Le fantasme de l’abstraction réelle

La critique marxienne de l’économie politique est souvent réduite à une critique de l’exploitation. Mais Le Capital de Marx propose un projet plus ambitieux : analyser les abstractions qui gouvernent nos conduites. Dans cet article, Alberto Toscano propose une synthèse des différentes interprétations du thème de « l’abstraction réelle » proposées dans le marxisme. Qu’il s’agisse de dégager, avec Sohn-Rethel, les conditions sociales de la pensée, de déterminer, avec Althusser le statut de la science marxiste, d’exposer, avec Finelli l’autodéploiement du capital ou d’isoler, avec Virno, les transformation contemporaines du procès de production, l’abstraction réelle ne désigne jamais une simple illusion : elle indique l’existence, dans les rapports d’échange et de production, d’une « pensée antérieure et extérieure à la pensée » qui domine notre rapport au monde.

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Les abstractions les plus générales ne prennent au total naissance qu’avec le développement concret le plus riche, où un aspect apparaît comme appartenant à beaucoup, comme commun à tous.
Désormais les individus sont dominés par des abstractions, alors qu’antérieurement ils dépendaient les uns des autres.

Marx, Grundrisse

 

Qu’on s’intéresse au dévoilement du fétichisme de la marchandise, à la formalisation de la survaleur ou aux discussions sur l’aliénation, il est difficile de nier que la plus grande force de la théorie marxiste – lorsqu’on la compare aux autres théories contemporaines de l’abstraction qui s’appuient le plus souvent sur les notions de complexité et d’information – est qu’elle se fonde sur une description des sociétés capitalistes comme développant par excellence une culture de l’abstraction, comme étant sous plusieurs aspects (n’en déplaise à la majorité des dénonciations les plus humanistes de l’idéologie dominante) réellement dirigées par des entités abstraites, réellement traversées par des puissances d’abstraction1. On peut alors identifier une caractéristique particulière de l’abstraction sociale propre au capitalisme et qui en constituerait la différence spécifique par rapport à d’autres modes de production. Comme l’écrit le phénoménologue marxiste italien Enzo Paci, « la caractéristique fondamentale du capitalisme […] réside dans sa tendance à faire exister les catégories abstraites comme catégories concrètes. Les catégories deviennent des sujets, ou même plutôt des personnes, au sens latin du terme, c’est-à-dire des masques […] Un ‘‘capitaliste’’, c’est  un homme transformé en masque, c’est-à-dire, en la personne du capital : il est agi par le capital produisant du capital  […] L’abstraction, dans la société capitaliste, fonctionne concrètement2. »

Les discussions sur les usages que fait Marx de l’abstraction tournent souvent autour de l’une des quelques rares prescriptions méthodologiques explicites qui nous soient offertes par l’auteur du Capital, à savoir, l’Introduction de 1857 à la Contribution à la critique de l’économie politique3. Elles se concentrent en particulier sur l’interprétation de la dialectique de l’abstrait et du concret4, dont voici le cœur :

Les économistes du 17e siècle, par exemple, commencent toujours par la totalité vivante : la population, la nation, l’État, plusieurs États, etc. ; mais ils finissent toujours par dégager au moyen de l’analyse un certain nombre de relations générales et abstraites déterminantes telles que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Dès que ces moments singuliers furent plus ou moins fixés dans des abstractions, ont commencé les systèmes économiques, qui partent du simple, comme travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’État, l’échange entre nations et le marché mondial. C’est manifestement cette dernière méthode qui est correcte du point de vue scientifique. Le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de rassemblement, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le point de départ réel et, par suite, aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation5.

La première chose à noter est que Marx opère une rupture théorique vis-à-vis d’un usage empiriste ou néopositiviste des termes « abstrait » et « concret ».  Il met en évidence une distinction entre sensibilité, perception et données sensibles d’un côté et forme spéculative ou concept théorique de l’autre6. Ou plutôt, Marx reformule la distinction de telle sorte que le sensible et l’empirique apparaissent comme un aboutissement final plutôt que comme un point de départ dénué de toute présupposition7. Comme je le montrerai, la thèse implicite de Marx sur l’abstraction, dans l’« Introduction de 1857 », ne peut être simplement réduite aux distinctions habituelles entre empirisme et rationalisme ou même entre matérialisme et idéalisme. Cela apparaît également de façon évidente, lorsqu’on considère la genèse « tortueuse » du concept marxien d’abstraction : il apparaît avec la critique feuerbachienne de Hegel, se développe dans un dépassement hégélien de Feuerbach pour finalement contribuer à une critique politique et philosophique des termes mêmes de la logique de l’abstraction hégélienne.

Dans la mesure où Marx élabore une conception méthodologique de l’abstraction qui recoupe le sensualisme feuerbachien et le logicisme hégélien, plusieurs auteurs se sont accordés à dire que l’« Introduction de 1857 » constituait une rupture avec le concept générique, humaniste ou anthropologique d’abstraction, au profit de la notion d’abstraction réelle,  c’est-à-dire d’une abstraction qui n’est pas simplement un masque, un fantasme ou une illusion, mais qui constitue une force effectivement à l’œuvre dans le monde8. Ainsi, Roberto Finelli parle de l’abstraction « générique » du Marx d’avant 1857, qu’il aurait héritée de Feuerbach. Cette abstraction générique présuppose l’existence du genre « humanité » et considère toutes les abstractions politiques, religieuses et économiques (l’État, Dieu et la propriété privée) comme des hypostases fictives sous-jacentes à l’essence générique qui, elle, n’est pas soumise au devenir historique ou logique9. La révolution théorique cruciale consisterait alors dans le rejet de cette notion d’abstraction fondamentalement intellectualiste – qui suppose que l’on considère toute libération comme « réappropriation » d’un genre toujours déjà là (en mettant l’Homme là, où, autrefois, se tenait Dieu comme humanité déformée) – au profit d’une autre vision de l’abstraction. Cette dernière ne la décrit plus comme une structure illusoire, mais lui reconnaît le statut de phénomène social, historique et « transindividuel »10.

En partant de l’idée selon laquelle le concret est une synthèse de déterminations abstraites, une totalité de pensées (Gedankenkonkretum), Finelli observe ceci :

L’abstraction n’est pas le produit d’un être humain singulier, mais d’un tout social qui se reproduit lui-même en fonction de rapports de production déterminés […] l’abstraction mentale est le résultat d’une pratique individuelle qui part d’une totalité présupposée et d’une théorie aporétique concomitante de l’aliénation. L’abstraction réelle est, quant à elle, solidaire d’une théorie de la totalisation, au sens où l’on parle de totalisation pour décrire le devenir historique, c’est-à-dire, lorsque la totalité n’est pas présupposée mais posée, et lorsqu’elle peut, par conséquent, être considérée comme réelle (et non comme une présupposition arbitraire) en tant qu’elle est donnée comme résultat11.

