Vers un nouveau départ. Une alternative à la micro-secte

Pour une certaine doxa militante, « au commencement était le groupuscule » : le « parti révolutionnaire » serait d’abord une micro-secte qui évoluerait, au fil de la lutte des classes, vers un parti de masse. Comme le souligne Hal Draper ici, aucun parti de masse n’a suivi ce chemin et ni Marx ni Lénine n’ont jamais théorisé un tel développement. Cette « anatomie de la secte », exercice à la fois ludique et autocritique, est destiné à rétablir une vision plus juste de la politique révolutionnaire telle qu’elle a existé. Elle fut écrite à l’heure d’une ébullition groupusculaire au sein de la nouvelle gauche aux États-Unis, en 1971. Draper revient sur l’histoire des organisations auxquelles il a contribué et retrace les origines de l’involution sectaire du communisme et du trotskisme. Il propose en outre une autre perspective pour la politique révolutionnaire organisée : construire des « centres politiques ».

Print Friendly

Le problème est toujours : comment construire un parti socialiste révolutionnaire1 ? Aux États-Unis, on n’aperçoit aucun progrès appréciable en ce sens dans le dernier tiers d’un siècle (après la fin de la Seconde guerre mondiale). L’objectif est encore là, mais la voie qui y mène ne peut guère être étudiée sans un vrai réexamen.

La voie sur laquelle nous étions nous a conduits dans un cul-de-sac. Il nous faut revenir en arrière, pour prendre une autre voie que nous avons laissée assez loin derrière nous. La voie sur laquelle nous avons peiné porte un nom : c’est celle de la secte. Nous allons la définir. Nous verrons quand et comment elle a commencé. Et nous expliquerons pourquoi elle conduit à se perdre, c’est-à-dire là à nous trouver là où nous sommes aujourd’hui.

Nous dirons que l’histoire montre qu’il doit y avoir une autre voie, une voie différente.

En fait, sans repenser à fond ce problème, nous sommes partis en 1964 sur une voie différente quand le Comité socialiste indépendant a été constitué pour ressusciter le socialisme indépendant en tant que tendance politique, en encourageant la formation de clubs locaux (le premier, celui du campus de Berkeley, a été formé à l’automne 1964). Mais nous n’avions alors pas pensé qu’il s’agissait-là d’une alternative au concept sectaire d’organisation. Résultat, le mouvement socialiste indépendant, à peine né, a glissé en arrière dans l’ornière de la secte sous l’influence de pressions aisément identifiables. Nous proposons maintenant de réfléchir à cette question.

1. Commençons par revenir à Marx
Il n’y a aucun doute sur ce qu’étaient les idées et la pratique de Marx à ce sujet. En fait, il avait probablement eu une sur-réaction, tant il était fermement décidé à n’avoir rien à faire avec quelque secte que ce soit, y compris une vraiment à lui. Pour Marx, toute organisation était une secte si elle établissait une série d’idées y compris les siennes comme frontière d’organisation, si elle en faisait le déterminant de sa forme d’organisation. Ni Marx ni Engels n’ont jamais formé ou voulu former un groupe « marxiste » quel qu’il soit – c’est-à-dire un groupe de membres adhérents reposant sur un programme exclusivement marxiste. Toute leur activité organisationnelle était orientée vers une voie différente.

Quelle était l’implication organisationnelle de leurs idées si on était d’accord avec elles – comment fallait-il essayer de leur donner vie dans la réalité ? Il s’agissait de porter ces idées dans les mouvements et organisations qui naissaient naturellement de la lutte sociale. La tâche était non pas d’inventer, de façon entièrement cérébrale, une forme « supérieure » d’organisation. Elle était d’imprégner de nos idées les mouvements et organisations de classe, et, au cours de ce processus, de développer des cadres révolutionnaires dans ces mouvements et organisations et ainsi de travailler, élevant finalement le mouvement dans son ensemble à un niveau supérieur.

Le mouvement dans son ensemble : Marx et Engels savaient et disaient que ce processus pourrait impliquer et impliquerait même des scissions. Ils n’avaient aucun fétichisme du maintien de l’unité comme condition du processus. Mais ces scissions qu’ils considéraient comme naturelles étaient pour eux non les scissions artificielles d’une aile idéologique qui sortait pour brandir son drapeau programmatique abstrait. Les scissions auxquelles ils s’attendaient étaient celles qui se produisaient de façon organique avec la montée du niveau (de lutte et de conscience) des masses.

Ces scissions, ils les voyaient venir de deux directions : d’éléments embourgeoisés qui s’élevaient contre une ligne de classe et contre une orientation « lutte de classe » du mouvement lui-même ; et des idéologues de secte qui voyaient le mouvement de la classe s’éloigner de leurs propres remèdes et prescriptions. Ils attendaient la scission de ces éléments ou que les éléments sains scissionnent d’avec eux, mais quand elle se produisait, la ligne de démarcation organisationnelle n’était jamais sur les idées programmatiques spéciales adaptée aux besoins d’une avant-garde idéologique (à savoir un programme dans l’abstrait) mais concernait la signification politique des luttes sociales en cours, le niveau politique atteint par le mouvement de la classe, c’est-à-dire le programme dans le concret, le programme tel qu’il était concrétisé dans la lutte de classes réelle.

Ainsi, en 1847, Marx et Engels, qui avaient rejoint la Ligue des communistes, travaillaient à la débarrasser de ses parasites sectaires et conspirateurs et étaient en train d’y arriver ; mais en même temps, à Bruxelles où il vivait, Marx consacrait ses efforts d’organisation à construire l’Association démocratique, qui n’était même pas socialiste sur le plan programmatique. Et quand la révolution éclata sur le continent, leur première initiative fut de se débarrasser de la Ligue des communistes en la dissolvant, en tant qu’activité organisée prenant la forme d’une avant-garde.

À Cologne, pendant la révolution, ils travaillèrent, organisationnellement parlant, sur trois plans, pas un seul qui ressemblât à une secte marxiste : (1) dans le mouvement démocratique de gauche, l’Union démocratique (cette partie du tableau n’a rien à voir avec notre problème actuel, étant reliée au problème de la politique dans une révolution bourgeoise-démocratique) ; (2) dans l’Association ouvrière de la ville, une organisation de classe large ; et (3) dans « leur » centre politique. Qu’avaient-ils créé comme centre politique ? Nullement une organisation, mais un journal et son comité de rédaction, c’est-à-dire un porte-voix. Et c’est ce comité de rédaction qui fonctionna en tant que « tendance Marx » – c’est ainsi qu’il se considérait et était publiquement considéré.

Avec le reflux de la révolution et après son retour à Londres, Marx fut d’accord pour une reconstitution temporaire de la Ligue des communistes ; mais bientôt, à l’automne 1850, Marx vit que la crise révolutionnaire était passée, cependant que la majorité des membres réagissait avec un sentiment de frustration profonde et une sévère poussée d’infantilisme sectaire. La Ligue scissionna et tomba en morceaux. Marx ne renouvela jamais cette expérience.

