Salaire, gentil miroir…

Marx, c’est bien connu, exposait les fantasmes et les illusions produites par la marchandise. Mais ces fantasmagories ne sont pas si irréelles. L’idéologie et la marchandise fonctionnent comme des trompe-l’oeil, des pièges visuels qui confondent, identifient et rapprochent des figures bien réelles : travailleur, objets, or, argent. Dans ce texte, qui relève autant de l’exercice de marxologie que de l’expérience littéraire, Jean-Pierre Lefebvre s’attache à explorer les métaphores du miroir, de la lumière et de l’optique, afin de relire le Capital comme une savante déconstruction du montage enchanteur qu’est l’économie.

La politique du style : entretien avec Daniel Hartley

En quoi la littérature est-elle politique ? Pour Dan Hartley, ce n’est ni au niveau des idées véhiculées par un texte, ni à celui des engagements proclamés d’un auteur, que l’on peut répondre à cette question, mais bien au niveau du style. La « politique du style » désigne alors la manière dont une œuvre transforme le langage, intervient dans les contradictions sociales qui y sont inscrites et déplace les cadres idéologiques au travers desquels nous vivons notre expérience quotidienne. À la suite de Raymond Williams, dont il expose ici certaines des thèses centrales, Dan Hartley redonne ainsi à la littérature la place qui lui revient dans l’élaboration de projets contre-hégémoniques collectifs.

La connaissance de la fête

De nos jours, nous ne sommes plus capables d’éprouver la fête. C’est le constat que dressait Furio Jesi en 1972 dans « Connaissance de la fête ». De Thomas Mann à Proust, la modernité semble frappée par l’impossibilité d’une expérience collective véritable. In fine, la fête ne peut être réellement approchée que par le regard de l’anthropologue vers « les autres », les « primitifs », les « archaïques ». Prisonnière d’un regard extérieur, la fête est coincée entre les rites pacifiques et leur dimension utopique, et les rites agressifs ou guerriers, entre la fête des communards insurgés et la fête ostentatoire de la bourgeoisie. Cette impossible expérience festive signale ainsi les coordonnées idéologiques de la modernité : la prégnance d’images de sociétés archaïques, anciennes ou exotiques comme substitut à une authentique expérience festive. Pour Jesi, résoudre cette contradiction est une tâche politique, détruire la société bourgeoise, s’avancer au-delà des limites de sa culture.

Pour une nouvelle historiographie marxiste. Entretien avec Jairus Banaji

Nombre de gardiens du temple du « matérialisme historique » considèrent que l’histoire humaine se résume à une succession d’étapes bien démarquées : esclavage, féodalisme, capitalisme. Pour ce marxisme canonisé, le capitalisme s’identifierait en outre au salariat – à une forme de travail « libre » – et exclurait les formes « archaïques » que sont l’esclavage ou le salariat bridé. Le travail de Jairus Banaji s’inscrit en faux contre ces lectures dogmatiques. Pour Banaji, les modes de production ne sont pas des mondes clos : le salariat a existé dans l’antiquité, et l’esclavage de plantation a permis l’essor du capitalisme. Une historiographie marxiste doit donner sa part à la richesse empirique des sociétés humaines et fournir des conceptualisations complexes sur les transitions historiques. Une telle démarche implique de repenser le travail d’hier à aujourd’hui, à envisager la pluralité irréductible des formes de travail qui constituent le prolétariat global. Jairus Banaji revient avec nous sur son cheminement intellectuel, de son histoire magistrale de l’antiquité tardive à ses textes d’intervention sur le fascisme en Inde.

Genèse d’un repas, ou l’économie mondiale dans une boîte de thon

En 1978, Luc Moullet réalisait un film qui tend à représenter les rapports de production à l’échelle mondialisée. Aujourd’hui, à l’heure où la théorie sociale est animée par l’enjeu de la totalité et sa représentation, l’article d’Audrey Evrard décrypte ce film, Genèse d’un repas, pour en détailler l’apport essentiel : sa mise en scène novatrice des rapports néocoloniaux dans les chaînes globales de marchandises, la stratification raciale entre travailleurs du Nord et du Sud. Entre critique du consumérisme occidental et du racisme en milieu ouvrier, Genèse d’un repas est au plus proche d’une pratique de « cartographie cognitive » appelée de ses vœux par Fredric Jameson.