Ce mouvement de totalisation à la fois réel et abstrait, est le mouvement du capital comme substance devenue « sujet ». La discussion autour du caractère synthétique du concret (le processus de  « concrescence » du capital pour emprunter le terme de Whitehead) est en même temps une discussion sur la nature de la production. Selon Finelli, la production, en tant que totalité concrète, doit en fait être comprise comme interaction et combinaison (ou totalisation) de déterminations « simples » (valeur, division du travail, propriété) à l’intérieur de configurations historiques complexes spécifiques. Alors que « la production en général est seulement le fruit d’une abstraction idéologique bourgeoise12», le concept marxien d’abstraction – qui selon Finelli est d’abord et avant tout un concept relationnel – doit être saisi, comme « unité de la diversité » selon les termes mêmes de Marx. La société est d’abord relation : il faut juger avec prudence du rôle des abstractions simples et univoques (la valeur, le travail, la propriété privée..) dans la formation du concret, pour ne pas les confondre avec ces abstractions intellectuelles, séparées, ineffectives, (pour ne pas dire mystifiantes) qui apparaissaient dans la théorisation primitive de l’idéologie. Mais ces abstractions ne sont pas des catégories mentales qui précèdent idéalement la totalité concrète : ce sont des abstractions réelles qui, en tant que rapport social, sont véritablement imbriquées dans la totalité sociale.

Ainsi, contre ceux qui considèrent l’abstraction comme une séparation, opérée par l’esprit, des formes générales de la vie concrète, ou inversement, comme une extraction du noyau essentiel de la réalité à partir des figures fluctuantes du développement historique, Finelli considère que la spécificité, la singularité du Marx d’après 1857 réside dans son rejet d’une essence générique réelle (dont les formes abstraites seraient simplement hypostasiées par inversion), et peut être, de façon plus intéressante, dans le caractère différentiel de la notion marxienne d’abstraction, qui n’est plus, comme dans les théories classiques de l’abstraction13, une mise entre parenthèse ou une suppression des différences. Voici, dès lors, ce qu’il écrit : « L’abstraction réelle de la société capitaliste n’est pas une abstraction logique, séparée des différences, mais bien plutôt une abstraction qui naît de la différence, d’une détermination sociale absolument spécifique. Elle est, par conséquent, riche en différence et capable d’articuler la société toute entière14».

Il n’est pas anodin que Finelli rejette la solution ultra-hégélienne qui voit dans « l’ascension de l’abstrait au concret » un processus purement logique. À l’inverse, la genèse de l’abstraction est pour lui historique15. Le modèle principal de cette historicité de l’abstrait doit être pris dans la genèse réelle de la catégorie de travail abstrait, considérée par les idéologues bourgeois comme une abstraction non problématique et éternelle qui peut simplement s’appliquer à « la production en général16». Au contraire, la genèse historique du travail abstrait –  qui se reproduit dans la pensée concrète par la synthèse de déterminations simples en une complexité interne et différenciée – est un exemple paradigmatique de la manière dont Marx peut décrire la réalité des universaux (concrets) d’une façon toute différente de celle qu’on trouve dans les débats traditionnels entre nominalistes et réalistes.

Dans la société du capital, l’abstraction revêt les contours explicites d’un problème de fait, d’une situation, elle devient une abstraction pratiquement vraie, indiquant, qu’ici seulement, l’universel n’est pas une simple forme, qu’elle soit logique ou superficielle. Elle est, paradoxalement, un universel capable de réalité […]. L’universel n’est réel que lorsqu’il est le fruit non de l’intellect logique ni même d’une conceptualisation théorique, mais d’une praxis historique collective17.

Qu’est-il arrivé, pourrait-on demander, au « cri de cœur » originel feuerbachien, dont la théorie politique de l’abstraction se fondait sur la critique de sa séparation d’avec l’individu ? Chez le Marx de la maturité, le thème de la séparation s’est désolidarisé de sa matrice intellectualiste et humaniste. La séparation est plutôt comprise comme un effet de l’abstraction réelle du capital, d’un capital qui ne peut s’intégrer et se socialiser que par l’atomisation des travailleurs, par leur séparation d’avec les moyens de production et par leur domination continue.

Une telle interprétation trouve en Marx un double dépassement et de l’abstraction générique feuerbachienne, et de l’abstraction logique hégélienne, par la mise en évidence du caractère proprement ontologique de l’abstraction capitaliste. Cette ontologie de l’abstraction réelle (indissociablement politique, historique et économique) est, dans la perspective de Finelli, une ontologie duale. En effet, elle affirme tout à la fois deux choses. D’une part, elle considère la réalité concrète comme une « articulation spécifique de différences18». Et d’autre part, elle révèle le vide qui demeure au cœur du Capital, le fait qu’en quelque sorte, le Réel de son abstraction – pour parler dans une veine lacanienne – soit son absence de déterminations, le fait qu’il n’ait pas, en soi, de contenu historique ou culturel19. Cette duplicité de la figure ontologique du capitalisme se fonde sur la théorie marxienne du concret et sur la détermination formelle du « principe de réalité » du capitalisme.

La particularité de l’abstraction capitaliste est […] précisément que son absence de détermination la transforme en un véritable principe de réalité, un principe synthétique valide dans la construction du tout alors même qu’elle est partielle. Il en est de même de la survaleur qui génère la survie matérielle de toutes les classes non-laborieuses […] de la valeur qui construit le lien social entre la monnaie et la circulation […] et enfin, de la survaleur qui s’avère capable de produire les conditions de sa propre production20.

Bien que cette ontologie duale, dans la mesure où elle essaye de tenir ensemble le caractère différentiel de la société capitaliste et son absence de déterminations, puisse paraître frôler l’inconsistante, Finelli est convaincu que le capitalisme comme totalité n’est pas une « essence générique, mais le résultat historique d’un rapport de production particulier21». C’est là, pour Finelli, la caractéristique centrale du capitalisme en tant que société de l’abstraction réelle : il est tissé de différences matérielles et idéologiques complexes, mais l’articulation de ces différences donne lieu à un « principe » impersonnel qui est lui-même dépourvu de déterminations et ne peut être reconduit à aucun de ses constituants, certainement pas, par exemple, à « l’économie » comprise comme une sphère séparée dont émergerait l’abstraction22. L’importance qu’accorde Finelli à l’abstraction réelle comme à « l’élément le plus original de la théorie sociale marxienne23» est significative. En dépassant les notions logiques, empiriques et inductivistes de l’abstraction, pour en faire quelque chose d’historiquement réel – il définit en effet la société capitaliste par son pouvoir d’abstraction – Finelli pointe la révolution théorique et méthodologique instaurée par Marx, révolution qui accorde au capitalisme, et au capitalisme seulement, la spécificité de l’abstraction réelle. Il dessine une société « née de la différence » mais dominée par un principe de réalité vide.

