Auto-organisation des juifs et bolchévisme : l’antisémitisme dans la révolution russe

Le bolchévisme est classiquement envisagé comme un mouvement politique largement composé de juifs, qui a dû affronter l’antisémitisme avec ferveur dans l’Empire tsariste. Dans cette contribution majeure, Brendan McGeever fait état des ambiguïtés de cet engagement contre l’antisémitisme. Alors que Lénine et Trotsky refusèrent toute autonomie d’organisation aux juifs à l’aube du XXe siècle (à travers leur rejet du Bund), la guerre civile qui suivit la révolution d’Octobre devait mettre en exergue l’importance d’une auto-organisation des juifs. Opprimés par la terrible guerre de Blancs, les juifs étaient aussi la cible de pogroms rouges, reflet de la persistance de l’antisémitisme dans la paysannerie russe enrôlée par les bolchéviks. McGeever propose le récit inédit de l’interaction entre le jeune pouvoir soviétique et les groupes juifs socialistes autonomes, qui durent livrer une bataille âpre mais victorieuse pour que le bolchévisme reconnaisse et s’empare avec fermeté de la lutte contre l’antisémitisme. Il s’agit-là d’un récit majeur pour saisir en quoi le centre révolutionnaire peut et doit être débordé par ses marges.

Images de la blanchité

Il est parfois frappant de constater combien la « modernisation capitaliste » s’impose non seulement en terme de mode de production économique, mais aussi en terme de mode de vie, de rapport au monde. Pour Bolívar Echeverría, c’est cet « esprit » du capitalisme, si bien thématisé par Max Weber, qu’il convient de désigner sous le terme de « blanchité ». Contrairement à une idée reçue, la blanchité n’est donc pas le propre d’un phénotype, d’une apparence raciale ou d’une idéologique ethnique. C’est avant tout l’exigence imposée par la rationalisation capitaliste au sein de la culture humaine. L’histoire a voulu que cette « blanchité » coïncide avec la domination occidentale sur le monde, ce qui implique périodiquement que l’exigence de blanchité se traduise par une réaffirmation de l’hégémonie blanche. Echeverría propose ici d’examiner cette hypothèse dans toute sa généralité, et de l’illustrer brillamment au travers de la contre-révolution nazie, de l’antisémitisme, et de l’idéologie esthétique aryenne.

Réification et antagonisme. L’opéraïsme, la Théorie critique et les apories du « marxisme autonome »

L’opéraïsme et la Théorie critique francfortoise ne représentent pas seulement deux des tentatives les plus stimulantes de relance du projet marxien de « critique de l’économie politique » dans les années 1960, ils constituent également les deux sources d’inspiration principales du « marxisme autonome ». Pourtant, les divergences comme les points de rencontre de ces deux traditions sont rarement étudiés pour eux-mêmes. Pour Vincent Chanson et Frédéric Monferrand, c’est du point de vue d’une théorie du capitalisme qu’une telle étude peut être menée. De Panzieri à Adorno et de Pollock à Tronti se dessine en effet un même diagnostic sur le devenir-totalitaire du capital. Mais la question de savoir quelles pratiques opposer à ce processus dessine quant à elle une alternative au sein de cette constellation : là où chez Negri et les théoriciens post-opéraïstes, la subsomption du social sous le capital produit d’elle-même une subjectivité antagoniste (« l’ouvrier social » ou « la multitude »), elle implique au contraire pour Krahl une fragmentation accrue de la force de travail. Et pour Chanson et Monferrand, la reconnaissance de cette fragmentation constitue la condition de toute recomposition politique du prolétariat.

Que faire des postcolonial studies ? À propos de Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital

Dans Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Vivek Chibber développe une discussion polémique autour des études subalternes et postcoloniales. Son argumentation consiste non pas tant à nier la nécessité d’une « provincialisation de l’Europe », qu’à contester la capacité de la critique postcoloniale à mener ce projet à bien. L’auteur tâche de montrer que les théories sociales « universalistes » ne sont pas nécessairement homogénéisatrices, mais offrent des instruments permettant de penser les différences historiques sans sombrer dans une nouvelle forme d’orientalisme. Fait assez rare pour être souligné, Chibber prend au sérieux les énoncés de ses adversaires postcoloniaux et les passe au crible de la recherche historique et de la pensée marxiste. Car c’est bien le fond de la dispute : l’héritage de Marx est-il valable pour penser les sociétés au-delà de l’Europe ?

Émeute, grève, émeute : entretien avec Joshua Clover

L’émeute est rarement prise au sérieux comme lutte politique à part entière. Généralement considérée avec mépris par les marxistes, elle est accusée d’apolitisme et associée à l’instant pur, à un spontanéisme dépourvu d’objectifs tactiques et stratégiques. Pour Joshua Clover, auteur de Riot, Strike, Riot, il ne s’agit pas de faire l’éloge de l’émeute, mais de la théoriser et, plus généralement, de saisir les formes de contestation dans la longue durée des cycles d’accumulation. Selon Clover, à l’époque du capitalisme naissant, l’émeute est la forme de lutte dominante, qui vise à perturber la circulation des marchandises. Puis, au moment de la révolution industrielle et jusqu’à l’immédiate après-guerre, c’est la grève qui lui succède, en s’appliquant cette fois à la sphère de la production. Depuis les années 1960-70, dans une période marquée, en Occident, par la désindustrialisation, le chômage de masse et le ralentissement de l’accumulation, l’émeute redevient la forme de contestation par excellence.

