[Guide de lecture] Gramsci

La contribution de Gramsci est aujourd’hui essentielle pour quiconque s’intéresse à la stratégie révolutionnaire, aux philosophies ou encore à l’historiographie marxiste. La principale difficulté réside dans le fait que cette oeuvre est monumentale et fragmentaire ; la plupart des textes de Gramsci sont des notes prises dans des Cahiers de prison, dont la lecture attentive et chronologique est indispensable pour comprendre l’évolution de la pensée de son auteur. Ainsi, par le biais de citations tronquées, de recueils partiels ou encore d’ouvrage introductifs à la philologie douteuse, les concepts majeurs de Gramsci ont souvent été mal compris, déformés, mis au service d’agendas très divers et par ailleurs incompatibles. Pour lire Gramsci, il faut donc trouver le bon cheminement, les cahiers à lire en priorité, les sources secondaires les plus fiables. C’est ce qu’entend offrir avec brio ce guide de lecture composé par Panagiotis Sotiris. Il propose à la fois un ordre de lecture idéal pour les cahiers, et une sélection des ouvrages secondaires les plus marquants, aussi bien en langue française qu’anglaise ou italienne. Il présente ainsi une progression dans l’oeuvre du communiste sarde, qui part d’emblée d’une lecture politique, des écrits sur les conseils ouvriers à la conceptualisation du nouveau Prince, et il fournit les outils indispensables pour entrer dans la dialectique même des Cahiers, faite d’autorectification et d’ajustement constants, à l’image de la praxis comme autocritique de la réalité et renversement de la pratique.

Après Nikolaï Boukharine : histoire des sciences et hégémonie culturelle à l’aube de la Guerre froide

En France, la philosophie des sciences a été profondément marquée par Alexandre Koyré et Thomas Kuhn. Ces deux noms portent presque à eux seuls toute une tradition de débat autour des « révolutions scientifiques ». Dans ce texte, Pietro Omodeo propose de politiser cette filiation, et de lui opposer un autre espace de débat, celui qui s’est tenu entre Boukharine, Lukacs et Gramsci sur le statut des sciences naturelles au sein du marxisme. À partir de l’élaboration fondatrice de Boukharine, et des critiques opposées à son mécanisme ou son économicisme, se dessine, a contrario, une image assez rare de la philosophie des sciences dominante en France : celle d’une discipline profondément ancrée dans l’anticommunisme de l’après-guerre. Ce texte éclaire des enjeux cruciaux, qui permettent aussi de repenser l’articulation entre pratiques scientifiques et la pratique politique en tant que telle.

Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci

À partir de 1965 jusqu’à la rédaction de L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre, le marxisme de Nicos Poulantzas porte l’empreinte d’Antonio Gramsci. D’abord influencé par Lucien Goldmann et Lukacs, c’est en lisant et en discutant non seulement les travaux d’Althusser, mais aussi l’œuvre du communiste italien que Poulantzas s’oriente peu à peu vers le sujet qui le préoccupera jusqu’à sa mort, et qui constitue son principal apport au matérialisme historique : une théorie de l’État capitaliste comme pouvoir de classe. Dans cette intervention, Panagiotis Sotiris souligne la richesse et la pertinence intactes du débat autour des concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral et de guerre de positions, et invite à poursuivre une des discussions les plus stimulantes du marxisme contemporain.

De l’antifascisme au socialisme : stratégie révolutionnaire dans la guerre civile libanaise

En 1986, au cœur du tumulte de la guerre civile, Mahdi Amil, intellectuel communiste libanais, fait paraître l’État confessionnel à Beyrouth. Le texte qui suit, conclusion de l’édition arabe de l’ouvrage, constitue une intervention dans cette conjoncture. Les forces progressistes libanaises, représentées par une alliance de nationalistes, de Palestiniens et de communistes, ont traversé une séquence révolutionnaire (1975-1976) puis une série de défaites, combattues par la Syrie, l’État d’Israël et les forces réactionnaires phalangistes. Amil tente ici d’hégémoniser les forces antifascistes, en donnant à la lutte contre les phalangistes un contenu précis : la lutte contre le régime confessionnel, comme libération démocratique-nationale, point de départ d’une transformation socialiste du Liban. Assassiné l’année suivante par des milices chiites, Amil livre ici un testament politique gramscien, saisissant avec acuité les liens entre crise de l’État et confessionnalisme.