Pendant les années 1850, Marx et Engels ne firent aucun effort pour bâtir quelque chose, mais se concentrèrent exclusivement sur la production et l’édition de la littérature qui devait rendre possible l’éducation de cadres. Cette période ne prit fin que quand le mouvement ouvrier lui-même se lança dans l’organisation ad hoc que nous connaissons comme la Première internationale.

La Première internationale était si éloignée, à l’extrême opposé du concept sectaire de l’organisation, qu’elle ne se prononça jamais clairement pour le communisme et adopta simplement une sorte de collectivisme économique à un congrès ultérieur. Et elle était si largement ouverte, dans le cadre d’un caractère de classe tranchant, que personne ne rêverait aujourd’hui de la reproduire. En tout cas, sa manière d’aborder les questions était opposée à 180 ° de celle de la secte : au lieu de partir du programme complet et de réunir autour de lui des gens sélectionnés de toutes les couches sociales (surtout des intellectuels), Marx voulait partir des couches de la classe ouvrière qui étaient en mouvement – en mouvement dans la lutte de classe, même à faible niveau – et adapter le programme à ce à quoi ces couches étaient prêtes. C’était la voie du commencement.

2. Marx : le côté négatif

Dans ce large mouvement de classe de la Première internationale, Marx et Engels n’ont constitué aucun centre à eux, d’aucune sorte ; et c’est ce qui soulève la question d’une sur-réaction, non seulement leur absence d’inclination à créer une secte marxiste.

En effet Marx a utilisé le Conseil général et l’influence qu’il y avait, comme son « centre politique » ; il serait facile d’expliquer que ce n’était pas suffisant. Probablement Marx pensait-il que toute autre ligne de conduite gênerait son influence personnelle dans le Conseil général ; mais le prix en fut que la formation de cadres marxistes résolus en était encore à une étape moins qu’élémentaire quand l’Internationale disparut. Ce fait négatif – non l’échec à créer une secte marxiste, mais à construire des cadres marxistes de quelque type que ce soit – est l’une des raisons du contexte pour lesquelles les divers partis socialistes surgirent dans différents pays, même les prétendus partis « marxistes ».

Prenons l’Angleterre, sous le nez de Marx. La première sorte de centre « marxiste » d’un type quelconque y fut établie par un homme, Hyndman, hostile à Marx et au petit cercle de socialistes britanniques directement influencés par lui ; un homme qui créa ce centre « marxiste » sous la forme d’une secte typique de la pire espèce, et dont l’influence désastreuse sur les fondements du marxisme anglais n’a jamais été surmontée jusqu’à présent.

Aucun centre politique alternatif d’aucune sorte ne fut proposé par Marx ou Engels ou un membre de leur cercle. Le résultat fut que Marx s’incarna, pour le public britannique dans un homme qui était le « fondateur du marxisme » le plus grossier dans tous les pays du monde.

Il est évident que l’alternative à la secte aurait été ce que Marx avait fait à Cologne : la création d’un organe, par les amis britanniques de Marx, une publication agissant en tant que porte-voix des idées marxistes, un modèle sur la façon de s’adresser au mouvement de la classe, un organisateur de cadres. Rien de tel ne fut fait : il y avait un vide. L’action de la secte de Hyndman occupa ce vide.

Alors qu’Eleanor Marx faisait un travail brillant comme organisatrice du Nouvel unionisme (syndicalisme), organisant les métiers inorganisés et non-qualifiés, elle le faisait en tant qu’individu, sans autre point de référence visible.

Alors qu’elle et Aveling faisaient du bon travail en défendant une action politique indépendante dans le ghetto prolétarien de Londres, avec un impact qui servit finalement à produire le Labour Party, leur travail ne pouvait pourtant pas avoir l’effet concomitant de contribuer à la sélection et à la formation de cadres marxistes, qui auraient fait plus encore qu’ils ne faisaient.

Cet échec dans la création d’un centre politique visible – même si ce n’était pas sous la forme d’une secte – fut répété plus tard, avec moins d’excuses, par Rosa Luxemburg en Allemagne, tandis qu’en Pologne ses camarades polonais créaient une secte et non un parti de classe.

La solide haine que Marx portait à la forme sectaire d’organisation ne signifiait cependant pas qu’il était incapable de reconnaître les contributions positives de certaines sectes. Il ne devait pas tomber dans l’appréciation unilatérale du rôle historique joué par certaines d’entre elles, pas plus que sa haine du capitalisme ne l’empêcha de le créditer pour ses grandes contributions positives au développement de la société. De même que le Manifeste communiste présente ce qu’on a appelé un hymne aux bienfaits historiques de la bourgeoisie, de même, Marx et Engels brûlaient d’ardeur dans leurs louanges aux sectes des Utopiques.

Ils n’ont pas perdu de temps à déplorer le fait que ces contributions furent faites d’abord par des sectes (parfois plutôt grotesques comme la « religion » saint-simonienne), car ils comprenaient les pressions qui poussaient les idéologues socialistes vers la forme secte. Il était, pensaient-ils, d’autant plus important de pousser dans une direction différente, d’orienter les socialistes vers une voie organisationnelle différente.

Marx l’a résumé dans une lettre bien connue de 1871 :

L’Internationale a été fondée pour remplacer les sectes socialistes et semisocialistes par une organisation réelle de la classe ouvrière pour la lutte […]. D’un côté, l’Internationale n’aurait pas pu se maintenir si le cours de l’histoire n’avait pas déjà écrasé le sectarisme. Le développement du sectarisme socialiste et celui du vrai mouvement ouvrier sont toujours en rapport inverse l’un de l’autre. Tant que les sectes sont justifiées (historiquement), la classe ouvrière n’est pas encore prête à un mouvement historique indépendant. Dès qu’elles ont atteint leur majorité, toutes les sectes sont par essence réactionnaires. Pour tout cela, ce que l’histoire expose partout s’est répété dans l’histoire de l’Internationale. Ce qui est vieux et dépassé tente de se reconstituer et s’affirme sous une forme nouvelle récemment acquise. Et l’histoire de l’Internationale a été une lutte continuelle du Conseil général contre les sectes et contre les expériences d’amateurs dans l’Internationale, contre le mouvement réel de la classe ouvrière2.

Il ne s’agit pas de déterminer a priori exactement à quelle date la forme secte devient réactionnaire, etc. C’est une tâche impossible. Marx est entré en lutte pour défendre son propre chemin vers un mouvement révolutionnaire – et cela impliquait de se dresser inébranlablement contre l’idée de secte. Que les contributions possibles d’une secte ne fussent pas totalement épuisées en 1864 a été amplement prouvé rétrospectivement, mais c’était sans intérêt pour la ligne de Marx. La « secte » lassallienne en Allemagne ou celle de Hyndman, ci-dessus mentionnée en Angleterre, ont hélas continué à jouer un rôle qui avait aussi un côté positif tant qu’il n’y avait pas d’alternative praticable.

