La spécificité de la forme juridique bourgeoise

Y a-t-il un droit propre aux sociétés capitalistes ? Peut-on en dégager la forme, c’est-à-dire se détacher de son contenu historiquement variable pour en saisir le statut et la fonction comme mode de régulation dominant dans ces sociétés ? À travers une lecture des textes de Marx et de Pasukanis sur le droit, Michel Miaille défend une conception matérialiste du processus de codification juridique du social : le droit ne devient « forme », c’est-à-dire condition d’un ensemble croissant de rapports sociaux, qu’avec la société capitaliste. C’est dans ce contexte seul qu’il acquiert la fonction de traduire et de formuler les rapports sociaux et leurs contradictions ; c’est avec l’avènement du droit bourgeois, ou « moderne », que l’État se donne comme l’horizon indépassable des contradictions sociales et de leur réconciliation.

Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé. De l’actualité de la révolution au pari mélancolique

Daniel Bensaïd fut l’un des théoriciens-militants les plus marquants de l’extrême gauche française. Son marxisme hétérodoxe, fermement axé sur la pensée stratégique, est resté fidèle à l’espérance révolutionnaire dans les décennies de renégation, de crise de la gauche et d’éclipse de la raison émancipatrice. Dans cette contribution, Darren Roso et Fabio Mascaro Querido revisitent la pensée de Bensaïd au regard d’une militance ininterrompue, scandée par les séquences de flux et de reflux des occasions révolutionnaires en Europe. De la crise révolutionnaire au parti, le marxisme de Bensaïd a su se réinventer, aidé de ses camarades intempestifs Peguy, Blanqui et Benjamin.

Allégories de l’antifascisme : Orson Welles et le front culturel

Dans ce texte, Michael Denning revient sur ce qu’il propose d’appeler le « front culturel » qui émergea aux États-Unis lors de la grande dépression. Pour l’auteur, cette période d’intense activité cinématographique, musicale, théâtrale et radiophonique est irréductible à un processus de marchandisation de la culture ou au développement d’une « industrie culturelle » aliénante. Elle marque la constitution d’un bloc historique antiraciste et internationaliste au sein duquel se croisent Orson Welles, C. L. R. James, Duke Ellington ainsi que les innombrables figures anonymes des classes subalternes qui surgissent alors sur la scène esthétique et politique. Revenant plus particulièrement sur le parcours d’Orson Welles, Denning nous rappelle que les media de masse et les moyens de production culturels peuvent être retournés contre la société marchande et ses fantasmagories.

Sur le travail sexuel : une perspective féministe révolutionnaire

Sur le travail sexuel, l’abolitionnisme mobilise une série d’arguments cherchant à fonder l’idée d’une violence intrinsèque de la prostitution. Face à une question souvent abordée d’un point de vue moral, Johanna Brenner prend ici au sérieux tous les travaux qui prennent le soin d’évaluer la violence physique et psychologique qui accompagne la vente de services sexuels, ainsi que l’impact des législations sur les conditions de travail des prostituées. Dans cette diversité de données, aux implications parfois contradictoires, une chose demeure certaine pour Brenner : la décriminalisation est la seule hypothèse légale permettant de renforcer l’auto-organisation et le pouvoir de négociation de prostituées. C’est dès lors le seul régime légal endossable par une politique féministe révolutionnaire.

Le juste temps de la révolution : Rosa Luxembourg et la question de la démocratie ouvrière

La révolution est-elle le produit des conditions objectives ou de l’intervention spontanée des masses ? Pour Rosa Luxemburg, explique ici Furio Jesi, la question est mal posée. La révolution est toujours objectivement prématurée. Mais elle n’en est pas pour autant réductible à un pur événement. Elle inaugure une nouvelle trajectoire historique, au cours de laquelle les espoirs du passé se retournent contre le monde qui les ont suscités et se radicalisent en une anticipation active de l’avenir. Dans leur action, les masses insurgées tracent ainsi les contours d’une relève de la démocratie et d’une nouvelle éthique révolutionnaire.

