[Guide de lecture] Althussérisme

Le cercle restreint autour d’Althusser est trop souvent présenté comme un simple appendice de la pensée du philosophe. À l’inverse, quand des « althussériens » majeurs ont suivi leur propre parcours intellectuel, leur lien à l’althussérisme a été plus ou moins distendu, que l’on pense à Balibar, Badiou ou Rancière. Par ailleurs, au-delà du premier cercle, l’althussérisme a eu un impact bien plus diffus. Panagiotis Sotiris fournit ici quelques clés de lecture pour rendre plus palpable le programme de recherche de l’althussérisme. Celui-ci tient en deux exigences : inventer une nouvelle pratique de la politique et un matérialisme de la rencontre. Entre théorie sociale, épistémologie, théorie du discours et économie politique, l’althussérisme est une perspective qui donne toute son ampleur à la conjoncture, au primat de la lutte des classes et de la stratégie, aux situations aléatoires et à la contingence des rapports de force.

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L’althussérisme est un terme générique recouvrant un très large spectre de penseurs, courants théoriques et tendances politiques qui ont été influencés par le travail d’Althusser.

Il y a tout d’abord ce que nous pouvons appeler le cercle althussérien restreint. On peut s’en faire une idée en lisant Lire le Capital et notamment les textes de Balibar, Macherey, Establet et Rancière. Parmi ceux-ci, les textes de Balibar et de Rancière se démarquent clairement. Les concepts fondamentaux du matérialisme historique de Balibar est une contribution très importante et particulièrement originale à une variante « structuraliste » de la théorie marxiste de la société. La contribution de Rancière (Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital) constitue un apport tout à fait inédit à la théorie de la valeur et de la forme valeur ainsi qu’une tentative d’incorporer la théorie du fétichisme à une perspective althussérienne, une voie abandonnée par la suite par Althusser comme par Rancière.

De ce cercle althussérien a émergé une série de contributions marquantes, liées au travail d’Althusser mais s’inscrivant également dans une tentative de se constituer en courant.

L’une des contributions les plus remarquables a été Pour une théorie de la production littéraire de Macherey, en 1966. Il ne s’agit pas là seulement d’une contribution majeure à une théorie marxiste de la littérature, c’est également une critique saisissante du structuralisme. Il ne faut pas oublier que dans son choix de se détourner d’un structuralisme des structures latentes pour se diriger vers un matérialisme de la rencontre et des singularités, Althusser a été influencé par Macherey, comme cela a été mis en lumière par leur correspondance. Macherey allait devenir l’un des philosophes contemporains les plus importants bien qu’il ait principalement produit des articles pendant la majeure partie des années 1970. Puis vint Hegel ou Spinoza, qui a inauguré son œuvre majeure sur Spinoza et, à travers Spinoza, sur une conception relationnelle d’un matérialisme des singularités qui évolue encore et qui est particulièrement originale.

Par ailleurs, l’une des contributions les plus importantes à une théorie marxiste du rôle de l’appareil éducatif, à savoir L’école capitaliste en France (Maspero, 1971) de Christian Baudelot et Roger Establet, faisait partie de cet effort collectif pour produire des interventions sur des sujets spécifiques. Ce fut l’une des contributions les plus significatives à une théorie marxiste du rôle joué par l’éducation dans la reproduction sociale.

Dans le champ de l’anthropologie, on peut se tourner vers Emmanuel Terray pour voir la portée de l’influence d’Althusser. Le Marxisme devant les sociétés « primitives » : Deux études (Maspero, 1969), constitue un apport considérable.

En termes de conceptualisation particulièrement originale des modalités d’une politique de classe, on peut se reporter au travail d’Étienne Balibar dans les années 1970. Cinq études du matérialisme historique de Balibar (Maspero, 1974), reste encore aujourd’hui l’une des plus importantes contributions à une potentielle théorie marxiste de la politique, particulièrement en ce qui concerne la notion de « nouvelle pratique politique » que Balibar introduit et qui constituera un point de référence crucial pour Althusser dans les années 1970. L’ouvrage de Balibar Sur la dictature du prolétariat (Maspero, 1976) devrait également être lu dans la même optique, non pas seulement comme tentative de défense d’une conception léniniste de la dictature du prolétariat, mais aussi comme projet pour repenser une pratique révolutionnaire de la politique. Les écrits de Balibar de la seconde moitié des années 1970 fournissent également un effort inestimable de problématisation de cette notion de politique de classes. En dehors des articles parus dans des revues, à l’instar de l’article « État, parti, transition » (http://revueperiode.net/etat-parti-transition/) on peut également consulter l’ouvrage de Balibar, André Tosel et Cesare Luporini Marx et sa critique de la politique (Maspero, 1979).

