La révolution décentrée. Deux études sur Lénine

Un cliché persistant voudrait que, acculé par les défaites de la révolution en Europe après 1917, Lénine se soit tourné vers l’Orient et l’air sacré « foyer de la révolution mondiale » par dépit. Pour tordre le coup à ce préjugé, Matthieu Renault signe ici deux études magistrales, qui soulignent la persistance et l’originalité de la pensée de Lénine sur les marges de la révolution : la première porte sur les mouvements des nationalités dans les empires d’Europe avant-guerre ; la seconde traite des nationalités opprimées à majorité musulmane dans l’ancien Empire russe. On y lit l’affinité singulière de Lénine avec ceux qui affirment avec intransigeance la nécessité d’une « révolution coloniale », misant sur les nations opprimées, paysans pauvres, brisant les rapports coloniaux, comme condition d’une synergie avec la révolution socialiste.

Le moment philosophique déterminé par la guerre dans la politique : Lénine 1914-1916

La question de savoir s’il existe quelque chose comme une « philosophie de Lénine » a toujours été une question politique. En 1968, Althusser en avait déplacé les termes en soulevant le problème du rapport entre Lénine et la philosophie. Vingt ans plus tard, Étienne Balibar introduisait une autre option : il y a chez Lénine un « moment philosophique », déclenché par la Première Guerre mondiale et qui constitue un tournant décisif dans sa pensée. Rompant avec toute conception évolutionniste de l’histoire, Lénine inscrit la perspective révolutionnaire dans une temporalité gouvernée par la complexité des conjonctures. Se voit radicalement remise en question l’identité du sujet révolutionnaire « prolétariat » qui n’est plus donnée a priori mais est l’effet d’une construction politique jamais achevée. Ce tournant se produit sous le coup d’une lecture de Hegel et Clausewitz qui conduit Lénine à avancer une conception dialectique de la guerre (et guerrière de la dialectique) s’exprimant dans le mot d’ordre de « transformation de la guerre civile en guerre révolutionnaire ». Pensant la guerre non comme une catastrophe, mais comme un processus, Lénine, à la veille de la révolution de 1917, montre que l’analyse de ce qu’est une « situation révolutionnaire » est une tâche qui doit perpétuellement être reprise.

Révolte, révolution, organisation

Qu’est-ce qu’une révolte? Une certaine expérience du temps, répond Furio Jesi dans cet extrait de Spartakus. Symbolique de la révolte, publié aux Éditions la Tempête. Là où une révolution s’inscrit délibérément dans la continuité du temps historique dont elle cherche à exploiter les tendances ou à provoquer le dénouement, la révolte se caractérise quant à elle par la suspension du temps historique: dans le moment de son surgissement, le geste insurrectionnel vaut pour lui-même, indépendamment de ses causes souterraines comme de ses conséquences à long terme. La révolte entretient ainsi un rapport dialectique à l’organisation, dont elle excède le cadre, mais qui doit en retour savoir l’inscrire dans un horizon stratégique plus large. Hors de cet horizon, le risque est en effet permanent de voir la révolte se transformer, pour le pouvoir, en occasion de reconquérir la maîtrise des espaces et des temps qu’elle avait su un moment lui disputer.

Intersection, articulation : l’algèbre féministe

Deux innovations théoriques majeures ont récemment marqué le féminisme marxiste à l’échelle internationale. D’une part, il s’agit du renouveau du féminisme de la reproduction sociale. D’autre part, il s’agit de la redécouverte par les féministes antiracistes de la méthodologie socio-historique d’E. P. Thompson, pour laquelle l’expérience collective est l’unité de tous les moments de la vie sociale. Jonathan Martineau se saisit de ces concepts pour approfondir l’idée d’une théorie féministe unitaire. Contre toutes les tentatives de réifier les oppressions, de séparer patriarcat et capitalisme en système distincts, de sous-estimer l’importance de la racialisation, Martineau montre qu’il est possible de penser une théorie féministe dans laquelle le capitalisme produit des différenciations tant de genre que de race.

Panafricanisme et communisme : entretien avec Hakim Adi

À côté de l’histoire dominante des parti communistes européens, centrée sur la classe ouvrière métropolitaine, il est possible de retracer la trajectoire souterraine de ces militants communistes et panafricains, minoritaires dans leurs partis, mais activement soutenus par Moscou dans l’entre-deux-guerres. Il s’agit d’une époque où les jeunes partis communistes sont dominés par des Blancs, des métropolitains, ou par des colons aux colonies. Pour combattre l’opportunisme, le chauvinisme implicite ou explicite de ces militants, l’Internationale communiste a procédé à la structuration d’une série d’organisations transnationales, chargées de coordonner l’activité révolutionnaire autour de la « question noire » : Afrique du Sud, colonies d’Afrique noire, ségrégation aux États-Unis, etc. Hakim Adi raconte ici cette histoire inédite, celle d’une rencontre originale entre le communisme, le nationalisme noir et le panafricanisme.