Incontestablement, parfois une secte peut être mieux que rien, mais cette formule de sagesse ne contribue pas à une ligne. D’un autre côté, la secte socialiste des émigrés germano-américains était, selon Marx et Engels, pire que rien, et ils espéraient qu’elle serait écrasée et disparaîtrait.

Il ne découle donc pas, même de l’horreur totale et absolue de Marx pour la forme secte, que toutes les sectes soient également nuisibles ; c’est le contraire qui est vrai. Tout varie beaucoup à cet égard. Si nous regardons plus près de nous les exemples de Marx : les Oehléristes3 n’ont contribué en rien au développement d’un mouvement révolutionnaire, sauf comme sujet d’hilarité, ce qu’il ne faut pas négliger en temps de tristesse.

D’un autre côté, comme nous le dirons, l’Independent Socialist League a élaboré l’essentiel du socialisme révolutionnaire aujourd’hui [aux États-Unis Ndlr]. C’est toute la différence ! Mais cela ne dément nullement l’unique conclusion que nous voulons souligner à ce propos : il existe une voie pour un parti révolutionnaire, qui n’est pas la voie de la secte.


3. Anatomie de la secte

Pour résumer, nous avons vu jusqu’à présent trois approches. L’une, que nous pouvons rejeter : celle qui consiste à se replier sur soi avec seulement des militants individuels, sans aucun centre politique. Le vrai problème est de savoir si le centre politique doit nécessairement être une secte. C’est un problème de rapport entre l’avant-garde et la classe, pas seulement de deux formes organisationnelles.

La secte se situe à un niveau élevé, bien au-dessus de celui de la classe ouvrière et sur une base mince recrutée selon des critères idéologiques, forcément extérieurs à la classe ouvrière. Elle revendique son caractère ouvrier sur la base de ses aspirations et de son orientation, non de sa composition ou de sa vie interne. Elle s’efforce de hisser la classe ouvrière à son niveau ou l’appelle à monter jusqu’à elle. De derrière ses frontières organisationnelles, elle envoie des groupes d’éclaireurs prendre contact avec la classe ouvrière et des missionnaires pour en convaincre deux ou trois. Elle se voit devenir un jour un parti révolutionnaire par un procédé d’addition ou par une éventuelle unité avec deux ou trois autres sectes ou peut-être par un processus d’entrisme.

Marx considérait que les éléments d’avant-garde devaient surtout éviter la création de frontières organisationnelles entre eux et la classe en mouvement. La tâche n’était pas d’élever un ou deux ouvriers ici ou là au niveau du programme complet (outre deux étudiants ici et trois intellectuels là) mais de chercher les leviers capables d’amener la classe ou des fractions de celle-ci à s’engager en masse vers les niveaux supérieurs de l‘action et de la politique.

La mentalité de secte ne voit sa sanctification que dans son programme complet, c’est-à-dire dans ce qui la sépare de la classe ouvrière. Si, Dieu nous pardonne, quelque mot d’ordre qu’elle lance devient populaire, elle s’inquiète : « Que se passe-t-il ? Nous avons dû capituler devant quelqu’un » (je ne caricature pas, c’est du vécu). L’approche de Marx est exactement à l’opposé. Le travail de l’avant-garde était d’élaborer des mots d’ordre qui pouvaient devenir populaires dans l’état donné de la lutte de classe, en ce sens qu’ils étaient capables de rassembler le plus grand nombre possible d’ouvriers en mouvement. En d’autres termes, avancer sur une question, dans une direction qui les mettrait en conflit avec la classe capitaliste et son État, avec les agents du capitalisme et de l’État, y compris les « lieutenants ouvriers du capitalisme », leurs propres dirigeants.

La secte est une version miniaturisée de ce que sera le parti révolutionnaire, un « petit parti de masse », une édition microscopique ou un modèle de parti de masse qui n’existe pas encore. Ou plutôt, il se pense ainsi et et essaie d’être une telle miniature.

Sa méthode d’organisation est celle du « comme si » ; agissons comme si nous étions déjà un parti de masse (à un degré minuscule, naturellement, en fonction de nos ressources) et c’est la voie pour devenir un parti de masse. Publions un « journal ouvrier », juste comme si nous étions un parti ouvrier ; et si nous ne pouvons pas le publier tous les jours, au moins nous pouvons le publier une ou deux fois par semaine en drainant toutes nos ressources – cela fait de nous un petit parti de masse – irréel.

Mais une telle façade est auto-trompeuse, car si jamais elle réussit à abuser un seul ouvrier, il découvrira assez vite qu’il n’y a pas grand chose derrière. Construisons un parti « bolchevique » en étant disciplinés comme de bons bolcheviks. Ainsi, sur la base d’une notion erronée de la discipline « bolchevique » tirée des ennemis du léninisme, la secte est « bolchevisée » en une coterie de plus en plus étroite, pétrifiante, qui remplace les liens de la cohésion politique par les cercles de fer qui tiennent ensemble les lattes des vieux tonneaux brisés.

Il y a quelque chose de fondamentalement faux dans la notion que la voie de la miniaturisation (singer un parti de masse en miniature) est la voie d’un parti révolutionnaire de masse. La science prouve que l’échelle à laquelle existe un être vivant ne peut pas être arbitrairement changée : des êtres humains ne peuvent pas exister à l’échelle de Lilliput ou celle de Brobdignac ; leurs mécanismes de vie ne pourraient fonctionner à ces échelles. Des fourmis peuvent transporter 200 fois leur propre poids mais une fourmi de six pieds, même s’il en existait d’aussi monstrueuses, ne pourrait soulever 20 tonnes. C’est vrai aussi dans la vie organisationnelle : si on essaie de miniaturiser un parti, on n’obtient pas un parti de masse, mais seulement un monstre. La raison fondamentale en est la suivante : le principe de vie d’un parti révolutionnaire de masse n’est pas simplement son programme complet, qui peut être copié avec rien qu’un dactylo militant et peut être étiré ou replié comme un accordéon. Son principe de vie est son engagement intégral comme partie du mouvement ouvrier, son immersion dans la lutte de classe non par une décision de son comité central mais parce qu’il y vit. C’est ce principe de vie qui ne peut être ni singé ni miniaturisé ; il ne peut se réduire comme un dessin ou s’effilocher comme un tissu. Comme une réaction nucléaire, ce phénomène ne vient à l’existence qu’à une masse critique : au-dessous, il ne se réduit pas simplement, il disparaît.