Dans sa contribution à Lire Le Capital, Jacques Rancière avait déjà montré que la « critique anthropologique » de Feuerbach était la première théorie de l’abstraction à laquelle Marx se soit mesuré. Ici encore, l’idée feuerbachienne de l’abstraction comme séparation est vouée à manquer l’abstraction réelle, à cause de son ambivalence et finalement de son inconsistance : « il désigne en même temps un processus qui a lieu dans la réalité et la démarche propre à un certain type de discours. Abstrait est, en effet, pris au sens de séparé. L’abstraction (la séparation) se produit lorsque l’essence humaine est séparée de l’homme, ses prédicats fixés dans un être étranger24. » En niant, et la réalité, et la nécessité de l’abstraction, la critique anthropologique ferme la possibilité de toute caractérisation positive ou transformatrice du discours. Dans la mesure où toute abstraction provenant de l’essence générique est vue comme une distorsion, tout discours, dit Rancière est renvoyé à un redoublement ; la critique devient ainsi un « procès de transformation qui ne transforme rien », « la caricature, la forme a-conceptuelle (begrifflose) de la pratique théorique ». Comment pourrions-nous, dans ce cas, éviter cette « idéologie du concret »25 qui ruine l’élaboration d’une science marxiste et empêche d’atteindre la réalité de l’abstraction ?

Ce problème était aussi bien sûr celui qu’Althusser avait affronté, dans sa propre lecture de l’« Introduction de 1857 », avec sa théorie des Généralités. Malgré les rectifications léninistes ultérieures, une grande partie du travail d’Althusser peut être lue comme l’une des tentatives les plus audacieuses de produire, en partant d’un cadre marxien, une théorie matérialiste de la pensée. Ainsi, pour poursuivre les arguments déjà évoqués avec Finelli, le matérialiste rechigne à l’idée d’une théorie de « la pensée en général ». Il n’est pas surprenant que le travail d’Althusser vise à établir la réalité et la spécificité de ce qu’il appelle « la pratique théorique ». Comment peut-on assigner vérité et pouvoir à la pensée abstraite sans tomber sous le coup d’une vision empiriste ou réflexive de la pensée ? Comment peut-on formaliser le travail de la pensée quand la pensée réclame le statut de science ? À partir des réflexions méthodologiques de Marx contre la tentation empiriste, Althusser commence son analyse par un geste « idéaliste » qui peut sembler provocateur, mais qui constitue la seule garantie de la réalité de la pratique théorique : la pensée ne travaille pas avec des choses mais avec des pensées. En d’autres termes, nous commençons toujours déjà avec des abstractions, bien que ces abstractions premières, qu’Althusser considère sous la catégorie de Généralités I (GI), soient idéologiques, particulières, et, pour ainsi dire,  brutes. Ces abstractions, au mauvais sens du terme, sont la « matière première, du procès de production théorique. En suivant les indications de l’« Introduction de 1857 », Althusser donne raison à l’affirmation marxienne selon laquelle la pensée ne commence pas avec l’immédiat, le concret, le sensible ou le donné.

L’ingénieuse solution d’Althusser, visant à rejeter d’avance l’idée selon laquelle Marx lui-même succomberait, dans l’« Introduction », à la tentation empiriste26, est de briser le concret. L’interprétation que donne Althusser de la formule cruciale de l’ « Introduction de 1857 » cherche à compenser la vision idéologique selon laquelle « l’abstrait désignerait la théorie elle-même (science) alors que le concret désignerait le réel, les réalités ‘‘concrètes’’ dont la pratique théorique produit la connaissance. » Il s’agit bien plutôt de « ne pas confondre deux concrets différents : le concret-de-pensée qu’est une connaissance, et le concret-réalité qu’est son objet. » En un passage qu’au cours de son autocritique, Althusser devait rejeter pour son « théoricisme », il soutient que « le processus qui produit le concret-connaissance se passe tout entier dans la pratique théorique : il concerne bien entendu le concret-réel, mais ce concret réel ‘‘subsiste après comme avant dans indépendance, à l’extérieur de la pensée (Marx),  sans que jamais il puisse être confondu avec cet autre ‘‘concret’’ qu’est sa connaissance. »27Le concret-de-pensée constitue ainsi la Généralité III (GIII), alors que la Généralité II (GII) constitue la théorie elle-même. Le but de cette division effectuée par Althusser n’est pas de rabattre ce passage de l’abstraction-idéologique au concret-de-pensée (de GI à GIII via GII) sur l’opposition idéologique classique entre abstrait (la pensée, la science, la théorie) et concret (l’essence de la réalité). La théorie des Généralités cherche en réalité à anéantir deux travers idéologiques (l’un feuerbachien, l’autre hégélien) à l’aide d’une seule arme théorique. Premièrement, elle s’élève contre « le mythe idéologique » à l’œuvre dans la distinction sensualiste-intellectualiste entre le concret et l’abstrait. Deuxièmement, en affirmant l‘absence de continuité entre GI et GIII, entre l’abstraction simplement idéologique et le concret-de-pensée, elle rejette l’autoengendrement hégélien du concept en tant qu’il manque la différence de nature entre les trois généralités (qui sont toutes « réelles » à leur manière) : GI, comme matière brute idéologique ; GII, comme théorie ; GIII, comme concret-de-pensée produit par le travail de GII sur GI.

En divisant le concret (en concret réel et concret de pensée), Althusser suggère que la seule manière de l’atteindre est, non de dénoncer l’abstraction, mais de s’engager dans le travail réel de l’abstraction (GII) sur l’abstraction (GI) pour produire l’abstraction (GIII). Bien sûr, Althusser tend ici à un type de « réalisme » et de « matérialisme » différent de celui dont nous avons l’habitude. C’est seulement par l’abstraction (à travers le travail théorique) que le réel comme concret réel peut émerger et s’élever à autre chose qu’à un « slogan théorique ». C’est la seule manière de penser ensemble les deux affirmations qu’Althusser cherche à combiner dans sa compréhension de la pratique théorique : « le réel est l’objet réel, existant indépendamment de sa connaissance – mais qui ne peut être défini que par sa connaissance » et « le réel fait un avec les moyens de sa connaissance »28. Sans un travail dans et par la théorie, notre opposition à l’abstraction idéologique (comme l’opposition feuerbachienne de l’homme réel aux abstractions religieuses, politiques et économiques) restera elle-même… idéologique. Dans les termes acerbes d’Althusser : « le ‘‘concret’’, le ‘‘réel’’, voilà les noms que porte dans l’idéologie l’opposition même à l’idéologie. Vous pouvez demeurer indéfiniment sur la ligne frontière, sans cesser de répéter : concret ! concret ! réel ! réel ! […] Vous pouvez au contraire franchir pour de bon la frontière, et pénétrer dans le domaine de la réalité, et vous mettre ‘‘sérieusement à son étude’’, comme le dit Marx dans l’Idéologie Allemande 29. » Il faut dire, en dernière analyse, que lorsque l’abstraction advient, il y a réellement quelque chose qui se passe. L’abstraction transforme (et le fait que ce qu’elle transforme soit également abstrait ne la rend pas pour autant moins réelle)30.

