour ne pas faire la queue. Il s’agit sans doute d’un talent particulier : celui d’obtenir un appartement avec salle de bain. Celui d’avoir le droit d’utiliser une voiture et de partir tourner avec la caméra qu’il faut ». Le 20 décembre de la même année, sa satisfaction éclate : « J’en ai enfin terminé avec les queues aux waters, au lavabo, aux bains, etc… J’ai emménagé dans un nouvel appartement de deux pièces. Je commence à vivre à partir d’aujourd’hui. Le contraste me cause une sorte de faiblesse. Il n’y a pas encore le téléphone ; l’eau courante, la salle de bain, etc… ne fonctionnent pas encore. Mais je n’entends plus les disputes dans la cuisine, je peux mettre ma bouilloire sur le gaz quand j’en ai envie, et l’eau ne dégouline plus du plafond. Et c’est si bon, si enchanteur qu’on croirait un conte de fées ». []
  21. En partie seulement, oui, car il reste de nombreux manuscrits de Vertov qui n’ont pas été publiés dans le recueil de 1966. Cf. en annexe de ce texte, le fragment inédit que nous publions. []
  22. Une autre fois, la Révolution prolétarienne sera convoquée – en fin de chapitre et sur le mode de l’évidence : « Bien sûr, cette orientation vers le documentarisme ne peut être imputée à un seul homme. Derrière tout cinéaste soviétique, si grand soit-il, il y avait l’U.R.S.S. Et ses réalités révolutionnaires. Le mérite de Vertov fut de réussir à exprimer avec humanité et sincérité, le courant révolutionnaire qui l’avait formé et poussé au premier plan. (p. 99) – (c’est nous qui soulignons). []
  23. Lors de la sortie du film Les Années Lumière – montage de bandes filmées par les opérateurs de Lumière assorti d’un commentaire « de gauche », on a eu l’occasion de voir resurgir le vieux discours qui confond le réel et son reflet d’une part et d’autre part qui voit dans tout reflet un effet critique. Discours qui permit à certains critiques de délirer sur le caractère dénonciateur des actualités Lumière. Or, il est évident que les images de colonisation montées dans ce film sont devenues accusatrices mais ne l’étaient pas au moment où elles furent tournées, ayant alors une fonction normalisatrice. []
  24. On notera aussi comment Sadoul en 1949 – Histoire d’un Art : le Cinéma – couronne l’énumération (p. 173) des « œuvres importantes jalonnant la carrière de Dziga Vertov » par cette phrase : « Il accomplit son chef-d’oeuvre dans les débuts du parlant, avec Trois Chants sur Lénine, sur lequel nous reviendrons ». Et en effet il y revient page 301 : « Après “Symphonie du Donbass“ (Enthousiasme, 1931) assez cahotique (sic), Vertov réalisa son chef-d’oeuvre avec Trois Chants sur Lénine (1934) ». Suivent alors dix lignes sans intérêt sur ce film. Et l’on passe ensuite au paragraphe suivant sur lequel se clôt tout ce que Sadoul avait à dire de Vertov en 1949. Paragraphe qu’il faut citer en son entier parce qu’on y trouve une expression concentrée de cette méthode historique reposant sur la montée du chef-d’oeuvre. Après le chef-d’oeuvre, la chute, le déclin ou même la crise de création, la stérilité – ce qui constitue une explication fort simple à l’inactivité de Vertov après 1937, dispensant de chercher plus loin. Mais lisons en pesant chaque mot : « La théorie du Cinéma-Œil montrait mieux encore, avec le Parlant, ce que son objectivisme prétendu cachait de goût pour les formes pures, alors qu’il eût fallu s’intéresser davantage aux hommes. Vertov s’entêta et et rejoignit malgré lui le musicalisme d’un Ruttman. Après Berceuse (1937), il fut définitivement dépassé par l’évolution du cinéma soviétique, et cessa de produire ». Scandaleux : si l’on sait d’une part qu’à cette époque Ruttman faisait des films fascistes (Acier pour Mussolini) et nazis (Deutsches Panze qui chantait la ruée des blindés hitlériens sur la France), et si l’on sait d’autre part pourquoi Vertov « cessa de produire », empêché qu’il était par les contre-révolutionnaires qui régentaient le cinéma. []
  25. Ces revendications sont inscrites dans les « Instructions provisoires aux cercles Ciné-œil » publiées en 1926 (par les éditions du Proletkult). En 1936 on trouve les mêmes demandes, mais sur un ton assez désabusé, dans un texte intitulé « La vérité sur la lutte des héros » (à propos d’un film sur la guerre d’Espagne). []
  26. Kinogazeta, cette revue de cinéma était publiée par le Kino-Moscou, organisme soviétique de location de films, lié au Soviet de Moscou (ce n’est donc pas une entreprise privée) qui fut l’un des premiers, après la guerre contre les alliés impérialistes, à importer des films étrangers – des films d’art. On comprend qu’elle attaque violemment Vertov, ennemi déclaré du film d’art. Voici en quels termes la Kinogazeta rendait compte de la Kinopravda N° 19 : « Il y a un tel mic-mac sur l’écran que c’est à n’y rien comprendre. Tantôt la caméra se jette sur une fille nue dans la Mer Noire, tantôt elle trotte sur la croupe des rennes de la Vogoulka, un mètre plus loin la voilà dans la Maison du Paysan à Moscou, un mètre encore et elle se glisse sans aucune raison sous une locomotive. Et avec cela, on n’aperçoit pas le moindre fil logique pour expliquer cette désinvolture » de la caméra. Que doit prouver cette bacchanale ? Voilà qui n’est pas clair, y compris pour les auteurs de la présente expérience. Tout cela n’est qu’un fatras esthético-constructiviste… ». Et, dans cette même revue, sinon dans le même article, un certain A. Anotchenko (critique et metteur en scène, nous dit Vertov) traite les kinoki de « kinocoques, variété de bactéries du futurisme ». []