Il convient aussi de citer les travaux importants de Dominique Lecourt sur l’épistémologie. Une série de livres de Lecourt publiée dans les années 1970 offre non seulement une contribution essentielle à une épistémologie marxiste influencée par Althusser, mais aussi, tout particulièrement au début des années 1980, un apport important quant à la thématique du matérialisme de la rencontre. Pour une critique de l’épistémologie: Bachelard, Canguilhem, Foucault (Maspero, 1972) est une lecture importante de théories offrant une critique de l’épistémologie dominante (idéaliste). Une crise et son enjeu (Maspero, 1973), est une lecture tout à fait originale de l’intervention philosophique de Lénine. Lyssenko, histoire réelle d’une “science prolétarienne” (Maspero, 1976; réédition Quadrige/PUF, 1995), est une tentative pour envisager les effets du stalinisme sur la science à partir d’une perspective althussérienne. Dissidence ou révolution ? (Maspero, 1978) est une critique de certains éléments de la pensée de Foucault mais aussi des « Nouveaux philosophes ». L’Ordre et les jeux (Grasset, 1981) et La Philosophie sans feinte (Albin Michel, 1982) proposent des conceptualisations inédites d’un matérialisme non téléologique, avec des éléments d’un matérialisme de la rencontre.

En ce qui concerne la théorie du langage, Michel Pêcheux est la figure la plus importante. C’est un penseur particulièrement original (il a été l’un des pionniers de l’analyse des discours assistée par ordinateur) qui a proposé une importante théorie de la façon dont la lutte des classes affecte le langage et la signification. Les Vérités de La Palice. Linguistique, sémantique, philosophie (Maspero, 1975) offre une telle perspective et La Langue introuvable (La Découverte, 1981) avec Françoise Gadet, propose une confrontation très intéressante avec d’autres théories linguistiques.

En philosophie, il y a également Pierre Raymond. Le Passage au matérialisme. Idéalisme et matérialisme dans l’histoire de la philosophie (Maspero, 1973) reste l’une des contributions les plus importantes à la question d’une potentielle philosophie matérialiste dans une perspective althussérienne. Raymond développe sa propre conception, hautement originale, d’un matérialisme non téléologique, qui commence avec ses études sur les probabilités. On peut se reporter à L’Histoire et les sciences (Maspero, 1975), De la combinatoire aux probabilités: la combinatoire de Cardan à Jacques Bernoulli (Maspero, 1975), Matérialisme dialectique et logique (Maspero, 1977), L’Histoire et les sciences. Suivi de Cinq questions sur l’histoire des mathématiques (Maspero, 1978), La Résistible fatalité de l’histoire (J.- E. Hallier/Albin Michel, 1982).

Georges Labica, bien que n’ayant jamais fait partie du cercle althussérien « restreint », a été influencé par Althusser, tout en étant un penseur tout à fait original. Le Statut marxiste de la philosophie (Complexe/Presses Universitaires de France, 1976), reste l’un des apports les plus considérables à une pensée de la relation complexe de Marx à la philosophie. Co-éditeur avec Gérard Bensussan du Dictionnaire critique du marxisme, en collaboration avec la revue Dialectiques (Presses Universitaires de France, 1982), il a également été un militant communiste important dans les années 1970, critique vis à vis de la ligne du P.C.F. On peut consulter le texte co-écrit avec Étienne Balibar, Guy Bois et Jean-Pierre Lefebvre : Ouvrons la fenêtre, camarades ! (Maspero, 1979). Il continua à présenter des interventions telles que : Karl Marx : Les Thèses sur Feuerbach (Presses Universitaires de France, 1987), Le Paradigme du Grand-Hornu : Essai sur l’idéologie (PEC-La Brèche, 1987), Robespierre, une politique de la philosophie (Presses Universitaires de France, 1990) et Théorie de la violence (La Città del sole/ J. Vrin, 2007).

Christine Buci-Glucksmann, dans son œuvre séminale Gramsci et l’État – l’une des plus importantes monographies sur Gramsci – a, elle aussi, été influencée par Althusser, ce qui rend sa lecture de Gramsci encore plus nécessaire. Il est également significatif qu’une autre lecture de Gramsci de la même époque, s’inscrivant dans une perspective davantage « maoïste », vint aussi d’une personne influencée par Althusser. Il s’agit de Pour Gramsci de Maria-Antoinetta Macchiochi.

En économie, il est intéressant de noter que deux des plus éminents économistes marxistes font aussi référence au travail d’Althusser. Le Concept de la loi économique dans le Capital de Gérard Duménil (Maspero, 1977), a même été préfacé par Althusser. Jacques Bidet a également été très influencé par Althusser, ce qui est particulièrement explicite dans Que faire du « Capital » ? (1985).

Toutefois, deux des figures les plus importantes associées au courant althussérien n’étaient, en fait, pas membres du cercle althussérien restreint : Nicos Poulantzas et Charles Bettelheim. Mais ces deux-là méritent qu’on leur consacre un guide de lecture à part entière.

Traduit de l’anglais par Sophie Coudray

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Panagiotis Sotiris