Idées, images, réalités. Contours d’une iconologie critique du cinéma

S’appuyant sur des analyses cinématographiques et une vaste littérature théorique, Thomas Voltzenlogel pose dans cet essai les bases d’une approche matérialiste de l’esthétique, définie comme théorie sociale des formes sensibles. Le projet d’une iconologie critique esquissé ici vise à réactiver la conception marxiste de l’étude des sens pour mettre au centre de la réflexion la « bataille des images » : une véritable « lutte des classes dans l’esthétique ». Comprendre et prendre position dans cette lutte exige de repenser radicalement les liens entre esthétique et idéologie et les rapports de production de significations qui les sous-tendent. Dans cette perspective, le mot d’ordre de la« politisation de l’art », qui pouvait paraître épuisé, acquiert une signification nouvelle : il s’agit de combattre la disciplinarisation des sens engendrée par l’esthétique capitaliste, d’oeuvrer à leur émancipation pour imaginer, et construire, d’autres réalités.

Badiou et la question de l’organisation

Que reste-t-il du marxisme, si l’on en écarte l’idée que l’organisation représente les classes en lutte ? si l’on se refuse à déterminer les situations politiques selon leurs tendances objectives ? Comme le montre Konstantin Popović, la proposition d’Alain Badiou signale précisément ce continent, largement inexploré, du postléninisme (qui s’avère être aussi, indissociablement, un postmaoïsme). Retraçant l’itinéraire badiousien, Popović met en lumière la problématique, posée dès les années 1970, d’un parti marxiste-léniniste de type nouveau, d’une politique à distance de l’État, l’exigence d’un bilan impitoyable du socialisme stalinien et réformiste. Il s’en dégage des lignes stratégiques : l’importance de l’enquête militante et de la liaison de masse, la production de lieux soustraits au parlementarisme, l’élaboration de mesures et de mots d’ordre visant à contraindre l’État et en restreindre la puissance obscure.

Willi Münzenberg, la Ligue contre l’Impérialisme et le Comintern : entretien avec Fredrik Petersson

L’anti-impérialisme a une histoire largement refoulée, sinon occultée, au sein des pensées critiques et d’une partie de la gauche radicale. On retient volontiers les luttes de décolonisation d’après-guerre. Mais on oublie trop souvent que le mouvement communiste international s’est doté d’organisations anticoloniales et anti-impérialistes, à une échelle transnationale. C’était le cas de la Ligue contre l’impérialisme. Dans cet entretien, Fredrik Petersson revient sur la fondation par le Komintern de la Ligue contre l’impérialisme. Il dresse le portrait d’une question coloniale qui a été résolument appréhendée comme une question transversale par les communistes. Il pointe encore la nécessité d’une médiation entre le quartier général du communisme mondial (Moscou) et les forces nationalistes de chaque pays qui ont été ses partenaires : de quoi étayer le concept, encore trop méconnu, de front unique anti-impérialiste.

Un marxisme de la libération

Marxisme et liberté de Raya Dunayevskaya représente l’une des grandes tentatives accomplies dans la seconde moitié du XX° siècle pour maintenir ouvert l’horizon de l’émancipation contre la sclérose stalinienne du mouvement ouvrier international. Dans cette préface rédigée à l’occasion de la réédition de l’ouvrage aux éditions Syllepse, Frédéric Monferrand revient sur le diagnostic historique ainsi que sur l’interprétation d’ensemble de l’œuvre de Marx proposés par Dunayevskaya. De la théorie du « capitalisme d’État » à la « philosophie de la libération » se dessine une exigence de « révolution en permanence » des mouvements sociaux, qui, à l’heure où la « convergence des luttes » est plus souvent souhaitée que réellement théorisée et réalisée, mérite sans doute d’être réexplorée.

Au-delà du capitalisme cognitif : subsomption, imprinting et exploitation de la subjectivité

Face à la multiplication des emplois précaires, il est devenu presque banal de diagnostiquer la crise de l’institution salariale et des formes de revendications qui y sont attachées. De même, on a souvent souligné le fait que l’accumulation capitaliste dépendait dorénavant de la mobilisation des capacités à réfléchir, à imaginer et à communiquer qui font le cœur même de la subjectivité. Pourtant, ces deux caractéristiques du capitalisme contemporain sont rarement étudiées dans leur interdépendance. Pour pallier à cette insuffisance, expliquent ici Federico Chicchi, Emanuele Leonardi et Stefano Lucarelli dans un dialogue serré avec le post-opéraïsme, il faut poser à nouveaux frais la question centrale de l’exploitation. S’appuyant à la fois sur l’analyse marxienne de la subsomption du travail au capital et sur l’analyse deleuzo-guattarienne de l’axiomatique capitaliste, ils proposent de nommer « imprinting » la nouvelle logique d’exploitation des subjectivités. Il s’agit par là de comprendre la multiplicité des formes sous lesquelles nos vies peuvent être soumises à la valorisation du travail mort, de manière à « retourner le couteau de la lutte des classes dans la plaie de la réalité capitaliste. »