  27. Force est le mot, car, si l’on en croit Vertov (et il n’y a aucune raison de mettre son Journal en doute) le succès public a été remporté malgré l’hostilité des organismes de Distribution, qui affectèrent au film un seul « grand cinéma » (qui tardait d’ailleurs à le programmer) et aux moments des fêtes pour l’anniversaire de la Révolution (fin octobre, début novembre), époque de baisse dans la fréquentation des cinémas. Mais si la Distribution d’État fut impressionnée, ce fut davantage par l’opinion très favorable de Malraux et de Jean-Richard Bloch qui assistaient au Ier Congrès de l’Union des écrivains soviétiques ou par le succès remporté par le film aux États-Unis que par les témoignages d’enthousiasme populaire dont Vertov donne un exemple étonnant : « La Division prolétarienne parcourait les rues de Moscou avec drapeaux déployés et fanfares en brandissant des pancartes : “Nous allons voir Trois Chants dur Lénine“». []
  28. Surtout Le cuirassé Potemkine. Ces lignes dues à la plume toujours féconde en métaphore des Schnitzer sont parfaitement représentatives : « En décembre 1925, c’était la victoire. Aussi éclatante, aussi décisive qu’on pouvait le souhaiter. Battant pavillon écarlate, « Le cuirassé Potemkine » s’en allait voguer à travers le monde, à travers le temps, vers l’immortalité. Le film le plus parfait de tous les temps. Inoubliable de la première image à la dernière et découvrant, à chaque vision, des richesses nouvelles, « Le Cuirassé Potemkine » domine l’histoire du cinéma mondial » (p. 32-33 de Vingt ans de Cinéma soviétique). []
  29. Cf. p. 61-72 de leur livre Le Cinéma soviétique par ceux qui l’ont fait. []
  30. On ne peut jamais lire une interview de cinéaste soviétique sans qu’il vous parle de « son ami Eisenstein ». Eisenstein, c’est l’équivalent général de la valeur cinématographique, l’avoir connu c’est s’approprier sa force, le citer c’est ouvrir au-dessus de soi un parapluie infaillible. Tendance si bien ancrée dans la réalité des milieux cinématographiques soviétiques qu’il n’est pas surprenant de voir Vertov lui-même s’y conformer. En 1939, dans son discours pour le vingtième anniversaire du cinéma soviétique : « A cette époque, Serguéi Mikhaïlovitch Eisenstein estimait notre travail. Il a assisté à chaque projection de la Kinopravda, à chaque discussion à son sujet. Nous n’en savions aucun gré à Serguéi Mikhaïlovitch, encore que nous respections son intelligence et son talent. Nous nous bagarrions avec lui ». Sur cette « bagarre » (lutte idéologique) nous nous arrêterons bientôt ; elle est fondamentale. []
  31. « Histoire du Cinéma », tome 2, Jean Mitry, aux Editions Universitaires ; « Histoire générale du cinéma – Le cinéma devient un art », deuxième volume, par Georges Sadoul, chez Denoël ; « Kino » de Jay Leyda, chez Allen and Unvin, Londres ; et « Le cinéma muet soviétique » de Lebedev, en italien. []
  32. On peut le trouver à la bibliothèque de l’I.D.H.E.C., à la côte 8° f W 46. []
  33. On lira dans ce numéro de Cinéthique – « Sur quelques thèses récentes de Louis Althusser » – une évaluation critique de cette notion. []
  34. Drankov était le photographe officiel de la Douma, le Parlement que la révolte de 1905 avait imposé au tsar ; il était aussi le correspondant de plusieurs illustrés étrangers : L’Illustration et L’Illustrated London News. []
  35. Ces metteurs en scène de théâtre avaient en commun d’avoir été formé par Stanislavski et d’avoir réagi par la suite contre son réalisme en insistant à des degrés divers sur la théâtralité (Meyerhold étant le plus radical sur ce point). Les contradictions qu’ils déterminèrent dans le développement des pratiques théâtrales soviétiques seront analysées plus loin. Signalons sur Vakhtangov le N° 14 de la revue Travail Théâtral. []
  36. Sadoul : Le Cinéma devient un art, 1er volume, p. 220. []
  37. Manipulée par les Français et par les Anglais qui avaient dû cesser d’intervenir directement (à la suite des victoires de l’Armée rouge et des luttes des ouvriers des pays capitalistes), la Pologne était entrée en guerre contre la Russie en avril 1920 pendant que de Wrangel ouvrait un nouveau front en Ukraine (où il sera battu en novembre 1920). L’Armée Rouge riposta par une percée jusqu’à Varsovie. []
  38. NDE : Malgré la mention « à suivre » sur laquelle se termine l’article, n’a pas eu de suites car Fargier a rompu avec le collectif Cinéthique fin 1973 / début 1974. En revanche, Cinéthique a donné une sorte de suite à cet article, en en publiant un autre, dans son n° 21-22 (4è trimestre 1976) : « Un film dans la construction du socialisme (U.R.S.S. 1930 : sur « Enthousiasme » de Dziga Vertov) », p. 19-40. []
Jean-Paul Fargier