Au-delà du capitalisme cognitif : subsomption, imprinting et exploitation de la subjectivité

Face à la multiplication des emplois précaires, il est devenu presque banal de diagnostiquer la crise de l’institution salariale et des formes de revendications qui y sont attachées. De même, on a souvent souligné le fait que l’accumulation capitaliste dépendait dorénavant de la mobilisation des capacités à réfléchir, à imaginer et à communiquer qui font le cœur même de la subjectivité. Pourtant, ces deux caractéristiques du capitalisme contemporain sont rarement étudiées dans leur interdépendance. Pour pallier à cette insuffisance, expliquent ici Federico Chicchi, Emanuele Leonardi et Stefano Lucarelli dans un dialogue serré avec le post-opéraïsme, il faut poser à nouveaux frais la question centrale de l’exploitation. S’appuyant à la fois sur l’analyse marxienne de la subsomption du travail au capital et sur l’analyse deleuzo-guattarienne de l’axiomatique capitaliste, ils proposent de nommer « imprinting » la nouvelle logique d’exploitation des subjectivités. Il s’agit par là de comprendre la multiplicité des formes sous lesquelles nos vies peuvent être soumises à la valorisation du travail mort, de manière à « retourner le couteau de la lutte des classes dans la plaie de la réalité capitaliste. »

Retour sur l’Autonomie ouvrière italienne : entretien avec Sergio Bianchi

La maison d’éditions DeriveApprodi mène depuis sa création un important travail d’archive et de mise en récit de la séquence insurrectionnelle dans l’Italie des années 1970. Sergio Bianchi, son directeur éditorial, a été un acteur de cette histoire, l’une des périodes les plus fascinantes et les plus discutées de par le monde de l’histoire de la politique communiste et ouvrière dans l’Europe de la fin du XXe siècle. Au-delà des figures les plus connues qui ont survécu à la défaite de l’autonomie ouvrière, comme Toni Negri, nous avons proposé à Sergio Bianchi de nous parler de cet épisode, de l’importance et de la difficulté d’en faire l’histoire. L’autonomie s’incarne ainsi dans des trajectoires ouvrières, des questionnements sur la lutte armée et la violence, une rupture franche avec le mouvement ouvrier officiel et des théorisations de plus en plus audacieuses pour faire face à la crise du marxisme.

Althusser et Gramsci : entretien avec Étienne Balibar

De Pour Marx et Lire « Le Capital » aux textes sur Machiavel ou sur les « Appareils Idéologiques d’État », Gramsci n’a cessé de hanter les écrits d’Althusser. Revenant sur ce parcours où se croisent également les figures de Lukács, Tronti, Mao, Poulantzas et Foucault, Étienne Balibar dégage trois pistes de réflexion principales pour une politique radicale aujourd’hui : celle de l’organisation des résistances populaires autour du prolétariat, celle de la position contradictoire du parti de la révolution à l’égard de l’État, et celle de la surdétermination des conflits nationaux par l’impérialisme.

Un point d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital

Comment faire dialoguer les interventions respectives de Tronti et Althusser dans la conjoncture théorique et politique des années 1960 ? Pour Étienne Balibar, cette question doit être inscrite dans l’histoire du mouvement ouvrier et de ses alternatives stratégiques. Là où l’œuvre d’Althusser peut être interprétée comme un dialogue avec la formulation gramscienne de la stratégie du « front unique », celle de Tronti doit quant à elle être lue comme une actualisation de la défense lukacsienne de la stratégie « classe contre classe ». Au-delà des divergences auxquelles cette alternative donne lieu – sur le statut de la critique de l’économie politique, de l’idéologie ou de la totalité – se dessine ainsi un même problème : celui des conditions sous lesquelles l’évènement révolutionnaire peut venir briser la reproduction des rapports de production.

De l’usine au conteneur : entretien avec Sergio Bologna

Figure de la gauche extra-parlementaire italienne, co-fondateur des revues Classe operaia, Primo Maggio et du groupe Potere Operaio, Sergio Bologna revient dans cet entretien sur sa trajectoire intellectuelle et politique. Des luttes d’usine des années 1960 aux mouvements contemporains des précaires et des travailleurs de la logistique en passant par le « mouvement de 77 », Bologna donne à voir, dans leur interdépendance, l’histoire de l’opéraïsme et celle des luttes de classe en Occident.