Althusser rend-il justice à la révolution théorique menée par Marx dans l’étude de l’abstraction ? En revisitant un texte crucial sur l’abstraction réelle d’Alfred Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, Slavoj Žižek répond par la négative. Bien qu’il reconnaisse la réalité de la pratique théorique en tant qu’elle produit des abstractions concrètes et bien qu’il cherche à sauver le concept de réalité de ses déviations empiristes, Althusser, pour Žižek, ne peut véritablement saisir la singularité de la manière dont Marx comprend la relation entre pensée et capitalisme. C’est pourquoi, Althusser, tout en ayant les moyens de penser un réel qui soit aussi abstrait (c’est la pratique théorique), ne peut véritablement accepter la catégorie « d’abstraction réelle ». Comme l’écrit Žižek,

l’‘‘abstraction réelle’’ est impensable dans le cadre de la distinction fondamentale de l’épistémologie althussérienne entre l’ ‘‘objet réel’’ et ‘‘l’objet connu’’, car elle introduit un troisième élément qui subvertit le champ même de cette distinction : une forme de pensée qui précède et est extérieure à la pensée,  – d’un mot : l’ordre symbolique31.

Sans m’étendre sur les liens séduisants que tisse Žižek – dans The sublime object of ideology et ailleurs – entre les systèmes marxien et lacanien, ni sur le sens précis dans lequel la notion de symbolique peut être reliée à notre thème de l’abstraction, je voudrais m’arrêter sur cette formule selon moi cruciale : « une forme de pensée antérieure et extérieure à la pensée ». Que peut-elle signifier dans le contexte de l’analyse de l’abstraction réelle que propose Sohn-Rethel lui-même ?

Sohn-Rethel s’est engagé dans un pari audacieux : répéter, sans verser dans l’analogie ou la ressemblance, la critique de l’économie politique marxienne dans le champ de la pensée ; s’engager, comme le précise le sous-titre de son livre, dans une « critique de l’épistémologie ». Sa critique se fonde sur une découverte fondamentale qui remonte pour Sohn-Rethel à 1921 et qui fut l’objet de nombreux brouillons, rédigés dans des conditions difficiles, jusqu’à la publication (et encore après) de la première édition de Geistige und körporliche Arbeit 32. Il s’agit de la découverte d’ « une identité entre les éléments formels de la synthèse sociale et les composants formels de la connaissance33». La clé de cette identité réside dans « l’analyse formelle de la marchandise34». Elle permet d’ailleurs de dévoiler, non seulement les secrets (de polichinelle) de l’accumulation du capital, mais aussi leurs rapports à la division entre travail manuel et intellectuel et à la centralité de la marchandise dans toute explication de la pensée abstraite. Sohn-Rethel a ainsi entrepris une véritable expropriation de la pensée abstraite. Il n’appelle pas simplement à dépasser les habitudes idéologiques de l’empirisme pour considérer la réalité sociale et matérielle de la connaissance ou la solidarité entre abstraction et capitalisme. Sohn-Rethel affirme aussi – contre toute prétention de la pratique théorique à l’autonomie scientifique – que les formes fondamentales de la pensée abstraite (telles qu’elles se manifestent dans la structure des lois scientifiques, dans les postulats mathématiques, ou dans la constitution du sujet transcendantal kantien) naissent toutes de la forme-marchandise et de l’introduction dans l’univers social, des principes abstraits d’échange et de calculabilité. « Avant que la pensée ne parvienne à l’abstraction pure », commente judicieusement Žižek, « l’abstraction était déjà à l’œuvre dans l’effectivité sociale du marché35». La prise en compte du caractère historique, social et collectif de l’abstraction d’un côté et le traitement althussérien de l’abstraction dans la pratique théorique de l’autre permettent d’apercevoir ce que l’on gagne à prendre la notion d’abstraction d’une manière anti-empiriste. Cependant, c’est avant tout dans les écrits de Sohn-Rethel qu’on trouve une analyse véritablement matérialiste de l’abstraction réelle susceptible de bouleverser notre idée simple de  la « pensée ».

Anticipant Finelli, Sohn-Rethel prend comme point de départ la rupture radicale entre les conceptions philosophiques traditionnelles et marxiennes de l’abstraction. Il écrit ainsi que « pour rendre justice à la critique marxienne de l’économie politique, l’abstraction-valeur ou abstraction-marchandise que révèle son analyse doive être conçue comme une abstraction réelle résultant d’une activité spatio-temporelle. Dans cette perspective, la découverte de Marx est en contradiction avec toute la tradition de la philosophie théorique, une contradiction que l’on doit exposer au grand jour par une confrontation critique entre ces deux points de vue opposés. » C’est là que réside « la contradiction entre l’abstraction réelle chez Marx, et l’abstraction de pensée dans la théorie de la connaissance. »36Pour le dire brutalement, la raison de cette contradiction est la suivante : dans le système marxien, l’abstraction précède la pensée. Plus précisément, c’est l’activité sociale de l’abstraction, sous la forme de l’échange marchand, qui joue le rôle central dans l’analyse de l’abstraction réelle.  Bien que nous ne puissions développer cet enjeu, il convient de souligner qu’en situant l’abstraction réelle dans le royaume de l’échange, Sohn-Rethel s’oppose à Finelli, dont l’attention se porte vers la catégorie de travail abstrait, et l’expose aux critiques postoniennes des théories de l’abstraction capitaliste qui séparent la production de la distribution37. Mais pour Sohn-Rethel, comme il l’écrit à Adorno en 1942, il est nécessaire de séparer la « liquidation critique du fétichisme économique du travail manuel (‘‘la valeur’’) » et la « liquidation critique du fétichisme épistémologique du travail intellectuel (‘‘le logique’’) » afin de montrer ensuite la « connexion génétique » de ces deux formes de fétichisme38.

Contrairement à Finelli, la critique marxiste de l’épistémologie complète pour Sohn-Rethel la critique de l’économie politique mais ne s’y réduit pas, puisque « le concept-fétiche de logique a un référent social différent du concept-fétiche de valeur. Ce dernier se réfère à l’antagonisme entre capital et travail, le premier à l’opposition entre travail intellectuel et  travail manuel39». Pour comprendre cette opposition à l’intérieur du travail lui-même, c’est, selon Sohn-Rethel, vers l’échange marchand qu’il faut nous tourner. C’est là qu’on trouve une « pensée antérieure et extérieure à la pensée ». Elle réside dans l’activité prosaïque qu’est l’échange marchand, et non (à la fois dans le sens historique et logique) dans l’esprit individuel des échangistes. D’une manière qui fait clairement écho aux analyses zizekiennes de la croyance et de l’idéologie en tant que phénomènes relevant plus de l’action déniée que de la fausse conscience, Sohn-Rethel déclare que « c’est l’activité d’échange, l’activité seulement, qui est abstraite40. » L’intellectualisme et le théoricisme semblent tous les deux réfutés par une position pour laquelle l’abstraction est produite par la synthèse sociale fondamentale de la société capitaliste : « L’essence de l’abstraction-marchandise, c’est cependant qu’elle n’est pas produite par la pensée ; elle ne s’origine pas dans l’esprit des hommes, mais dans leurs actions. Et pourtant, cela ne confère pas à l’abstraction un sens exclusivement métaphysique. C’est une abstraction en un sens précis, littéral […] comme absence complète de qualité, comme différenciation purement quantitative pouvant être imposée à tout type de marchandise et de service disponibles sur le marché41. »

