« L’art défie la nécessité de toute transition. » Entretien avec Olivier Neveux

Aujourd’hui, au théâtre, tout est politique. Metteurs en scène, financeurs, théâtres et politiques publiques se prévalent toujours davantage du thème de l’engagement, de la conscience critique et de la nécessité de « choquer » nos âmes ramollies par la quotidienneté. Pour Olivier Neveux, derrière cette nouvelle idéologie esthétique se cache en réalité un véritable retournement de la tradition politique du théâtre : remettre le spectateur à sa place d’ignorant, de complice du système ou lui rappeler la vacuité de son imaginaire. Cette « conjoncture sensible » pose aux militants révolutionnaires une série de questions embarrassantes : quel bilan tirer du théâtre politique d’émancipation ? que faire de l’ambition didactique de Brecht, du réalisme, ou encore de l’élan utopique de Bloch ? Dans cet entretien, Olivier Neveux propose une série d’hypothèses pour nous orienter dans ce présent mouvant et paradoxal : refuser l’injonction à un art d’édification critique, chercher les voies d’un art bienveillant avec les spectateurs, favoriser une expérience singulière et hétérogène pour ouvrir les possibles, briser notre enfermement sensible. Aujourd’hui peut-être que l’art, à la différence de la politique, invite à se projeter dès maintenant dans un régime anarchiste.

Images de la blanchité

Il est parfois frappant de constater combien la « modernisation capitaliste » s’impose non seulement en terme de mode de production économique, mais aussi en terme de mode de vie, de rapport au monde. Pour Bolívar Echeverría, c’est cet « esprit » du capitalisme, si bien thématisé par Max Weber, qu’il convient de désigner sous le terme de « blanchité ». Contrairement à une idée reçue, la blanchité n’est donc pas le propre d’un phénotype, d’une apparence raciale ou d’une idéologique ethnique. C’est avant tout l’exigence imposée par la rationalisation capitaliste au sein de la culture humaine. L’histoire a voulu que cette « blanchité » coïncide avec la domination occidentale sur le monde, ce qui implique périodiquement que l’exigence de blanchité se traduise par une réaffirmation de l’hégémonie blanche. Echeverría propose ici d’examiner cette hypothèse dans toute sa généralité, et de l’illustrer brillamment au travers de la contre-révolution nazie, de l’antisémitisme, et de l’idéologie esthétique aryenne.

Idées, images, réalités. Contours d’une iconologie critique du cinéma

S’appuyant sur des analyses cinématographiques et une vaste littérature théorique, Thomas Voltzenlogel pose dans cet essai les bases d’une approche matérialiste de l’esthétique, définie comme théorie sociale des formes sensibles. Le projet d’une iconologie critique esquissé ici vise à réactiver la conception marxiste de l’étude des sens pour mettre au centre de la réflexion la « bataille des images » : une véritable « lutte des classes dans l’esthétique ». Comprendre et prendre position dans cette lutte exige de repenser radicalement les liens entre esthétique et idéologie et les rapports de production de significations qui les sous-tendent. Dans cette perspective, le mot d’ordre de la« politisation de l’art », qui pouvait paraître épuisé, acquiert une signification nouvelle : il s’agit de combattre la disciplinarisation des sens engendrée par l’esthétique capitaliste, d’oeuvrer à leur émancipation pour imaginer, et construire, d’autres réalités.

L’impasse esthético-politique de Jacques Rancière

Il est notoire que le travail théorique de Jacques Rancière tente d’échapper aux grands récits explicatifs, aux antipodes d’un certain marxisme. Cette attention pour les discours politiques et les oeuvres esthétiques dans leur détail, leur forme, se justifie par une tentative de décoller la pensée émancipatrice de toute assignation à une mission historique (éduquer le peuple, faire la révolution). Dans cette recension de Aisthesis, Nicolas Vieillescazes dénoue les fils des lectures singulières de Rancière, pour en identifier la trame générale et ses impasses. En cherchant une esthétique du libre jeu, de l’indétermination et de la rupture avec l’ordre des fins, Rancière opère une forclusion du social, des rapports de force, de l’histoire. Cette démonstration incisive constitue une mise au point salutaire avec la prétention rancièrienne de jeter Brecht, Benjamin ou Althusser par-dessus bord, et la désigne pour ce qu’elle est : une critique désarmée.

