Raymond Williams dialogue avec The New Left Review : le théâtre comme laboratoire

Raymond Williams n’a pas toujours été marxiste. Son évolution est souvent difficile à saisir, entre ses essais critiques des années 1950 sur le théâtre et ses travaux pionniers des études culturelles. Dans cet entretien de 1979, la New Left Review interroge Williams sur son premier grand texte, Drama, from Ibsen to Eliot, pour mesurer la distance parcourue. Face à des contradicteurs bien informés et intransigeants, Williams défend coûte que coûte la pertinence de ses premières approches. Il en conserve une attention constante pour le langage, le décor, les choix d’expression verbale, c’est-à-dire la mise en forme d’une expérience collective. L’art dramatique se révèle être un laboratoire pour la pensée émancipatrice, en posant le problème des multiples strates de la sensibilité, et de la tragédie moderne comme expérience historique de la défaite.

Caetano Veloso, entre contre-culture et contre-révolution

L’œuvre musicale de Caetano Veloso exprime une conjoncture sociale et politique. C’est l’analyse que propose Roberto Schwarz en revisitant l’histoire du mouvement tropicalismo, qui a émergé au Brésil à la fin des années 1960 et qui faisait cohabiter l’expérimentation d’avant-garde avec la musique populaire, la bossa nova et le rock psychédélique. Pour Schwarz, l’autobiographie de Veloso, Pop tropicale et révolution, exprime les contradictions à l’œuvre dans la société brésilienne, des luttes populaires et estudiantines auxquelles mirent fin le coup d’État de 1964 jusqu’au capitalisme néolibéral triomphant des années 1990. Le tropicalismo aura dès lors été l’expression de la misère dans laquelle l’impérialisme et la dictature ont jeté le pays, et la protestation contre cette misère : une véritable allégorie de la contre-révolution, des aspirations à l’émancipation qu’elle a étouffées, et des formes de résistance qui viennent hanter le Brésil d’aujourd’hui.

[VIDEO] Un artiste émancipé. Entretien avec François Tusques

Pianiste autodidacte, pionnier du jazz d’avant garde en France, François Tusques s’est trouvé au point de rencontre de l’explosion du « nouveau jazz » et de l’agitation révolutionnaire post-68. De décennies en décennies, Tusques a aussi bien pratiqué l’expérimentation musicale que les orchestres de jazz militant (comme l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra qu’il a fondé). Aux côtés des luttes de l’immigration (de la loi Fontanet jusqu’à la Palestine aujourd’hui) ou encore des Black Panthers (avec sa camarade Colette Magny) Tusques a accompagné les luttes d’émancipation et continue de jouer une musique à la fois libre, minutieuse, ludique et émouvante. Dans cet entretien, réalisé par Stéphane Gérard et mené par David Faroult et Félix Boggio Éwanjé-Épée, François Tusques revient sur cette trajectoire contestataire.

Une nouvelle interprétation du Capital

Dans cette intervention, Fredric Jameson se propose de lire le Livre I du Capital de Marx comme un véritable récit. Face aux énigmes de la production capitaliste, une enquête minutieuse fait apparaître une série de solutions, qui débouchent toutes sur un nouveau problème. Comme souvent chez Jameson, dialectique et narration se rencontrent et se fécondent mutuellement. La conséquence de cet examen est de repenser la radicalité du Capital à partir de ses élans utopiques et de sa soustraction à la politique au sens étroit du terme. Contre toute réconciliation dans l’Utopie, le communisme du Capital est « l’inimaginable accomplissement d’une alternative radicale dont on ne saurait pas même rêver ».

Brecht et la politique du cinéma réflexif

Le cinéma doit-il bouleverser les formes pour être émancipateur ? C’est la question que posait Dana B. Polan en réaction à une vague de critique cinéma inspirée par le marxisme qui faisait renaître les partis pris modernistes au nom de la subversion radicale. Polan prend pour cible une série d’auteurs canoniques de cette vague de critique radicale en cinéma (Burch, Baudry, Oudart…) et en littérature (Tel Quel) pour en montrer les limites et, en dernière instance, le formalisme. L’auteur s’empare du fait que cet éloge de la subversion formelle se réclame de Brecht pour opposer sa propre lecture du dramaturge communiste. Publiée pour la première fois en 1974, cette polémique nous donne les termes d’une importante discorde autour du cinéma militant et expérimental et fournit quelques éléments pour continuer de penser les matériaux et la fonction des formes esthétiques.

