L’impasse esthético-politique de Jacques Rancière

Il est notoire que le travail théorique de Jacques Rancière tente d’échapper aux grands récits explicatifs, aux antipodes d’un certain marxisme. Cette attention pour les discours politiques et les oeuvres esthétiques dans leur détail, leur forme, se justifie par une tentative de décoller la pensée émancipatrice de toute assignation à une mission historique (éduquer le peuple, faire la révolution). Dans cette recension de Aisthesis, Nicolas Vieillescazes dénoue les fils des lectures singulières de Rancière, pour en identifier la trame générale et ses impasses. En cherchant une esthétique du libre jeu, de l’indétermination et de la rupture avec l’ordre des fins, Rancière opère une forclusion du social, des rapports de force, de l’histoire. Cette démonstration incisive constitue une mise au point salutaire avec la prétention rancièrienne de jeter Brecht, Benjamin ou Althusser par-dessus bord, et la désigne pour ce qu’elle est : une critique désarmée.

La grande entreprise historique du mâle

Partant d’une critique matérialiste du structuralisme de Lévi-Strauss, l’anthropologue Claude Meillassoux proposait en 1979 une interprétation du mythe en tant qu’expression des rapports sociaux, comme un récit dont on ne saurait saisir le sens sans en restituer la fondamentale historicité. Centrant son analyse sur la genèse historique de la domination masculine, il montre le rôle central que revêt la reproduction sociale, en lien étroit avec la transformation des rapports de production, dans la fabrique des mythes. Il révèle par là même le concours apporté par les productions mythiques à « la grande entreprise historique du mâle » : l’assujettissement des femmes à son ordre et à ses normes.

La guerre des partisans

Face à l’escalade autoritaire et répressive et à l’heure d’affrontements coriaces dans le cadre de la lutte contre la loi El Khomry et son monde, voilà une bonne manière de répondre au défaitisme et à la condescendance d’une partie du mouvement ouvrier – qui confond la conquête de la majorité avec le consensus mou et l’unanimisme béat. Les semonces de Lénine, datant de 1906, fournissent ici de quoi déjouer tout ce qui dans la routine militante du mouvement social pourrait nous faire endosser pareils travers.

Retour sur l’Autonomie ouvrière italienne : entretien avec Sergio Bianchi

La maison d’éditions DeriveApprodi mène depuis sa création un important travail d’archive et de mise en récit de la séquence insurrectionnelle dans l’Italie des années 1970. Sergio Bianchi, son directeur éditorial, a été un acteur de cette histoire, l’une des périodes les plus fascinantes et les plus discutées de par le monde de l’histoire de la politique communiste et ouvrière dans l’Europe de la fin du XXe siècle. Au-delà des figures les plus connues qui ont survécu à la défaite de l’autonomie ouvrière, comme Toni Negri, nous avons proposé à Sergio Bianchi de nous parler de cet épisode, de l’importance et de la difficulté d’en faire l’histoire. L’autonomie s’incarne ainsi dans des trajectoires ouvrières, des questionnements sur la lutte armée et la violence, une rupture franche avec le mouvement ouvrier officiel et des théorisations de plus en plus audacieuses pour faire face à la crise du marxisme.

La littérature prolétarienne : Tendenz ou prise de parti ?

Littérature partisane ou littérature engagée ? Pour Georg Lukács, l’ébullition littéraire qui a succédé à la révolution bolchévique est restée prisonnière de l’impasse bourgeoise de la Tendenzliteratur, l’idée que l’auteur doit prendre parti contre l’état de choses existant. Polémiquant avec le courant de la littérature prolétarienne, Lukács expose dans ce texte, paru en 1932 et inédit en français, les difficultés d’un art partisan : refuser de séparer le réel et le souhait, ce qui « est » et ce qui devrait être. À ce titre, ses cibles sont aussi variées que les marxistes Franz Mehring et Léon Trotsky, ou encore Kant et Schiller. Pour Lukács, tout réalisme émancipateur doit montrer la réalité telle qu’elle est, une totalité rongée par d’insolubles contradictions. Cette critique corrosive de l’art engagé comme de l’art pour l’art, quelles que soient ses limites, apporte un correctif salutaire à la tentation encore vive d’écrire des « fictions de gauche ».