Le marxisme face à la postmodernité : entretien avec Fredric Jameson

Aujourd’hui, au sein de la gauche radicale, il est impossible d’échapper aux complaintes mélancoliques sur le « postmodernisme » et ses prétendus effets néfastes sur la pensée émancipatrice. Fredric Jameson a été l’un des marxistes les plus disposés à refuser cette attitude de rejet. Ni rire ni pleurer : comprendre. Le postmodernisme n’est pas une élucubration d’intellectuels sans attache, mais l’environnement idéologique incontournable du capitalisme tardif. Dans cet entretien réalisé en 1993, Stathis Kouvélakis et Michel Vakaloulis interrogent Jameson sur les liens qui unissent son travail sur l’idéologie et l’utopie d’un côté, et sa tentative de périodiser le capitalisme postmoderne de l’autre. On y lit la tentative singulière de Jameson, au croisement de Sartre et Althusser, pour penser une nouvelle forme de conscience de classe à l’heure de l’éclatement des subalternes, d’une forme de capitalisme irreprésentable, et d’une remise en cause générale de l’idée que les subalternes doivent totaliser leur expérience historique pour transformer le monde.

Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci

À partir de 1965 jusqu’à la rédaction de L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre, le marxisme de Nicos Poulantzas porte l’empreinte d’Antonio Gramsci. D’abord influencé par Lucien Goldmann et Lukacs, c’est en lisant et en discutant non seulement les travaux d’Althusser, mais aussi l’œuvre du communiste italien que Poulantzas s’oriente peu à peu vers le sujet qui le préoccupera jusqu’à sa mort, et qui constitue son principal apport au matérialisme historique : une théorie de l’État capitaliste comme pouvoir de classe. Dans cette intervention, Panagiotis Sotiris souligne la richesse et la pertinence intactes du débat autour des concepts gramsciens d’hégémonie, d’État intégral et de guerre de positions, et invite à poursuivre une des discussions les plus stimulantes du marxisme contemporain.

Auto-organisation des juifs et bolchévisme : l’antisémitisme dans la révolution russe

Le bolchévisme est classiquement envisagé comme un mouvement politique largement composé de juifs, qui a dû affronter l’antisémitisme avec ferveur dans l’Empire tsariste. Dans cette contribution majeure, Brendan McGeever fait état des ambiguïtés de cet engagement contre l’antisémitisme. Alors que Lénine et Trotsky refusèrent toute autonomie d’organisation aux juifs à l’aube du XXe siècle (à travers leur rejet du Bund), la guerre civile qui suivit la révolution d’Octobre devait mettre en exergue l’importance d’une auto-organisation des juifs. Opprimés par la terrible guerre de Blancs, les juifs étaient aussi la cible de pogroms rouges, reflet de la persistance de l’antisémitisme dans la paysannerie russe enrôlée par les bolchéviks. McGeever propose le récit inédit de l’interaction entre le jeune pouvoir soviétique et les groupes juifs socialistes autonomes, qui durent livrer une bataille âpre mais victorieuse pour que le bolchévisme reconnaisse et s’empare avec fermeté de la lutte contre l’antisémitisme. Il s’agit-là d’un récit majeur pour saisir en quoi le centre révolutionnaire peut et doit être débordé par ses marges.

Images de la blanchité

Il est parfois frappant de constater combien la « modernisation capitaliste » s’impose non seulement en terme de mode de production économique, mais aussi en terme de mode de vie, de rapport au monde. Pour Bolívar Echeverría, c’est cet « esprit » du capitalisme, si bien thématisé par Max Weber, qu’il convient de désigner sous le terme de « blanchité ». Contrairement à une idée reçue, la blanchité n’est donc pas le propre d’un phénotype, d’une apparence raciale ou d’une idéologique ethnique. C’est avant tout l’exigence imposée par la rationalisation capitaliste au sein de la culture humaine. L’histoire a voulu que cette « blanchité » coïncide avec la domination occidentale sur le monde, ce qui implique périodiquement que l’exigence de blanchité se traduise par une réaffirmation de l’hégémonie blanche. Echeverría propose ici d’examiner cette hypothèse dans toute sa généralité, et de l’illustrer brillamment au travers de la contre-révolution nazie, de l’antisémitisme, et de l’idéologie esthétique aryenne.

Réification et antagonisme. L’opéraïsme, la Théorie critique et les apories du « marxisme autonome »

L’opéraïsme et la Théorie critique francfortoise ne représentent pas seulement deux des tentatives les plus stimulantes de relance du projet marxien de « critique de l’économie politique » dans les années 1960, ils constituent également les deux sources d’inspiration principales du « marxisme autonome ». Pourtant, les divergences comme les points de rencontre de ces deux traditions sont rarement étudiés pour eux-mêmes. Pour Vincent Chanson et Frédéric Monferrand, c’est du point de vue d’une théorie du capitalisme qu’une telle étude peut être menée. De Panzieri à Adorno et de Pollock à Tronti se dessine en effet un même diagnostic sur le devenir-totalitaire du capital. Mais la question de savoir quelles pratiques opposer à ce processus dessine quant à elle une alternative au sein de cette constellation : là où chez Negri et les théoriciens post-opéraïstes, la subsomption du social sous le capital produit d’elle-même une subjectivité antagoniste (« l’ouvrier social » ou « la multitude »), elle implique au contraire pour Krahl une fragmentation accrue de la force de travail. Et pour Chanson et Monferrand, la reconnaissance de cette fragmentation constitue la condition de toute recomposition politique du prolétariat.