C’est la notion marxienne de forme sociale – notion qui est sans commune mesure avec les  notions traditionnelles d’eidos (« idée’ »), de morphè (« forme ») ou de Begriff (« concept ») aussi bien qu’avec les diverses formes qu’on pourrait extraire de l’expérience par un acte cognitif – qui est au cœur de sa révolution théorique. Elle l’est dans la mesure où elle proclame l’existence d’une autre abstraction que celle de la pensée. Cette abstraction peut par ailleurs être utilisée pour évincer les prétentions à un a priori philosophique, anhistorique, anti-économique, et cela, parce qu’elle met en avant comme le remarque Žižek, « le fait troublant que [le sujet transcendantal] dépend, quant à sa genèse formelle même, d’un processus intramondain ‘‘pathologique’’, – d’un scandale, d’une possibilité absurde du point de vue transcendantal42. » Elle permet également d’expliquer les transformations historiques spécifiques de l’épistémologie, ainsi que leurs applications pratiques, par exemple le passage (avéré par l’histoire des techniques architecturales) du système de mesure égyptien basé sur l’utilisation de cordes à la géométrie grecque, passage à propos de laquelle Sohn-Rethel écrit : « pour détacher [ce système de mesure] de son application, il fallait cependant qu’émerge et que soit acceptée par la pensée réflexive une forme d’abstraction pure. Notre argument est que cela a résulté de la généralisation intrinsèque à la mesure monétaire des valeurs marchandes promue par la frappe de monnaie43. » Enfin, c’est seulement grâce à la découverte marxienne de l’abstraction réelle qu’on peut aborder certaines réalités sociales centrales du capitalisme auxquelles la philosophie classique reste tout simplement aveugle ; par exemple, « les ‘‘choses abstraites’’, comme l’argent, ou les ‘‘hommes abstraits’’, comme les propriétaires bourgeois 44», ou plus précisément, comme Sohn-Rethel l’écrit à Adorno en 1937, la « dérivation de la subjectivité à partir de la monnaie45» (c’est le sujet de son livre de 1976 sur la monnaie comme « argent comptant de l’a priori »).

Comme le résume Virno, « le devenir chose d’une pensée : c’est ça l’abstraction réelle46. » La position de Sohn-Rethel est peut-être encore plus radicale : une abstraction réelle est aussi un rapport ou même une chose, qui devient ensuite une pensée. Pour tous les exemples d’abstractions singulières à l’œuvre dans la société capitaliste, on peut s’inspirer de ce que Žižek a tiré de sa lecture croisée de la théorie freudienne du travail du rêve, et de l’analyse marxienne de la marchandise : « Le ‘‘secret’’ que doit dévoiler l’analyse n’est pas le contenu derrière la forme (la forme des marchandises, la forme des rêves) : au contraire le ‘‘secret’’ est la forme elle-même 47. » En d’autres termes, le secret de l’abstraction réelle est précisément un secret de polichinelle à même d’être perçu dans les opérations du capitalisme, et non dans le cadre d’une approche idéologique de la vérité concrète ou de l’essence cachée que les abstractions du capital viendraient occulter.

Il convient dès lors de remarquer que le problème de l’abstraction réelle s’est développé en une analyse de la spécificité historique du capitalisme contemporain, dans le but d’identifier les traits du capitalisme post-fordiste, fondé sur l’intensification de la connaissance et organisé par l’information. Sous l’influence de Sohn-Rethel, Paolo Virno tourne par exemple en dérision les sociologues de la connaissance parce qu’ils ne prennent pas en compte la réalité de l’abstraction dans leurs dénonciations du capitalisme au nom de la praxis. Allant à l’encontre de l’idée selon laquelle nous devrions chercher un contenu, vivant à défaut d’être manuel,  derrière les voiles de la finance et du fétichisme, Virno s’accorde avec Žižek, à exiger que l’on prête attention au secret de polichinelle que sont les formes abstraites du capital. Une position humaniste ou libérationniste qui chercherait la chaude vie de la praxis « sous » ces formes froides manquerait par conséquent la spécificité du capitalisme contemporain post-fordiste, spécificité qui réside dans les connexions abstraites ou abstractions réelles qui assurent la cohérence de la société. C’est pourquoi Virno, en faisant référence de façon évidente mais inversée à Sohn-Rethel, souligne vivement la pertinence de l’usage de catégories philosophiques pour la compréhension du capitalisme contemporain.

Il y a plus d’histoire et de ‘‘vie’’ dans les concepts a priori de la Critique de la raison pure que dans Voltaire et La Mettrie réunis. Les plus grandes séparations sont ce qu’il y a de plus concret. Sous les traits d’un intellect imperturbable et autonome, l’ère de la marchandise avec ‘‘ses subtilités théologiques’’, apparaît avec une clarté inaccessible à ceux qui pensent qu’ils peuvent la saisir à main levée48.

Virno fournit également des arguments suggestifs pour donner sens à la dernière ligne du passage de l’Introduction de 1857 cité ci-dessus : il explique que la perception et la sensibilité concrètes sont le résultat du processus de synthèse intellectuelle. Contre toute tentative de se tourner vers un matérialisme vitaliste ou vers une primauté de la praxis, il remarque que « la perception directe et l’action la plus spontanée viennent en dernier. Il s’agit en effet d’une situation historique advenue une fois que la séparation entre la main et l’esprit a témoigné de son irréversibilité, quand l’autonomie de l’intellect abstrait conditionne et régule le procès social de production, dans sa totalité, et dans chacun de ses aspects singuliers49»

Cependant Virno s’éloigne de Sohn-Rethel quand il s’agit d’identifier une transformation historique à l’intérieur des modalités de l’abstraction elles-mêmes. En effet, plutôt que de rechercher les abstractions réelles dans la forme marchandise, Virno, dans la lignée de l’attention portée par les opéraïstes et les autonomes (ou post-opéraïstes) aux mutations de l’organisation du travail et de la composition de classe, considère que la forme la plus pertinente de l’abstraction réelle ne réside pas dans l’équivalence des formes de la valeur. Il faut plutôt se tourner vers la place centrale qu’occupent l’intellect, l’innovation et la connaissance dans la nouvelle organisation du travail et de la production propre au capitalisme contemporain. Ce dernier point mérite que l’on cite Virno un peu longuement.