Alors, que peut singer ce parti de masse en miniature ? Seulement la vie interne du parti de classe. Mais cette vie interne, mécaniquement organisée, est maintenant détachée de la réalité qui commande dans un vrai parti de masse. Éventrez un lion et ce que vous aurez réellement, ce sont des tripes. C’est pourquoi la vie interne d’une secte a tendance à être un exercice en irréalité, en façades, en imitations rituelles.

Aussi, puisque seule la vie interne du parti de masse est utilisable pour la parodie ritualisée, la mentalité de secte ne se satisfait que de la vie interne. Car à l’extérieur de cette vie interne, les dures réalités de l’isolement et de l’impuissance sont insoutenables, faute de ressembler le moins du monde à la vie extérieure d’un parti de masse. La vie interne d’une secte devient non pas un mal nécessaire lié à ses activités extérieures, mais une récompense/substitut. D’un côté l’ouvrier du parti de masse regimbe contre la nécessité de passer beaucoup de temps à des réunions internes, etc. même s’il est assez bon marxiste pour comprendre que ces choses sont nécessaires. La mentalité de secte, au contraire, ne se satisfait que dans ces activités où l’on peut savourer un discours révolutionnaire alors qu’une réunion syndicale n’est qu’une corvée.

4. Bien, et les bolcheviks ?

Mais le parti bolchevique n’a-t-il pas dû se développer d’une secte à un parti de masses ? S’ils l’ont pu, alors nous…

Non, ce n’est pas ainsi que les bolcheviks sont devenus un parti de masse – pas par la voie de la secte. Et il n’y a aucune proposition pour une forme d’organisation sectaire dans Que Faire ? Tous ces contes de fée sur les conceptions de Lénine sur le parti sont des inventions des anti-bolcheviks professionnels et des staliniens, mais nous ne pouvons pas entrer ici4 dans ce débat.

Ce qui suit suffira pour le problème posé : prendre la route défendue dans Que Faire ?. Dans la période précédente, les préliminaires pour un parti de masse avaient pris forme en Russie non dans des sectes mais dans des cercles ouvriers locaux qui demeuraient des structures lâches et fondaient de lâches associations régionales. Elles ne s’étaient pas développées en tant que branches d’organisation centrale, mais de façon autonome, en réponse à des luttes sociales.

Ce que Lénine décida d’organiser de l’extérieur, avant tout, n’était pas une secte ni une organisation avec des membres, mais un centre politique : une publication, Iskra, avec un comité de rédaction. L‘Iskra s’incarnait dans un comité de rédaction pas dans une secte. L’organisation de membres à laquelle Lénine pensait devait être un parti de masse, ne consistant pas seulement de ceux qui étaient d’accord avec son marxisme révolutionnaire mais plutôt un parti de masse assez large pour englober tous les socialistes, en fait tous les militants ouvriers. Il y aurait eu en son sein différentes tendances et les marxistes conséquents pouvaient pour un temps y être en minorité. Mais alors que Lénine ne commit pas l’erreur de dresser les murs d’une secte entre sa tendance (celle qui avait une ligne juste) et le large mouvement de la classe-en-lutte, il ne fit pas non plus l’autre erreur, celle de négliger de construire un centre politique et, du coup, des cadres marxistes.

Ce furent les mencheviks et la droite, pas Lénine, qui firent scission plutôt que de permettre une majorité de gauche.

Et pendant les années de formation du parti bolchevique, Lénine ne fit pas non plus de nécessité vertu : il n’adopta jamais l’idée que le parti devait être limité aux bolcheviks. Au contraire il combattit avec patience pour la conception d’un parti large dans lequel cependant la gauche avait autant droit que la droite à prendre la direction par un vote démocratique. C’est cela qui était en jeu, côté organisationnel, dans la scission entre bolcheviks et mencheviks.

Bien entendu, la situation d’illégalité dans laquelle le mouvement fonctionnait conditionna de bien des manières les formes d’organisation, mais ce n’est pas l’illégalité qui décida que Lénine refusa de prendre la voie de la formation d’une secte bolchevique. Si l’Iskra avait été organisée à St Petersbourg au lieu de l’étranger, le rapport essentiel n’aurait pas changé et en fait, quand on obtint une légalité partielle pour un bref laps de temps après la révolution de 1905, une des conséquences en fut la fusion temporaire des groupes menchevique et bolchevique dans un parti de masse unifié, bien que Lénine conservât un centre politique sous la forme d’un journal et de son comité de rédaction. L’apparition d’une certaine dose de légalité ne poussa pas Lénine vers une formation bolchevique sectaire, mais dans le sens contraire, vers l’unité avec les mencheviks dans un parti de masse, pas l’unité des centres politiques idéologiques.

Mais les fractions bolchevique et menchevique n’étaient-elles pas des fractions d’un parti scissionné ? Oui, formellement, c’était le cas. Des deux côtés, comme pour d’autres tendances organisées dans le mouvement russe, une fraction fonctionnait comme un centre politique public avec sa propre publication, son comité de rédaction comme véhicules de sa politique.

Et ces fractions, bolchevique comme menchevique, n’étaient pas des « organisations de membres » au sens des sectes que nous avons essayé de construire. Considérez les documents écrits par Lénine avant 1914 quand la Deuxième internationale enquêtait sur la question de l’unité bolcheviks-mencheviks : Lénine pour prouver que les bolcheviks avaient le soutien d’une majorité des ouvriers socialistes de Russie, donnait des statistiques de circulation des organes, des contributions financières etc. mais pas des membres. Et personne n’en réclamait ; car les organisations de membres en Russie étaient des groupes locaux et régionaux de parti qui pouvaient être en partie de sympathies bolcheviques et en partie de sympathies mencheviques, ou pouvaient passer de l’un à l’autre à un moment donné etc. Chaque fois qu’un « congrès du parti » ou une conférence se tenait, chaque groupe du parti devait décider s’il assisterait à celui-ci, celui-là ou aux deux.

Ce que cela implique, c’est le fait que les bolcheviks et les mencheviks, en ce qui concerne leur forme d’organisation, n’étaient ni des sectes ni même des fractions au sens organisationnel actuel. Qu’étaient-ils ? Tous deux étaient des centres politiques basés sur une entreprise de propagande/édition, plus un appareil central d’organisation pour forger des liens avec des groupes du mouvement ouvrier, par des « agents », des collaborateurs littéraires, etc. Ce « plus » avait une énorme importance, mais je ne peux m’étendre dessus.

Les membres individuels du parti en Russie ou les groupes du parti pouvaient décider de diffuser le journal de Lénine ou l’organe menchevique ou aucun – beaucoup préféraient un organe non fractionnel comme celui de Trotsky à Vienne – ou encore ils pouvaient utiliser pour leur travail celles des publications des bolcheviks qu’ils préféraient, celles des mencheviks et autres, sur la base d’un libre roulement.