Contrôle ouvrier et nationalisations dans la révolution portugaise : réformisme ou socialisme

La révolution portugaise a été au cœur des débats stratégiques de la gauche radicale des années 1970. Dernière expérience révolutionnaire en Europe occidentale, elle a été un véritable champ d’essai de la stratégie eurocommuniste (définie par les PC européens dans ces mêmes années) et en révèle aussi les points aveugles. Dans cet article, l’historienne Raquel Varela propose une critique incisive de la stratégie du Parti communiste portugais (PCP) face à la vague de nationalisations et de luttes ouvrières qui ont suivi la dite « révolution des Œillets ». Plutôt que de s’appuyer sur les institutions obtenues par le prolétariat et les couches subalternes pour aiguiser leurs luttes, le PCP les a mises au service d’un sauvetage du capitalisme portugais. Cette étude détaillée esquisse les clivages entre une stratégie réformiste, basée sur la modération salariale, et une stratégie révolutionnaire.

Des subalternes au pouvoir. Autour de la vague progressiste en Amérique latine

Quelques décennies après l’explosion académique des « études subalternes », plusieurs États latino-américains ont vu l’ascension au pouvoir politique de forces issues des classes et couches subalternes. D’après Robert Cavooris, ces épisodes révolutionnaires ont révélé les limites profondes du paradigme subalterniste. En effet, les hypothèses de ces courants théoriques reposent sur une lecture dualiste entre « subalternes » et « élites », entre multitudes et État. Que se passe-t-il quand les subalternes s’emparent (au moins en partie) de l’État ? Pour mieux saisir ces processus, Cavooris oppose aux subalternistes l’apport théorique de Nicos Poulantzas. Comprendre ce que font les subalternes dans l’État, c’est comprendre comment et dans quelle mesure l’État est transformable, traversé par des contradictions, et comment les subalternes travaillent ce terrrain pour leur propre compte.

Enseignement supérieur et classes sociales : production et reproduction

À l’heure des offensives néolibérales contre l’enseignement supérieur, Panagiotis Sotiris revient sur le rôle politique des universités dans la reproduction des rapports de classes. Si la légitimité de la classe dominante est constamment reproduite à travers « l’État intégral », l’université joue un rôle déterminant dans cette reproduction. Loin des approches strictement sociologiques et structuralistes de l’enseignement supérieur, Panagiotis Sotiris montre – à partir d’un dialogue avec Althusser, Poulantzas, l’opéraïsme italien et Gramsci – que l’université est en première et en dernière instance, un appareil d’hégémonie.

Gramsci et la stratégie de la gauche contemporaine : le « bloc historique » comme concept stratégique

À quoi Gramsci peut-il servir pour la gauche ? Longtemps, on a cru voir chez le révolutionnaire sarde un penseur de « l’hégémonie culturelle », de l’importance de la « bataille des idées » pour la politique communiste. À rebours de cette vision schématique, Panagiotis Sotiris éclaire ici le sens du concept de « bloc historique ». Le bloc historique se révèle être la jonction entre la conscience et l’action, mais aussi entre les rapports sociaux économiques et les décisions politiques : c’est le moment où des forces sociales forgent un point de vue critique et scientifique sur l’ensemble de la société pour viser l’exercice du pouvoir. Sotiris s’engage dans une discussion du concept en lien avec les défis stratégiques de la gauche contemporaine. Il pose ainsi les jalons d’une politique des subalternes.

Un texte inédit de Louis Althusser – Conférence sur la dictature du prolétariat à Barcelone

« Le communisme est notre unique stratégie […], non seulement il commande aujourd’hui, mais il commence aujourd’hui. Mieux : il a déjà commencé. » Par ces mots, prononcés en 1976, Louis Althusser défendait la dictature du prolétariat. Le 22e congrès du PCF venait en effet d’en abandonner le concept. Amorçant une réflexion sur le long terme, Althusser revient, à l’occasion de cette conférence, jusque là inédite en français, sur le sens du syntagme « dictature du prolétariat ». Il en révèle les sous-entendus, les malentendus et en propose, discrètement, une nouvelle lecture, dans laquelle le dépérissement de l’État « commence quand des organisations issues des masses s’emparent de certaines fonctions du nouvel État : dès son installation, ou même avant. […] Où ? Quand ? Il suffit d’ouvrir les yeux. Que sont donc les organisations communistes de lutte de classe sinon déjà du communisme ? Et que sont donc ces initiatives populaires qu’on voit naître ici et là, en Espagne, en Italie ou ailleurs dans les usines, dans les quartiers, dans les écoles, dans les asiles, sinon déjà du communisme? »