Lignes de fuite, minorités et machines de guerre : repenser la politique deleuzienne

Une certaine lecture marxiste de Deleuze a vite catalogué son apport : ou bien comme une pensée apolitique, intéressée par l’art et la création, ou bien associée à la cohorte des philosophies postmodernes. Selon cette dernière lecture, Deleuze n’aurait rien à voir avec le marxisme, délaissant la question de classe au profit des minorités, rejetant la dialectique au profit de l’affirmation, ou encore préférant parler des devenirs-révolutionnaires plutôt que des lendemains de l’insurrection victorieuse. Panagiotis Sotiris, théoricien-militant combinant Althusser et Gramsci, propose ici de lire Deleuze comme une source d’inspiration profonde pour la lutte politique. Le spinozisme singulier de Deleuze, sa pensée de l’immanence, comme son élaboration schizo-analytique aux côtés de Félix Guattari, donnent à penser la politique comme expérimentation, comme production d’espaces-temps émancipateurs et résistance à des sociétés de contrôle dont l’emprise tisse notre présent.

Situation d’Ouvriers et Capital

Paru en 1966, Ouvriers et Capital a été un événement théorique sans précédent. Mario Tronti, son auteur, y a condensé l’expérience, la pratique et la théorisation du premier opéraïsme italien, de la systématisation de l’enquête militante aux pratiques de sabotage et d’indiscipline ouvrières. Ce texte majeur opérait un renversement absolu de l’orthodoxie marxiste en plaçant l’antagonisme ouvrier-capital au cœur de l’histoire de la modernité. Dans cette préface écrite à l’occasion de sa réédition pour son cinquantième anniversaire, Andréa Cavazzini et Fabrizio Carlino reviennent sur la conjoncture de ce texte, sur sa place dans l’historie du marxisme, pour mieux en circonscrire l’actualité : l’irréductibilité du « point de vue de classe » à toute téléologie historiciste et progressiste, seule susceptible de maintenir ouverte la perspective de l’émancipation.

Ni rire, ni pleurer : accélérer

On pourrait faire une cartographie de l’anticapitalisme et de ses apories en s’intéressant à son rapport au futur. D’un côté, le néo-léninisme cherche le futur dans le passé, c’est-à-dire prépare un retour des séquences révolutionnaires du XXe siècle. D’un autre côté, un néo-gauchisme diffus souhaite voir advenir le futur par une abolition du présent : le salut serait à chercher dans les communautés militantes, le refus du travail et la préfiguration du communisme. Dans cet article, Jamie Allinson éclaire les contours de ces alternatives, et en relève la limite principale : l’absence d’une approche programmatique qui cherche les tendances du futur au sein même du présent. Pour dépasser cette situation, l’auteur invite à s’inspirer du Manifeste accélérationniste. Son message est simple : exigeons de nous approprier la logistique, de socialiser la Big Data, d’utiliser la robotique pour nous libérer du travail, d’approfondir la dissolution des identités sexuées.

Marx et les limites du capitalisme : relire le « fragment sur les machines »

Il est courant de lire que dans le « fragment sur les machines » issu des Grundrisse, Marx aurait annoncé le triomphe du travail immatériel et la fin de la société industrielle. Dans cette optique, l’exploitation et la résistance ne se jouent plus au sein du travail salarié, mais à travers les capacités affectives, communicationnelles et cognitives des individus. Riccardo Bellofiore et Massimiliano Tomba retracent ici la généalogie de cette interprétation, de Bordiga à Negri en passant par Panzieri, Tronti et Virno. Bellofiore et Tomba proposent une lecture alternative du fameux « fragment », fidèle au premier opéraïsme mais opposée à sa postérité autonomiste: Marx analyse une contradiction entre d’une part l’extension des marchés et des besoins sociaux, et d’autre part l’impératif d’exploiter la force de travail. En d’autres termes, le travail vivant et le travail exploité coexistent toujours, et constituent l’antagonisme irréductible du capitalisme.

L’usine nostalgique

La fin des années 1970 a été un moment de rupture et de reconfiguration historique de grande ampleur : l’après-Mai 68 et la recomposition du champ politique qui l’accompagne – avec pour horizon la décomposition du gauchisme. Dans le champ intellectuel, une certaine sociologie des classes populaires prenait le pas sur un marxisme en crise. Dans ce texte de 1980 issu de la revue-collectif Les révoltes logiques, Jacques Rancière invite à repenser le nouage entre pratique et savoir militant, à l’aune de ce retournement du marxisme en sociologie. Dans ce mouvement, Rancière lance déjà son attaque contre Bourdieu et trouve quelques ressources dans l’opéraïsme pour penser le déclin de la figure ouvrière traditionnelle et l’émergence d’une nouvelle forme d’antagonisme.