De toute évidence une partie de ces traits étaient dictés par l’illégalité, une grande partie par la nature de la scission bolcheviks-mencheviks, etc. Nous n’entendons pas proposer un modèle clé en main pour nous aujourd’hui ; nous en discutons pour la raison tout à fait opposée : beaucoup croient à tort que les bolcheviks se sont développés sous la forme d’une secte et cherchent à construire à tort une « secte de type bolchevique ». Cette invention est venue plus tard, dans le sillage de la Comintern.

En tout cas, il est évident qu’il faut apporter ici une remarque conclusive : si le parti bolchevique n’est pas devenu un parti révolutionnaire par la voie de la secte, alors il l’est devenu autrement. En fait la conclusion historique va plus loin : aucun parti de masse révolutionnaire ou aucun parti de masse semi-révolutionnaire n’est jamais devenu un parti de masse par la voie de la secte.

Cela ne prouve pas que cela ne se fera jamais. En soi en effet cela ne prouve pas qu’il est à tout jamais impossible pour une secte de se transformer en un parti de masse par quelque voie organique, c’est-à-dire en réalisant à un moment donné qu’on est sur la mauvaise voie et qu’il faut prendre une autre route. Mais cela ne nous intéresse pas de le prouver. Il faut comprendre qu’il doit y avoir une autre voie – une voie qui a été prise réellement par des socialistes révolutionnaires, avec plus ou moins de succès.

Ce qui est prouvé, c’est que la route de la secte ne devrait pas être suivie sans critique, sans réflexion jusqu’au bout comme si elle était la seule possible et pensable. Au contraire, le chemin de la secte n’a jamais marché jusqu’à présent. Ce qui a marché, c’est une voie très différente, qui mérite au moins d’être considérée.


5. Quand et comment a-t-on ressuscité la forme secte ?

Cette autre voie ne s’est développée dans la conscience de marxistes les plus révolutionnaires que relativement récemment, pendant la période de la Comintern.

Le grand développement historique qui a fait descendre le rideau sur elle et a poussé sur le devant la route de la secte a été la période d’évolution d’après la Première guerre mondiale dans laquelle la Comintern posa d’abord la formation de partis révolutionnaires comme une nécessité immédiate d’urgence. Dans chaque pays, il fallait tout de suite constituer un parti révolutionnaire, même s’il fallait le faire pousser de force dans une serre ; les 21 points de la Comintern l’exigeaient. Le motif était clair : la révolution mondiale était à l’ordre du jour pour toute l’Europe. Et il était vrai que la révolution mondiale était à l’ordre du jour immédiat en Europe.

Mais nous savons maintenant qu’il s’est avéré totalement impossible de forger d’authentiques partis révolutionnaires en donnant des ordres dans un processus forcé, en tout cas pas des partis révolutionnaires capables de vaincre. C‘est là la raison essentielle pour laquelle l’ennemi, avant tout la social-démocratie, a été capable de vaincre cette révolution européenne.

Et la défaite de cette révolution a été le tournant de l’histoire sociale moderne : tout le monde d’aujourd’hui en découle. La conséquence la mieux connue a été la montée du stalinisme, la stalinisation des partis communistes comme celle de la Russie. Une conséquence bisymétrique a frappé les courants qui refusaient la stalinisation ou rompaient avec elle : ils voyaient en général la dégénérescence du mouvement comme une conséquence de la stalinisation au lieu de voir la stalinisation comme la conséquence de la défaite et de la dégénérescence du mouvement.

Sur la base des anciennes idées, le succès révolutionnaire apparaissait dépendant simplement de la construction d’une direction d’avant-garde non stalinienne, mais réellement révolutionnaire, c’est-à-dire la formation d’une direction d’avant-garde ayant la ligne juste, ce qui suffisait. Le processus de formation forcée de « partis révolutionnaires » par des textes comme les 21 Points, détachés désormais du contexte objectif des vrais 21 points, fut considérée comme donnée par une nouvelle génération de révolutionnaires ou candidats à l’être, pour qui l’histoire avait commencé en 1917. Le résultat fut une première vague de sectes « bolcheviques » – c’est-à-dire capables de singer tout ce qui leur semblait bolchevique – dans la première période du déclin de la révolution européenne.

Un exemple typique fut les « bordiguistes » italiens et autres restes des gauchistes infantiles de la Comintern – ces courants attaqués par Lénine dans Le Gauchisme maladie infantile du Communisme. D’abord, c’est bien connu, ces gauchistes, bien intentionnés, mais tout à fait ignorants, ne savaient rien de la façon dont le parti bolchevique avait été forgé. Pour eux, les 21 Points n’étaient pas une mesure exceptionnelle urgente – née dans l’esprit de révolutionnaires bien conscients du caractère orignal de la conjoncture, où une crise révolutionnaire immédiate était en train de mûrir et allait briser les travailleurs dépourvus d’un parti révolutionnaire pour affronter la période. Pour eux, cette mesure d’exception, désespérée, devint la norme – la mesure bolchevique « de règle » –, à prendre même s’il n’y avait pas la situation historique qui seule avait expliqué le recours aux 21 Points.

Généralisée comme la norme, cette voie à chaud vers un « parti révolutionnaire » ou un fac-similé, se résumait ainsi : Vous levez le drapeau du programme juste pour établir vos frontières d’organisation. Vous le faites sans vous occuper de la situation objective car il s’agit d’un impératif supra-historique. Vous le faites avec ceux qui sont près de vous, deux autres bons camarades, par exemple. Car ne disait-on pas qu’aux jours sombres de la guerre, le parti bolchevique de Lénine avait été réduit à une poignée ? Vous vous proclamez le Parti révolutionnaire et, puisque vous avez le programme juste, les ouvriers vont se presser à votre porte… Et vous aurez votre secte.

6. Bref coup d’œil sur le modèle trotskyste de la secte

Le peu d’empressement de Trotsky pendant plusieurs années, à rompre avec les partis communistes était conditionné entre autres par le fait qu’il ne voyait pas d’autre alternative que la formation d’une secte trotskyste, une décision qu’il répugnait à prendre.

Il faut se rappeler que, pendant toute la période de son développement politique avant 1914, Trotsky n’avait pas commencé à comprendre ce que Lénine faisait. Pendant des décennies, il avait férocement combattu sa ligne d’organisation, qu’il dénonçait comme « scissionniste ». Qu’était cette politique de scission qui l’horrifiait ? Le chemin nécessaire pour former un centre politique distinct autour du programme complet – et ce chemin n’impliquait pas de placer une secte au cœur de cette élaboration, mais un centre politique.

La ligne de « conciliateur » de Trotsky sur le plan de l’organisation dans le mouvement russe signifiait que, comme Luxembourg en Allemagne et nombre de figures de gauche dans la social-démocratie, il n’avait jamais compris la nature de la voie de Lénine vers le parti révolutionnaire. Pendant la plus grande partie de la vie politique de Trotsky, l’unique ligne d’organisation qu’il ait pu comprendre a été celle des sectes et scissions – c’est ainsi qu’il interprétait Lénine –, soit le marais des partisans ruminants de la prétendue unité du parti.