Tendance Karl. Autour d’une tentative romanesque de Marx

Karl Marx a tenté, dans sa jeunesse, d’écrire un roman, intitulé Scorpion et Félix. Il est notoire que les tentatives littéraires de Marx étaient plutôt médiocres, mais ce morceau de roman est révélateur d’une tendance rarement évoquée chez l’auteur du Capital. De sa jeunesse à sa maturité, Marx a été fasciné par la référentialité littéraire, dont il a abreuvé ses œuvres théoriques. Proche du poète et chroniqueur de la gauche hégélienne Heinrich Heine, et bien qu’admirateur de Balzac, Marx est à mille lieues de cette passion exclusive pour le « réalisme » romanesque qu’on a voulu lui prêter. Dans cette introduction à Scorpion et Félix (inédit jusqu’en 1929), Gabriele Pedullà nous fait découvrir un Marx « qui – disons-le clairement – parmi les communistes [des années 1930] n’aurait pu plaire qu’à André Breton et aux surréalistes. »

La politique de Straub-Huillet

Cinéastes, communistes révolutionnaires, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (décédée en 2006) combinent les paradoxes. Encensés par une critique exigeante, leurs films restent les moutons noirs d’un cinéma dit d’« auteur » et sont boudés par les circuits de distribution ; inscrit dans un héritage marxiste, leur travail a été plus volontiers discutée par Deleuze que par le « marxisme français ». Ces paradoxes sont le fruit d’un cinéma sans compromis, d’un militantisme explicite mais très loin des canons du « cinéma politique ». La politique de Straub-Huillet se joue dans une approche du cinéma, du travail sur les textes et les images, dans le refus de toute forme de « neutralité » artistique vis-à-vis du monde. Daniel Fairfax propose ici une introduction à leur œuvre, pour découvrir et redécouvrir un projet cinématographique combinant une poétique intransigeante avec une attention dialectique à l’espace et l’histoire.

La politique du style : entretien avec Daniel Hartley

En quoi la littérature est-elle politique ? Pour Dan Hartley, ce n’est ni au niveau des idées véhiculées par un texte, ni à celui des engagements proclamés d’un auteur, que l’on peut répondre à cette question, mais bien au niveau du style. La « politique du style » désigne alors la manière dont une œuvre transforme le langage, intervient dans les contradictions sociales qui y sont inscrites et déplace les cadres idéologiques au travers desquels nous vivons notre expérience quotidienne. À la suite de Raymond Williams, dont il expose ici certaines des thèses centrales, Dan Hartley redonne ainsi à la littérature la place qui lui revient dans l’élaboration de projets contre-hégémoniques collectifs.

La connaissance de la fête

De nos jours, nous ne sommes plus capables d’éprouver la fête. C’est le constat que dressait Furio Jesi en 1972 dans « Connaissance de la fête ». De Thomas Mann à Proust, la modernité semble frappée par l’impossibilité d’une expérience collective véritable. In fine, la fête ne peut être réellement approchée que par le regard de l’anthropologue vers « les autres », les « primitifs », les « archaïques ». Prisonnière d’un regard extérieur, la fête est coincée entre les rites pacifiques et leur dimension utopique, et les rites agressifs ou guerriers, entre la fête des communards insurgés et la fête ostentatoire de la bourgeoisie. Cette impossible expérience festive signale ainsi les coordonnées idéologiques de la modernité : la prégnance d’images de sociétés archaïques, anciennes ou exotiques comme substitut à une authentique expérience festive. Pour Jesi, résoudre cette contradiction est une tâche politique, détruire la société bourgeoise, s’avancer au-delà des limites de sa culture.

Danses prolétariennes et conscience communiste

Le monde de la danse et le mouvement communiste n’ont pas toujours été indifférents l’un à l’autre. Dès 1921, Isadora Duncan et sa troupe jouaient une chorégraphie en Russie soviétique, au Bolchoï (Lénine faisait partie des spectateurs). Dans le droit fil de Duncan et à travers le syndicalisme, des compagnies de danse ouvrière ont vu le jour aux États-Unis, sous l’influence du parti communiste. Très féminisées, ces troupes proposaient non seulement un espace d’expression et de sociabilité au mouvement communiste, elles donnaient forme à divers récits de parti, comme la solidarité interraciale ou l’émancipation des femmes. Mais ces danses débordaient aussi leur contenu doctrinal, à travers des métaphores anti-industrielles, ou une emphase sur le travail domestique réalisé par les femmes ouvrières. L’activité artistique révèle ainsi la richesse théorique et idéologique des mouvements communistes, ou de leur dissidence.