L’hypothèse communiste et la question de l’organisation

Quelles leçons politiques, stratégiques et organisationnelles peut-on tirer de la discussion philosophique sur le communisme ? C’est à cette question que se propose ici de répondre Peter Thomas, en replaçant le débat sur « l’hypothèse communiste » dans la perspective des théorisations de la forme-parti qui, de Lukács à l’opéraïsme en passant par Gramsci, ont émergé du mouvement ouvrier. Loin de toute fétichisation ou de toute critique abstraite du parti, l’auteur milite en faveur du réinvestissement de la figure gramscienne du « prince moderne », susceptible à ses yeux de promouvoir et de consolider les diverses luttes qui travaillent le présent historique.

Danses prolétariennes et conscience communiste

Le monde de la danse et le mouvement communiste n’ont pas toujours été indifférents l’un à l’autre. Dès 1921, Isadora Duncan et sa troupe jouaient une chorégraphie en Russie soviétique, au Bolchoï (Lénine faisait partie des spectateurs). Dans le droit fil de Duncan et à travers le syndicalisme, des compagnies de danse ouvrière ont vu le jour aux États-Unis, sous l’influence du parti communiste. Très féminisées, ces troupes proposaient non seulement un espace d’expression et de sociabilité au mouvement communiste, elles donnaient forme à divers récits de parti, comme la solidarité interraciale ou l’émancipation des femmes. Mais ces danses débordaient aussi leur contenu doctrinal, à travers des métaphores anti-industrielles, ou une emphase sur le travail domestique réalisé par les femmes ouvrières. L’activité artistique révèle ainsi la richesse théorique et idéologique des mouvements communistes, ou de leur dissidence.

[Audio] Rencontre-débat : « Décoloniser l’anarchisme » avec George Ciccariello-Maher

Il faut repenser l’anarchisme à partir du contexte non européen. C’est la conséquence que tire George Ciccariello-Maher de la cécité des mouvements libertaires occidentaux à l’égard des forces anti-étatiques en Amérique latine. Plutôt qu’un schéma doctrinal issu d’une tradition délimitée, il faut chercher l’anarchisme dans les pratiques d’insoumission et d’autodéfense populaires. C’était l’objet d’une conférence organisée par Période le 4 décembre dernier, ici disponible en téléchargement et en streaming.

Lire « Le Capital » après Louis Althusser : la centralité de la forme-valeur

Parfois, Le Capital de Marx est envisagé comme un livre d’économie classique. Il n’en est rien. Comme le rappelle John Milios dans ce texte, la rupture de Marx avec Ricardo et Smith est totale et irréversible. Marx déplace les questions posées. Loin de se contenter de présenter le travail comme source de valeur, il interroge la manière dont cette valeur nous apparaît : la monnaie, les prix, ces grandeurs abstraites qui semblent aller de soi. Milios confronte les intuitions des « nouvelles lectures de Marx » allemandes aux propositions d’Althusser et des auteurs de Lire le Capital. Il renoue en cela le fil d’un marxisme critique, résolument opposé à toute lecture économiste de Marx.

L’imaginaire colonisé. Rencontre entre Heiner Müller et Harun Farocki

Un échange entre deux figures de l’esthétique émancipatrice : Heiner Müller et Harun Farocki. De Brecht à Godard, de Fantasia au cinéma est-allemand, le dramaturge et le cinéaste s’interrogent sur le statut de l’image à l’aube des années 1980, sur les possibilités du théâtre et l’avenir du cinéma occidental. Comment échapper au simulacre, à la prolifération des images comme substitut à une expérience réelle ? D’une certaine manière, Müller et Farocki nous invitent à réfléchir sur le sens actuel de l’allégorie, sa capacité à totaliser l’expérience historique ou à la rendre inintelligible.