Il est très ironique que la stalinisation des PC ait obligé Trotsky à s’engager sur la voie de la formation de son propre « centre politique », l’Opposition de gauche, à l’intérieur des PC – c’est-à-dire du mouvement stalinien, qui ne tolérait absolument aucun centre politique d’opposition ! La voie qu’il avait dénoncée à l’intérieur de la social-démocratie russe, où elle avait été possible, était celle qui l’obligeait à rester à l’intérieur du mouvement stalinien, où c’était impossible.

Il n’est donc pas surprenant que, quand les groupes trotskystes ne furent plus capables de continuer à assurer la forme d’organisation d’un centre politique d’Opposition de gauche à l’intérieur des PC, ils aient alors, tout naturellement, adopté la seule autre qu’ils connaissaient, celle de la secte.

Trotsky l’a fait à contre-cœur, sans aucun doute : c’est pourquoi l’expérience vivante a été l’entrée dans la social-démocratie dans l’espoir d’y trouver, vers un parti de masse, une voie non-secte. Le substitut espéré était l’incubation de cadres d’un parti révolutionnaire dans le mouvement de masse que la social-démocratie était censée représenter.

[…]


7. L’expérience Workers Party/Independent Socialist League

Il existe un autre cas qui exige discussion immédiate, puisque c’est le cas de notre ancêtre immédiat : le Workers Party/Independent Socialist League de 1940 à 1958. Dans les grandes lignes (même si il mérite une discussion plus longue à un autre moment), l’affaire va comme suit, en trois étapes :

  1. Formation du Socialist Workers Party scissionant du SP. – L’entrée trotskyste dans le Socialist Party (la gestation dans l’utérus de la social-démocratie) a été abandonnée à la fin 1937, lorsque Trotsky (et avec lui une partie de la direction trotskiste autour de Cannon) a considéré que le monde, y compris les États-Unis était sur le point d’entrer dans une situation révolutionnaire. Cela a immédiatement mis en route le modèle des Vingt-et-un points (Au moins, cette fois-ci, la motivation était aussi une situation d’urgence ressentie) Dans ce modèle, comme nous l’avons vu, le parti révolutionnaire doit à tout prix être annoncé au monde, sa bannière et son programme déployés, assez tôt pour devancer l’ouragan de la révolution. L’aile droite du SP était tout aussi désireuse de nous expulser que Trotsky l’était que nous sortions : le résultat effectif fut une collaboration. Dans tous les cas, au début 1938, le « Socialist Workers Party » a été déclaré à la classe ouvrière des États-Unis, et plus tard la même année la « Quatrième Internationale » a de même été propulsée vers une naissance accélérée.
    Il n’y avait aucune ambiguïté sur la façon dont le nouveau parti se considérait : c’était le Parti révolutionnaire enfin octroyé au monde, et il croîtrait par accrétion rapide jusqu’à ce qu’il devienne la force dirigeante dans la classe ouvrière – si tout va bien, en temps utile pour diriger la révolution en développement. En déployant le programme complet et correct, la secte (c’est à dire le « parti » réellement existant) dévalerait la route pour devenir un parti de masse. Le déclenchement de la guerre a bousculé cette idée incontestée de deux façons. Ce qui est le mieux connu, c’est que le programme complet se révéla être complètement quelque chose, mais pas correct. (Défense de l’Union Soviétique, pacte Hitler-Staline, émergence de l’impérialisme stalinien, invasion de la Finlande et de la Pologne, etc.) Plus pertinente ici est la deuxième question qui figurait dans la lutte de 1939-1940 qui a ébranlé et divisé l’organisation : la dite « question organisationnelle. » Car ce qui se passa (ainsi que nous l’avons détaillé à l’époque dans un long document intitulé War and Bureaucratic Conservatism) est que la secte-qui-s’appelle-parti a réagi au déclenchement de la guerre comme une… secte. Nous ne l’avons pas compris ainsi à l’époque : nous l’appelions « conservatisme bureaucratique » dans la direction Cannon. Cette réponse de secte a été mise en œuvre beaucoup plus clairement par le SWP après la scission qu’à son début : le SWP a traversé la période de guerre comme un crustacé ; il s’est recroquevillé dans sa coquille, pour protéger son corps gélatineux, et a annoncé la politique de « préservation des cadres », en les mettant de côté (en même temps que le crustacé) pendant cette période, au lieu de chercher des moyens d’endurcir ses cadres dans la lutte pendant la guerre.De façon tout à fait opposée, le Workers Party que nous avons formé après la scission a suivi un cours qui peut être décrit comme celui d’un « petit parti de masse ». Mais nous avons vraiment agi comme un « petit parti de masse », et ne nous contentions pas d’en parler. C’est à dire que le WP s’est engagé de façon énergique et militante dans des activités qui seraient entreprises par un parti de masse si il en existait un – un excellent travail révolutionnaire oppositionnel et à la base dans les usine et les syndicats, accompagné de la circulation de masse (par des distributions) d’un hebdomadaire populaire d’agitation, etc.
  2. Certes, ce travail « de parti de masse » ne pouvait se faire que sur une échelle relativement petite – ou, ce qui revient au même, sur une plus grande échelle uniquement dans quelques lieux très limités – car nous étions un très petit « parti de masse ». Les hypothèses sous-jacentes étaient toujours les mêmes : une crise révolutionnaire d’ici la fin de la guerre, ou à peu près, et une croissance rapide dans la lignée de notre travail. Cette orientation pouvait sembler cohérente, même si ce n’était que de façon temporaire, pour des raisons conjoncturelles évidentes : nous étions la seule, unique et exclusive tendance d’opposition socialiste dans le mouvement ouvrier pendant toute cette période de guerre. C’est une position de monopole qui n’a existé pour personne depuis ! L’ « industrialisation » ou la « prolétarisation » de nos membres avaient été relativement facilitées par la situation de guerre (pour ceux qui n’étaient pas mobilisés). Il n’est pas sans importance de mentionner également qu’en raison des salaires dans l’industrie, de membres motivés, et d’un système de cotisation astronomique sur le modèle d’un impôt sur le revenu, il n’a jamais été plus facile de financer notre activité. En bref, pour cette période limitée et cette situation particulière, les contradictions d’une secte-agissant-comme-un-petit parti de masse pouvaient être et ont été mises de côté, alors que l’activité captait toute l’attention. On peut peut-être faire valoir que si le résultat de la guerre avait été la révolution en Europe et en Amérique, comme prévu alors, cette orientation aurait été justifiée historiquement. En discuter ne m’intéresse pas, car soutenir une théorie de l’inévitabilité de tout cela ne m’intéresse pas ; non plus que défendre l’idée que si nous avions été plus « intelligents » nous aurions dû faire quelque chose d’autre. Rien de tout cela n’est pertinent, et je mentionne ces idées dans l’unique but de les exclure de la discussion. La seule chose qui m’intéresse à l’heure actuelle, c’est d’expliquer comment et pourquoi l’orientation d’une secte « petit parti de masse » était temporairement et conjoncturellement possible et porteuse d’espoir.
  3. Le jour du jugement vint en 1946. Cette année marque un tournant. Quand elle arriva, il devenait clair pour la plupart que la tant attendue révolution mondiale d’après-guerre avait été annulée, ou en tout cas n’allait pas réussir. Une réorientation fondamentale s’est imposée à nous.
    C’est donc en 1946 que les comptes ont été soldés de manière définitive avec le groupe sectaire-systématique à l’intérieur du WP (la clique « Johnsoniste »). C’était une clique avec un programme de faction – en fait, toute une gamme de programmes pour répondre à n’importe quelle situation. En 1946, la clique-faction Johnson a réagi officiellement au nouveau tournant dans la situation en affirmant avec une véhémence redoublée que la révolution était imminente, que des soviets peuvent être attendus d’ici deux ans, que le capitalisme s’était effondré dans toute l’Europe et que le pouvoir roulait dans les rues : en d’autres mots, avec la fantasmagorie typique de la mentalité sectaire quand elle est confrontée à une réalité désagréable. En conséquence aussi, ils ont déployé un programme qui opposait les « groupes de lutte » (alors appelés « comités d’usine ») aux syndicats devenus contre-révolutionnaires, qui avaient été étatisés, etc. Avec ce galimatias, ces sectaires-systématiques ont fait leurs bagages et ont emménagés à l’intérieur du SWP, où ils ont mené une activité fractionnelle très révolutionnaire pour un bref instant, avant de déployer leur bannière devant le monde entier dans une secte bien à eux, qui a ensuite bifurqué, etc. La même année, il y eut une autre tentative de réorientation dans le Workers Party, par des gens plus sérieux. Il s’agissait d’un effort pour théoriser et systématiser (c’est-à-dire penser de manière conséquente) la conception organisationnelle du « petit parti de masse », non pas simplement comme la réaction ad hoc aux circonstances de la guerre (ce qu’elle avait été), mais comme un concept général et intemporel, applicable aujourd’hui encore plus qu’avant. L’expression « petit parti de masse » fut inventé et écrite. Elle fut rejetée par l’organisation.