Parce qu’il organise le procès de production et le ‘‘monde vécu’’, le General Intellect est en effet une abstraction, mais c’est une abstraction réelle, dotée d’un caractère matériel et opérant. Néanmoins, puisqu’il consiste en des savoirs, des informations et des paradigmes épistémologiques, le General Intellect se distingue catégoriquement des ‘‘abstractions réelles’’ propres à la modernité, celles qui conduisent au principe d’équivalence. Alors que la monnaie, c’est-à-dire ‘‘l’équivalent universel’’, incarne par son existence indépendante, la commensurabilité des produits, du travail et des sujets, le General Intellect, lui, constitue les prémisses analytiques de toutes les formes de praxis. Les modèles du savoir social ne s’appliquent pas aux différentes activités laborieuses mais se présentent eux-mêmes comme des ‘‘forces productives immédiates’’. Ils ne sont pas des unités de mesure, mais constituent la présupposition non-mesurable de possibilités effectives hétérogènes. Ce changement de nature des ‘‘abstractions réelles’’ – le fait que les rapports sociaux soient dirigés par la connaissance abstraite plutôt que par l’échange d’équivalents – a des conséquences importantes au niveau des affects […] il est la base du cynisme contemporain [puisqu’] il empêche la possibilité de toute approche synthétique [et] n’offre pas l’unité de mesure nécessaire à toute comparaison ; il frustre toute représentation qui se voudrait unitaire50.

En attirant notre attention sur la praxis informationnelle devenue inséparable de la production de valeurs au sein d’une économie censément fondée sur la connaissance et les affects, Virno suggère que le General Intellect (le potentiel de pensée collectif incarné dans la multitude coopérante), en tant qu’abstraction réelle, constitue une forme d’abstraction immédiatement politique. Elle existe par-delà l’équivalence et la mesure, et concerne directement le caractère coopératif et social de la connaissance abstraite. Pour le dire autrement, il s’agit de considérer une abstraction réelle au-delà de la forme-marchandise : une abstraction réelle dirigée non par le caractère fétiche de l’échange marchand, mais par la coopération cognitive et intellectuelle interne à la ‘‘multitude’’. Cependant, cette idée ne nous fait-elle pas perdre de vue la radicalité de la thèse défendue par Sohn-Rethel et paraphrasée par Žižek selon laquelle, dans le capitalisme, la pensée serait, en dernière analyse, extérieure à la pensée ?

Restant plus proche du paradigme marxien et évitant l’idée d’un effondrement de la loi de la valeur qui fonde la discussion menée par Virno sur le General Intellect, l’économiste italien Lorenzo Cillario, également sensible à l’historicité de l’abstraction, a tenté d’éclairer le concept d’abstraction réelle à la lumière de la centralité des procédures informationnelles propres à l’organisation du travail dans le capitalisme contemporain. Cette tentative entre dans le cadre de l’idée d’un ‘‘capitalisme cognitif’’. Cillario part, comme Sohn-Rethel, de l’abstraction en tant que précondition de toute mesures et de tout équivalence ‘‘universelles’’51. Il tente cependant de spécifier le rôle que joue une telle abstraction dès lors qu’on sort du terrain de l’échange-marchand dans sa forme simple pour s’intéresser à la centralité évidente de processus abstraits (de modèles de calculs, de dispositifs de mesures, de procédures génériques) dans le procès de production lui-même. Ce qui est essentiel dans un capitalisme informationnel, explique Cillario, c’est le lien entre la singularité de l’expérience de la connaissance-cognition et l’universalisation de cette connaissance sur la base de l’abstraction. Par sa compréhension de la socialisation à l’œuvre dans la notion marxienne de General Intellect (qui témoigne d’une lecture relativement plus orthodoxe que celle de Virno), Cillario affirme que le travailleur-connaissant peut mobiliser non seulement ses capacités, mais aussi la réserve (le capital) de connaissance et de pratiques scientifiques accumulées par la société au fil de l’histoire. Ainsi, le ‘‘capitalisme cognitif’’, avec son mode de production scientifique, fait de l’abstraction un moment essentiel du procès de production. Cette promotion de l’abstraction rend possible une intégration spatiale, une compression temporelle et une transmissibilité inatteignables par le savoir  ou le travail concret. Elle est en outre étroitement liée à la transformation du procès de production entraînée par la « spécialisation flexible52» – notamment par l’utilisation de machines qui, grâce à la programmation, peuvent procéder à l’ajustement « juste à temps » de la production à des produits apparemment incommensurables. En d’autres termes, l’abstraction agit au niveau de la matérialité même du procès de production, et ne concerne pas simplement la forme de l’échange.

Alors que Virno tirait la politisation de l’abstraction réelle de l’effondrement supposé du travail en tant que mesure, Cillario considère que la figure actuelle de l’abstraction réelle  se dessine à travers la prolifération et la production de nouvelles procédures, de codes de production, de « comment » transmissibles plutôt que de « quoi » mesurables. Les codifications organisationnelles de processus par lesquelles des valeurs d’usage incommensurables sont produites deviennent centrales, mais le terrain de l’abstraction n’est pas le travail lui-même, ou l’échange-marchand, mais la cognition à l’intérieur du procès de travail.  Même si les procédures elles-mêmes sont ensuite sujettes aux normes de l’échange (c’est-à-dire, qu’elles sont à leur tour transformées en produits), leur centralité au sein d’un capitalisme qui prend de plus en plus la figure d’une « accumulation flexible » témoigne d’une mutation dans le caractère de l’abstraction réelle. Comme l’écrit Cillario, « l’incessante injonction à changer les méthodes et les procédures des activités de travail constitue le noyau générateur du processus d’abstraction du savoir53». La centralité de ces procédures signifie également que, sans être forcément accompagnée de possibilités émancipatrices, la réflexivité est au cœur du capitalisme contemporain. Ainsi, ça n’est pas simplement l’abstraction des formes du capital, mais la manière dont elles colonisent la cognition qui est crucial pour comprendre le présent. « Le concept d’abstraction appliqué à la phase pendant laquelle la connaissance devient du capital découle du caractère réflexif du procès de travail social54». Attirant notre attention sur la spécificité de l’abstraction réelle propre au capitalisme cognitif, Cillario nous rend aussi un service théorique ; il distingue au sein des débats marxiens sur l’abstraction quatre niveaux : le travail abstrait (la substance indifférente des marchandises), l’abstraction réelle du procès de travail (le contrôle organisationnel de la production ; Fordisme-Taylorisme), la domination abstraite (la division au sein des dominants comme des dominés), l’abstraction réflexive (l’explication des mutations de la production dans l’ère informationnelle). Ce dernier niveau est alors le domaine privilégié du concept d’abstraction réelle. On peut donc dire que l’abstraction réelle existe au-delà de ses caractéristiques formelles et méthodologiques et constitue en quelque sorte à la fois la forme et le contenu du procès de production. « À chaque cycle, l’abstraction nous éloigne un peu plus de tout point de départ concret, et rend plus interchangeables les savoirs relatifs, dans la mesure où ils sont caractérisés par l’homogénéité de l’activité humaine, avec très peu de conditions contingentes, et encore moins de particularités provenant de telle ou telle réalité productive originaire, ou de tel ou tel lien, qu’il soit physico-naturel (pour la nature) ou psycho-subjectif (pour l’homme). Et cela autorise l’accumulation incessante de ces savoirs55». Des abstractions opérant sur des abstractions : voilà sans doute la clé du capitalisme cognitif.

Quel est l’enjeu de ces débats ? Sans répéter le même parcours, je voudrais simplement indiquer deux questions clés qui polarisent les approches cherchant à saisir la nature de l’abstraction réelle.