Le cinéma de C.L.R. James

CLR James est connu pour son essai séminal de marxisme anticolonial, Les Jacobins noirs. Il l’est beaucoup moins pour ses travaux sur l’art et la culture. Dans ce texte, Matthieu Renault croise trois préoccupations de James dans les années 1950 : la redécouverte de la dialectique hégélienne comme retour de la spontanéité révolutionnaire, l’enjeu de l’américanisation du bolchévisme, et l’étude du cinéma américain comme art populaire. Aux antipodes du modernisme de l’École de Francfort, James analyse l’industrie culturelle du cinéma comme porteur des besoins, des aspirations, des désirs des masses. Confrontant James à Walter Benjamin, Deleuze ou Kracauer, Renault met en évidence une esthétique jamesienne, qui refuse tout assignation du spectateur à une figure passive. Le cinéma devient ainsi l’artefact du réel et de ses potentialités, mais aussi l’extension de l’usine capitaliste – se faisant l’écho du progrès technique, de la socialisation des prolétaires, et de la quête de profits.

Le film comme étude : dialogue entre Peter Weiss et Harun Farocki

Dans ce dialogue avec Harun Farocki, publié dans la revue Filmkritik, en février 1980 et Juin 1981, Peter Weiss revient sur son rapport au cinéma et sur son passage du film à l’écriture. Les deux hommes s’interrogent sur ce qui fait la spécificité de l’expérience et de la représentation filmiques, en explorant les films majeurs de Weiss tout en les replaçant dans la globalité de son œuvre. Ce texte est précédé d’une introduction de Thomas Voltzenlogel.

Marcuse et l’esthétisation de la technologie

Comment transformer la rationalité technologique de vecteur de domination en instrument de libération ? Telle est, nous montre Andrew Feenberg, la question à laquelle se sera attaché à répondre Marcuse dans les années 1960 dans une tentative profondément originale de résurrection critique de la conception classique de la techne, nullement réductible, comme certains l’ont soutenu, à un nouvel avatar d’optimisme technologique. À une période de relâchement des liens entre théorie et pratique révolutionnaires, c’est dans une approche esthétique réconciliant raison et imagination, art et technique, que cette figure de proue de la Nouvelle Gauche qu’était Marcuse identifia les promesses d’une politique de la technologie gouvernée par des valeurs d’émancipation.

L’Internationale des romanciers

Aux côtés du grand récit moderniste se dessine une autre histoire de la littérature au XXe siècle : de la « littérature prolétarienne » au « roman mondial » contemporain, une histoire transnationale des grands enjeux esthétiques qui ont traversé ce siècle se fait jour, donnant toute sa place à la question sociale et politique. De l’impact de la révolution d’Octobre 1917 aux mouvements de décolonisation, en passant par le premier réalisme socialiste et le réalisme magique sud-américain, c’est la trajectoire de cette « internationale des écrivains » que Michael Denning s’attache à reconstituer dans cet article, nous proposant par là une véritable contre-histoire populaire des formes culturelles.

L’artiste à l’époque de la production

Dans cet article de 1975, Jean Jourdheuil analyse différents aspects de l’art dramatique à l’aune d’une réflexion sur le statut de l’artiste comme producteur au sein de la société. Du montage comme procédé théâtral aux personnages populaires, des usages de Brecht à l’institution du théâtre comme appareil d’État, Jean Jourdheuil pointe du doigt quelques impensés politiques du théâtre : comment produire le rêve d’un monde nouveau sans le figer dans des représentations stéréotypées ?

Othello au pays des soviets : sur Paul Robeson

Paul Robeson (1898-1976), chanteur et acteur africain-américain, première « star » noire de l’époque des industries culturelles, a tout au long de sa carrière tenté de lier pratique artistique et engagement politique ‒ à la croisée des luttes noires-anticoloniales et des combats ouvriers. Dans ce texte, Matthieu Renault se propose de revenir sur la trajectoire de cette figure majeure du théâtre, du cinéma et de la musique en interrogeant la portée esthético-politique d’une œuvre polymorphe qui a toujours considéré l’engagement en faveur des politiques d’émancipation comme l’une de ses visées centrales : celle d’une utopie concrète se manifestant au cœur même du matériau artistique.