En sortant de cette discussion, et alors que la situation politique américaine sombrait dans le marasme (climat de guerre froide, puis le maccarthysme, etc.), l’organisation a dû faire face, sans se faire d’illusions, à son avenir comme secte parmi d’autres. Dans une thèse présentée en 1948 et discutée jusqu’à son adoption en 1949, l’organisation a massivement accepté quelques vérités fondamentales : qu’elle n’était pas un « parti » sauf par son nom ; qu’aucun « parti » socialiste n’existait dans le pays ; que tous les groupes socialistes, y compris le nôtre, étaient en réalité des sectes – au mieux des « groupes de propagande » ; que l’on ne pouvait espérer qu’être une bonne secte, une secte raisonnable, plutôt qu’une secte stupide, fantasmagorique, s’illusionnant elle-même ; que, bien que l’histoire ne permettait rien d’autre à part une secte pour le moment, on pouvait décider de ne pas mener une politique sectaire par rapport à la classe ouvrière et ses mouvements ; et d’autres concrétisations de cette approche. En conséquence, l’organisation a changé son nom de Workers Party (« Parti des travailleurs ») à Independent Socialist League (« Ligue socialiste indépendante »).

Tout cela était très raisonnable dans le cadre donné. Je pense que l’ISL était la meilleure et la plus raisonnable des sectes ; mais cela ne l’a aidé que quelques temps, alors que les années 1950 ont tari la gauche dans son entier. L’ISL ne s’est pas dégagée des monstruosités et des fantasmes sectaires ; elle s’est simplement desséchée et est morte ; tandis que d’autres sectes socialistes passaient par des contorsions politiques, le SP fondant jusqu’à disparaître, le SWP se transformant en appendice stalinoïde.

8. Qu’est-ce qu’un « centre politique » ?

Comme toute l’histoire analysée ci-dessus s’est faite sans aucun auto-examen, sans aucune différenciation analytique entre telle route et telle autre, la différentiation doit se faire rétrospectivement. Il semblerait, d’après le récit ci-dessus que, dans la pratique, la mise en place d’un « centre politique » par opposition à une secte – c’est à dire un centre de propagande/éducation sans adhésions par opposition à un groupe d’adhérents entouré de murs organisationnels – a pris la forme concrète d’une entreprise d’édition et de son comité de direction, avec plus ou moins un appareil organisationnel qui lui est attaché dans le but de mener à bien les tâches du centre politique.

Le fait est que cette route a été encore plus fréquente que le récit ci-dessus ne l’indique. Les États-Unis offrent à l’heure actuelle plusieurs exemples qu’il est utile de considérer à nouveau. Il est vrai que la scène militante semble être jonchée de sectes, mais il faut y ajouter plusieurs tendances qui ne sont pas organisés sous la forme de sectes, mais sous la forme de centres politiques autour d’une publication.

  1. Peut-être le plus efficace, pour sa politique, a été la tendance représentée par la Monthly Review – c’est à dire le spectre quelque peu amorphe de la politique stalinoïde indépendante par rapport au PC. Le magazine a été à la fois l’expression et l’organisateur d’une tendance politique, mais n’a pas évolué vers une cristallisation organisationnelle (avec des membres), sauf à travers des efforts expérimentaux de former des groupes locaux d’ « amis » ou d’associés, ou des choses de ce genre.
  2. Il en est plus ou moins de même pour le Guardian. Il n’est même pas certain que ces éléments aient eu, ou aient actuellement une perspective lointaine d’un jour contribuer à un parti révolutionnaire ; ils pensent certainement principalement en termes d’imprégnation de la gauche avec leurs idées spécifiques.
  3.  Un autre exemple, connaissant un succès relatif est Liberation, mais au prix du sacrifice de sa politique originelle. Ce magazine a été mis en place en tant que centre politique de la tendance pacifiste absolue. En tant que tel, il a été nul ; le pacifisme absolu n’a jamais été plus mort. En fait, il s’est transformé en quelque chose d’autre, le pacifisme n’étant pas le seul croûton dans la soupe. Comme sa ligne politique est confuse, il n’est pas très important en tant que centre politique. Il a essentiellement représenté un journalisme radical diffus.
  4. Dissent a été fondée plus ou moins consciemment comme un effort pour conserver un genre de centre politique, sans organisation groupusculaire, par des gens qui étaient devenus sociaux-démocrates dans un pays sans sociale-démocratie. Plus tard, Dissent et la LID ont plus ou moins fusionné. La LID est un exemple intéressant de ce qui était originellement une organisation d’adhérents qui, à mesure que ses membres disparaissaient, s’est transformée en espèce de centre politique, social-démocrate dans sa politique – mais pas autour d’une revue. Le New Leader a été un autre genre d’exemple d’opération social-démocrate (aile CIA) sans organisation de membres. Tous ces cas, dans leurs spécificités, sont fortement conditionnés par leur source de financement.