La première a à voir avec le système philosophique au sein duquel prend place la notion d’abstraction réelle. Elle est complètement explicite dans Travail intellectuel et travail manuel. La thèse de Sohn-Rethel sur l’identité entre la forme-marchandise et la pensée abstraite vise, comme il le dit à « une liquidation critique de l’enquête kantienne » qu’il considère comme « la manifestation classique de la fétichisation bourgeoise du travail intellectuel.56» De plus, la compréhension qu’a Sohn-Rethel du concept de forme chez Marx – compréhension qu’il tire du traitement de la marchandise dans le chapitre 1 du livre I du Capital et non des réflexions méthodologiques de l’Introduction de 1857 – le rend hostile à toute tentative de considérer l’abstraction réelle comme un concept pouvant provenir  d’un procès de détermination hégélien. On peut formuler le verdict opposé à propos de Finelli, pour qui la dialectique de l’abstraction réelle de la société capitaliste et de la synthèse théorique du concret est médiatisée par la catégorie de totalité. Cette tension entre la forme et la totalité marque ainsi une première division au cœur de la théorie marxienne de l’abstraction réelle. D’un côté, on tente de plonger dans l’a priori kantien (et de le « liquider ») afin de dévoiler le rôle de la forme-marchandise, et cela en faisant apparaître une perception fétichisée du travail logique et intellectuel ; de l’autre, on cherche, avec Marx, à réduire toutes les opérations englobantes du Sujet hégélien à l’identification spécifiquement historique d’une société sujette à un principe impersonnel de domination abstraite (qu’elle reproduit constamment).

La seconde question concerne le point d’application aussi bien que les sources historiques et logiques du concept d’abstraction réelle. Alors que, comme nous l’avons noté, la forme-marchandise constitue le centre de l’enquête pionnière de Sohn-Rethel – qui touche aussi à la monnaie et à la propriété comme « choses abstraites », Finelli et d’autres considèrent que l’abstraction réelle peut seulement être comprise dans le cadre de la dialectique de l’abstrait et du concret opérant à l’intérieur du concept de travail abstrait. Comme il l’écrit,

La caractéristique la plus spécifique de la pensée du Marx de la maturité réside […] précisément dans la thèse selon laquelle l’abstraction acquière, dans la société contemporaine, un statut entièrement objectif. Dans son contenu le plus spécifique, c’est-à-dire dans le travail sans qualités, l’abstraction permet la construction d’une ontologie sociale complète, précisément articulée, dans le réseau de ses différences, par les scansions et les mouvements de ce principe – non pas logique mais terriblement réel – d’abstraction57.

 

Une seconde division – qui recoupe en bien des points la première – concernerait la partie de l’analyse marxienne du capital qui sert de premier support à une théorie de l’abstraction réelle, celle qui analyse tant les effets considérables de la forme de l’échange-marchand d’un côté, que la totalisation d’une société médiatisée par un « travail sans qualités » de l’autre. Alors que l’approche de Sohn-Rethel accordait une relative autonomie à la critique de l’épistémologie par rapport à la critique de l’économie politique, celle de Finelli, qui cherche à développer, dans une direction ontologique, les conséquences des indications méthodologiques de Marx dans son « Introduction de 1857 » (contrairement à Althusser par exemple) ne peut pas, étant donné son système « hégélien », accorder un rôle fondamental à la séparation du travail intellectuel et du travail manuel. Cette juxtaposition des analyses de l’abstraction réelle tantôt centrées sur la marchandise tantôt sur le travail est, bien sûr, inévitablement complexe. Elle tient compte du problème du travail cognitif et immatériel mis en avant par Cillario et Virno, ce dernier cherchant notamment à déplacer le terrain du travail abstrait et de la marchandise vers le General Intellect.

Le but de cette enquête inévitablement limitée fut de mettre en évidence, à partir de passages cruciaux du corpus marxien, les diverses façons dont on a pu établir un lien entre la pensée abstraite et la réalité capitaliste. Se confronter réellement à ce sujet implique, à mon avis, d’en passer par le travail de ces auteurs contemporains et d’autres (Postone ou Chris Arthur par exemple). Cela suppose aussi que l’on prenne certaines décisions cruciales à partir de ses propres affinités philosophiques, et que l’on fasse certains choix risqués concernant la manière dont on peut décrire la conjoncture du capitalisme contemporain – que ce soit en termes de travail immatériel, de capitalisme cognitif ou d’autres figures opérantes de l’abstraction. À lui seul, le débat sur l’abstraction réelle nous montre pourquoi les philosophes doivent s’intéresser le plus possible au marxisme et les marxistes le plus possible à l’ontologie et à la métaphysique, même si elles semblent obscures.

Article paru dans Rethinking Marxism: A Journal of Economics, Culture & Society, 20/2, 2008, p. 273-287. Traduit et publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Traduit de l’anglais par Juliette Farjat.