Althusser et Gramsci : entretien avec Étienne Balibar

De Pour Marx et Lire « Le Capital » aux textes sur Machiavel ou sur les « Appareils Idéologiques d’État », Gramsci n’a cessé de hanter les écrits d’Althusser. Revenant sur ce parcours où se croisent également les figures de Lukács, Tronti, Mao, Poulantzas et Foucault, Étienne Balibar dégage trois pistes de réflexion principales pour une politique radicale aujourd’hui : celle de l’organisation des résistances populaires autour du prolétariat, celle de la position contradictoire du parti de la révolution à l’égard de l’État, et celle de la surdétermination des conflits nationaux par l’impérialisme.

Frantz Fanon et les géographies marxistes de la violence

Dans les Damnés de la terre, une polémique célèbre est lancée par Frantz Fanon contre Engels et sa théorie de la violence. Les commentateurs ont tiré de cet échange une opposition irréductible entre un subjectivisme fanonien et un objectivisme marxiste. Contre cette lecture schématique, Matthieu Renault propose ici de retracer les itinéraires non occidentaux des théories de la violence. Il éclaire ainsi les métamorphoses du marxisme au regard de la guerre révolutionnaire, tout en mettant en évidence la centralité de Freud dans l’économie fanonienne de la violence. « L’enjeu, bien au-delà de la présente tentative, est celui de la formation d’une pensée globale de la violence émancipatrice, seule à même de répondre aux défis posés par la globalisation effective des formes de violence institutionnelle. »

Pour une historiographie marxiste et critique : entretien avec Enzo Traverso

Enzo Traverso est un historien et penseur incontournable du fascisme comme de la question juive. Mais le travail de Traverso propose aussi une réflexion historiographique précieuse, qui résiste aux tentatives d’annexer à un agenda réactionnaire les violence politiques du court XXe siècle. Traverso revient ici sur son rapport complexe au marxisme, enrichi des apports de Walter Benjamin, du mouvement ouvrier juif, ou encore de Daniel Bensaïd. Il montre que, si l’histoire est un champ de bataille, il s’agit d’en restituer les bifurcations, entre la naissance du Bund et la fondation de l’État d’Israël, entre la révolution d’Octobre et l’avènement du fascisme, ou encore entre les exactions coloniales et le génocide des juifs. Ces constellations constituent les fragments d’une mémoire des vaincus, qu’il s’agit autant de défendre que de construire.

[Inédit] Althusser et l’histoire : essai de dialogue avec Pierre Vilar

Dans Lire le Capital, Althusser posait les jalons d’une discussion d’ampleur sur le temps historique. Dans un article de 1973 paru dans la revue des Annales, le grand historien communiste de la Catalogne moderne, Pierre Vilar, répondait avec brio aux exigences althussériennes : comment penser la pluralité des temps historiques et leur articulation ? Comment combiner l’analyse empirique au concept de mode de production ? Parfois tranchante, l’intervention de Vilar défend, avec bienveillance, la pratique historienne en tant que pratique théorique. Jamais publiée auparavant, la tentative de réponse d’Althusser s’inscrit dans sa trajectoire autocritique : la philosophie n’est plus le garant de la Science marxiste, mais lutte de classe dans la théorie.

Internet et lutte des classes

Souvent négligée par les marxistes, la communication et les réseaux sociaux jouent un rôle central dans le capitalisme contemporain. A partir d’une lecture approfondie de Marx et enrichie des études post-coloniales et du féminisme, Christian Fuchs présente dans cet entretien une critique de l’économie politique des réseaux sociaux. Ainsi, il montre que l’émergence d’Internet joue à la fois un rôle stratégique pour l’accumulation du capital et remplit une fonction idéologique, mais contient également une vulnérabilité aux crises. À partir de cette critique, il souligne les perspectives de luttes autour d’Internet et les contours d’un Internet libéré de l’emprise du capital.