En fait, presque n’importe quel journal politique tend à devenir un genre de centre politique, de par sa nature même, puisque c’est un diffuseur d’idées. J’ai mentionné plusieurs exemples disparates pour indiquer que tout un spectre peut exister. Il n’existe aucun modèle d’organisation que nous puissions simplement copier.

L’important est d’avoir l’idée générale d’une orientation qui n’implique pas la construction d’une secte avec des membres, puis l’élaborer pour qu’elle exprime nos objectifs et nos idées politiques. La première chose qui est particulière dans l’orientation que nous voulons adopter est ceci : nous voulons construire un centre politique qui a comme objectif la formation des conditions préalables pour un parti socialiste révolutionnaire.

9. Que voulons-nous accomplir?
L’œuvre organisationnelle de Lénine était la suivante, si nous essayons de faire abstraction de toutes les particularités nationales, de lieu, de temps, de conditions. La formation laborieuse de la tendance bolchevik a fini par accomplir trois choses – trois choses qui, il me semble, sont pertinentes dans presque tous les cas, et sont certainement pertinentes pour ce que nous sommes obligés de faire.

Le processus de formation de la tendance bolchevik –

  1. a créé un corpus doctrinal, un corpus de littérature politique qui exprime un type unifié de socialisme révolutionnaire;
  2. a formé des cadres de permanents du parti et de militants autour de ce noyau politique
  3. a établi son « type de socialisme » comme une présence dans la gauche politique, avec sa propre physionomie et son propre nom.

Ceci résume également quelles sont nos tâches.

Il n’y a pas réellement besoin pour nous d’essayer de prévoir ou de prédire aujourd’hui exactement comment le futur parti révolutionnaire viendra au jour. Quoiqu’il arrive, ce n’est que dans la mesure où ces trois tâches sont accomplies que les résultats peuvent être favorables.

Si nous considérons nos tâches selon ces catégories, certaines activités sont d’une importance et d’une priorité différente. Par exemple, l’édition de livres et de brochures est considérée par une secte comme une activité parmi d’autres, sans priorité élevée. À une exception près, elle a tendance à être poussée à la fin de l’ordre du jour. L’exception est la publication d’un organe « de masse » (un journal), qui tend à prendre tellement d’importance par rapport au reste que rien d’autre ne peut être réalisé. De notre point de vue, c’est une grave erreur dans les priorités. La création (la publication et la distribution) d’un corpus de base représente la réalisation d’un centre politique, et tout le reste en dépend. C’est le moyen clé pour atteindre la fin que nous poursuivons. La première tâche de ce corpus de base est de rendre possible la formation des cadres – de fournir la nourriture politique avec laquelle les cadres peuvent être éduqués. Sans elle, aucune formation saine des cadres n’est possible.

Bien sûr de tels cadres se développeront de façon locale. Un centre politique a un énorme avantage sur le Comité national ou Comité central d’une secte, qui émet des directives, des thèses, des procédures disciplinaires, etc., pour son micro-empire de mini-branches. C’est que les relations du premier avec les comités locaux, les groupes socialistes, les groupes syndicaux, les groupes de travailleurs et les militants individuels peuvent être infiniment variés et flexibles. En revanche les relations du second se divisent en deux types : avec les membres, la relation étant rigidifiée par des règles intérieures ; avec les non-membres, une relation entravée par une barrière organisationnelle. Après une première période durant laquelle un grand travail de préparation devra être accompli, nous espérons beaucoup plus d’interaction avec les cadres locaux, et non pas moins – mais dans une relation tout à fait différente, qui offre de nouvelles possibilités.

Préciser notre programme pour les six prochains mois ne fait pas partie des objectifs de cet article. Nous voyons déjà beaucoup plus que ce que nous pouvons gérer. Et ce n’est qu’un début ; car si cela nous prend la plus grande partie d’une année pour commencer, c’est que nous travaillons bien.

Nous devons avoir une perspective à long terme. Ce que nous avons ici n’est pas un raccourci, mais son contraire : une orientation péraparatoire qui ne peut porter de vrais fruits qu’à long terme. Nous devons penser en termes de plan décennal au moins. Nous avons passé la dernière décennie dans deux impasses. Si, à la fin des années 1970, nous avons un certain nombre de réalisations solides dans la réalisation des trois tâches fondamentales énumérées ci-dessus, alors nous aurons pris les premières mesures appréciables vers l’objectif d’un parti révolutionnaire.

Traduit de l’anglais par les Cahiers Léon Trotsky et Sylvestre Jaffard.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Source : Cahiers Léon Trotsky N° 69, mars 2000 pour les sections 1 à 7. L’article y était précédé de l’introduction suivante :
    « Hal Draper (1914-1990) est l’un des rares militants qui, avant et après la Deuxième Guerre mondiale, ont marqué plusieurs générations de jeunes. Entré à la Jeunesse socialiste, la YPSL, en 1933, il devient responsable des étudiants de New York en 1934 et anime chez les jeunes une tendance de gauche de la YPSL. Au cours des discussions avec les trotskystes entrés, il est gagné à leur fraction. Il est secrétaire national des YPSL en 1937. Membre du Socialist Workers Party dès sa fondation, il rend visite à Trotsky mais en 1939, soutient Shachtman et quitte le SWP. Il accompagne Shachtman, dont il est l’opposant de gauche, au Workers Party en 1940, puis, après guerre, au Parti socialiste, puis fonde l’Independent Socialist League. Bibliothécaire à Berkeley, il a été maître à penser de Mario Savio et de la génération des étudiants de 1968. Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un article qui traite notamment de la secte en politique marxiste. Celui-ci, intitulé « Towards a New Beginning – On Another Road. The Alternative to the Micro-Sect » a paru dans la revue marxiste de discussion What Next?, n° 10, 1998, 3-12.
    Traduction revue par Ernie Haberkern, du Center for Socialist History, 1250 Addison Str., Room 101, Berkeley CA 94702 USA. »

    Les section 7,8 et 9 ont été traduites en 2015 par Sylvestre Jaffard pour la revue Période et l’Archive Internet des Marxistes. []

  2. Marx, lettre à Friedrich Bolte, 23 novembre 1871. []
  3. Scission « de gauche » de la Communist League en 1935, des partisans d’Hugo Oehler. []
  4. Hal Draper, The myth of Lenin’s Concept of the Party. []
Hal Draper