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  1. Voir A. Toscano, « The Culture of Abstraction », Theory, culture and society, 25/4, 2008, p. 57-75. []
  2. E. Paci, Il filosofo e la citta`. Platone, Whitehead, Husserl, Marx, ed. S. Veca, Milan, il Saggiatore, 1979, p. 160-161 et 153. []
  3. Voir K. Marx, « Introduction de 1857 », in Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 39-68. []
  4. Voir sur ce point E.V. Ilyenkov, The dialectics of the abstract and the concrete in Marx’s ‘‘Capital’’, Moscou, Progress Publishers, 1982. []
  5. K. Marx, « Introduction de 1857 », in Grundrisse, op. cit., p. 57. []
  6. Voir sur ce point Gérard Bensussan,  « Abstrait/concret » in G. Labica et G. Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982. Pour une interprétation opposée, voir cependant, R. Echeverría, « Critique of Marx’s 1857 Introduction » in A. Rattansi (dir.), Ideology, method and Marx, Londres, Routledge, 1989. []
  7. Voir P. Virno, « The two masks of materialism », Pli : The Warwick Journal of Philosophy, 12, 2001, p. 167-173. []
  8. Voir R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo (saggio su Marx), Rome, Bulzoni Editore, 1987 et J. Rancière « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital » in Louis Althusser et alii, Lire « Le Capital », Paris, PUF, 1996. []
  9. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 17. Voir aussi C. Corradi, Storia dei marxismi in Italia, Rome, Manifestolibri, 2005, p. 376-388. []
  10. Voir Étienne Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La découverte, 2001, p. 30. []
  11. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 118. []
  12. Ibid., p. 121. []
  13. Voir sur ce point A. De Libera, L’Art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999. []
  14. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 127. []
  15. Ibid., p. 124. []
  16. Voir Karl Marx, « Introduction de 1857 » in Grundrisse, op. cit., p. 41-42. []
  17. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 124. []
  18. Ibid., p. 123. Voir aussi C. Corradi, Storia dei marxismi in Italia, op. cit., p. 389. []
  19. C’est ce qui a poussé Deleuze et Guattari à définir le capitalisme contemporain à partir de la catégorie d’axiomatique. Voir sur ce point A. Toscano, « Axiomatic » in A. Parr (dir.) The Deleuze dictionary, ed.. Edinburgh, Edinburgh University Press, 2006. []
  20. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., 227. []
  21. C. Corradi, Storia dei marxismi in Italia, op. cit., p. 393. []
  22. Dans son analyse de la « domination abstraite », Postone souligne un paradoxe similaire : « La théorie critique du capital faite par Marx […] traite [l’] histoire comme socialement constituée mais, en même temps, comme possédant une logique de développement quasi autonome. » Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, trad. O. Galtier et L. Mercier, Paris, Éditions mille et une nuit, 2009, p. 56. []
  23. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 1. []
  24. J. Rancière « Le concept de critique et la critique de l’économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital » in Louis Althusser et alii, Lire « Le Capital », op. cit., p. 88. []
  25. Ibid., p. 174. []
  26. C’est la position d’Echeverría dans « Critique of Marx’s 1857 Introduction » in A. Rattansi (dir.), Ideology, method and Marx, op. cit. []
  27. Louis Althusser, « Sur la dialectique matérialiste » in Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 189-190. []
  28. Louis Althusser, « Notes complémentaires sur ‘‘l’humanisme réel’’ » in Ibid., p. 257. []
  29. Ibid. []
  30. Voir Echeverría dans « Critique of Marx’s 1857 Introduction » in A. Rattansi (dir.), Ideology, method and Marx, op. cit., p. 269. []
  31. S. Žižek, The sublime object of ideology, Londres, Verso, 1989, p. 19. []
  32. « Tout le travail de ma vie intellectuelle jusqu’à mon 90ème anniversaire a été nécessaire à la clarification et à l’explication d’une semi-intuition que j’ai eu en 1921 pendant mes études universitaires à Heidelberg : la découverte du sujet transcendantal dans la forme-marchandise, principe directeur du matérialisme historique. Je n’ai pu expliquer ce principe de façon satisfaisante qu’en multipliant les ‘’attaques’’ sous la  formes d’ ‘‘exposés’’. » A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit. Zur Epistemologie der abendländischen Geschichte, Weinheim, VCH, 1989, p. V. En 1936, Adorno lui-même fut interpellé par la perspicacité de Sohn-Rethel : « Votre lettre a été pour moi le plus grand bouleversement intellectuel que j’ai éprouvé dans le domaine philosophique depuis ma première rencontre avec Benjamin. » Hélas, la suite de leur correspondance atteste de l’échec d’Adorno, dans le contexte de l’hostilité d’Horkheimer à l’égard de Sohn-Rethel, à rester fidèle à ce bouleversement. Voir T.W. Adorno, lettre du 17 novembre 1936 in T.W. Adorno et A. Sohn-Rethel, Briefwechsel, 1936-1969, Text + Kritik, Munich, 1991, p. 32. []
  33. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 10. On trouve une traduction partielle des articles qui composent cet ouvrage en français sous le titre, La pensée marchandise, trad. G. Briche et L. Mercier, Broissieux, éditions du Croquant, 2010 (NdT). Malgré sa critique de Sohn-Rethel, on peut dire que Postone affronte le même problème lorsqu’il écrit par exemple que « le problème de la connaissance est celui de la relation entre des formes de médiation sociale et des formes de pensée. » M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 121. []
  34. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 16. []
  35. S. Žižek, The sublime object of ideology, op. cit., p. 17. L’ « appareil catégoriel présupposé par ou impliqué dans la procédure scientifique (celle, bien sûr, de la science newtonienne de la nature), le réseau conceptuel au travers duquel elle s’empare de la nature, est déjà présent dans l’effectivité sociale, déjà à l’œuvre dans l’acte d’échange marchande […]. L’échange de marchandise implique une double abstraction : l’abstraction du caractère changeant de la marchandise durant l’acte d’échange et l’abstraction du caractère concret, empirique, sensible et particulier de la marchandise (dans l’acte d’échange, la détermination qualitative spécifique, particulière de la marchandise n’est pas prise en compte ; la marchandise est réduite à une entité abstraite qui, en dépit de sa nature particulière, de sa ‘‘valeur d’usage’’, ‘‘possède la même valeur’’ que l’autre marchandise contre laquelle on l’échange. » S. Žižek, « How did Marx invent the symptom ? » in S. Žižek (dir.), Mapping Ideology, Londres, Verso, 1994, p. 301. []
  36. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 12-13. []
  37. Voir M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 178-182. Voir aussi L. Garzone, « Forme-merce e forma-pensiero. L’idea di una vita ». Introduction à T. W. Adorno and A. Sohn-Rethel, Carteggio 1936-1969, Rome, Manifestolibri, 2000, p. 20. []
  38. A. Sohn-Rethel, lettre du 21 avril 1942 in T.W. Adorno et A. Sohn-Rethel, Briefwechsel, 1936-1969, op. cit., p. 100. []
  39. Ibid., p. 99. []
  40. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 18. []
  41. Ibid., p. 12. []
  42. S. Žižek, « How did Marx invent the symptom ? », art. cit., p. 302. []
  43. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 118. []
  44. Ibid., p. 10. []
  45. A. Sohn-Rethel, lettre du 15 août 1937 in T.W. Adorno et A. Sohn-Rethel, Briefwechsel, 1936-1969, op. cit.,p. 71. []
  46. P. Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, trad. V. Dassas, Paris, Éditions de l’éclat et Conjonctures, 2007, p. 67. []
  47. S. Žižek, The sublime object of ideology, op. cit., p. 11. []
  48. P. Virno, « The two masks of materialism », art. cit.,, p. 168. []
  49. Ibid., p. 171. []
  50. P. Virno, « General intellect » in A. Zanini et U. Fadini (dir.) Lessico postfordista. Dizionario di idee della mutazione, Milan, Feltrinelli, 2002, p. 149-150. Voir aussi P. Virno, Grammaire de la multitude, op. cit., p. 66-69. []
  51. Voir L. Cillario, L’economia degli spettri. Forme del capitalismo contemporaneo, Rome, Manifestolibri, 1996, p. 165. []
  52. Voir M. J. Piore et C. F. Sabel, The second industrial divide, New York, Basic Books, 1986. []
  53. L. Cillario, L’economia degli spettri, op. cit., p. 168-169. []
  54. Ibid., p. 52. []
  55. Ibid., p. 172. []
  56. A. Sohn-Rethel, Geistige und körporliche Arbeit, op. cit., p. 8. Sohn-Rethel avait déjà intitulé sa conference de 1937 à Paris, influence par ses discussions avec Walter Benjamin, « Sur la liquidation critique de l’apriorisme », témoignant part là de son incessante attention à l’idée fixe d’abstraction réelle. Voir A. Sohn-Rethel, « Zur kritischen Liquidierung des Apriorismus. Eine materialistische Untersuchung (mit Randbemerkungen von Walter Benjamin) in A. Sohn-Rethel, Warenform und Denkform, Francfort, Europaische Verlagsanstalt/ Vienne,  Europa Verlag Wien, 1971, p. 17-86. []
  57. R. Finelli, Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, op. cit., p. 1-2. Voir aussi M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit. []
Alberto Toscano