Penser le langage en conjoncture. Entretien avec Jean-Jacques Lecercle

Le langage est souvent séparé de son histoire. Pourtant, toutes les langues cristallisent des usages et des règles passés, présents et futurs ; elles sont aussi le produit de rapports de force, un agencement de locuteurs embarqués dans les luttes de leur époque, du monde matériel, d’écrits littéraires, juridiques, politiques. Jean-Jacques Lecercle revient ici sur les penseurs qui permettent de penser le langage en conjoncture à partir du marxisme : Gramsci, Deleuze et Guattari, Althusser, Raymond Williams. De la pratique politique à la littérature, intervenir dans une idéologie c’est, indissociablement, intervenir dans une conjoncture linguistique.

Politique des parias. Sur la racialisation de la classe ouvrière anglaise

Depuis l’étude magistrale d’E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise, on ne peut plus faire une histoire marxiste du prolétariat sans comprendre les étapes qui l’ont mené à sa propre formation culturelle, politique, communautaire. La racialisation de la classe ouvrière est longtemps restée l’un des points aveugles d’une telle approche – un aspect pourtant essentiel de la « formation de classe ». Dans son livre sur le racisme, les classes et les « parias racialisés », Satnam Virdee tente de combler cette lacune en reconstruisant le fil perdu de la race et de l’antiracisme dans la formation des classes ouvrières. Il s’avère que, de l’antisémitisme d’hier à l’islamophobie d’aujourd’hui, les parias racialisés au sein du prolétariat sont appelés à jouer un rôle déterminant dans la mise au jour et la lutte contre le racisme inscrit au sein du mouvement ouvrier.

Au-delà de « l’écosocialisme » : une théorie des crises dans l’écologie-monde capitaliste

Wall Street produit et organise la nature. Si la théorie sociale cherche aujourd’hui à s’amender en tenant compte des enjeux environnementaux, elle dépasse rarement le dualisme typiquement moderne de la Nature et de la Société. Dialoguant avec les théoriciens de l’écosocialisme d’une part et des penseurs critiques tels que Harvey et Arrighi d’autre part, Jason W. Moore formule ici l’hypothèse que le capitalisme n’est pas seulement une économie-monde mais également une écologie-monde.

Une nouvelle interprétation du Capital

Dans cette intervention, Fredric Jameson se propose de lire le Livre I du Capital de Marx comme un véritable récit. Face aux énigmes de la production capitaliste, une enquête minutieuse fait apparaître une série de solutions, qui débouchent toutes sur un nouveau problème. Comme souvent chez Jameson, dialectique et narration se rencontrent et se fécondent mutuellement. La conséquence de cet examen est de repenser la radicalité du Capital à partir de ses élans utopiques et de sa soustraction à la politique au sens étroit du terme. Contre toute réconciliation dans l’Utopie, le communisme du Capital est « l’inimaginable accomplissement d’une alternative radicale dont on ne saurait pas même rêver ».

La dialectique de la dépendance

Le capitalisme ne s’est jamais développé de façon uniforme : on sait que l’économie mondiale a présenté une tendance à se diviser entre un « centre » et une « périphérie ». Ruy Mauro Marini, dans ce texte classique de 1972, présente les arguments du versant anticapitaliste de la théorie de la dépendance. Pour cet auteur, comprendre le sous-développement latino-américain implique de réaliser que l’intégration au capitalisme s’y est faite à partir d’un désavantage productif structurel. Pour compenser ce désavantage, les bourgeoisies subalternes ont surexploité les travailleurs locaux, structurant sur le très long terme leurs économies. Les conséquences du développement inégal à l’échelle mondiale sont ici périodisées, et rendent compte de la profonde polarisation des classes et du caractère explosif des contradictions de l’industrialisation dépendante.